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La modification structurelle de l’ordre politico-stratégique

1 En l’espace de quatre ans, le monde arabe a connu des bouleversements et des changements tels qu’il n’en avait pas connu en soixante ans. Jamais depuis les indépendances, des modifications de l’ordre politico-stratégique d’une telle ampleur ne s’étaient produites. Ces changements – douloureux pour la plupart – s’opèrent dans la profondeur et, certainement, dans la durée.

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2 Le 14 janvier 2011, Ben Ali tombait. Le 11 février, Hosni Moubarak était chassé du pouvoir. Le 20 octobre de la même année, Kadhafi mourait douloureusement à l’issue d’une guerre civile soutenue par une coalition internationale sous mandat des Nations unies. Le 1er juillet, le Maroc changeait de constitution et le 25 novembre, les islamistes du parti de la justice et du développement accédaient au pouvoir. En 2012, le président Ali Abdallah quittait le pouvoir yéménite après une année de crise et de violence. Ailleurs, d’autres peuples demandaient, et demandent encore, le départ de leurs gouvernants et exigent l’exercice de leurs droits. Ce phénomène en mouvement est marqué par des avancées démocratiques, mais aussi par une instabilité latente et des situations conflictuelles lourdes : guerre civile en Syrie et déstabilisation de l’Irak par l’État islamique. Il est également assis sur des tendances politiques, sociales, économiques et environnementales profondes dont les évolutions vont peser sur l’avenir du monde arabe en général.

3 Les transformations du monde arabe n’arrivent pas sous forme de génération spontanée. Elles prennent naissance sur un lit complexe de problématiques anciennes qui se sont cristallisées (à l’occasion de la crise économique et financière mondiale) pour conduire à la crise puis à l’explosion.

La fin du modèle de stabilité autoritaire

4 À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les pays arabes commencent leur émancipation – pour certains, comme l’Algérie, dans la douleur des guerres coloniales. Deux types de régime émergent : celui des monarchies que l’on trouve au Proche-Orient et dans le Golfe (ainsi qu’en Libye et au Maroc) et celui des régimes dits progressistes issus du baassisme et du nassérisme. Les uns balayant parfois les autres. Pendant cette première période, les Occidentaux, et au premier chef les États-Unis, recherchent la stabilité pour s’opposer à une Union Soviétique perçue comme menaçante et en expansion (pacte de Bagdad)  [1]. Les monarchies semblent assurer ladite stabilité, mais ce socle est fragile. Les révolutions égyptienne, syrienne et irakienne et plus tard, libyenne, déposent les monarques trop faibles et s’affichent comme les hérauts d’un nouveau modèle.

5 Dans cette phase première de développement, l’armée qui représente souvent la seule administration structurée assume la gestion de l’État, le temps qu’émergent, en principe, une administration civile structurée et une élite politique civile solide. Cette phase « théorique » de transition est souvent conduite par un collectif de colonels duquel émerge un leader charismatique (Nasser, Boumédiène, Kadhafi, etc.). De forts espoirs sont fondés sur ces dirigeants issus de la caste militaire et souvent très jeunes. Mais le modèle initial d’oligarchie autocratique parfois éclairée évolue vers un modèle dictatorial classique. La plupart des pays arabes ne sortiront pas de la phase « transitionnelle » et s’installeront dans la dictature personnelle sur plus de trente ans !

6 Au départ, l’opposition entre ces nouveaux régimes et l’Occident est forte, voire conflictuelle, mais progressivement les relations s’améliorent entre les diverses parties. L’Occident, au premier chef les États-Unis, voit dans ces régimes une nouvelle forme de stabilité et de sécurité au moment où émerge ce qui est perçu à partir de 1979 avec l’Iran comme la vraie nouvelle menace : l’islamisme radical. Hubert Védrine appellera ce modèle de longue durée dans le monde arabe, assurant le contrôle des populations et le containment des islamistes, le modèle de « stabilité autoritaire ». La chute des présidents Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et Saleh marque la fin de ce modèle.

La révolution conservatrice ou la confrontation de deux modèles

7 Ces dictateurs tombés, l’arrivée des mouvements islamistes au pouvoir en Tunisie, en Égypte et au Maroc était prévisible dans la mesure où ces forces (issues de la mouvance des Frères musulmans) étaient socialement et politiquement les plus structurées.

8 Mais l’état de grâce n’a pas duré pour les islamistes au pouvoir. En Tunisie, le gouvernement issu de l’Assemblée constituante dominée par Ennahdha n’a pas montré sa capacité à gouverner alors que les attentats et les maquis jihadistes se développaient. Cette incapacité se traduisit par la mise en place d’un gouvernement technocratique ; l’adoption d’une constitution de compromis puis des défaites successives des islamistes à la présidentielle (élection de Béji Caid Essebsi) et aux législatives. En Égypte, les Frères musulmans furent amenés au pouvoir, comme un moindre mal, par une révolution pilotée à distance par une armée et une haute administration néanmoins dépassées par les événements. Mais le pacte de gouvernement n’a pas tenu lorsque le président élu, Mohamed Morsi, commença à s’attaquer aux racines de l’État profond et à engager une politique étrangère personnelle. Le retour de bâton ne se fit pas attendre et Morsi fut rapidement destitué et emprisonné alors que se mit en place un processus politico-institutionnel débouchant d’abord sur une nouvelle constitution (voulue comme « vraiment » égyptienne) puis sur l’élection triomphale de l’ancien chef d’état-major, le maréchal al-Sissi. Au Maroc, l’expérience se poursuit sous le contrôle étroit du Palais.

La redistribution du pouvoir arabe : la grande bataille pour la suprématie régionale

9 Les mouvements arabes de l’année 2011 ont également entraîné une redistribution des cartes stratégiques de la région. D’une part, la disparition de Kadhafi ouvre l’espace sahélien à d’autres influences et notamment celles d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) qui fédère un projet politique (l’islamisme radical jihadiste) avec les mécontentements locaux (irrédentisme touareg) et une dimension économique (l’enrichissement économique criminel). Aqmi, avec les transferts d’armes considérables qui se sont opérés depuis la Libye et les mercenaires au chômage, devient une des problématiques principales de la déstabilisation de l’espace saharo-sahélien. Cette zone peut devenir le nouveau front post-Afghanistan. L’opération Serval au Mali a brutalement stoppé les groupes qui s’étaient emparés de la moitié du pays, mais la problématique se déploie de ce pays jusqu’au Sud libyen et la France s’attache à mettre en place une stratégie d’endiguement dans cette zone (opération Barkane).

10 Par ailleurs, la chute d’Hosni Moubarak a brouillé le jeu de la puissance au Proche et au Moyen-Orient. Depuis son installation à la tête de l’État égyptien, Moubarak s’était installé comme le pivot de la stabilité de cette zone ultrasensible. Avec l’affaiblissement de Saddam Hussein puis sa chute, il représentait la seule vraie puissance arabe face à un Iran qui le détestait. Son renversement brutal et la mauvaise gestion de la politique étrangère égyptienne par les Frères musulmans avaient laissé le monde arabe sans véritable leader. Il est trop tôt pour envisager ce que pourra être l’action du maréchal al-Sissi. C’est pourquoi, les relations internationales ayant horreur du vide, la place de l’Égypte était à prendre. Après une période de flottement, le Qatar, l’Arabie Saoudite et l’Iran sont passés à la manœuvre.

11 L’Iran joue donc une double partition dans ce « moment arabe ». D’une part, il soutient les mouvements visant à briser les pouvoirs traditionnels sunnites ; d’autre part, il appuie de tout son poids l’allié syrien et l’allié irakien, car la chute du régime syrien et l’éclatement de l’Irak signifieraient l’affaiblissement de sa position au Proche et Moyen-Orient, et une menace directe sur la sécurité du Hezbollah.

12 Qatar et Arabie Saoudite ont donc piloté la réponse politique de la Ligue arabe dans l’affaire syrienne et mis en avant le nécessaire départ de Bachar el-Assad. La position de l’Arabie Saoudite n’est cependant pas très éloignée de la position iranienne. Le pouvoir très conservateur voit dans les mouvements arabes un risque pour sa propre stabilité dans une période de transition monarchique complexe (cf. A. Rotivel ; D. Rigoulet-Roze). Les choses ne sont pas simples… Seulement voilà, l’apparition de l’État islamique et la proclamation du Califat viennent troubler le jeu régional. Si les acteurs du Golfe avaient cru faire une bonne affaire en sponsorisant des champions islamistes en Syrie et en Irak (pour bloquer l’influence iranienne et le pouvoir des chiites), le « Frankenstein » islamique vient d’échapper à leur contrôle. La déclaration unilatérale du Califat par Abou Bakr, al Husseini, al Baghdadi, Al Qurashi  [2], nom de guerre du chef de l’État islamique, est avant tout une déclaration de guerre aux États du Golfe et d’abord à l’Arabie Saoudite, gardienne des Lieux saints.

13 Israël est un des grands perdants de cette évolution. L’État hébreu avait trouvé dans les régimes autoritaires et conservateurs arabes des alliés objectifs. Ils maintenaient un statu quo utile à leur propre stabilité (y compris pour le régime syrien). Désormais, Israël se retrouve presque totalement isolé au sein de la région arabo-musulmane – situation que ce pays n’avait pas connue depuis la négociation puis le traité de paix avec l’Égypte (1979). Par ailleurs, la guerre civile en Syrie et la déstructuration de l’Irak commencent à poser des problèmes à Israël. Certes, la destruction de la Syrie pouvait sembler un fait positif, mais il apparaît que la montée des éléments islamistes les plus radicaux (Ansar al-Nosra et l’État islamique, pour ne citer qu’eux) peut générer une menace bien plus grande que ne pourront totalement réguler les actions ciblées que diligente Israël en Syrie pour maintenir l’équilibre des forces. Qui plus est, l’afflux massif de réfugiés en Jordanie – allié de l’État hébreu – pèse sur le « maillon faible » de la chaîne stratégique proche-orientale. Enfin, les relations avec le Hezbollah et l’Iran s’organisent sur un modèle complexe du « jusqu’où ne pas aller trop loin » dans lequel un discours belliqueux coexiste avec la modération dans l’usage de la force. C’est finalement un équilibre de la terreur qui cherche à s’organiser autour de la question syrienne. Les scénarios du futur pour l’État hébreu ne s’inscrivent pas dans une dynamique positive.

Le risque de somalisation des États déstructurés

14 Au Yémen et en Libye, la contestation du pouvoir en place a débouché sur de grandes violences et sur la guerre civile. En Syrie et en Irak, le défi de l’État islamique a achevé de faire voler en éclat le modèle d’État et les frontières héritées de la fin de la Première Guerre mondiale. Ces crises ont remis en évidence l’importance du fait tribal et local dans les pays déstructurés à l’État défaillant.

15 Le problème en Libye n’est pas tant la question tribale que l’absence d’État, car la permanence du premier facteur est la conséquence directe de l’autre. Le modèle kadhafien de gouvernement s’est construit au fil des années sur la destruction permanente des institutions et de l’appareil d’État afin de faire de sa personne le pivot de l’organisation politique. Le « Guide » était en fait le médiateur, l’arbitre, entre les forces en présence (cf. J.-Y. Daguzan et J.-Y. Moisseron). Au Yémen, la dissidence Houthi – Ansar Allah  [3] – s’est emparée de Sanaa avec l’aide des groupes proches des Frères musulmans, Al-Islah. Au Sud, Al-Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa) poursuit sa progression.

16 L’évolution de la situation politique de ces deux pays interpelle sur la résilience des États à structure faible. Plusieurs scénarios sont envisageables : la reconstruction d’un État sur les ruines du modèle néopatrimonial ; le modèle irakien qui conjugue la fiction d’un État national fédéral et la « dérive des continents » des groupes religieux, politiques ou ethniques exerçant une autonomie renforcée de fait ; la somalisation ou balkanisation, c’est-à-dire la disparition de l’État central au profit de groupes locaux ou régionaux en conflits les uns avec les autres et en situation d’indépendance de fait ; la création d’un nouvel État – islamique – fruit de l’enracinement de l’État islamique à cheval sur les deux pays.

Des puissances extérieures désemparées

17 Les révolutions et mouvements arabes ont laissé les puissances traditionnelles désemparées. La France, pas plus que les États-Unis (contrairement aux fantasmes des complotistes) ne virent arriver ni ne surent gérer les événements en Tunisie puis en Égypte. Cherchant à se rattraper dans un second temps, ils contribuèrent par une vision à courte vue à créer le chaos en Libye et furent incapables de mettre en œuvre une politique pertinente en Syrie – persuadés que le dictateur allait tomber tout seul !

18 Mais ce qui a été sans doute le moins bien saisi fut l’émergence des mouvements jihadistes qui, au Maghreb-Sahel et au Proche-Orient, prospérèrent sur le terreau des zones déstabilisées. Or, les risques de somalisation des États déstructurés, l’action des mouvements islamistes radicaux de l’Atlantique à l’océan Indien, et la lutte pour la prééminence nationale peuvent conduire à la multiplication de situations conflictuelles soit, en réanimant des contentieux anciens, soit à partir de nouvelles querelles dans lesquelles les tensions pour les ressources (énergie, eau, etc.) pourraient jouer un rôle important. À cela s’ajoute la bataille pour le leadership dans le monde arabe dans lequel se sont lancés les tenants de l’islamisme politique radical. État islamique ou Al-Qaïda, ces organisations se sont engagées dans un processus de fitna (cf. G. Kepel) – « sédition » – par lequel ils proposent, les armes à la main, un nouveau modèle politico-social face au modèle traditionnel qui résiste.

19 Quelle peut être la réponse des États européens à ce défi stratégique, alors que l’Union européenne vit elle-même une crise sans précédent ? Aujourd’hui, seule la France (et dans une moindre mesure la Grande-Bretagne) est capable de mener un combat terrestre ou global alors que montent les périls. Les États-Unis maintiendront-ils leur leadership ou se contenteront-ils d’assurer la sécurité d’Israël et des approvisionnements énergétiques ? On a vu la réticence du président Obama à revenir dans le jeu militaire moyen-oriental. Mais la Libye se profile à l’horizon. La Russie et la Chine vont-elles s’imposer sur cet espace complexe ? Enfin, quel sera le résultat de la bataille engagée pour la prééminence régionale entre les acteurs locaux (Iran, Qatar, Arabie Saoudite, Égypte) ? De la réponse à ces questions émergera la nouvelle distribution de la puissance au XXIe siècle. Une seule certitude apparaît cependant. Pour tous, le temps de la guerre est de retour.

Notes

  • [1]
    Alliance politico-militaire éphémère conclue en 1955 par les États-Unis, à l’imitation de l’Otan, avec la Turquie, l’Irak, le Pakistan et le Royaume-Uni qui contrôle le golfe Persique via les Émirats en surveillant la pression de l’Union soviétique sur le Sud/Sud-Est. Le même modèle fut tenté sans plus de succès en Asie (Otase).
  • [2]
    Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri, dont le nom de guerre se réfère à Abou Bakr pour le successeur de Mahomet ; al Husseini pour la dynastie des gardiens de La Mecque (chassés par les Saoudiens et dont les rois de Jordanie sont les derniers survivants) ; al Baghdadi car le Calife résidait à Bagdad et Al Qurashi pour la tribu dont est issue le Prophète.
  • [3]
    Groupe chiite de la descendance des Zaïdites qui dirigèrent une partie du Yémen pendant quelques siècles avant l’arrivée des Britanniques. Il s’agit au plan religieux d’une obédience chiite qui se réfère au 4e imam (guide religieux) après le Prophète ; contrairement aux Ismaéliens (7), aux Alaouites (11) et au courant le plus nombreux dont l’Iranien qui fait référence à 12 imams (le dernier « caché » devant revenir pour sauver le monde) ; d’où le terme de « duodécimain ».
Français

Le Printemps arabe a ouvert une période d’instabilité majeure où la guerre est devenue le mode de régulation. La décomposition de certains États entraîne la région dans une conflictualité inscrite désormais dans la durée.

English

Deconstruction and Reconstruction of the Arab World after the Revolutions

The Arab Spring opened a period of major instability in which war became the mode of control. The breakdown of certain states brought the region into a state of conflict that will henceforth continue for a time to come.

Éléments de bibliographie

  • Agnès Rotivel : « Succession sans surprise en Arabie Saoudite », La Croix, 23 octobre 2011 (www.la-croix.com/).
  • David Rigoulet-Roze : « Arabie saoudite : la question de la succession et l’équilibre interne et externe du royaume », note n° 12/2014, Fondation pour la recherche stratégique, 2 juillet 2014.
  • En ligne Jean-François Daguzan et Jean-Yves Moisseron : « La Libye après Kadhafi : essai de prospective géopolitique du conflit libyen », Hérodote, Géopolitique du Sahara, n° 142, 2011.
  • Gilles Kepel : Fitna, guerre au cœur de l’Islam ; Gallimard, Paris, 2004.
Jean-François Daguzan
Directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Professeur associé à l’Université Panthéon-Assas, Paris II. Directeur de la revue Maghreb-Machrek. Dernier ouvrage paru avec Stéphane Valter (dir.) : Les armées arabes et moyen-orientales après les printemps arabes (Eska, Paris, 2014).
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.779.0063
Pour citer cet article
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