CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Daté par son rédacteur de 1826, ce manuscrit de la Polonaise en si bémol mineur de Chopin n’est très probablement pas de la main du compositeur. Il a sans doute été copié par le frère de l’un de ses amis, le musicien et folkloriste Oskar Kolberg (1814-1890).

2On peut y déchiffrer les inscriptions suivantes :

3p. 1 :

4Les Adieux à Guil. Kolberg (en partant pour Reinerz). Polonoise. 1826. / p. Chopin

5p. 2 :

6Mazur Oborski 1812 [?] / Mazur Oborski

7p. 3 :

8Au revoir !

9Trio tiré d’un air de la Gazza ladra par Rossini

10Quelques jours avant son départ, Ch. était / assistait avec Kolberg au théâtre / accompagné de Kolberg assistait / avec Kolberg à une représentation de la Gazza Ladra de Rossini.

11Au concert où on chantait

12Ces annotations, principalement en français comme c’était alors l’usage, mais aussi parce que le jeune Chopin évolue dans un milieu francophile, donnent plusieurs indications sur le contexte dans lequel cette œuvre fut écrite. La date d’abord, 1826. Le genre de l’œuvre ensuite : la polonaise. Les amis et les événements qui entourent sa composition enfin : Guillaume Kolberg, l’évocation du départ pour Reinerz et la représentation de l’opéra La Gazza ladra de Rossini.

Chopin en 1826

13Le jeune homme de quinze ans vit depuis 1810 avec ses trois sœurs et ses parents à Varsovie où son père, d’origine française, est professeur (de français) au lycée. Les parents, Nicolas et Justyna, tiennent en outre un pensionnat pour les collégiens de la bonne société polonaise. Frédéric se lie d’amitié avec ces jeunes gens et les enfants des collègues de son père, en particulier avec les trois frères Kolberg, fils du professeur de géométrie, également poète et traducteur, Juliusz Kolberg. L’aîné, Wilhelm (Guillaume en français), est l’ami de toute la jeunesse de Chopin : la Polonaise présentée lui est dédicacée. Oskar, le deuxième, probable copiste de ce manuscrit, est compositeur, ethnographe et folkloriste : on lui doit de nombreux recueils issus de ses collectes d’airs folkloriques polonais. Au peintre Antoni, le benjamin, on doit le dernier portrait peint de Chopin.

14Le jeune pianiste est lui-même élève au lycée de Varsovie depuis 1823, un bon élève, si l’on en croit les prix qu’il reçoit. En juin 1826, il achève sa scolarité, sans avoir cependant passé les épreuves finales du baccalauréat, la « maturitas ». À la rentrée suivante, en octobre 1826, Chopin entre à l’École supérieure de musique de Varsovie, dirigée par le compositeur et pédagogue Józef Elsner (1759-1854). Entre ces deux dates, il est parti en vacances, à Bad Reinertz, station thermale réputée des Sudètes, située alors en Prusse (aujourd’hui en Pologne sous le nom de Duszniki-Zdrój) : sa santé est en effet fragile et le médecin de famille recommande pour lui et sa petite sœur Emilia (morte de phtisie en avril 1827), d’aller prendre les eaux ferrugineuses.

15Entre ses cours et le pensionnat de ses parents, Chopin vit entouré de camarades de son âge, et dans un milieu culturellement ouvert et ambitieux. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le manuscrit de la Polonaise porte des références tant à ses amitiés qu’à sa curiosité pour la vie artistique qui l’entoure.

Frédéric Chopin, Polonaise en si bémol mineur, 1826

figure im1

Frédéric Chopin, Polonaise en si bémol mineur, 1826

16Les inscriptions du manuscrit sont de deux sortes : les premières ont pu être indiquées d’après les intentions de Chopin (« Adieu à Guillaume Kolberg en partant pour Reinerz » ; « Au revoir ! Trio tiré d’un air de la Gazza ladra »). Les secondes sont plus probablement de l’initiative d’Oskar Kolberg : ainsi le commentaire raturé en bas de la page 3 qui fait référence à la présence de Chopin et de Guillaume Kolberg lors d’une représentation de l’opéra de Rossini.

17On sait que Chopin a en effet assisté, en juillet 1826, à plusieurs représentations de l’Opéra de Varsovie, notamment le Freischütz de Weber et La Gazza ladra de Rossini. Notre Polonaise emprunte dans son trio le motif de la cavatine de Gianetto à l’acte II, « Viens, viens entre mes bras… ».

18Comme le note Marie-Paule Rambeau [1], cette Polonaise fait aussi référence à d’autres œuvres musicales : on y entend ainsi des échos de la Polonaise en la mineur sous-titrée « Les adieux » de Michal-Kleofas Ogi?ski (1765-1833), ce prince compositeur qui l’un des premiers avait œuvré pour redonner à la polonaise son caractère national. Le premier titre du manuscrit de Chopin, Les Adieux, corrigé en Adieu à Guil. Kolberg, fait peut-être allusion à l’œuvre d’Ogi?ski.

Un jeune virtuose compositeur

19Chopin est déjà depuis quelques années un pianiste à la mode à Varsovie. Sa précocité égale celle de Mozart. Son premier concert, au palais des Radziwill le 24 février 1818, lui a valu la célébrité et si ses parents ne tiennent pas à lui réserver la carrière d’enfant prodige qui fut celle de Mozart, il peut cependant se produire dans les salons aristocratiques : chez les Czartoryski, les Sapieha, les Czetwerty?ski. En 1823, il participe à des concerts de bienfaisance organisés par Jozef Jawurek. En 1825, il improvise à l’église de la Sainte-Trinité, pour le tsar Alexandre Ier, de passage à Varsovie, sur un nouvel instrument à clavier, prototype de l’harmonium – l’« éolomélodikon » de Karol Bruner –, prestation brillante et appréciée du souverain qui lui fait cadeau d’une bague ornée de brillants.

figure im2
figure im3

20En juillet 1826, Chopin a déjà une expérience de compositeur : il a écrit cinq Polonaises, dont notre « Adieu », deux Mazurkas, une série de Variations et un Rondo. Quatre de ces œuvres ont été publiées à Varsovie : l’« Adieu », lui, devra attendre 1880 pour être édité à Leipzig. La polonaise domine dans ce premier répertoire : genre pratiqué par les premiers modèles polonais de Chopin (outre Ogi?ski, il faut citer Jan Stefani, Maria Szymanowska ou Józef Elsner), cette danse majestueuse à trois temps, issue d’un répertoire populaire, passée ensuite dans les salons de la noblesse, est un symbole de patriotisme.

21À la première page du manuscrit, on remarque les portées non notées à partir du troisième système : le copiste a considéré comme inutile de retranscrire les mesures 2 à 6 que l’on doit répéter à l’identique. Cette lacune met d’ailleurs en valeur la structure de la polonaise, qui évolue de quatre en quatre mesures.

22À la deuxième page, le manuscrit contient aussi une mazurka en ut majeur datée 1812 (?) et une en sol majeur intitulées « Mazur » avec le nom d’Oborski, un condisciple que l’on trouve cité dans la correspondance des années 1820. Curieusement, l’armure avec cinq bémols est restée celle de la Polonaise de Chopin, mais elle a été raturée par un trait vertical : ceci suggère que le manuscrit avait été « préparé » pour la Polonaise puis utilisé pour d’autres pièces.

23Le copiste pourtant expérimenté n’a pas hésité à reporter de nombreuses ratures et corrections : on imagine volontiers le regard du jeune Chopin sur ces pages si évocatrices de son entourage et des années heureuses en Pologne.

Salle publique de lecture (salle Colbert), pendant une séance

figure im4

Salle publique de lecture (salle Colbert), pendant une séance

Notes

  • [1]
    Marie-Paule Rambeau, Chopin. L’enchanteur autoritaire, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 86.
Cécile Reynaud
Catherine Massip
Cette œuvre de jeunesse, datant de l’époque où Chopin se trouvait encore à Varsovie, est signalée vers 1935. Retrouvée récemment dans les archives administratives de la bibliothèque du Conservatoire, cette pièce rare, conservée au département de la Musique, provient de la collection de Charles Malherbe dont on peut mesurer ainsi une fois de plus la sûreté de choix et de goût.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/08/2011
https://doi.org/10.3917/rbnf.034.0052
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Bibliothèque nationale de France © Bibliothèque nationale de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...