CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 C’est un livre important que propose H.Guillemain avec la publication de sa thèse portant sur une histoire culturelle et religieuse des pratiques thérapeutiques et des maladies mentales dans la France du XIXe et du premier XXe siècle. Si ce champ a donné lieu à d’importants travaux de philosophes avec Michel Foucault et Marcel Gauchet, il demeure cependant toujours mal connu des historiens, surtout lorsqu’il s’agit de croiser des territoires qui se sont jusque-là ignorés. S’intéresser à une histoire de la thérapeutique des souffrances mentales interroge à la fois l’histoire de la médecine et l’histoire religieuse. Il s’agit là de mettre en scène les interactions entre les deux domaines et souligner le processus d’émancipation de la science médicale vis-à-vis du champ religieux. En effet, à propos des tourments de l’âme, les médecins ont observé les pratiques des clercs et les ont adaptées à un savoir médical. Hervé Guillemain a emprunté un sentier nouveau, non pas celui de l’histoire de l’institution asilaire, mais celui d’une approche historique des pratiques thérapeutiques en questionnant le corpus de production de praticiens oubliés comme les exorcistes, les médecins catholiques, les aumôniers et les directeurs de conscience. Ces acteurs placés à la frontière de la médecine, la psychologie et la spiritualité ont laissé des archives avec notamment l’ordre de Saint-Jean de Dieu qui s’est spécialisé au XIXe siècle dans le soutien aux aliénés et la Société Saint-Luc regroupant des médecins catholiques. La Compagnie de Jésus a aussi conservé les traces de certains de ces directeurs de conscience recherchés et d’exorcistes réputés. Trois temps scandent cet ouvrage qui balaie un siècle de réflexions sur la cure d’âme et la maladie mentale, des années 1830 au cours desquelles sont réorganisés les réseaux de l’institution asilaire aux années 1930 durant lesquelles se diffuse en France la nouvelle science psychanalytique.

2 Jusqu’en 1860, la présence du religieux règne dans tous les asiles, publics et privés, mais également dans les systèmes de représentation de l’aliénisme et du traitement moral. C’est le temps de la religion salvatrice. La maladie est perçue à travers le prisme des croyances et les pratiques religieuses se confondent avec les actes thérapeutiques.

3 Le médecin devient en quelque sorte un nouveau prêtre. L’offre asilaire se déploie rapidement au cours du premier XIXe siècle, suscitant la multiplication du nombre de pathologies que l’on interprète à la lumière de la « déchristianisation » de la société. Dans une deuxième partie, H. Guillemain part du moment 1860 qui opère une césure entre la science médicale et la religion, pour souligner une transformation des rapports entre la médecine et le catholicisme qui interroge sur la place des aumôniers et des personnels congréganistes dans les asiles et conduit à une rénovation théologique avec l’affirmation d’une médecine catholique. La science est également convoquée pour interpréter les stigmates et les signes de la possession.À la fin du XIXe siècle, le regard de l’Église évolue avec les avancées du savoir médical.À partir d’un réexamen des pratiques exorcistes, le diable est désormais davantage médicalisé tandis qu’avec la mode de l’hypnotisme émerge la thèse de l’inconscient remettant en cause l’existence de l’âme et soulevant une importante problématique théologique. Le troisième temps du livre s’attache au premier XXe siècle avec la résurgence du religieux dans l’univers médical. Les guérisons de Lourdes interrogent les scientifiques et la psychothérapie rend le directeur de conscience plus rigoureux devant les maladies nerveuses.

4 C’est cependant l’arrivée tardive de la psychanalyse en France qui permet à Hervé Guillemain d’ouvrir un dossier passionnant avec l’examen de la résistance catholique à la théorie du célèbre savant viennois. Si les obstacles demeurent essentiellement théoriques, concernant surtout une anthropologie fondée sur le sexe, il n’en est pas moins vrai que les travaux de Freud ont reçu un écho plutôt favorable parmi des écrivains et des théologiens catholiques de l’entre-deux-guerres formés au néothomisme, allant même jusqu’à tenter d’élaborer une psychanalyse catholique avec le philosophe Robert Dalbiez en 1936. Des échanges s’instaurent entre prêtres, médecins, psychiatres et psychanalystes. Des groupes d’études se montent avec les rencontres du docteur René Biot à Lyon et les journées de psychologie religieuse. Il en résulte une meilleure appréhension du sens de la vocation et une nouvelle approche – permettant de mieux distinguer ce qui relève de la pathologie et des tourments de l’âme – des pratiques de la direction de conscience, cédant progressivement la place à un accompagnement spirituel soucieux de la personne. Si la psychanalyse va mettre du temps à s’imposer dans le champ des pratiques psychothérapeutiques, son succès sera tel qu’elle s’affirmera au cours du second XXe siècle comme une nouvelle forme de direction de conscience, une histoire là encore pratiquement inconnue en dehors des cercles de l’érudition spirituelle et théologique. Malheureusement, l’auteur termine son approche au milieu du siècle. Il aurait été passionnant qu’il la poursuive jusqu’aux temps de la « révolution psychanalytique », qui correspondent à un moment de mutation importante opérée au sein du catholicisme grâce à la rénovation conciliaire qui pose un regard différent sur la société moderne et les sciences en général. S’achève ainsi un long processus de transfert de sacralité entre le médecin et le prêtre qui s’est amorcé avec la rupture épistémologique des années 1860, puis la « révolution copernicienne » de la conscience à la Belle Époque.

5 Sur un sujet mal connu des historiens qui est celui des représentations de la folie et des maladies mentales, ce livre inaugure un nouveau chantier de recherche avec les interactions entre la médecine et la religion. Il réussit à démontrer la fécondité d’un travail aux interfaces de l’histoire religieuse, de l’histoire culturelle et de l’histoire sociale, à l’heure où le catholicisme est traversé par de nouvelles formes de religiosité avec le renouveau charismatique, la redécouverte des prières de guérison et l’engouement pour les pratiques exorcistes. Ce livre témoigne de la fidélité de l’historien à son temps et prouve que de nouveaux chantiers peuvent toujours émerger à condition de pratiquer une salutaire interdisciplinarité à l’image des pères fondateurs de l’école historique française.

Bruno Dumons
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/03/2008
https://doi.org/10.3917/rhmc.551.0217
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