CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Voici un livre neuf au moins à double titre. D’abord, parce qu’il renouvelle largement l’histoire religieuse de la capitale pour le XIXe siècle. En effet, peu d’études ont, de manière spécifique, abordé l’histoire de Paris sous l’angle religieux. En cela, il comble une lacune en souffrance depuis bien longtemps. Ensuite, parce qu’il fournit à cette occasion une étude de cas très fouillée sur les rapports entre ville et religion, qui constituent aujourd’hui un angle d’approche particulièrement fécond en histoire religieuse mais également en histoire sociale  [12]. Jacques-Olivier Boudon continue donc à inscrire ses recherches sur un terrain d’une grande fécondité, se situant aux interfaces du religieux et du social, comme il l’a déjà fait auparavant avec l’analyse prosopographique du corps épiscopal français au XIXe siècle  [13]. Une approche que l’historiographie française n’a encore que bien peu abordé au regard des autres historiographies, en particulier italienne et anglo-saxonne  [14].

2L’objectif est donc de comprendre comment Paris tente de s’imposer comme capitale religieuse dans la France de Napoléon III. À l’heure de l’alliance du trône et de l’autel, le catholicisme parisien se dote d’une influence et d’un pouvoir grandissants face à celui de la capitale des Gaules, ancré dans le souvenir de l’épisode fédéraliste, blessé par la terreur révolutionnaire, attaché à la légitimité et tourné vers l’ultramontanisme. Le mouvement séculaire qui fait de Paris l’incontestable capitale du pays, dotée d’administrations nationales, a également son implication dans le domaine religieux, en particulier dans l’organisation du catholicisme français, avec la présence du ministère des Cultes et de la nonciature. Paris devient alors un véritable « carrefour des pouvoirs politiques et ecclésiastiques » qui tend à l’ériger en capitale religieuse. À juste titre, l’auteur examine au moins trois traits consécutifs à la notion de « capitale »: la force d’attraction, le rôle de commandement, la puissance de représentation.

3La première partie du livre s’efforce de mesurer précisément cette capacité d’attraction de Paris sur les autres diocèses français. En premier lieu, l’auteur s’est interrogé sur l’essor du clergé parisien qui témoigne d’un afflux de prêtres de province, venant des diocèses voisins de l’Île-de-France mais aussi des hautes terres du Massif Central, et qui s’affirme également dans la croissance de groupes particuliers comme ceux des membres de l’administration diocésaine, du clergé paroissial, de banlieue notamment, des aumôniers et des professeurs. Cette force d’attraction est en partie le résultat d’une politique d’incitation de l’archevêché, qui cherche à recruter les meilleurs talents du clergé français. Pour cela, il tente de constituer un pôle intellectuel capable de rayonner sur l’espace national, en s’appuyant sur un large attrait des séminaires parisiens, notamment celui de Saint-Sulpice, le renouveau de la faculté de théologie, le développement de l’École des Hautes Études Ecclésiastiques, appelée « École des Carmes », et la fondation d’un lieu d’apprentissage de la prédication avec le chapitre Sainte-Geneviève. À cette concentration intellectuelle s’ajoutent la force congréganiste, en particulier masculine, qui inquiète de plus en plus le pouvoir politique et épiscopal, la multiplicité des initiatives d’envergure relevant du catholicisme social, à l’image de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, et le dynamisme des communautés catholiques étrangères, en particulier polonaise et allemande, ainsi que provinciales, autour des migrants savoyards, bretons et auvergnats.

4La deuxième partie concerne « l’haussmanisation religieuse » qui constitue une réponse à la forte croissance urbaine de la capitale parisienne. Pour cela, il faut d’abord une certaine prise de conscience de la situation par les archevêques successifs Sibour, Morlot et Darboy, en particulier une mesure de la « déchristianisation » de la ville. De là, après avoir eu recours à la méthode de la sociologie empirique, probablement inspirée de Le Play, des remèdes sont envisagés à partir d’un projet de transformation des paroisses intra muros et d’une approche adaptée à la banlieue, avec notamment un meilleur encadrement humain et un essor des œuvres. La nouvelle carte paroissiale a donc impliqué un bouleversement du paysage religieux qui s’est appuyé sur un programme de construction d’édifices religieux de grande ampleur. Les travaux de restauration de la cathédrale Notre-Dame sont achevés tandis que l’idée d’un quartier épiscopal dans l’île de la Cité, signe de l’affirmation du pouvoir religieux, est défendue en vain par Viollet-le-Duc. Malgré l’échec de ce projet, Paris devient un véritable chantier religieux au cours du Second Empire, avec plus d’une vingtaine d’églises paroissiales achevées, construites ou mises en œuvre durant la période, surtout situées dans les nouveaux quartiers de Paris, s’appuyant sur un déploiement de « l’art de Saint-Sulpice ». Enfin, un accent particulier est mis sur le rôle des cérémonies et des manifestations participant à l’inscription du religieux dans la ville, faisant largement appel au déploiement de la pompe pour contribuer à la magnificence de la capitale. La cathédrale est ainsi directement associée aux efforts réalisés pour glorifier l’empereur.

5En retour, le pouvoir impérial accorde des largesses financières au diocèse de Paris et à ses représentants. Paris tend même à devenir dans l’esprit de ses évêques une « cité sacrée », bien que le cardinal Morlot reconnaisse la primauté de Lyon dans la propagation de la foi à l’échelle du monde (p. 334). Le culte à Saint-Denis et à Sainte-Geneviève participe de cet élan pour faire de Paris une des premières cités de la Gaule chrétienne, rivalité directe avec la capitale des Gaules qui s’appuie sur la force de l’héritage spirituel des martyrs de 177 et de son premier évêque Saint-Irénée.

6La troisième partie met davantage l’accent sur la place de Paris dans l’organisation ecclésiastique et institutionnelle de la France religieuse. L’attitude globalement conciliante et favorable des trois archevêques successifs de Paris face à l’Empire a conduit à renforcer le processus de centralisation du pouvoir religieux dans la capitale. Une alliance étroite s’instaure entre le gouvernement impérial et la fonction épiscopale parisienne, devenant un « ministre des Cultes bis ». Le diocèse prend même l’allure d’un vivier de futurs évêques à partir de 1859, et renforce son image de bastion du libéralisme et du gallicanisme, ce qui inquiète de plus en plus le parti intransigeant et ultramontain. Des projets de concile provincial, voire national, sont même envisagés par Mgr Sibour, donnant ainsi à l’archevêque de Paris une prééminence essentielle dans l’organisation de l’Église de France. Sa fonction le place au cœur des réseaux d’une Église néo-gallicane qui s’efforce de s’ériger en Église nationale avec l’aide du régime impérial. La bataille devient rude face aux tenants de l’ultramontanisme. L’auteur insiste à juste titre sur le rôle décisif de l’archevêque de Paris dans la constitution de la minorité au concile du Vatican en 1870. Un chapitre éclairant souligne d’ailleurs avec minutie les relations difficiles et conflictuelles de l’archevêché parisien avec le Saint-Siège. Paris a bien du mal à lutter contre la vague de l’intransigeance et de l’ultramontanisme qui déferle en France après 1864. Le cœur de l’opposition à la politique de l’archevêché se situe d’ailleurs à Paris même, à la nonciature et dans les bureaux de L’Univers. Un exemple en est fourni avec le refus d’accorder à Mgr Darboy le chapeau de cardinal.

7J.-O. Boudon nous gratifie donc incontestablement d’un ouvrage stimulant montrant combien Paris a tenté de s’ériger en capitale religieuse. L’appui du pouvoir politique a été déterminant, à côté de la force d’attraction sociale, économique et culturelle que la ville exerce sur le territoire national mais aussi à l’échelle de l’espace européen. Le retour de la République à l’heure où les intransigeants ont gagné à Rome la bataille d’influence, marque aussi la fin de ce qui n’a peut-être été qu’une utopie. Lyon semble bien avoir été silencieuse. Pourtant, les oppositions à l’hégémonie parisienne sont rudes, au temps du séjour lyonnais de Frédéric Ozanam. De son côté, l’archevêque, le cardinal de Bonald, a traversé cette période de turbulences en imprimant une authentique dimension sociale à ce catholicisme lyonnais dirigé par des élites ultramontaines et légitimistes incarnées par Joseph Blanchon et Prosper Dugas  [15]. Très vite, les évêques de Lyon retrouvent en cette fin de siècle leur stature de primat des Gaules, rivalisant régulièrement avec leur confrère parisien, tandis que l’action sociale est en passe de devenir une vitrine du catholicisme lyonnais au même titre que le soutien aux missions et le rayonnement spirituel, marchant parfaitement dans le sillage tracé par Rome. Cette volonté explicite de faire de Paris le centre de la catholicité française au temps du Second Empire résulte donc bien de la convergence de la tradition gallicane et du courant libéral.

8J.-O. Boudon le démontre parfaitement, avec l’appui d’une documentation précise et d’un solide corpus d’archives, du ministère des Cultes comme de l’archevêché de Paris, dans un style clair et précis. Il s’agit là d’une incontestable réussite, renouvelant, après Jean Maurain et Jacques Gadille, l’approche que l’on avait pu faire de cette période d’entente réciproque entre l’Église et l’Empire, mais aussi l’histoire de Paris, sachant allier histoire religieuse et histoire sociale aussi bien dans les méthodes que dans les problématiques [16].

Notes

  • [11]
    John BARRELL, The Political Theory of Painting from Reynolds to Hazlitt : the Body of the Public, New Haven, Yale University Press, 1986; David H. SOLKIN, Painting for Money. The Visual Arts and the Public Sphere in Eighteenth-Century England, New Haven, Yale University Press, 1992; Ian PEARS, The Discovery of Painting : The Growth of Interest in the Arts in England 1680-1768, New Haven, Yale University Press, 1988.
  • [12]
    Bruno DUMONS, « Villes et ouvriers. Des territoires pour l’histoire sociale et religieuse de la France contemporaine », Revue d’Histoire de l’Église de France, tome 87, n° 218, janvier-juin 2001, p. 111-131.
  • [13]
    Jacques-Olivier BOUDON, L’Episcopat français à l’époque concordataire (1802-1905), Paris, Cerf, 2001.
  • [14]
    Andrea RICCARDI, Roma « città sacra »? Dalla Conziliazione all’operazione Sturzo, Milan, Vita e Pensiero, 1979; Philippe BOUTRY, « La Restauration de Rome. Sacralité de la ville, traditions des croyances et recomposition de la curie à l’âge de Léon XII et de Grégoire XVI ( 1814-1846)», thèse de doctorat d’État, Université Paris IV, 1994; Hugh MCLEOD (ed.), European Religion in the Age of Great Cities (1830-1930), Londres, Routledge, 1995.
  • [16]
    Jean MAURAIN, La Politique ecclésiastique du Second Empire de 1852 à 1869, Paris, Alcan, 1930; Jacques GADILLE, Albert du Boÿs. Ses souvenirs du concile du Vatican I. L’intervention du gouvernement impérial à Vatican I, Louvain, Publications de l’Université de Louvain, 1962.
Bruno Dumons
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