CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La France de la Belle Époque s’engage dans une virulente croisade contre l’alcool, principalement l’absinthe, au moment même où le vin et plus encore le champagne sont paradoxalement élevés au rang d’emblèmes nationaux, symboles d’une ivresse raffinée.

2Les premières années du xxe siècle continuent d’être perçues comme celles d’une « Belle Époque » où triomphèrent toutes les qualités de l’« esprit français ». Littérature, culture, loisirs, amour, mondanité, tout semble alors concourir à un « art de vivre » au sommet de sa grandeur. L’alcool tient dans cet imaginaire une place ambiguë. Car la période marque à la fois l’apogée de la croisade morale engagée contre le « fléau du siècle » et un temps où le vin, et principalement le champagne, contribue à définir l’identité culturelle et sociale du pays. Ce sont quelques-uns des paradoxes de cette ivresse « Belle Époque » que l’on évoquera ici.

Ligués contre l’alcoolisme

3À compter de la fin du xixe siècle s’intensifie en effet la lutte contre l’alcoolisme [1]. Des mesures avaient pourtant été prises durant l’Ordre moral – comme la loi du 23 février 1873, qui avait créé le délit d’« ivresse publique » –, mais elles n’étaient guère appliquées, et la République opportuniste s’était clairement affirmée comme celle des bouilleurs de cru, dont on avait réaffirmé les privilèges en 1880. Il existait bien sûr un mouvement antialcoolique : la Société française de tempérance avait été fondée en 1873, et d’autres associations, comme la Croix bleue, la Ligue antialcoolique parisienne et surtout l’Union française antialcoolique, créée en 1895 par le Dr Legrain, multipliaient les initiatives. Mais toutes peinaient à se faire entendre.

1

L’Alcool voilà l’ennemi !, affiche dessinée par Frédéric Christol, 1910

1

L’Alcool voilà l’ennemi !, affiche dessinée par Frédéric Christol, 1910

BNF, Estampes et Photographie, ENT JF-1-GRAND ROUL < Originaux >
2

Absinthe parisienne, « Bois donc, tu verras après… », affiche dessinée par P. Gélis-Didot et Louis Malteste pour la distillerie du Val-Roger à Villiers-sur-Marne, vers 1890

2

Absinthe parisienne, « Bois donc, tu verras après… », affiche dessinée par P. Gélis-Didot et Louis Malteste pour la distillerie du Val-Roger à Villiers-sur-Marne, vers 1890

BNF, Estampes et Photographie, ENT DO-1 (MALTESTE, Louis)-ROUL

4Les choses changèrent cependant après 1900. On assiste d’abord à l’unification de tous les mouvements, réunis en octobre 1903 dans une puissante Ligue nationale contre l’alcoolisme, dont l’organe L’Étoile bleue connaît une diffusion croissante. Présidée par Émile Cheysson, la nouvelle association adopte une stratégie plus pragmatique : tolérer le vin et les « boissons hygiéniques » pour lutter contre l’absinthe, considérée comme l’agent le plus redoutable de l’alcoolisme. Elle peut surtout compter sur des appuis de taille. À la Chambre s’est en effet constitué un groupe d’environ 150 députés, parmi lesquels quelques ténors comme Joseph Reinach, Ferdinand Buisson ou Jules Siegfried, qui déposent et défendent en 1905, 1907 et 1911 des propositions antialcooliques. Elle bénéficie aussi du soutien du puissant Matin, le quotidien de Maurice Bunau-Varilla, qui se lance avec fougue dans la bataille contre l’absinthe. Le mouvement prend désormais les allures d’une véritable croisade. « L’alcool, voilà l’ennemi ! » proclame en 1910 l’affiche célèbre de Frédéric Christol. En 1914, la Ligue est forte de près de 125 000 adhérents et vient de fonder un comité d’action, L’Alarme, qui entend bien faire aboutir ses vues.

5Il y avait en effet de quoi s’alarmer. La consommation d’alcool était en très forte hausse depuis un demi-siècle. En 1850, le pays absorbait environ 1,5 litre d’alcool distillé par habitant et par an. Cinquante ans plus tard, on en était à 4,5 litres, ce qui plaçait la France au premier rang mondial. La consommation de vin connaissait le même essor phénoménal : de 86 litres en 1830 à 137 vers 1910. Le total était vertigineux : la France de la Belle Époque consommait près de 17 litres d’alcool pur par habitant et par an [2] !

6Parallèlement, le nombre des débits de boissons n’avait cessé d’augmenter : d’environ 416 000 en 1891, il était passé à près de 482 000 en 1911, soit 1 débit pour 80 habitants – un record là aussi [3] ! L’enjeu était aussi économique. En 1914, dans L’Alcool, que préface Clemenceau, Louis Jacquet chiffre à près de 5 millions (sur les 40 millions que comptait alors le pays) les personnes que l’alcool faisait vivre. D’où la prudence de la Ligue antialcoolique, surtout dans le contexte de crise viticole qui sévissait depuis 1907, et sa décision de centrer les attaques contre l’absinthe. Apéritif populaire titrant souvent à près de 70°, la célèbre « fée verte » contenait aussi du méthanol et de la thuyone, ce qui la transformait en véritable poison qu’on disait responsable de tous les maux sociaux. L’inquiétude était d’autant plus vive que la production avait explosé : 70 000 hectolitres en 1870, 360 000 en 1910. On comprend dans ces conditions que la guerre ait précipité les choses : la loi du 16 mars 1915 interdit en effet la fabrication et la vente d’absinthe ou de liqueurs similaires.

Champagne !

7Pourtant, derrière cette victoire apparente, la France de la Belle Époque n’a pas arrêté de boire, elle a même célébré plus que jamais une certaine vertu de l’ivresse. Si l’« apéritif » des classes populaires était l’objet de toutes les frayeurs, il n’en allait pas de même du vin, ce sang de la terre indispensable au labeur paysan et à l’énergie du soldat, et encore moins du champagne, devenu dans ces mêmes années l’un des emblèmes de l’identité nationale. Leurs ivresses, d’ailleurs, n’ont rien de comparable : à celle, « lourde et infâme », des liqueurs et des spiritueux s’oppose « l’ivresse gaie et bon enfant, l’ivresse gauloise » du vin et du champagne [4], explique un médecin en 1896. Joseph Reinach, pourtant tête de file à la Chambre du groupe antialcoolique, va plus loin encore dans l’ouvrage qu’il publie sur la question en 1911, confrontant « l’excitation gaie, plus ou moins loquace, chantante » de l’ivresse que procure le vin à « celle de l’alcool, l’ivresse stupéfiante, “l’ivresse morte” [qui] est un abrutissement continu [5] ».

8Ouvrons les albums ou ouvrages illustrés consacrés à la Belle Époque : quelques images et scènes récurrentes s’imposent rapidement. Ici, une soirée mondaine chez le prince de Sagan, la comtesse de Luynes ou la duchesse de Rohan. Là, une première à l’Opéra, ou son équivalent moins huppé dans un café-concert au style très « parisien », l’Alcazar d’été, le Moulin Rouge ou les Folies Bergère. Plus loin, l’hôtel d’une célèbre courtisane, le coup d’envoi du Tour de France, un meeting d’aviateurs ou l’ouverture de la saison à Deauville, Vichy ou Monte-Carlo. Partout, le champagne coule à flots, comme s’il était le lubrifiant indispensable de tous les rouages de la vie sociale [6]. Pour inaugurer la période, on servit du champagne Montebello au banquet des maires de septembre 1900 (sans parler des saint-julien, beaunes et sauternes qui accompagnèrent le repas), et c’est dans l’effervescence de ses bulles que semblent se consumer les quinze ans qui conduisent à la guerre. Aux antipodes du casse-poitrine ou des absinthes frelatées qu’on ingurgite dans les cabarets populaires, le champagne et les grands crus procurent une ivresse raffinée dont beaucoup estiment alors qu’elle contribue au prestige national. D’un côté l’ivresse vulgaire, pathologique, qui engendre le crime, la folie et la dégénérescence, de l’autre une ivresse légère, élégante, distinguée, qui porte haut les couleurs du pays. Le champagne s’impose en effet comme un des principaux symboles du pays. Sa production s’envole : 6 millions de bouteilles en 1850, 28 millions en 1900, dont une bonne partie (plus des deux tiers) va à l’exportation, où elle diffuse tout le raffinement de la culture française [7]. Le champagne, c’est la France, sa personnalité et son esprit, un élément central du capital culturel du pays. D’où le rôle majeur qu’il occupe dans l’élaboration en 1908 des premières « appellations d’origine », aux sources d’un violent conflit entre les vignerons de la Marne, qui obtiennent l’exclusivité du label, et ceux de l’Aube, qui, tout autant champenois, s’estiment floués.

3

Pierre Bonnard, France-Champagne, affiche, 1891

3

Pierre Bonnard, France-Champagne, affiche, 1891

BNF, Estampes et Photographie, ENT DN-1 (BONNARD, Pierre)-FT 6
4

Sem, Le Vrai et le Faux Chic, Paris, Succès, 1914

4

Sem, Le Vrai et le Faux Chic, Paris, Succès, 1914

BNF, Réserve des livres rares, RES FOL-LI8-36

9Célébrant l’insouciance, la prospérité, la légèreté et les plaisirs en tous genres, l’imaginaire « Belle Époque » fait donc littéralement corps avec le champagne, « pas un vin, mais le vin », écrit Alfred Delvau dans son guide pratique Les Plaisirs de Paris. Tous les lieux semblent lui être dédiés. Le restaurant Maxim’s, fondé rue Royale par Maxime Gaillard en 1893, et qui s’impose comme l’épicentre du tout-Paris « Belle Époque », est « le temple du champagne ». C’est la boisson des princes, des gentlemen et des femmes à la mode. Le négociant Jules Tournier imagine ainsi le champagne Romanoff, et le marquis de Mun popularise la marque de Venoge. On décrit ces « grands-ducs russes buvant du champagne dans les pantoufles de cocottes emplumées [8] ». Célèbre courtisane du Second Empire, Blanche D’Antigny prenait, disait-on, des bains de champagne ; Caroline Otero, Liane de Pougy ou Lina Cavalieri, qui ont pris le relais en 1900, s’efforcent de l’imiter. Car la dimension érotique ou aphrodisiaque de ces ivresses est explicite. Le champagne coule donc dans tous les « cafés de nuit » et music-halls de la capitale, et s’exhibe aussi sur les affiches à la mode. Manet avait ouvert la voie en alignant dès 1880 des bouteilles de champagne dans Un bar aux Folies Bergère, Bonnard et Cappiello le suivent en vantant les mérites des champagnes Delbeck, de Rochecré ou Debray. Des chansons célèbres, comme « Champagne Charlie » ou « Ruinart-Polka », font le succès du café-concert.

5

Sem, caricature de Maurice Bertrand, Tangoville, Paris, Succès, 1913

5

Sem, caricature de Maurice Bertrand, Tangoville, Paris, Succès, 1913

BNF, Arts du spectacle, RESERVE GR FOL-W-60

10S’il demeure la boisson du « beau monde » ou de la clientèle huppée, le champagne sait aussi s’adapter aux usages des nouvelles classes montantes, s’imposant peu à peu comme un rituel social majeur. Pas un exploit sportif, pas un « lancement » sans une coupe de champagne. En 1902, l’agent new-yorkais de Moët & Chandon, Georges Kessler, réussit même à substituer sa marque à un mousseux allemand lors du baptême du Meteor, le nouveau yacht du Kaiser. Mais il n’est pas non plus un événement familial, naissance, fiançailles ou mariage, dans les classes moyennes sans une bouteille de champagne. Les négociants l’ont bien compris, qui visent les couches émergentes de la nouvelle bourgeoisie et commercialisent des labels ad hoc : « Champagne nuptial », « Bébé Champagne », « Fiancés Champagne », voire « Athletic Champagne ».

11Le phénomène est tel que le champagne échappe à tous les débats sur l’alcoolisme. Ce vin-là est bon pour la santé comme il l’est pour la nation. C’est un « grand vin de santé ». On trouve même un « vin de champagne diabétique » et un champagne médicinal vendus à la grande pharmacie du boulevard Haussmann [9]. La nature d’un tel phénomène est bien évidemment d’ordre social. Ce qui est intolérable, c’est l’ivresse populaire, l’ivresse en casquette, l’ivresse ouvrière des caboulots et des tapis-francs. Quelques rares médecins, comme le Dr Peter en 1903, s’efforcent pourtant de dénoncer « l’alcoolisme chez les gens du monde », les dîners au champagne, les five o’clock où l’on sert du porto, du madère ou du kummel [10]. D’autres stigmatisent ces réunions de bourgeoises où il est de bon ton de boire des alcools médicamenteux ou à usage « tonique », comme les vins de kola, de coca ou de quinquina. Mais ce sont là des exceptions. La frontière qui sépare la mauvaise ivresse de l’autre n’a rien de médical : elle distingue la consommation coupable des classes populaires de celle d’une bonne société qui fortifie dans l’alcool la cohésion nationale.

6

Léon Georges, « Les bouilleurs de cru », L’Assiette au beurre, 14 février 1903

6

Léon Georges, « Les bouilleurs de cru », L’Assiette au beurre, 14 février 1903

BNF, Réserve des livres rares, RES G-Z-337
7

Caran d’Ache, Comptoir Monis, « Tout acheteur de deux litres à la fois a droit à une prime », défet de L’Assiette au beurre

7

Caran d’Ache, Comptoir Monis, « Tout acheteur de deux litres à la fois a droit à une prime », défet de L’Assiette au beurre

BNF, Estampes et Photographie, PET FOL-TF-737

Notes

  • [1]
    Didier Nourrisson, Le Buveur du xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1990 ; Bertrand Dargelos, La Lutte antialcoolique en France depuis le xixe siècle, Paris, Dalloz, 2008.
  • [2]
    Michael R. Marrus, « Social Drinking in the Belle Époque », Journal of Social History, no 7-2, 1974, p. 122.
  • [3]
    Jacqueline Lalouette, « Alcoolisme et classe ouvrière en France aux alentours de 1900 », Cahiers d’histoire, t. XLII, 1997, p. 92-93.
  • [4]
    Paul Poitou-Duplessy, L’Alcoolisme, ses conséquences, ses dangers, ses progrès, ses remèdes, Paris, Lecene, Oudin & Cie, 1896, p. 16.
  • [5]
    Joseph Reinach, Contre l’alcoolisme, Paris, Fasquelle, 1911, p. 86.
  • [6]
    Kolleen M. Guy, « Oiling the Wheels of Social Life: Myths and Marketing in Champagne During the Belle Époque », French Historical Studies, vol. XXII, no 2, 1999, p. 211-239.
  • [7]
    Idem, When Champagne Became French: Wine and the Making of a National Identity, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2007.
  • [8]
    Hebe Dorsey, The Belle Époque in the Paris Herald, New York, Thames and Hudson, 1986, p. 6.
  • [9]
    Patricia Prestwich, Drink and the Politics of Social Reform: Antialcoholism in France since 1878, Palo Alto, The Society for the Promotion of Science, 1988, p. 210.
  • [10]
    Michel Peter, « L’alcoolisme chez les “gens du monde” », Paris, Annales antialcooliques, 1903.
Dominique Kalifa
Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où il dirige le Centre d’histoire du xixe siècle. Il est depuis 2015 membre de l’Institut universitaire de France. Ses travaux ont surtout porté jusque-là sur les représentations du crime et la culture de masse, avec notamment L’Encre et le sang (Fayard, 1995), Crime et culture au xixe siècle (Perrin, 2005) ou Les Bas-fonds (Seuil, 2013). Il travaille actuellement sur les imaginaires temporels du contemporain. Son prochain livre, La Véritable Histoire de la Belle Époque, paraîtra à l’automne chez Fayard.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2016
https://doi.org/10.3917/rbnf.053.0070
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Bibliothèque nationale de France © Bibliothèque nationale de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...