CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le rapport Brundtland de 1987 de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement intitulé Notre avenir à tous (Our Common Future), posait pour la première fois à l’échelle internationale la question du développement durable de nos civilisations, « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de besoin, et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité ; l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir ».

2 De fait, les ressources terrestres ne sont pas extensibles à l’infini et la conférence climatique COP21 qui se tiendra à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015 ne pourra pas faire l’économie d’une réflexion globale sur le caractère durable de notre développement économique, mais aussi social et démographique. La Terre peut-elle réellement continuer d’accueillir deux nouveaux milliards d’êtres humains d’ici 2050, alors qu’elle peine déjà fortement à satisfaire les besoins les plus élémentaires d’au moins deux milliards d’entre nous ?

3 Or, nonobstant, l’impact de l’actuelle crise économique sur les négociations climatiques en cours et le refus de nombreux États de modifier leurs équilibres politiques internes pour prix d’une lutte efficace contre les changements climatiques, les règles de fonctionnement de l’économie mondiale devraient être bouleversées pour améliorer les conditions environnementales mondiales ; ce qui n’est effectivement que très improbable à technologies, modes de consommation, politiques publiques et pratiques industrielles constants. Simple illustration de cette situation, le culte que vouent des pays comme les États-Unis, l’Australie ou le Brésil aux véhicules automobiles, pour des raisons d’ailleurs largement liées à l’organisation de leur espace social, ne les poussent pas à réduire l’usage de leur parc automobile et donc à lutter pleinement contre l’émission des gaz à effet de serre.

4 Dans ces conditions de lutte partielle contre le réchauffement climatique et ses conséquences, il est donc logique que les réflexions de défense et de sécurité s’intéressent à la question climatique. Ne pas limiter l’émission des gaz à effet de serre nous oblige à repenser les équilibres stratégiques et militaires ; ce qui est d’ailleurs tout l’objet de la conférence internationale organisée le 14 octobre 2015 à Paris par le ministère français de la Défense sur ces questions liant les enjeux climatiques et les questions de défense.

La prise en compte des questions d’environnement dans les réflexions de défense et de sécurité est aujourd’hui réelle

5 Longtemps négligées par les réflexions stratégiques liées à la défense, les thématiques environnementales se sont progressivement imposées dans l’agenda politique international, alors que l’environnement n’était considéré qu’en tant que victime des guerres et non comme mobile des guerres. Ainsi, l’opération aérienne Ranch Hand, menée au Vietnam par les États-Unis et visant à neutraliser les combattants nord-vietnamiens dissimulés le long de la piste Ho-Chi-Minh ou dans les mangroves littorales, a conduit à déverser entre 1962 et 1971 plus de 70 millions de litres de défoliants, dont l’agent orange, sur près de 1,7 million d’hectares, détruisant environ 20 % des forêts tropicales du Sud-Vietnam.

6 Le succès croissant des Sommets de la Terre, les Accords de Kyoto de 1997, le G8 de 2005, les répercussions médiatiques autour du rapport Stern de 2006 et le prix Nobel décerné à Al Gore et aux experts climatiques en 2007 ont montré l’importance de ce sujet, au même niveau que la lutte contre la prolifération nucléaire ou le combat contre la faim dans le monde.

7 En avril 2007, le Conseil de sécurité de l’ONU a pour la première fois débattu des changements climatiques, en qualifiant la dégradation de l’environnement de nouvelle menace à la sécurité du monde. L’Union européenne s’est inscrite dans ce processus en publiant en 2008 un rapport intitulé Changements climatiques et sécurité internationale  [1] qui précisait que le réchauffement climatique n’était pas seulement un danger pour l’environnement, mais qu’il était aussi « un multiplicateur de menaces qui renforce les tendances, les tensions et l’instabilité existantes ». Certains experts ont même évoqué la possibilité de devoir faire face à des « guerres environnementales » dans un futur proche. La dégradation de l’environnement est donc entrée dans le domaine de la sécurité comme une menace directe à la paix internationale pour les prochaines années du XXIe siècle.

8 Cerner le risque sécuritaire en matière environnementale revient toutefois à énumérer les facteurs qui sont au cœur des dérèglements environnementaux, au risque d’établir un listage fastidieux et déprimant : la pollution de l’air et son corollaire, les pluies acides, la détérioration de la couche d’ozone, la pollution des eaux, la disparition d’espèces végétales et animales, la désertification, les risques liés à l’abandon de déchets toxiques voire nucléaires et l’effet de serre dû à l’émission dans l’atmosphère de dioxyde de carbone, de méthane, et de chlorofluorocarbones (CFC), conséquemment à la combustion d’énergies fossiles et de la déforestation de masse. Ce simple énoncé montre le caractère global des problèmes auxquels le monde de la défense risque d’être confronté.

La question de devoir faire face à des « guerres environnementales » fait aujourd’hui débat

9 Face aux discours alarmistes, il semble effectivement utile de revenir sur la question de la possible survenance de conflits environnementaux dans un proche avenir. En effet, si la rareté d’une ressource (eau, énergie, bois ou terres arables) entraîne des tensions, à mon sens, il n’est pas aujourd’hui acquis que la dégradation environnementale conduit forcément à l’usage de la violence armée.

10 À titre d’exemple, de multiples études parlent de guerre pour l’eau, mais elles n’ont toujours pas démontré que la ressource aquifère était un facteur déterminant des conflits, même dans des régions fragiles comme le Proche et le Moyen-Orient. En fait, il est même possible d’affirmer qu’il n’existe pas de lien de cause à effet entre l’état des ressources hydriques et les conflits en cours dans cette région. D’autres variables sont responsables des conflits, comme la situation socio-économique ou politique, l’existence de tensions religieuses, ethniques ou culturelles. Ce sont ces variables explicatives qui permettent de comprendre l’émergence de la violence, plus que des considérations environnementales. Pour revenir sur l’exemple de l’eau, c’est plus la mauvaise gestion de la ressource, plutôt que sa rareté, qui entraînera de possibles guerres pour l’eau (ou au moins de tensions pour l’eau), comme le montrent les rivalités israélo-palestiniennes pour le contrôle des ressources des collines de Cisjordanie (Judée-Samarie pour les Israéliens).

11 Inversement, certains discours plus optimistes mettent en avant les conséquences du réchauffement climatique comme facteurs positifs pour les relations stratégiques, soit parce qu’elles vont pousser et encourager des réformes dans les pays qui en ont le plus besoin, soit parce qu’elles vont encourager la coopération entre États rivaux. Certains auteurs défendent même la thèse de la diplomatie des catastrophes comme favorable à la coopération bilatérale et multilatérale, en s’appuyant sur l’exemple de l’Inde et du Pakistan amenés à coopérer face aux tremblements de terre de 2001 et de 2005 ; l’aide américaine à l’Iran après le séisme de 2003 ; la surveillance commune des tempêtes tropicales entre Cuba et les États-Unis ; la coopération israélo-jordanienne pour la gestion des eaux du Jourdain ; etc.

12 Des dimensions telles que la gestion, la bonne gouvernance ou la capacité d’adaptation des sociétés doivent permettre d’évaluer les liens exacts entre dégradation environnementale et guerre. Car, s’il existe des conflits armés avec des problématiques environnementales, comme au Darfour, toutes les dégradations environnementales ne conduisent pas au conflit, du moins pas directement. Ainsi, l’instabilité de la zone sahélienne doit plus aux bouleversements démographiques de l’Afrique subsaharienne qu’à l’avancée du désert. Différentes variables doivent être prises en compte telles que la vulnérabilité et la capacité d’adaptation d’une population ou d’un système au changement climatique pour anticiper une réponse sécuritaire adaptée.

13 Ainsi, même si la dégradation de l’environnement n’est pas une menace en soi pour la paix bien que la raréfaction des ressources puisse alimenter ou conduire à la guerre, sa place dans le champ sécuritaire demeure légitime, tant la dégradation de l’environnement pose des questions essentielles en termes de sécurité. En effet, la dégradation de l’environnement peut menacer la sécurité humaine et la stabilité internationale, par exemple par des catastrophes naturelles de très grande ampleur, comme le raz-de-marée du 26 décembre 2004 autour de l’océan Indien qui a tué plus de 225 000 personnes, plus que par l’émergence de conflits armés.

14 De même, l’élévation du niveau de la mer menace de disparition des États insulaires. La vie deviendra entre autre impossible dans les basses terres du Bangladesh, dans les îles Maldives, dans les îles Tuvalu et dans certaines régions côtières du Nord de l’Europe. Il faut donc déjà penser l’évacuation en situation d’urgence et le relogement des populations vivant sur ces territoires, sans qu’il soit vraiment besoin de faire appel à des réflexions capacitaires et stratégiques de nature militaire. Cette question des déplacements organisés de populations dans un proche avenir reste par contre un impensé des questions politiques internationales du fait de son impact sur les flux migratoires, mais aussi des conséquences sur certains modes de vie des sociétés les plus modernes qui font de la vie au bord de l’océan l’alpha et l’oméga de nos sociétés de loisirs.

15 * * *

16 Il est certes important de prendre en compte la dégradation de l’environnement comme possible facteur déclenchant de nouveaux conflits, mais la variable environnementale doit aussi être considérée comme une variable parmi beaucoup d’autres. Les liens entre dégradation de l’environnement et l’usage de la force armée ne sont pas aujourd’hui pleinement démontrés. De nombreux exemples montrent que de graves atteintes à l’environnement n’ont pas eu pour corollaire de nouvelles guerres.

17 À plus long terme, soit au-delà de 2040, la dégradation de l’environnement aura effectivement des conséquences négatives sur le niveau de développement, la pauvreté, l’indépendance économique et énergétique de nombreux pays, incapables de s’adapter au réchauffement climatique. Si la dégradation de l’environnement n’a donc pas la guerre pour corollaire, elle pose malgré tout de nombreux défis sécuritaires. Des mesures devront donc être prises pour améliorer notre sécurité, pour le cas où la situation stratégique mondiale viendrait à se dégrader du fait des bouleversements climatiques.

18 Pourtant, si plus de trois milliards d’êtres humains sont amenés à manquer d’eau dans les trente prochaines années, ce chiffre ne doit pas faire peur pour sa propension supposée à créer des conflits armés, mais plutôt pour l’importance du défi économique et social qui nous attend collectivement. Il est donc effectivement important de réduire dès aujourd’hui les émissions de gaz à effet de serre pour renforcer notre résistance aux changements climatiques qui sont d’ores et déjà inévitables et qui posent suffisamment de problème sans qu’on soit obligé de fournir dès maintenant des réponses à caractère militaire.

Notes

Français

Le défi du réchauffement climatique pose des questions majeures pour le futur. Il faut cependant rester prudent sur les conséquences en termes de sécurité et considérer que les atteintes sur l’environnement politique et social génèrent plus de risques que la dégradation de l’environnement naturel.

English

The challenges to those the world must do in facing the 21th century

The challenge of global warming poses major questions for the future. However, one should be careful with the consequences in terms of security and consider that the environmental and social policy creates more risks than the degradation of natural environment does.

Christophe-Alexandre Paillard
Haut fonctionnaire, directeur du domaine « Armement et économie de défense » de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, maître de conférence à Sciences Po Paris, à l’IEP de Rennes et à l’Institut catholique de Paris, chercheur associé de l’Université Bernardo O’Higgins (UBO, Santiago, Chili).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.783.0023
Pour citer cet article
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