CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 – Panorama historique

1CV : L’éducation entrepreneuriale est particulièrement à la mode aujourd’hui. Mais il n’en a pas été toujours ainsi. On a longtemps pensé que l’entrepreneuriat était inné sans avoir besoin de l’enseigner. Peux-tu nous retracer les étapes qui ont conduit à cet engouement ?

2AF : D’après Kuratko (2005), on trouve des traces de cours d’économie agricole dès 1876 et d’entrepreneuriat à Harvard en 1947. Mais les cours dans les business schools américaines ont vraiment démarré dans les années 1970. La prise de conscience de l’importance de l’entrepreneuriat a eu lieu avec les chocs pétroliers de 1973 et surtout de 1979 qui introduisent une rupture, un changement de paradigme dans la pensée économique. Le rapport de David Birch (1979) affirme, à partir de données longitudinales collectées entre 1969 et 1976, qu’aux États-Unis ce ne sont pas les grandes entreprises qui créent de l’emploi, mais les PME, les start-up, etc. Le rapport est contestable, car ce n’est pas véritablement un travail scientifique, mais il a eu un impact immense dans différents milieux, politiques, économiques et académiques. Il a considérablement renforcé la légitimité de l’entrepreneuriat aux États-Unis. Ce qui a généré une croissance régulière du nombre de postes de professeurs d’entrepreneuriat aux États-Unis et dans d’autres continents, particulièrement en Europe et notamment en France.

3La France a mis un peu de temps avant de capter ces signaux faibles, de les interpréter et de les traduire en actions. Les premiers cours d’entrepreneuriat dans des Business Schools en France datent des années 1970. Ils sont le fait de quelques pionniers, comme Patrick Sénicourt à l’ESCP, Robert Papin à HEC, ou Jean-Pierre Debourse à l’Université de Lille, qui ont cru, bien avant la majorité de leurs collègues, qu’on pouvait enseigner la création d’entreprise et que c’était important. À EMLYON Business School (à l’époque Groupe ESC Lyon), les premiers cours sont arrivés environ une dizaine d’années plus tard. Le premier programme d’appui à la création d’entreprise a été créé par Philippe Albert en 1984. Il était destiné à un public extérieur à l’école, celui des porteurs de projet. Ils venaient y chercher les connaissances et les appuis nécessaires pour aller plus loin dans le processus entrepreneurial. Puis, en 1985, des programmes académiques destinés aux étudiants de l’école ont été conçus, d’abord pour les étudiants du programme MBA et ensuite les étudiants de la grande école. Depuis, il y a un développement régulier des cours d’entrepreneuriat. Voilà la manière dont je situe schématiquement les choses dans les institutions académiques.

4Au niveau politique en France, il me semble que la prise de conscience s’est produite à la fin des années 1990. En 1998, j’ai été contacté par le ministre de la Recherche et de la Technologie, qui m’a demandé de faire un travail d’identification des pratiques dans les universités et Business Schools dans le domaine de l’enseignement de l’entrepreneuriat. Deux rapports précédents pour le ministère de l’Industrie [1] suggéraient en effet que l’enseignement de l’entrepreneuriat était trop peu présent dans les écoles et universités françaises. Ceci a débouché sur le rapport de 1999 (Fayolle, 1999).

5CV : Que retiens-tu de la situation en 1999 ?

6AF : Je dois dire qu’il n’a pas été facile d’obtenir des informations de la part des établissements d’enseignement supérieur français. On avait envoyé un questionnaire à 1 635 établissements d’enseignement supérieur publics et privés, recensés, et obtenu seulement 23 % de réponses. Ce qui est intéressant, c’est que c’est le ministère de la Recherche et de la Technologie qui m’a demandé ce travail et non pas le ministère de l’Éducation nationale. C’est le premier qui a manifesté son intérêt sur le sujet et qui a souhaité avoir des informations. Pour agir, il faut connaître un peu le sujet. Aujourd’hui, en 2015, on ne sait pas grand-chose. À l’époque, on ne savait pas qu’il fallait savoir et donc l’objectif c’était d’essayer de répondre à cette question. C’est ce que ce rapport s’est efforcé de faire.

7CV : Et sur quoi ce rapport a-t-il débouché ?

8AF : Le ministère de la Recherche et de la Technologie souhaitait clairement structurer les choses. Dans la foulée du rapport, il a lancé un appel à projets. Les meilleures propositions sélectionnées ont donné naissance aux premières maisons de l’entrepreneuriat en France, en tenant compte que celle de Grenoble avait un peu anticipé le processus. Le véritable acteur qui a supporté tout ce mouvement a été le directeur de la technologie de l’époque, Pascal Colombani. Ce que j’ai constaté personnellement, c’est que les personnes qui souhaitaient pousser plus loin la cause de l’entrepreneuriat étaient des personnes qui venaient de familles entrepreneuriales ou qui avaient une proximité avec le sujet. C’était notamment le cas de Béatrice du Lau d’Allemans au ministère de la Recherche et de la Technologie avec qui j’ai beaucoup travaillé et qui avait une bonne vision de ce qu’il convenait de faire pour développer l’entrepreneuriat dans l’enseignement supérieur. Les deux éléments que je retiens de tout cela, c’est que, 1) c’est le ministère de la Recherche et de la Technologie qui a été le promoteur, et le premier à s’emparer de la cause de l’entrepreneuriat. Et 2), les personnes qui se sont intéressées au sujet sont des personnes exposées, au sens où elles venaient de cette culture ou la comprenaient.

9Pour conclure sur ce panorama historique, je pense qu’en France, l’engouement pour l’entrepreneuriat est venu largement, de prime abord, des responsables politiques qui ont cherché à favoriser et développer l’entrepreneuriat, ainsi que l’enseignement entrepreneurial dans les universités et les écoles.

10CV : As-tu le sentiment que les moyens qui sont mis en place aujourd’hui sont à la même mesure que ce qui avait été conçu au départ ?

11AF : Je ne sais pas si c’est vraiment une affaire de moyens. En France, on a toujours tendance à réagir sur les moyens qui systématiquement ne sont pas au niveau des enjeux, sont insuffisants, etc. Je pense que le problème se situe plus au niveau des intentions, des objectifs, et de la culture. À l’heure actuelle, je crois que l’objectif des politiques est d’apporter une réponse au problème du chômage. Mais je pense que la question ne se situe pas à ce niveau. Le vrai problème, c’est de réussir à diffuser très largement la culture entrepreneuriale et de valoriser l’entrepreneuriat en tant que comportement économique et social.

12Le but ultime serait que ceux qui ont le plus d’aptitudes et de potentiel pour créer des entreprises aptes à créer de l’emploi se sentent encouragés. Or, aujourd’hui, les politiques et les incitations mises en place visent essentiellement les personnes qui sont le plus en difficulté. Je pense qu’il faudrait bien davantage valoriser les comportements entrepreneuriaux. Cela suppose de tordre le cou à un certain nombre de tabous. Le premier concerne le rapport à l’argent. En France, il ne fait pas bon gagner de l’argent. Le problème est qu’avec ce raisonnement, on ne voit pas l’autre côté du phénomène, qui est qu’avant de gagner de l’argent la plupart des entrepreneurs en ont perdu. Entreprendre demande d’accepter des sacrifices parfois extrêmement importants. On ne perçoit pas assez que l’argent n’est pas une finalité, mais la récompense de l’initiative d’individus qui ont réussi sans avoir été pour autant malhonnêtes.

13Si l’on revient à l’objectif éducatif, c’est évident néanmoins, en revenant sur la problématique des moyens, que l’on manque aujourd’hui cruellement d’enseignants formés et qualifiés pour enseigner l’entrepreneuriat. Cela n’est d’ailleurs pas spécifique à la France…

2 – Panorama géographique

14CV : Quand on voit les résultats des enquêtes internationales comme GEM[2] ou GUESSS[3], on se rend compte qu’il y a des cultures entrepreneuriales différentes d’un pays à l’autre, plus ou moins soutenues par leurs systèmes éducatifs. Comment résumerais-tu le paysage ? D’un côté, les pays neufs, les États-Unis, l’Australie, quelques pays émergents, et la vieille Europe de l’autre ? Comment comprendre la position de l’Angleterre ? Pourquoi est-elle en avance par rapport au reste de l’Europe en matière d’éducation entrepreneuriale ?

15AF : Je pense qu’il y a effectivement d’un côté les pays neufs avec, d’une part, les pays qui se sont développés récemment et, d’autre part, les pays créés par des individus qui étaient des migrants, parfois des parias. Quand on regarde les États-Unis, l’Australie, l’Afrique du Sud, c’est un peu cela, ce sont des anciennes colonies… Je pense qu’il y a une opposition culturelle entre ces pays neufs qui ont une grande culture entrepreneuriale liée à leur histoire et les pays anciens ancrés dans leurs traditions et contraints aussi d’une certaine manière par le poids de ces traditions. On peut revenir sur ce que l’on disait tout à l’heure de la France…

16Et entre les deux, il y a le Royaume-Uni. Il n’est ni d’un côté ni de l’autre. C’est un pays qui a une culture et une vraie compréhension de ce qu’est l’entrepreneuriat au sens large et des PME, c’est évident. Quand on regarde au niveau académique les cours qui sont donnés dans les universités, quand on regarde les chercheurs, il y a une communauté très nombreuse en entrepreneuriat et small business avec tout un tas de grands noms régulièrement cités, dont les travaux sont très mobilisés et qui ont essaimé en supervisant des thèses. Regarde, par exemple, tout ce qu’on a emprunté à Allan Gibb en éducation entrepreneuriale ! Mais quand on examine les chiffres de l’enquête GEM, le Royaume-Uni se situe loin derrière les États-Unis, des pays émergents et de l’Australie. Pour moi, c’est une position intermédiaire.

17Alors, que retire-t-on de ce panorama ? Il est bien évidemment en lien avec l’histoire de chacun des pays et la culture apparaît comme l’élément discriminant, mais pas que. Des variables situationnelles peuvent également jouer un rôle. On le voit particulièrement dans le cas des pays émergents. L’activité entrepreneuriale se situe à un niveau élevé parce que la situation économique et sociale du pays d’une certaine manière pousse les institutions et les individus vers l’entrepreneuriat, à travers la création d’entreprise par nécessité.

18CV : En effet, c’est l’histoire du développement de ces fameux pays qu’on disait neufs. Au début de leur histoire, cela a été une nécessité, de même que pour les pays émergents actuels. Donc, ils ont développé cette culture…

19AF : Donc est-ce qu’il faut voir l’entrepreneuriat avec ce regard-là ? C’est-à-dire : on fait ce qu’il faut quand c’est nécessaire ? C’est un sujet intéressant. Cela amène au fond l’idée qu’on est dans des cycles, à tous les niveaux : des cycles biologiques, des cycles qui s’appliquent à des produits, à des secteurs d’activités, des technologies, par lesquelles à un moment donné, il y a des divergences, il y a développement, maturité, stabilité et puis un déclin. Dans quelle phase de ce processus l’entrepreneuriat paraît le plus pertinent, le plus en adéquation, c’est vraisemblablement dans les phases d’émergence, de développement, certainement pas dans les phases de stabilité et de maturité, peut-être parfois à travers le sursaut, dans les phases de déclin.

20Quand on regarde les pays européens, ils sont dans des phases de maturité, de stabilité liées à leur histoire, à leur développement. Il n’est pas étonnant que ces pays cherchent avant tout à vivre sur des rentes qui se sont constituées au fil du temps. Et les acteurs dans ces pays-là sont plus habitués à des comportements routiniers. Ils ont beaucoup de difficultés à envisager le changement, surtout quand celui-ci comporte des incertitudes et des risques, comme on sait que c’est le cas avec le comportement entrepreneurial.

21CV : Ça ne peut changer qu’en situation de crise en fait…

22AF : Oui, c’est assez relié à une situation de crise, je pense. L’entrepreneuriat est un comportement risqué. Or les comportements risqués d’une manière générale ne sont pas des comportements naturels. Sauf pour une toute petite frange de la population : les personnes immergées depuis leur enfance dans le milieu entrepreneurial ou celles qui sont à la marge ne possèdent pas de rentes. Ça peut être lié à leur désintérêt pour les études. Ça peut être lié à un échec dans le parcours scolaire, dont on sait qu’aujourd’hui en France il est un peu l’alpha et l’oméga d’une vie sociale réussie. Il faut qu’à un moment donné l’entrepreneuriat malgré les risques et toutes ses conséquences possibles soit perçu comme une option acceptable, désirable, valorisée en tant que telle.

23On constate très clairement que le développement actuel des enseignements en entrepreneuriat est lié à des changements culturels, économiques et politiques. Les jeunes d’aujourd’hui y sont réceptifs, car ils sont bien davantage exposés que nous n’avons pu l’être à l’incertitude et à la difficulté de leur monde. Et ces jeunes ont peut-être des valeurs un peu différentes de celles qui étaient les nôtres à leur âge.

24CV : Ils sont aussi plus acculturés à l’international, donc ils voient un peu plus la diversité…

25AF : C’est symptomatique, en effet, de voir que nos étudiants qui vont passer six mois aux États-Unis, en Australie, en Amérique du Sud ou en Asie reviennent avec un état d’esprit complètement chamboulé, transformé, avec souvent une envie de création d’entreprise. Ça montre bien qu’au plan culturel, si tu restes dans le même environnement, probablement pas grand-chose ne va se passer. Parce que tu es très exposé à ce qui caractérise cet environnement-là en termes de culture, de valeurs, de choses à faire ou à ne pas faire, etc. Mais dès que tu en sors et que tu vas expérimenter d’autres cultures, d’autres types de comportements, tu en reviens profondément changé. Cela dit, on ne sait pas encore bien analyser en recherche les processus éducatifs qui transforment les comportements et la culture…

3 – État des lieux des connaissances sur l’éducation entrepreneuriale

26CV : Il existe maintenant une abondante littérature académique, mais tu fais dans ton article de 2013 dans Entrepreneurship & Regional Development (E&RD) un constat plutôt sévère : les objectifs d’apprentissage sont confus, les méthodes éducatives au sens large ne font pas consensus, les finalités mêmes ne sont pas partagées. Tu vas jusqu’à dire qu’on ne sait pas très bien ce qu’on fait en Éducation entrepreneuriale… Peux-tu préciser ton point de vue ?

27AF : Je ne sais pas si je suis sévère ou pas, j’essaie d’être réaliste et lucide par rapport à l’un de mes domaines de recherche. Effectivement, il y a de plus en plus de travaux qui sont faits dans le domaine. Et il y a de plus en plus de chercheurs qui s’y intéressent. Mais force est de constater que, dans cette quantité-là, le niveau de qualité est faible. Il y a très peu d’articles en Entrepreneurship Education qui ont été publiés par les meilleures revues en entrepreneuriat. Et les quelques-uns qui ont été publiés, par exemple dans Entrepreneurship Theory & Practice, ne sont pas forcément excellents sur le plan scientifique… Donc, le constat est qu’au fond on est dans un domaine très neuf, très émergent, qui intéresse de nombreuses personnes souvent d’une manière affective. Mais je reste convaincu qu’aujourd’hui, on dispose très peu de ces connaissances solides, de ces bases fondamentales éthiques, intellectuelles, philosophiques, qui permettraient de poursuivre le développement sur quelque chose de plus consistant et de plus solide.

28CV : Tu proposes trois voies pour avancer…

29AF : Bien sûr, ces trois voies peuvent être discutées, amendées, complétées… Mais il me semble qu’à un moment donné il faut se concentrer davantage sur un certain nombre d’objets et de concepts pour essayer de faire en sorte qu’il y ait un peu plus d’accumulation de connaissances. Par exemple sur la notion de compétences entrepreneuriales, sur comment enseigner la théorie de l’effectuation et le comportement effectual, sur ce qu’on appelle la construction des opportunités entrepreneuriales, la cognition entrepreneuriale ou le penser et l’agir entrepreneurial… il y a plein de notions qui font sens au premier abord quand on les évoque, qui semblent importantes, mais qui ne sont pas du tout approfondies dans une traduction éducative. Ça, c’est la première voie, celle de la focalisation.

30La deuxième voie, c’est d’essayer de sortir un petit peu de notre boîte, de notre silo et d’ouvrir nos recherches à des connaissances qui viennent d’autres disciplines, et notamment des sciences de l’éducation. Ça me semble véritablement important. On a des exemples en tête. Personnellement, j’ai véritablement été débloqué et j’ai commencé à faire des travaux intéressants sur l’évaluation des formations en entrepreneuriat quand j’ai compris l’intérêt de la Théorie du Comportement Planifié. J’ai perçu alors l’intérêt de lire des travaux dans d’autres disciplines, en particulier en psychologie cognitive qui utilisait ces concepts d’intention, d’attitude, d’auto-efficacité. Ça m’a permis d’y voir plus clair et de poursuivre avec certainement plus de cohérence et de consistance mes propres travaux. Tout à l’heure, avant de démarrer l’entretien, tu me disais que d’avoir été rapporteur de la thèse de Maxime Jore en sciences de l’éducation, t’avait permis de découvrir les processus d’autodirection des apprentissages. Ce qui t’a permis de conceptualiser beaucoup plus finement ta compréhension de l’apprentissage entrepreneurial. Donc, si tu veux, ces deux illustrations qui nous concernent, toi et moi, alors qu’on passe peut-être en France pour être en pointe sur ces questions, ces deux illustrations montrent qu’au fond on ne savait pas des choses importantes, qu’on les a découvertes en discutant, en investiguant ce domaine de l’éducation. De la même façon, j’ai beaucoup apprécié les travaux de Béchard (2005) sur les modèles d’enseignement qui m’ont vraiment permis de développer ma pensée et m’ont convaincu de l’intérêt qu’il y avait à utiliser davantage les concepts des sciences de l’éducation en entrepreneuriat. Donc la deuxième voie que je suggère, c’est celle de la connexion : sortez de cette boîte de l’entrepreneuriat ou de l’éducation entrepreneuriale dans laquelle vous êtes et nourrissez-vous des travaux en éducation, en psychoéducation, en psychologie, en psychologie cognitive, en sociologie de l’éducation, etc., afin de trouver des connaissances théoriques ou méthodologiques et de produire des connaissances nouvelles utiles ! C’est peut-être encore plus fondamental que la première voie que j’ai évoquée plus haut.

31Et puis la troisième voie que j’appelle réflexion, c’est la capacité à réfléchir de manière critique. Cela consiste à sortir de l’idée qu’on est les « rois du monde » et que nos pratiques sont les meilleures, pour les questionner, les interroger, les remettre en question. Pour que tout cela débouche sur des reformulations des nouveaux designs, des réflexions plus larges en intégrant toutes les dimensions de l’enseignement de l’entrepreneuriat. Et quand on a en tête un modèle d’enseignement tel qu’il a été proposé par Jean-Pierre Béchard, qui est le phare, on a vraiment toutes les composantes, la manière dont on pourrait le penser et dont on peut le fabriquer.

32CV : Oui… mais je pense qu’il lui manque l’environnement, le contexte. Il n’est pas assez présent.

33AF : Si il y est ! Dans un de ses chapitres, il évoque le contexte et l’environnement. Mais tu as raison, dans la façon dont j’ai retraduit ce modèle, l’environnement est totalement absent. Tu as raison, l’environnement au sens du contexte institutionnel est extrêmement important. Et dans les travaux de Jean-Pierre Béchard et dans les travaux en éducation, c’est une dimension fondamentale.

34CV : Oui, tout à fait, cet environnement est décisif. Pour toutes les raisons culturelles, sociétales qu’on a évoquées auparavant ; mais aussi au niveau organisationnel des institutions éducatives. C’est mon côté sociologue qui parle, ces deux instances normatives (la société et l’organisation) formatent la manière dont les gens conçoivent leurs rôles d’apprenant, de professeur, d’accompagnateur, etc., ainsi que leurs manières de penser et d’apprendre.

35AF : Oui, tu as raison, le contexte institutionnel est très important et il faut qu’on approfondisse ces dimensions-là. Parce que, pour revenir à l’état des lieux des connaissances académiques sur l’éducation entrepreneuriale, je pense que 1) c’est vrai qu’il y a de plus en plus d’articles, 2) ces articles sont publiés dans des revues de seconde zone, enfin des journaux qui pour moi ne sont pas des journaux de très grande qualité. Donc, on peut facilement être publié par ces journaux, mais ça n’est pas pour autant qu’on publie des connaissances utiles en matière d’éducation entrepreneuriale, c’est ça que je veux souligner. Ensuite, je dirais, quand j’ai passé en revue avec d’autres collègues énormément d’articles qui ont été publiés dans différents journaux, ceux que je viens d’évoquer plus d’autres comme Academy of Management Learning and Education, ET&P, Journal of Business Venturing, ou International Small Business Journal, donc des journaux d’un niveau de qualité supérieure, ce que l’on constate quand même c’est que la plupart du temps les interventions, les pratiques d’enseignement sont très faiblement décrites. Alors quand on veut essayer de les réutiliser, de les dupliquer, quand on essaie de les comparer à d’autres, ça devient très problématique, voire impossible.

36CV : Oui, en effet, c’est justement toute l’importance du contexte…

37AF : Bien sûr, et au sein du contexte, un des facteurs les plus importants, ce sont les enseignants eux-mêmes. Les enseignants avec leur background, leur histoire personnelle, leurs croyances, leurs épistémologies, etc. D’ailleurs, la dimension épistémologique est sous-étudiée dans les travaux en éducation entrepreneuriale. C’est un point sur lequel j’insiste dans mon article dans E&RD. S’intéresser aux enseignants en entrepreneuriat, et en faire des objets d’étude, ça me semble essentiel. Or il y a vraiment très peu de chercheurs – on les compte sur les doigts d’une main – qui ont réalisé des travaux sur ce sujet et qui apportent quelque chose d’utile. On voit bien qu’à la fois il y a beaucoup de travaux, mais d’un autre côté, il y a un faible niveau de qualité et par ailleurs qui ne s’intéresse pas forcément aux objets de recherches les plus essentiels pour faire véritablement progresser les connaissances académiques utiles à la communauté. C’est un peu mon état des lieux. Je suis peut-être sévère, je ne sais pas, je peux l’être aussi par rapport à mes propres travaux…

38CV : Oui, mais, en même temps, un domaine nouveau ne se construit pas en un jour. La pluridisciplinarité n’est pas facile à mener aujourd’hui. Elle est même contre-productive en termes de développement de carrière, si l’on regarde la façon dont fonctionne le monde académique. Ça peut donc s’expliquer assez facilement…

39AF : Oui, tout à fait, les explications on les a, les voies à suivre on les a aussi d’une certaine manière. Je pense qu’il faut encourager fortement la formation académique des éducateurs, des professeurs, des Associate ou Assistant professor, en entrepreneuriat. Ce qui me semble important, c’est que déjà de plus en plus d’enseignants ont un doctorat ou un PhD en entrepreneuriat, voire en éducation entrepreneuriale. Il faut encourager fortement la formation des formateurs, des enseignants, poursuivre ces actions-là et faire en sorte qu’elles soient du meilleur niveau possible. La critique que je fais est une critique qui se veut constructive et positive. Je suis résolument optimiste, mais quelque part, il faut être lucide, réaliste par rapport à ce qu’est la situation aujourd’hui. Prenons acte des causes et essayons collectivement d’y apporter des remèdes. Et je pense qu’on peut le faire au niveau individuel et aussi au niveau collectif, à travers des communautés, des associations ou des projets de recherche…

4 – Orientations pour la recherche en éducation entrepreneuriale

40CV : Ce que tu proposes représente un vrai défi Quand on regarde l’ensemble des choses qu’il faudrait arriver à réformer, revoir, faire advenir, par quel fil peut-on tirer cela ? Pousser des chercheurs à s’intéresser à un domaine qui n’est pas nécessairement le leur au départ, à aller chercher dans l’histoire de l’éducation, à consacrer du temps à faire de la pratique réflexive, à l’écrire, à documenter en détail ce qu’ils sont en train de faire, à le justifier, etc., aller au fond de leurs croyances, c’est un long effort…

41AF : Bien sûr que c’est un long effort. De la même manière que faire évoluer une culture pour la rendre plus favorable à l’entrepreneuriat, c’est aussi un long effort. Mais je dirais que par rapport à ça, il faut être lucide, ne pas se raconter d’histoire, ne pas voir la réalité plus belle qu’elle n’est. Être réaliste et lucide sur la situation, sur l’état des connaissances, sur l’état des pratiques, ça me semble fondamental.

42Ensuite, il faut mieux superviser les doctorats en entrepreneuriat et plus particulièrement ceux qui font des recherches en enseignement de l’entrepreneuriat. Mieux les superviser, cela consiste à mieux les orienter vers les objets de recherche les plus importants aujourd’hui. C’est un point de vue subjectif bien sûr, mais c’est un point de vue de chercheurs. Je parle de nous, mais je parle aussi de Norris Krueger, de Paula Kyrô, d’Allan Gibb, je parle de gens qui ont 10, 15, 25, 30 ans derrière eux de recherches dans le domaine. Il faut être plus rigoureux intellectuellement, être plus exigeant, ne pas accepter des choses moyennes.

43Il faut aussi encourager les formations de formateurs. Il faut peut-être, comme on l’a évoqué il y a deux jours, créer un journal pour diffuser plus largement les connaissances d’un bon niveau académique qui nous semblent être utiles. Ce qui veut dire faire de la traduction pour les enseignants qui ne sont pas des chercheurs ou qui n’ont pas une forte attirance vis-à-vis de la recherche. Je crois qu’il y a plein de petites actions qui peuvent être envisagées, sans se situer nécessairement sur un horizon trop moyen ou long terme. Il y a déjà plein de choses qui pourraient être faites. Peut-être créer une communauté de chercheurs en éducation entrepreneuriale… Je constate un certain nombre d’initiatives à ce niveau, en France et ailleurs.

44CV : Oui, j’ai l’impression que ça commence à se faire. Mais il faut pour cela arriver à la nourrir avec des chercheurs en éducation intéressés. Il commence à y en avoir. J’ai reçu des demandes dans ce sens. Et l’on voit bien aussi qu’il y a une grande convergence des pensées, même si elles n’étaient pas connectées au départ. Mais il y a aussi des résistances, parce que la communauté française des chercheurs en éducation reste assez francophone et elle avait tendance à voir d’un très mauvais œil tout ce qui avait une connotation économique.

45AF : Oui, bien sûr, il y a des idéologies. L’entrepreneuriat n’est pas forcément leur tasse de thé. En effet, j’ai été comme toi dans des colloques d’éducation. Notamment, je me souviens d’un colloque au Maroc, je n’ai pas été hué, mais j’avais face à moi des sourires narquois…

46CV : Maintenant, je pense que les esprits me semblent plus mûrs pour faire des collaborations en utilisant des concepts des deux côtés qui vont se fertiliser mutuellement et mettre en place des protocoles qui soient plus riches aussi sur le plan qualitatif. Parce que je pense qu’un des dévoiements est de croire que la fin de la preuve est dans le modèle statistique à équation structurelle. Je ne suis pas très convaincue de cela…

47AF : Pour moi, c’est un faux débat. Il y a des modes, des incitations, en particulier celle que tu dis. Mais il faut les deux. C’est une évidence. Je ne partirai pas dans une opposition des deux. J’aime bien la position de Bruyat par rapport à ça. Je trouve qu’elle est à la fois très intelligente et très nuancée. Ça ne sert à rien d’avoir un débat du style c’est le quantitatif qui est important et qui compte du point de vue scientifique versus c’est le qualitatif. Pour moi, c’est du temps perdu.

48On sait que les approches qualitatives permettent de rentrer dans la complexité de certains mécanismes et de mieux comprendre ce qui est en jeu, la manière dont ça se passe, etc. Mais, si tu veux, ce qui manque au niveau des études quantitatives, c’est la réplication. Pourquoi n’y a-t-il jamais de réplication d’études ? C’est un non-sens. Quand tu prends d’autres disciplines comme la médecine, la biologie, la réplication est une stratégie de recherche. Elle n’est pas simplement liée à des intérêts individuels, elle est liée à une nécessité. Celle de donner la preuve que ce que l’on a observé dans une étude a bien un caractère général ou généralisable. Chez nous en entrepreneuriat, combien peux-tu me citer de réplications ? Je veux dire des recherches qui partent d’une étude quantitative qui a été faite dans un contexte donné avec un échantillon donné à un moment donné. J’utilise le même cadre théorique, la même méthodologie sur un autre échantillon, dans un autre contexte. Puis j’observe les résultats : sont-ils similaires, différents et comment je peux interpréter les similitudes, les différences, etc. Ça, c’est la réplication. La réplication, il n’y en a pas en entrepreneuriat.

49CV : En effet… Mais la difficulté de la réplication en éducation, c’est que l’environnement d’apprentissage est fortement influençant et qu’il est complexe à cerner. Ce qui nous ramène à la question des contextes éducatifs que nous avons évoquée plus haut. Il se trouve que je viens de conduire des recherches de ce type, qui utilisent le même cadre théorique dans plusieurs environnements pédagogiques différents et comparent les résultats. Je pense que les profs comme tu le disais tout à l’heure, leurs valeurs, leurs croyances, leurs épistémologies même, représentent un facteur dominant. Mais il n’y a pas que cela. Il y a aussi les croyances normatives partagées par les étudiants dans leurs écoles et leurs mondes. Et cela joue également un rôle très fort. Donc, qu’est-ce qui va dominer ? En l’occurrence dans les papiers dont je te parle, on regarde les émotions vécues et les phénomènes de leadership dans les équipes. Dans les deux cas, on obtient des choses divergentes. Non pas en termes de configurations de leadership, c’est à peu près pareil, mais par contre, en termes d’émotions vécues, ça ne ressemble pas du tout. Ce qui a des effets nets sur les scores de pro-activité et sur les intentions d’entreprendre déclarées. Donc on essaie de comprendre ce qui fait que dans les deux contextes on n’obtient pas les mêmes résultats. Une hypothèse que nous avons, c’est que l’approche éducative utilisée dans les deux cas ne repose pas sur les mêmes valeurs. Donc ça viendrait finalement des croyances et des modèles de pensée des éducateurs. Mais je pense que ça provient également du profil des étudiants, de leurs attentes vis-à-vis du dispositif, de leurs croyances sur l’apprentissage et de la finalité générale qu’ils en perçoivent. Et tout ça produit une ambiance, un climat plus ou moins favorable. Donc, c’est difficile de discerner lequel de tous ces facteurs est le plus important. Je ne saurais pas encore dire, aujourd’hui, il faudrait encore d’autres réplications pour le juger…

50AF : Tu soulignes effectivement l’intérêt de telles recherches, mais qu’au fond ça prend énormément de temps avant d’arriver à un résultat et à une interprétation de ce résultat. Tout ça me fait penser à un article qui a été publié en 2005 par un journal pas très coté d’ailleurs. C’est un article sur l’évaluation des formations d’entrepreneuriat, qui reste principalement à un niveau conceptuel et où je mets en avant toutes les variables éducatives qu’il faudrait prendre en compte au sujet de l’impact de l’enseignement, en particulier, les enseignants, l’environnement institutionnel, etc. Et curieusement, c’est mon article le plus cité avec plus de 300 citations. Mais ensuite, assez récemment, dans un jury d’HDR j’ai eu l’occasion de découvrir les travaux d’un psychologue québécois, Claude Fernet, qui a travaillé sur la passion des enseignants pour leur discipline. Il a des articles publiés dans de très bonnes revues (Carbonneau, Vallerand, Fernet et Guay, 2008 ; Fernet, Lavigne, Vallerand et Austin, 2014). Or cette notion est totalement absente de nos travaux. Dans son modèle, il y a la passion évidemment, mais aussi le burn-out qui peut en découler selon la jeunesse, le degré d’autonomie des enseignants, leur satisfaction au travail et leurs perceptions positives ou non des comportements étudiants dans la classe. Ça, c’est une approche critique précieuse et précise pour nous en Entrepreneurship Education.

51CV : Oui, effectivement, je pense que c’est un des points sur lesquels il va falloir revenir beaucoup. Parce que c’est un moteur essentiel. Il faut d’abord donner envie. Pour former des gens à être libres, il y a tout un aspect de modelage, qui nourrit les motivations premières à agir. L’émotion et la passion sont au départ de l’engagement dans quoi que ce soit. On ne peut pas en faire abstraction. Et effectivement on ne la connaît pas beaucoup et on ne la prend pas bien en compte, pour l’instant en tout cas. À ce sujet, j’ai une question qui te concerne : qu’est-ce qui t’a poussé à travailler sur ce sujet, l’éducation entrepreneuriale ? Quelle est ta motivation ? Aurais-tu une passion pour le sujet ?…

52J’ai démarré très tôt ma carrière académique après une carrière professionnelle dans d’autres domaines. Elle démarre en 1991, lorsque je suis recruté par Philippe Albert, qui est un pionnier de l’entrepreneuriat en France dans le milieu de l’enseignement supérieur. À cette époque, je n’ai ni DEA ni thèse. Je comprends très vite qu’il faut me qualifier académiquement, même si à l’époque pour travailler dans les Business Schools, ce n’était pas perçu comme une obligation ni même comme quelque chose d’important. Donc je passe un DEA en 1992. Puis, en 1996, je soutiens ma thèse sur le comportement entrepreneurial des ingénieurs français. Et dans cette thèse le rôle du système éducatif est analysé en profondeur. Il apparaît comme un déterminant de ces comportements ou non-comportements entrepreneuriaux des ingénieurs français. Donc il y a déjà un très fort intérêt au moment de ma thèse. Ensuite, étant enseignant en entrepreneuriat avec des idées et des projets de recherches dans le domaine, j’ai la conviction très tôt que l’enseignement en entrepreneuriat est quelque chose d’important, même si à l’époque on n’en parlait pas beaucoup. Il y avait juste Allan Gibb qui était l’auteur de référence à l’époque. Et mon premier Working Paper, qui est aussi pas mal cité, n’a été publié nulle part, c’était juste une communication dans une conférence en Entrepreneurship Education & Training qui n’existe plus aujourd’hui (INTENT). Depuis ce premier papier en 1997, mon intérêt et mon engagement n’ont jamais cessé.

53CV : Comment expliques-tu cela aujourd’hui ?

54AF : Pour moi, l’éducation c’est fondamental, en général. Je suis quelqu’un de convaincu. J’ai toujours été convaincu de l’importance de l’éducation. Je suis plus un homme de savoirs au sens large. Quelqu’un qui aime utiliser des connaissances, acquérir des connaissances, qui aime en produire et les partager, diffuser, transmettre. Je ne l’explique pas autrement que par cette intime conviction, que j’ai toujours eue, bien avant que je n’entre dans la carrière académique, de l’importance de l’éducation, de l’importance de l’enseignement, du rôle essentiel des éducateurs, des enseignants, en tant que transmetteurs. Pas simplement de connaissances, mais de valeurs aussi. Ça m’a donné envie de m’engager au sens complet du terme, de faire des recherches et d’avoir cette passion pour le domaine… Je n’ai pas d’autre explication, je ne vois pas d’autres leviers, d’autres facteurs.

5 – Les valeurs et la culture entrepreneuriale sont le cœur de l’éducation et de la recherche

55CV : Penses-tu que l’entrepreneur et l’éducateur en entrepreneuriat ont fondamentalement des choses en commun ? Ou penses-tu que c’est différent d’être axé sur la connaissance plutôt que sur l’action entrepreneuriale ?

56AF : Moi, je pense qu’on est dans des comportements humains qui ont des conséquences importantes aux niveaux économique et social et qu’au fond ce que l’on transmet ou devrait transmettre, ce n’est pas que de la connaissance, c’est autre chose. Et notamment, ce sont des valeurs pour moi. La plupart de mes cours en entrepreneuriat démarrent par une mise en perspective historique, géographique, comme tu l’as fait d’ailleurs, dans ton guide d’entretien. C’est essentiel de démarrer un cours par ça. C’est-à-dire : vous n’avez peut-être jamais entendu parler de l’entrepreneuriat ou vous en avez entendu parler, on va essayer de clarifier ce qu’il y a derrière ces notions. Et puis on va parler de ces comportements qui en fonction des contextes présentent des similitudes, mais aussi des différences, qu’il faut avoir bien comprises. En bref, si vous voulez créer votre entreprise, ce n’est pas la même chose de le faire en France ou aux États-Unis ou de le faire en Inde, en Chine, etc. Donc, comment intégrer dans une réflexion, dans un comportement, ces éléments-là qui appartiennent à la culture, à l’histoire, à la hiérarchisation des valeurs, c’est essentiel pour moi. C’est en cela, vraisemblablement qu’il peut y avoir un pont entre les entrepreneurs et les éducateurs en entrepreneuriat : certains partages de valeur.

57CV : C’est ça qui va leur permettre de se rejoindre en fait…

58AF : Oui, c’est ça qui nous permet de nous comprendre. C’est ce que je constate quand j’invite des entrepreneurs dans ma salle de cours et que je fais une intervention face à eux qui sera suivie ensuite de leur témoignage. Que ce soit dans les questions, les commentaires qu’ils me donnent au fur et à mesure que le cours se déroule et ensuite quand on se retrouve seuls pour échanger. Je vois en fait qu’on parle le même langage en définitive. On n’a pas la même casquette, on n’a pas le même point de vue, on n’a pas le même background, mais on parle un langage commun, on se comprend. Et ça tient beaucoup de ce partage de valeurs, de cette compréhension intime des situations, des problématiques, dans lesquelles peuvent se trouver les entrepreneurs.

59Cette compréhension existe parfois aussi, et elle est importante, entre nos gouvernants, la société et la communauté des entrepreneurs. Quand j’ai fait la première étude avec le ministère de la Recherche et de la Technologie, la première intervention de Béatrice D’Allemans, c’était de dire : « Les meilleurs enseignants entrepreneuriat sont des entrepreneurs. Ceux qui l’ont fait eux-mêmes ont la capacité d’enseigner. » Je lui ai dit : « Bien sûr que non ! » J’étais là, on a échangé et discuté. Je lui ai démontré que l’on pouvait tout à fait enseigner l’entrepreneuriat sans jamais avoir été soi-même entrepreneur. Mais la condition me semblait être d’avoir côtoyé d’une manière très approfondie, intime, des entrepreneurs, pour avoir compris au fond ce socle de valeurs qui les anime, qui est important pour eux. Et pour avoir compris aussi ce qu’est leur vie, la situation dans laquelle ils sont, la manière dont ils font face à certains types de problèmes, etc. Donc, pour revenir à la question précise, le dénominateur commun qui me semble le plus important, c’est le partage de valeurs.

60CV : Les valeurs font partie aussi des dimensions institutionnelles en jeu dans l’éducation au travers de la culture des organisations académiques…

61AF : Oui, la culture d’une institution académique, son histoire, ça revient un peu à ce que l’on a pu dire sur un pays, ou une société au début de l’entretien. Ce sont les mêmes éléments. Tu prends une école comme EMLYON Business School, en termes de culture entrepreneuriale et de partage de cette culture par l’ensemble du corps social, ça n’a rien à voir avec des institutions qui ont démarré plus tardivement ou avec des motivations différentes.

62Au niveau institutionnel, tu as ensuite la question des moyens. Dans le domaine de l’entrepreneuriat, on est conditionné par les moyens qui s’appellent budget, salles, positionnement dans le curriculum, etc. Je fais par exemple des cours en Executive MBA le week-end. Cela rend très difficile le fait de faire intervenir des entrepreneurs, qui sont très occupés la semaine et qui ont envie de se détendre le week-end. Il y a des vraies contraintes institutionnelles. Je ne peux pas utiliser du learning by doing, de la pédagogie active si j’ai 400 étudiants face à moi, or ça arrive dans nos cours… Donc, quelque part, si tu pars du modèle d’enseignement de Béchard (1998, 2005), il va falloir au cas par cas le dégrader en fonction de ces variables et ces contraintes institutionnelles. Bien sûr que c’est important. Je reste quand même convaincu qu’il y a une hiérarchie dans tous ces éléments et que ça part de la culture, des valeurs pour en arriver aux variables institutionnelles et conceptuelles.

63CV : Oui, mais comment fait-on pour transformer les valeurs ? Ce que tu dis me fait penser à l’expérience du Centre d’Innovation et de Recherche en Pédagogie de la Chambre de Commerce de Paris. Il a pour mission d’accompagner des changements et de favoriser des innovations pédagogiques. Or là où ses interventions ont débouché sur des changements significatifs dans la pédagogie des écoles, c’est parce que les valeurs éducatives y étaient déjà très fortes, elles préexistaient en quelque sorte. Elles pouvaient alors légitimer l’action d’acteurs innovateurs dans ce domaine et structurer des rapports de force favorables au changement pédagogique. Mais faire émerger de nouvelles valeurs éducatives paraît bien long et compliqué…

64AF : Oui, je vois bien à la fois la difficulté et le fait que les valeurs ne sont pas forcément identifiables, perceptibles avec une probabilité de se tromper de réforme. Mais on peut les saisir peut-être d’une manière indirecte. Tu peux voir ce qu’est l’ADN d’une institution. Ce que sont ses valeurs essentielles à travers un ensemble de pratiques, de comportements, une documentation… Tu vois par exemple dans la plupart de nos grandes écoles, on a mis l’entrepreneuriat en première ligne, en vitrine. Mais quand on invite des entreprises, dans des « Job Events », dans des forums, ce sont avant tout des grandes entreprises. On n’invite pas les start-up, on n’invite pas les petites entreprises. Même à EMLYON… Il y a une contradiction entre ce que l’on affiche dans la communication et la réalité de ce que sont les institutions. Ce qu’elles sont réellement, ce sont ces valeurs qui dirigent les comportements de leurs dirigeants, de leurs professeurs, etc.

65Au fond, on est dans des poupées russes… Car toute école se situe dans une société au sens large, qui a ses propres valeurs et sa culture… Une institution éducative peut-elle être complètement en contradiction avec tout ça ? Peut-elle porter très fortement des valeurs différentes qui vont orienter ses étudiants d’une manière complètement différente de ce qui se passe dans d’autres institutions ?… Ça pose toutes ces questions-là.

66CV : Oui, en effet… car les Business Schools focalisées sur les rankings et les accréditations ont tendance à standardiser leurs stratégies, à négliger la dimension pédagogique et comme toutes les bureaucraties professionnelles universitaires, à rester fort éloignées des contextes et milieux entrepreneuriaux réels. On y observe plutôt un certain conservatisme à l’opposé des comportements entrepreneuriaux innovants et un mode d’apprentissage académique bien différent de celui des entrepreneurs par exploration, essai-erreur-rebonds Tout cela ne favorise ni le modelage des étudiants ni l’intégration dans le milieu entrepreneurial… L’exemple d’Advancia raconté par Vidal et Redien-Collot (2011) est instructif. Ils n’ont pas réussi à instaurer durablement un modèle d’école dédié uniquement à l’entrepreneuriat et ont été rattrapés par le modèle classique de la Business School…

67AF : Je me demande aussi si le problème a été pris par le bon bout. Certes, il y avait beaucoup de dispositifs innovants très favorables au comportement entrepreneurial. Mais je crois qu’ils n’étaient, à l’époque, pas tout à fait légitimes socialement et académiquement. Il n’y avait pas le socle. Et quand il n’y a pas de socle, essayer de bâtir une stratégie, c’est très compliqué…

68CV : Je crois qu’il y a eu un soutien fort au départ de la Chambre et des processus internes d’innovation permanente proches d’une start-up. Et quand on interroge les acteurs de l’époque, cet esprit semblait largement partagé. Mais il est vrai qu’il restait un gouvernement bureaucratique au sommet et lorsque les moyens ont commencé à manquer, avec des contraintes externes d’accréditation et dans le cadre d’une société française anti-entrepreneuriale, l’investissement n’était plus tenable. Effectivement, la recherche n’était sans doute pas assez forte à ce moment-là et l’école n’a pas pu se légitimer par là. Ce qui veut dire que c’est un effort de très longue haleine de créer des institutions comme celle-là et de les faire durer…

69AF : Oui, bien sûr, tu as raison, c’est un effort de très longue haleine. Mais tu ne peux pas te permettre de faire une erreur de diagnostic au départ, notamment sur l’importance de la recherche. Si tu veux être accrédité et si tu veux être encore là demain, il faut que tu aies une activité de recherche conséquente en lien avec ta stratégie et permettant de nourrir et légitimer tes enseignements. Dans le cas d’Advancia, je crois que c’est arrivé trop tard.

70CV : Oui, mais en même temps, je trouve que l’organisation de la recherche en général n’est pas très favorable au développement d’une recherche interdisciplinaire entrepreneuriale porteuse de valeurs assez divergentes par rapport aux paradigmes scientifiques dominants dans le monde académique. Là, je reprends Sarasvathy et Venkataraman (2011), mais par essence et par formation un chercheur a souvent tendance à être plus positiviste que pragmatique et socio-constructiviste… Les deux dernières voies que tu proposes, l’interdisciplinarité et le fait de remettre fondamentalement en question le rapport au savoir engagé dans nos propres pratiques, c’est une petite révolution épistémologique à conduire…

71AF : Oui, c’est un point très important et qu’on n’a pas beaucoup abordé. Mais c’est vrai qu’on est contraint par nos références et nos structures de recherche. Il y a des incitants pour faire de la recherche d’une certaine manière, en utilisant certaines méthodes, certaines épistémologies, c’est clair. Mais je pense que l’on a la possibilité de dire : « O.K., c’est une contrainte, comment on peut l’intégrer ? » Ou bien on a l’autre voie qui consiste à dire : « Comment je peux combattre cette contrainte ? », déjà ne pas la voir comme une contrainte et convaincre les collègues. C’est un peu ce que disait Oscar Wilde d’une certaine manière à propos des individus et de la manière dont ils voient le monde. Est-ce que je prends le monde tel qu’il est ? Ou est-ce que j’ai envie de le changer en fonction de ce que je pense, de mes aspirations, de mes projets ? Et c’est là pour moi l’aspect entrepreneurial des académiques, si tu veux. Et c’est sur ce partage de valeurs que l’on peut rejoindre les entrepreneurs. C’est qu’au fond, il a aussi une révolution à faire, des innovations à produire au sein de notre propre monde. Il y a du boulot et des sacrifices qui vont avec, et des risques et de l’incertitude…

Notes

  • [1]
    Rapport MORTIER en 1996 ; Rapport BERANGER, CHABBAL et DAMBRINE en 1998.
  • [2]
    Global Entrepreneurship Monitor, rapport 2013 publié en janvier 2014 disponible sur http://www.gemconsortium.org/docs/3106/gem-2013-global-report.
  • [3]
    Global University Entrepreneurial Spirit Students’ Survey. Tous les rapports depuis 2003 sont accessibles sur le site http://www.guesssurvey.org/
Français

Alain Fayolle est professeur en entrepreneuriat à EMLYON Business School. Il a été élu en 2013, par ses pairs, au Comité Exécutif de la Division Entrepreneuriat de l’Academy of Management. À ce titre, il a été l’année dernière PDW (Professional Development Workshop) Chair et cette année il a la responsabilité entière du programme en tant que Program Chair. Il est reconnu comme l’un des meilleurs experts mondiaux de l’éducation entrepreneuriale et a participé à ce titre à de nombreux rapports, projets et enquêtes internationales sur le sujet. Il a reçu en 2013 l’European Entrepreneurship Education Award pour l’ensemble de ses travaux. Dans un article récent très remarqué (Fayolle, 2013), il dresse l’état des lieux et propose des orientations originales de ce champ émergent de la recherche. Caroline Verzat l’interroge ici sur sa vision personnelle des questions clés qui structurent le domaine ainsi que sur l’histoire et les spécificités de l’éducation entrepreneuriale en France par rapport aux autres pays du monde.
L’entretien commence par un panorama historique puis géographique, avant de dresser l’état des lieux des connaissances académiques disponibles actuellement. Il débouche sur des propositions très concrètes permettant d’orienter dès maintenant le travail des chercheurs et formateurs en éducation entrepreneuriale. Le point clé qui se dégage au final, c’est le vécu intime, le partage et la diffusion des valeurs entrepreneuriales.

Bibliographie

  • BÉCHARD J.-P., GREGOIRE D. (2005), « Understanding Teaching Models in Entrepreneurship for Higher Education ». In P. Kyrö, C. Carrier (dir.). The Dynamics of Learning Entrepreneurship in a Cross Cultural University Context. University of Tampere Research Centre for Vocational and Professional Education, pp. 104-134.
  • En ligneBÉCHARD J.-P., TOULOUSE J.-M. (1998), « Validation of a Didactic Model for the Analysis of Training Objectives in Entrepreneurship », Journal of Business Venturing, 13(4) 317-332.
  • BÉRANGER J., CHABBAL R., DAMBRINE F. (1998), Rapport sur la formation des ingénieurs à l’entrepreneuriat, Rapport pour Mr le secrétaire d’État à l’Industrie, http://www.yolin.net/bechadam.html.
  • BIRCH DAVID G.W. (1979), The Job Generation Process. Cambridge, Mass.: M.I.T. Program on Neighborhood and Regional Change.
  • En ligneCARBONNEAU N., VALLERAND R.J., FERNET C., GUAY F. (2008), « The role of passion for teaching in intra and interpersonal outcomes », Journal of Educational Psychology, 100(4) 977-987.
  • FAYOLLE A. (1999), L’enseignement de l’entrepreneuriat dans les universités françaises : analyse de l’existant et propositions pour en faciliter le développement, Rapport rédigé à la demande de la Direction de la Technologie du Ministère de l’Éducation nationale de la Recherche et de la Technologie, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/014000260/0000.pdf.
  • En ligneFAYOLLE A. (2005), « Evaluation of entrepreneurship education: behaviour performing or intention increasing? », International Journal of Entrepreneurship and Small Business, 2(1) 89-98.
  • En ligneFAYOLLE A. (2013), « Personal views on the future of entrepreneurship education », Entrepreneurship and Regional Development, 25(7/8) 606-701.
  • En ligneFERNET C., LAVIGNE N., VALLERAND R., AUSTIN S. (2014), « Fired up with passion: Investigating how job autonomy and passion predict burnout at career start in teachers », Work & Stress, 28(3) 270-288.
  • En ligneKURATKO D.F. (2005), « The Emergence of Entrepreneurship Education: Development, Trends, and Challenges », Entrepreneurship Theory and Practice, 29, 577-598.
  • MORTIER D. (1996), Réflexions et propositions sur la création d’entreprises à forte croissance, Rapport rédigé à la demande du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie.
  • En ligneSARASVATHY S.D., VENKATARAMAN S. (2011), « Entrepreneurship as Method: Open Questions for an Entrepreneurial Future », Entrepreneurship Theory and Practice, 35, 113-135.
  • En ligneVIDAL F., REDIEN-COLLOT R. (2011), « Faire école en entrepreneuriat », Entreprendre et Innover, 11-12, 33-43.
Caroline Verzat
Professeur à Novancia Business School
Chercheur associé au Laboratoire Regards, Université de Reims-Champagne Ardennes
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/04/2015
https://doi.org/10.3917/entre.132.0015
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Académie de l’Entrepreneuriat et de l’Innovation © Académie de l’Entrepreneuriat et de l’Innovation. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...