CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Nous étions, moi et la mer. Et la mer était seule, et moi j’étais seul. L’un des deux manquait.
Antonio Porchia, Voix

Une figuration culturelle

1 L’Annonciation est l’un des mythes fondateurs de la religion chrétienne, mais la trame qui l’anime est commune à tout récit religieux qui repose sur l’incarnation humaine d’un être de nature divine. La question fondamentale qui est posée dans ce mythe est celle du mystère de l’enfantement qui distingue la génération psychique de la génération biologique. Le message transmis à Marie par l’archange Gabriel est le suivant : « Tu auras un enfant du Père. » En somme, l’Annonciation est la mise en scène d’un scénario fantasmatique œdipien comme vecteur réel de fécondation. La tradition affirme que Marie a été fécondée « par l’oreille », c’est-à-dire que le premier niveau de l’engendrement est de nature verbale. Cependant, la parole du Père, pour être porteuse de l’enfant fantasmatique, demande la présence d’un tiers, l’ange, celui qui assure la communication entre le monde d’en haut et le monde d’en bas.

2 L’Annonciation peut apparaître dès lors comme une figuration inductrice et une métaphore prégnante du processus médiateur. Elle représente la scénarisation paradigmatique des enjeux subjectifs et intersubjectifs de la médiation.

3 L’archange Gabriel est le représentant de la transcendance divine ; il en est à la fois le messager et l’intermédiaire. Il transmet à la jeune femme le message du Père et l’explicite. Son rôle est celui de l’interprète, de l’initiateur et de l’intercesseur. La Vierge demande à être préparée par la parole, pour donner son consentement à ce qui est à la fois don de soi et œuvre de transmission. Elle est à ce titre l’image de la métamorphose de la jeune fille en mère. La féminité et la sexualité sont effacées puis reportées sur la contextualisation de l’environnement. Dans les tableaux de l’Annonciation, tout est mis en œuvre pour structurer la symbolisation. Les fonctions médiatrices se portent, par déplacement, sur des objets auxiliaires, comme dans le travail du rêve. Au fil des siècles se retrouvent des composants similaires pour évoquer la scène primitive : la quenouille dans le panier à ouvrage de Marie, les fleurs de lys plantées dans un vase placé entre les deux protagonistes, les mots sacrés inscrits sur le phylactère que brandit Gabriel ou les mots couchés sur les pages du livre ouvert que tient la Vierge. À chaque fois, la complémentarité du masculin et du féminin est signifiée comme naturelle et entrant dans l’ordre des choses. L’archange peut aussi porter le bâton du héros antique, arborer le sceptre royal ou tenir simplement la tige qui sous-tend la fleur de lys.

4 À un second niveau, comme pour renforcer la puissance évocatrice des objets, la gestuelle des personnages est mise à contribution. Le corps de l’ange impose sa convexité au corps concave de Marie acceptante. Gabriel tient haut son index face aux mains ouvertes ou croisées d’une Vierge réceptrice. Le visage allongé et penché de Marie, les yeux baissés et les lèvres closes, répond silencieusement au profil appuyé et pénétrant de l’ange, qui est placé face à elle. Leurs traits entrent également en correspondance pour marquer d’une part l’affirmation active et de l’autre l’étonnement et la soumission.

5 Enfin, les lieux viennent, à leur tour, assumer et étayer le même message. La scène se passe sous des voûtes accueillantes ou sous un portique. Puis elle se déplace dans les représentations plus récentes vers l’intimité d’un intérieur : une cellule ou une chambre au sein d’une plus ou moins vaste demeure. Avec cette symbolique spatiale se manifeste la place foncière de la groupalité. L’histoire se déroule sur fond de groupe familial. La maison où l’ange vient délivrer son message abrite la famille dans son entier et, à la Renaissance, ce fond muet va être mis en évidence ou parfois clairement explicité comme chez Filippo Lippi. Ce dernier, dans l’une de ses compositions, peint des personnages divers en arrière-plan et notamment, derrière une porte entrouverte sur la droite du tableau, de furtives présences dans une ombre complice. À l’époque baroque viendront s’ajouter des myriades d’angelots augurant de nombreuses et heureuses maternités.

6 N’oublions pas que Gabriel n’est que l’émissaire de Dieu le Père. Sa présence témoigne indirectement des attributs paternels qui se diffractent dans le tableau sur le mode métonymique. Les ailes qu’il porte dans le dos renforcent la prégnance phallique en référant à l’envol. Le sperme divin, dénommé plus tardivement sur un mode sublimatoire le Saint-Esprit, apparaît sous les traits de la colombe, d’un nuage ou d’une émission lumineuse et rayonnante. Parfois même, une tête blanchie, barbue et chevelue émerge au-dessus des nuées.

7 À travers la multiplicité et la diversité de ses formes picturales, l’Annonciation représente au mieux les lignes structurales du travail psychique de la médiation dans sa configuration groupale.

Les modélisations référentielles

8 L’utilisation des objets médiateurs dans les groupes thérapeutiques est en constante correspondance avec le processus de création, que ce soit sous une forme limitée ou sous une forme complète.

9 C’est d’abord la créativité qui est ici mobilisée, aussi bien celle des thérapeutes que celle des patients. La créativité primaire, telle que la définit D.W. Winnicott (1971), constitue la trame psychique de l’investissement. Elle se prolonge par la persévérance de l’insistance sur la dimension ludique de la relation au monde de l’altérité et au monde de l’extériorité. Sans la capacité créative primaire et la tonalité affective spécifique du jeu, le travail médiateur perd toute efficience.

10 La seconde caractéristique essentielle est la présence de la capacité de production et de réalisation d’un objet. Même sous la forme la plus minime, une production est nécessaire pour que soient mises en œuvre les forces transformatrices propres à la médiation. D. Anzieu (1981) propose de dégager cinq étapes constitutives du processus créateur, en partant du saisissement interne jusqu’à l’exposition publique de l’objet achevé, en passant par la scénarisation, la codification et la personnalisation stylistique. Il est ainsi aisé de prendre des points de repère pour situer l’évolution de chacun au sein d’un groupe. De même, l’échelle des symbolisations permet une évaluation relative de la mobilisation psychique de chacun : superficielle ou profonde, partielle ou globale (D. Anzieu, 1989). C. Guérin (2000) dégage et explicite la portée intersubjective de cette compréhension du travail symbolisant.

11 Le deuxième modèle est celui de la linguistique pragmatique. Selon cette perspective, les manières de dire représentent aussi des manières de faire (J.L. Austin, 1970). Si la parole signifie comme un acte, toute action devient de façon récursive une manière de dire. Au cours de la réalisation de l’objet, chaque étape est en mesure de prendre sens, en tant qu’élaboration interne. La pensée s’actionnalise, en même temps que l’action s’internalise comme forme de pensée.

12 Le substantif correspond au processus représentatif. Le mot porte la représentation parvenue à la secondarisation. Parallèlement, l’adjectif est porteur de la charge et de la tonalité affective. Ce qui qualifie est ce qui certifie par l’affect. Le verbe, qui réfère à la dimension conative, détermine la conduite active. Il devient dès lors le pivot qui dynamise l’ensemble du processus élocutif. La démarche médiatrice dans les groupes est ainsi dialectisée entre le dire et le faire, l’action qui signifie et la parole qui agit.

13 Le troisième modèle est celui de la fantasmatique groupale, telle que l’ont élaborée D. Anzieu (1978) et R. Kaës (1993). La médiation fonctionne comme support projectif et condense les vécus affectifs des membres, selon l’évolution progressive de l’imaginaire groupal. La phase schizo-paranoïde qui marque les débuts laisse ensuite la place à la constitution de l’illusion groupale durant laquelle une peau commune se tisse autour et à partir des objets médiateurs. Les individualités se confondent dans un retour à l’indifférencié isomorphique. La position mytho-poïétique apparaît à partir du moment où l’intégration personnelle permet une production propre en lien avec les autres et en étayage sur le groupe. Le groupe est le moteur de l’alliance intersubjective et représente le liant qui favorise et autorise tout à la fois la création et la cocréation.

Créer le fond

14 Dans le groupe à médiation thérapeutique, la fonction de holding remplie par le groupe se symbolise par la construction du fond. Les formes ne peuvent émerger dans le travail créateur qu’à partir d’un fondement préalable assuré. Cette assurance et cette confiance reposent sur les assises narcissiques solides de l’arrière-fond de la psyché coconstruit dans la relation à l’objet primaire (G. Hagg, 1998). Le vécu groupal fusionnel remobilise et réactualise dans l’illusionnement le narcissisme et ouvre le champ créateur sur un registre élationnel. Se sentant soutenu et porté, le sujet peut se laisser aller sans risque à l’expression figurée de ses vécus internes. Dans l’expression picturale par exemple, la figure naît du fond, ce fond qui représente la prise d’appui sur le groupe. La correspondance entre les modalités créatives et les fantasmes groupaux est d’autant plus prégnante que la place du thérapeute est reconnue. En accompagnant les membres du groupe et en facilitant l’intégration intersubjective, il donne au groupe une présence et une consistance spécifiques dont il devient le dépositaire. En se laissant aller à ses propres ressentis, le sujet se fond avec plaisir dans une indifférenciation gratifiante, il oublie ses limites et se confond dans le corps groupal.

15 Le fond posé, les formes et les objets peuvent advenir de manière signifiante. Si la question de la fiabilité du fond n’a pas été dépassée, tout s’équivaut dans une absence d’internalisation des enjeux et la créativité se perd dans des productions sans portée réelle pour le sujet qui les a produites. Comme dans la peinture chinoise, une dialectique s’instaure entre le fond du paysage et les objets qui apparaissent en surface. Ces derniers sont toujours référencés au fond qui les a engendrés et qui va de nouveau les absorber (F. Jullien, 2003). C’est un rythme qui se crée entre l’immersion et la résurgence. La trace prend sens sur le fond qui la porte, puis soumise à la passagèreté, elle restitue au fond la matière foncière qui l’anime. Ce jeu de prendre et de rendre constitue la substance même de l’objet médiateur dans l’espace groupal où il se développe. Il en est la respiration, ce par quoi le sujet trouve les marques essentielles de son expressivité. Ce premier temps si caractéristique est celui du soutenir. Chacun des membres soutient sa propre créativité, du fait d’être soutenu relationnellement et groupalement.

16 Cette perspective s’articule également avec les fonctions phoriques si caractéristiques de la diffraction groupale. La portance est partagée entre tous et les ports de la psyché groupale se répartissent selon les convergences inconscientes et les circonstances de leur activation intersubjective. En fonction de la sensorialité sollicitée par l’objet et sa réalisation matérielle, il est possible de distinguer la présence du porte-voix, du porte-graphe, du porte-goût ou du porte-couleur. Ce qui est dispersé dans le partage sur chaque membre est focalisé sur une création individuelle, sur une cocréation à plusieurs ou sur la groupale-création.

Introjecter la totalité

17 Dans un second temps, l’objet médiateur se construit par référence à la totalité à partir de laquelle il prend forme. La totalité est le présupposé de la démarche créative qui détache l’objet de l’enveloppement primordial. Le jeu des emboîtements successifs rend compte de l’intégration psychique de la capacité de contenance. Introjecter les premiers contenants de pensée ouvre la voie à la mise en forme et en sens des contenus représentationnels stables (D. Meltzer, 1975). La totalité n’est pas le tout constitué par la somme des parties, elle est une réalité globale qui précède et fonde la partition, comme le montre C. Godin (1997). Cette notion primordiale renvoie psychiquement à l’assimilation de l’objet primaire comme objet total à l’origine du processus de différenciation.

18 Le groupe est introjecté comme premier contenant, à partir duquel le sujet se distingue en distinguant les autres. Parties et tout prennent sens à l’intérieur du transfert par dépôt qui s’opère sur le groupe [1]. L’expérience paradoxale de la vie groupale est une expérience centrale de l’identité diffractée à travers la psyché des autres membres, dans un vécu complexe de répartition et de départition de ce qui appartient en propre à chacun et de ce qui est du lot de l’altérité.

19 L’objet médiateur est un vecteur de transmission spécifique. Le groupe est capable de faciliter, de développer et d’amplifier la créativité, dans la mesure où lui-même condense en son sein une expression représentative représentante de l’expérience groupale du sujet. C’est ce double mouvement qui caractérise la fonction contenante propre au travail de la médiation. On le voit tout particulièrement à l’œuvre dans l’atelier de collage (Petit, 2002).

20 Le psychotique est ici confronté directement à la question du démantèlement et du morcellement. Ces angoisses peuvent être affrontées dès qu’elles sont mises en rapport avec une perspective réelle de remantèlement, de réparation de soi et de réparation de l’objet. Les actes symboliques répertoriés dans un tel travail psychique sont ceux du séparer et du réparer. Les deux se conjuguent dans une relation dialectique et s’inscrivent à l’intérieur d’une démarche processuelle qui va du découper initial au composer et au recoller terminal. L’œuvre réalisée en fin de parcours propose une réunification cohérente et esthétique des éléments perçus et vécus au départ dans l’hétérogénéité et l’éclatement.

21 Lors d’une séance de reprise dans un groupe centré sur le travail photographique, Gabriel, jeune psychotique de 21 ans, choisit le photogramme de sa main pour proposer le récit suivant : « C’est une expédition spatiale en 2200 pour se rapprocher le plus possible du soleil. Donc ils arrivent de plus en plus près, leur vaisseau commence à percevoir le quart droit de sa vitre rempli par les rayons du soleil. Puis le vaisseau explose et ça donne une image blanche comme ça (il montre la partie lumineuse de la photo) qu’on voit de la Terre… non… en fait qu’on voit d’un autre vaisseau et qui donne cette photographie. »

22 Il est possible, à travers ce bref exemple, de voir ce que représente le travail sur les contenants. Dans un premier temps, Gabriel place sa main gauche sous l’agrandisseur, il veut voir ce que donne en image cette partie de lui-même. Mais on peut dire que c’est l’opération qui est plus signifiante que le résultat, de même que c’est le récit qu’il en tire qui en manifeste la valeur symbolique plus que la réalisation même, sans oublier que l’image demeure le support muet du processus médiateur. Dans un deuxième temps, le photogramme permet, de par l’implication projective partielle du corps, une mise en récit fictionnel de la partie du soi pathologiquement impliquée dans la relation à l’objet total. Tant que l’objet reste partiel, il peut être approché. Mais comme l’organe de perception tend à se confondre avec l’objet perçu, le rapprochement de l’objet devient trop brûlant et l’explosion menace. Dans un troisième temps, l’étayage en miroir sur le thérapeute met Gabriel en mesure de trouver la bonne distance, celle qui va lui permettre ultérieurement de s’avancer au plus près de l’objet. Le second vaisseau à l’intérieur duquel il prend désormais place lui permet d’affronter l’objet sans risque de destruction interne massive ; ce vaisseau-là représente la fonction conteneur du groupe.

23 Lors d’une autre séance, Gabriel demande au clinicien de prendre une photo de lui en pied, avec, collée sur sa poitrine, une photo format carte postale de son village natal.

24 Un tel jeu d’emboîtements photographiques correspond aux étapes du travail sur l’introjection des contenants et renvoie aux failles de la construction des enveloppes psychiques. Une autre participante du groupe réalise, pour sa part, une photo de son journal intime posé à plat et fermé sur son lit dans sa chambre. Elle en fait également le photogramme : le carnet est posé verticalement et entrouvert sous l’agrandisseur, de telle sorte qu’on le voit sous sa tranche supérieure. Comme pour Gabriel, ce qui compte chez elle, c’est la mise en place stabilisée de contenants psychiques suffisamment fiables pour donner de l’épaisseur et du poids aux contenus de l’intimité.

25 Chaque représentation particulière présuppose une représentation de la totalité qui fonctionne comme enveloppe psychique première et matrice transformationnelle. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas la différence entre les représentations, mais la distinction entre niveaux de représentation. Une représentation générale contient en elle-même plusieurs autres représentations que leur particularité relativise par rapport à elle. Comprendre une chose, c’est la prendre avec d’autres, dans une pensée méta – qui lui confère une place au cœur d’un ensemble qui l’enveloppe. Ainsi sont rendues possibles les opérations de décrochage ou de dépassement d’un niveau de pensée à un autre. Le travail créateur autorise les déplacements de cette nature, car il déconstruit l’existant pour en faire naître un nouvel objet. De partie déprenante à partie prenante, le sujet recompose un ordre unitaire à sa mesure, à travers la production de l’objet médiateur. Ce qui se gère dans la topique externe de l’objet est susceptible de s’internaliser dans la mesure où une réelle symbolisation se déploie grâce aux vécus transférentiels de groupe. Toute création est une décomposition et une recomposition qui touche non seulement les contenus, mais aussi les contenants quand ceux-ci ont été redimensionnés par l’expérience groupale et réévalués à sa mesure.

Construire la durée

26 L’objet, s’il prend corps dans l’espace, a besoin aussi, pour exister, de se déployer dans le temps. La temporalité psychique a ceci de spécifique qu’elle est un continuum intégrateur d’unités temporelles successives. Le temps second n’est pas seulement juxtaposé au temps premier, il l’intègre et le contient. Aussi, pour que chacun de ces temps séquentiels prenne sens comme moment d’un processus, il est nécessaire que le sujet ait primordialement introjecté la durée. Ce qui est dans la psyché a une consistance et une permanence en lien avec l’identité. C’est cette dimension-là qui est travaillée dans le maintenir. La psyché se maintient d’assurer la continuité de son fonctionnement, comme de ses objets internes et de ses contenus de pensée.

27 Le groupe est le premier relais qui ouvre la perspective du maintenir, par l’assurance de son cadre et de son dispositif. Il s’inscrit dans le prolongement direct des fonctions de la mère-environnement. Le travail de l’objet médiateur est rendu possible, en dialectique avec le cadre groupal. Tant que la continuité n’est pas établie ou rétablie, l’objet apparaît comme fugace ou éphémère. Il surgit et disparaît tout aussi rapidement. Rien ne peut être fixé sans l’intégration de la durée. Il est intéressant à ce propos d’observer les écarts et les rapprochés entre la stabilité interne du groupe et la solidité de l’objet. Incertitudes d’un côté, rigidité de l’autre ou inversement. Tous les cas de figure peuvent se rencontrer dans les interactions de la temporalité groupale et de la durabilité de l’objet.

28 Le jeu symbolique qui s’instaure à ce niveau est celui du résister et du désister. Le sujet entre en résistance avec le monde externe, mais aussi avec le monde interne. D’un côté, il y a la résistance de la matière et la confrontation directe avec la réalité non moi dans le processus d’appropriation d’une part de cette matière qui lui impose une réalité externe. De l’autre, il y a la résistance du sujet à laisser venir de lui ce qui est capable d’in-former la matière, de se risquer dans la topique externe. Je résiste au mouvement d’externalisation, comme les matériaux résistent à la transformation que je veux leur faire subir. L’osmose s’opère à partir du moment où l’objet construit est devenu à même de résister au temps. Non pas qu’il s’agisse d’inscrire une œuvre dans l’éternité, mais simplement que l’objet produit ait résisté à la destructivité interne et ec-siste, c’est-à-dire ait à la fois passé le cap de l’extériorité et entré dans une durée potentielle. L’objet produit a la capacité propre (que je lui ai conférée) de résister au temps, donc je peux m’en détacher d’autant plus facilement que je bénéficie pleinement des effets internes de ce processus créatif. C’est parce que je l’ai créé hors de moi dans le groupe que l’objet perdure en moi, dans un rapport propre d’intimité. La persistance de l’objet est plus une qualité intrinsèque qu’une réalité externe. Une fois qu’il a rempli sa fonction psychique, l’objet médiateur peut avoir un devenir, sinon indifférent, du moins sans intérêt majeur vital pour le sujet qui l’a produit.

29 La durée suppose, pour une autre part, la capacité de la déflexion. À la résistance, s’oppose de façon antagoniste la désistance. De même qu’ils résistent, le sujet comme l’objet sont capables de se désister. S’abstenir, s’absenter, renoncer à être, discontinuer de sa présence au monde et aux autres. Ce temps du suspens, de la pause est indispensable, mais il n’advient que si la durée est réellement intégrée pour le sujet comme source interne de continuum d’existence. Les failles dans l’intégration de la durée sont à l’origine de l’impossible désistance du sujet de son adhésivité à l’objet, sans détachement réalisable, ni imaginable. L’intensité de l’angoisse de perte bloque le processus et le fige sur son premier moment. Le travail du thérapeute dans le groupe à médiation est de faciliter la processualisation de la construction de l’objet, en garantissant par sa présence étayante le sentiment de la durée. En enlevant ou en ajoutant de la matière, en alternant le vide et le plein dans un dosage empiriquement produit, le travail créatif autour de l’objet construit cet équilibre dans la durée que l’on peut appeler l’harmonie. Le dur s’allie au malléable, le sombre au lumineux, l’obscur au clair, le remplissage à l’effacement, le sonore au silencieux, l’aigu à l’arrondi, le rugueux au lisse, la légèreté à la pesanteur, l’échauffement à la froideur, pour parvenir à la composition de l’objet comme ensemble unifié par la présence active, réactive et créative de son auteur. L’objet construit a fait preuve de sa résistance à la destructivité, de sa désistance de l’emprise et de l’adhésivité, donc de sa possible persistance dans la durée. Le jeu des actions symboliques mobilisées par et autour de la médiation ouvre la voie à la construction interne de la représentation et de l’affect de durée, sans lesquels les choses perdent leur consistance aussi bien que leur insistance. Le jeu verbal des préfixes autour de la racine centrale sistere témoigne de la malléabilité et de la solidité dont fait preuve le clinicien dans le groupe où entrent en scène les approches créatrices de l’objet. Il est là, il est l’ancrage fixe qui a du répondant, autour duquel tournent toutes les mises en pratique des variations et des potentialités. Le transfert et le contre-transfert se jouent entre le sujet et le thérapeute autour de l’objet et par le détour du groupe.

Composer la grille

30 Pour que les fonctions de soutenance, de contenance et de maintenance aient leur effectivité, une quatrième fonction semble nécessaire à l’appareil psychique, une fonction qui assure sa structuration fondamentale comme appareil. La composition de la grille remplirait ce rôle, une sorte de première matrice de la métagrille théorique élaborée par W.R. Bion (1963) pour penser le fonctionnement psychique. La grille se construit, à la manière du tapis, par l’entrecroisement entre une trame et une chaîne. Les éléments basiques – les fils – viennent prendre place dans les cases ainsi tissées pour que puissent se configurer les contenus représentationnels, c’est-à-dire le motif, l’image singulière par et dans le tapis.

31 L’appareil psychique ne peut pas contenir le tout, même s’il a introjecté la totalité. Nécessité lui est faite pour sa survie, pour échapper au risque d’implosion, de ne garder en lui que ce qui lui importe. « Ce qui est bon pour moi, je l’avale, ce qui est mauvais, je le recrache. » Cette modalité première du fonctionnement psychique telle que Freud l’a définie en 1925 s’étaye sur la capacité physiologique d’opérer un tri. La grille psychique se compose grâce à une semblable potentialité de discrimination. Le moi effectue un tri préalable entre les éléments tant internes qu’externes, de la même manière qu’il préserve son intégrité grâce au pare-excitation. La grille assure cette fonction protectrice de l’intégrité de pensée du sujet.

32 Une mémoire qui retiendrait tout ferait éclater le sujet qui la posséderait. C’est la thématique du conte de Borges intitulé La mémoire de Shakespeare. Mémoriser a pour contre-action nécessaire oublier. Le moi élabore un filtre qui lui permet de ne retenir que ce qui le concerne de près ou de loin. Lorsque cette opération de filtrage est défaillante, l’envahissement menace et accroît le risque d’une opération de vidage sur le mode de l’explosion.

33 Codifier et modifier sont les actions symboliques capables de tisser la grille originaire. Dans les groupes à médiation, leur mobilisation s’opère autour du remaillage des ruptures et des défaillances à ce niveau.

34 Le code réfère à une technique et à un usage empirique. Il désigne le langage singulier approprié à un champ. Dans le travail médiateur, peuvent se repérer les codes artistiques les plus classiques, comme ceux de la peinture, de la poésie, du théâtre, de la musique ou de la danse. Les divinités inspiratrices en sont les Muses dans la mythologie grecque et leur nombre correspond à une réglementation culturelle des dispositifs de la création.

35 Le code fixe les règles et cadre les futures innovations. Il suppose tout aussi bien des limites prescrites, des zones proscrites et des lois d’apprentissage. Ainsi Léonard de Vinci (1987), tout en cherchant à déterminer les règles de la peinture comme des lois mathématiques, reconnaît les liens intimes qui la rattachent à l’irrationalité. Selon lui, le peintre a tendance à retrouver toujours ses propres formes dans les formes qu’il peint, d’où la nécessité de techniques strictes pour s’en déprendre et se centrer sur les formes propres de l’objet. Mais, à côté de cela, Vinci préconise de laisser aller projectivement son imaginaire sur les vieux murs et il insiste sur le pouvoir de fascination des « formes inachevées » ainsi que sur la fécondité des « esquisses informes ». La peinture se construit comme création singulière porteuse de l’unicité de son objet, en conjuguant la contrainte d’un code avec l’originalité de l’inspiration subjective.

36 Les règles évoluent, la technique se perfectionne et l’usage se transforme avec le contexte historique et culturel. Il n’est pas de code qui ne se modifie. La modification est le second axe qui vectorise la grille.

37 Par exemple, l’action symbolique indiquée par le verbe va se présenter selon tous les registres imaginables par le sujet. Le virtuel, l’imaginaire, le fictionnel ouvrent des perspectives singulières à la créativité. Cependant, elles ne sont pas infinies, car pour être efficientes, elles doivent rester compatibles avec le code, c’est-à-dire avoir un langage suffisamment commun, un langage qui autorise la communication. Les jeux surréalistes ont ouvert le champ des possibles à ce sujet et sont en mesure de soumettre la grille constituée à des variations, voire à des bouleversements, susceptibles de lui conférer plus de souplesse et d’adaptation aux mouvements de la réalité.

38 La grille a pour finalité d’opacifier les enveloppes de la psyché, et de leur conférer le pouvoir de rétention. Retenir est une action symbolique double qui consiste à évacuer une partie pour mieux garder l’autre. Par sa sélectivité, la grille contribue à l’élaboration de l’intériorité. Elle est en lien également avec la construction du pare-excitation.

39 Ainsi, l’objet médiateur se topologise comme équivalent externe de l’organisation interne restaurée, redynamisée et réélaborée. Dans la mesure où il condense en lui les parts psychiques diffractées et déposées dans le groupe, il acquiert, au fil des séances et des événements, une charge affective propre en lien indirect avec le sujet.

40 L’objet médiateur est un lieu de mémoire qui retient les temps forts, qui porte les stigmates et installe les signes d’une expérience. Les vécus déposés dans l’objet sont à lire comme des vecteurs de sens, selon les codes repérables et coconstruits groupalement au cours des étapes longues et laborieuses qui ont conduit à sa réalisation.

Les opérations signifiantes de la médiation

41 L’ensemble des données répertoriées ici se réfère aux configurations les plus archaïques de la symbolisation et en délimite le registre originaire. Le tableau suivant en récapitule les lignes directrices en distinguant trois modalités décisives dans la mise en jeu du processus de médiation :

  • la fonction psychique concernée spécifiquement dans tel ou tel événement survenant dans le groupe ;
  • les actes symboliques déployés dans la pratique clinique et qui ont une valeur propre et autonome puisqu’ils sollicitent très précisément tel ou tel moment du processus ;
  • l’élément premier de structuration de l’appareil psychique et qui est l’héritier direct des processus originaires.

Tableau des opérations signifiantes dans le travail groupal de l’objet médiateur

Fonction psychiqueActes symboliquesÉlément premier de structuration psychique
SoutenirPrendre/rendreFond
ContenirSéparer/réparerTotalité
MaintenirRésister/désisterDurée
RetenirCodifier/modifierGrille

Tableau des opérations signifiantes dans le travail groupal de l’objet médiateur

42 Le tableau que je propose synthétise et organise les acquis les plus décisifs que la psychopathologie psychanalytique a permis d’élaborer pour la compréhension générale du fonctionnement psychique, selon les axes centraux du travail spécifique de la médiation dans les groupes thérapeutiques. Cette construction dresse une typologie des diverses modalités de la symbolisation, telle qu’elle est pratiquée dans l’objet médiateur, c’est-à-dire actée, activée et actionnée, comme mise en sens figurée sensoriellement et corporellement. Pour devenir une base structurelle de l’appareil psychique, chacun des éléments répertoriés doit s’éprouver dans et par le corps. Ce n’est que sur ce soubassement de la corporéité que la transformation peut se réaliser, qui donne naissance aux objets psychiques et à la réalité interne.

43 De plus, un tel tableau a une portée évaluative pour apprécier le niveau, la portée et l’état des avancées de chacun des membres, à l’intérieur du groupe à médiation. Il pourrait être complété par un recensement précis des étapes et des modalités propres à chaque action symbolique. Cette échelle aurait le mérite de permettre de situer les séquences groupales selon un registre de progression ou de régression, sans qu’il soit évidemment question d’établir une quelconque hiérarchie des opérations créatives concernées.

Notes

  • [*]
    Bernard Chouvier, professeur de psychopathologie, psychothérapeute directeur du centre de recherches en psychopathologie et psychologie clinique, université Lumière Lyon 2, 5 avenue Pierre Mendès-France, 69676 Bron cedex.
  • [1]
    J’emprunte ce concept à C. Vacheret (2002) parce qu’il me paraît être au plus près de la clinique de la médiation. B. Duez parle à ce propos d’un transfert topique (2000).
Français

Résumé

Le groupe à médiation thérapeutique se réfère à la pragmatique et à la théorie de la création. Quatre fonctions psychiques essentielles se conjuguent entre l’objet médiateur, le groupe et le thérapeute. Le soutenir s’exerce à travers des actes symboliques complémentaires qui permettent de retisser le fond défaillant. Le contenir rétablit le rapport à la totalité et le maintenir restaure le sentiment de la durée. La dernière fonction, le retenir, construit la grille nécessaire à l’élaboration de la réalité interne.

Español

Objeto mediador y grupalidad

Resumen

El grupo a mediación terapéutica se refiere al pragmatismo de la teoria de la creación. Cuatro funciones psíquicas escenciales se conjugan entre el objeto mediador, el grupo y el terapeuta. El sostener, se ejerce a través de los actos simbólicos complementarios que permiten retejer el fondo fallado. El contenir, restablece la relación a la totalidad y el mantener, restaura el sentimiento de duración. La ultima función, el retener, constituye la grilla necesaria a la elaboración de la realidad interna.

Bibliographie

  • Anzieu, D. 1978. Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod.
  • Anzieu, D. 1981. Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard.
  • Anzieu, D. 1989. « Note pour l’échelle de symbolisation », dans B. Chouvier et al. (sous la direction de), Matière à symbolisation, Paris, Delachaux et Niestlé, 2000, p. 13-16.
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Bernard Chouvier [*]
  • [*]
    Bernard Chouvier, professeur de psychopathologie, psychothérapeute directeur du centre de recherches en psychopathologie et psychologie clinique, université Lumière Lyon 2, 5 avenue Pierre Mendès-France, 69676 Bron cedex.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2005
https://doi.org/10.3917/rppg.041.0015
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