CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Notre ambition dans cet article est de retracer l’essor contrarié de la sociologie historique des sciences et des techniques (SHST). On pourrait procéder de différentes façons pour introduire cette tradition intellectuelle souterraine. Par exemple, à la manière des manuels et autres readers, on privilégierait le commentaire de recherches jugées incontournables, afin de faire apparaître leur mode opératoire, les points de convergence d’un certain discours, d’une structure cognitive, puis de les mettre en série d’après une trame épistémologique cohérente. D’une autre façon, qui serait celle de l’histoire disciplinaire, on n’envisagerait plus cette fois seulement les idées, les concepts ou les méthodes dans l’indifférence de leur contexte historique d’élaboration : il s’agirait bien plutôt de désigner des fondateurs, des courants, des écoles, des paradigmes, éventuellement des controverses, mais aussi des espaces institutionnels de recherche, des revues, des forums, etc., dans le but de saisir le processus, inséparablement social et cognitif, par lequel une discipline s’est peu à peu affirmée (ou pas).

2Ces deux démarches ont la vertu de l’évidence, mais elles ne tardent pas à montrer leurs lacunes dès lors qu’elles sont appliquées sans discernement sur la SHST. Que cette dernière constitue une discipline bien formée dont il serait possible de retracer l’émergence et les développements n’est pas si certain. La restreindre à une sous-discipline, à une tradition intellectuelle interdisciplinaire ou à quelque autre catégorie ne l’est pas plus. Et pour cause. Il en va peut-être de sa constitution épistémologique et institutionnelle : les objets qu’elle s’est donnés, le point de vue qui est le sien, les pratiques de recherche dont elle se réclame, la posture faiblement disciplinaire qu’elle tend à instaurer, tous ces aspects (qui ne font pas nécessairement système) révèlent la précarité de la SHST dans l’espace des savoirs envisageant les sciences et techniques. Elle est précaire, autant que souterraine. Précaire, sinon vulnérable, d’une part, parce qu’elle ne parvient pas à légitimer une pratique de recherche qui fasse consensus à l’extérieur, dans les disciplines aux interstices desquels elle est pratiquée, c’est-à-dire l’histoire (des sciences), la sociologie (des sciences) et les science and technology studies (STS). D’autre part, elle est souterraine car ce défaut d’ancrage la rend presque invisible ou difficilement détectable, si bien que l’idée même qu’il existerait quelque chose comme la SHST est loin d’être assurée. Sans compter que l’usage même du singulier – une SHST, un sujet homogène et indivise ? – procède d’une reconstruction et d’une réduction ad hoc. Il aligne sur le papier des théories sociologiques historiquement ancrées, des tentatives historiennes plus ou moins systématisées de théoriser sociologiquement et des monographies sociohistoriques résolument peu théorisées. Autant dire qu’il s’agirait dans une certaine mesure d’un forçage théorique qui simplifie à outrance les diverses versions de la SHST.

3Il n’est qu’à considérer les usages du syntagme. Sociologie historique des sciences (et techniques), historical sociology of science, historischen Soziologie der Wissenschaft, sociología histórica de la ciencia : autant de labels traduisibles qui véhiculent des significations peu résolues malgré leur apparente persistance nominale. Car ce à quoi ils renvoient n’en est pas moins flou, il est peu ou pas défini comme tel et les auteurs qui pourtant peuvent ou pourraient s’en revendiquer l’utilisent dans leurs travaux avec parcimonie, ou parfois de façon peu scrupuleuse, ce qui a pour effet de renforcer l’impression qu’il n’existe aucun domaine à découvrir (la découverte supposant déjà une entité qui se dévoilerait après-coup à l’analyse). En effet on ne trouve pas, sinon à quelques rares exceptions près, d’explicitation du territoire épistémique de la SHST. Tout se passe comme si le terme recouvrait une réalité disciplinaire allant de soi. Les enjeux définitoires sont si complexes que, bien souvent, l’on ne retient de la SHST que ses incursions dans les sciences physiques et naturelles ; or nous n’ignorerons pas, dans cet article, les sciences humaines et sociales, et même les développements de la philosophie qui ont servi une historiographie foisonnante.

4Ces questions de désignation ne sont pas anecdotiques, elles manifestent des enjeux décisifs, particulièrement celui de la relation entre l’histoire des sciences et la sociologie des sciences. Quel type d’articulation interdisciplinaire la SHST exprime-t-elle ? Quid de l’histoire sociale des sciences et techniques ? D’une éventuelle « socio-histoire » de ces mêmes objets ? D’une improbable « histoire sociologique » ? Poser la question, c’est y répondre au moins partiellement : la sociologie historique réaliserait une intégration souhaitable de la sociologie et de l’histoire sous un certain modèle épistémologique [1], mais dont les modalités resteraient à préciser. D’autant plus que ce travail de mise en relation ne s’opérerait pas dans un vacuum : l’existence même de la SHST déstabilise les habitudes disciplinaires et réajuste les configurations épistémologiques. Si elle est pratiquée par de rares historiens de profession, il est significatif qu’elle préoccupe bien davantage les sociologues.

5Si jusqu’ici nous avons défini par la négative l’enquête historiographique que nous proposons de mener, il convient maintenant d’en tracer les contours positifs et de baliser le mode opératoire sur le plan de la méthode. Nous prenons appui sur l’analyse classificatoire des « cultures » de l’enquête sociohistorique proposée par John Hall [2]. Son objectif n’est pas de fonder des types purs, autonomes et abstraits de construction du savoir sociohistorique (histoire sociale, sociologie historique, science sociale historique, etc.), mais plutôt d’établir une typologie de « pratiques d’enquête » caractérisées chacune par des conventions épistémiques, des cadres conceptuels de référence, des protocoles et des méthodologies. Le schéma de Hall est sophistiqué, notamment parce qu’il explore les recoupements et les assemblages des pratiques d’enquête (dans les faits elles sont toujours « impures », précise l’auteur). Reprenant le fil de son travail d’abstraction, nous suivrons le développement de la sociologie historique des sciences et des techniques le long de deux axes : d’une part, la pratique de la « généralisation analytique », d’autre part l’axe de « l’histoire configurationnelle » [3]. Ces deux plans de la recherche – formant une culture d’enquête spécifique – ne sont pas définis a priori : ils constituent à la fois les résultats de notre recherche sur l’objet SHST et les principes méthodologiques sur lesquels nous nous sommes appuyés pour en restituer les traits les plus saillants. Ils sont en quelque sorte solidaires de la démonstration parce que déjà pris dans l’analyse.

6En effet, l’exercice réflexif auquel contraint la SHST s’applique, en tout premier lieu, à cet article lui-même. Nous avons tenté de suivre les linéaments d’un corpus de références en pratiquant une certaine sociologie historique de la connaissance scientifique, attentive aux généalogies conceptuelles, et soucieuse de restituer les contextes d’élaboration intellectuelle. La sociologie historique de la SHST que nous proposons n’échappe donc pas aux effets perturbateurs d’une labilité épistémologique « native ». Selon cette perspective qui noue une certaine approche sociologique et historique des savoirs et un questionnement permanent sur les conditions de pertinence et la légitimité de cette approche, nous engagerons une réflexion sur les processus de constitution disciplinaire et les exercices d’historicisation qui viennent les soutenir, et auxquels le présent article ne prétend pas se soustraire [4].

7Dans une première partie, nous reconstituerons les développements contrariés de la SHST. Nous rappellerons très brièvement l’émergence, des années 1930 aux années 1950, d’un courant marxiste de la SHST qui organise une matrice de problèmes autour des relations science/société dans la perspective d’une mise au jour des rapports de production combinés aux pratiques de savoir. À partir des années 1950-1970, la SHST mise en œuvre, plus sociologique qu’historique, notamment chez Robert K. Merton et Joseph Ben-David, traduit à la fois le souci d’une généralisation à grands traits, l’enjeu de constituer une sociologie de la science et des intérêts politiques liés à la guerre froide. Le surgissement de la sociologie de la connaissance scientifique et des STS dans les années 1970 signale une transformation de la matrice originelle de la SHST : entre repli et stylisations européennes, la SHST se divise en de nombreux courants plus ou moins convergents. La période la plus récente post-1980 est marquée par un double mouvement de reprise des questionnements anciens et de critiques des réponses déjà apportées : des STS à une histoire plus classiquement « historienne » des sciences, l’espace des possibles se fragmente pour la SHST. Sur la base de ce panorama, la seconde partie de l’article envisage la structuration de cette discipline discrète : d’abord, nous mettrons en évidence l’efficace de logiques disciplinaires et professionnelles, expliquant la situation socio-intellectuelle de la SHST ; puis, nous déterminerons une épistémologie transversale de celle-ci balançant entre les deux pôles de la généralisation analytique et de l’histoire configurationnelle.

Une persévérance contrariée de la sociologie historique des sciences et techniques

8Reconstituer les grandes lignes de l’histoire de la SHST ne manque pas d’intérêt. Du point de vue de l’historiographie des sciences humaines et sociales, c’est l’occasion d’enrichir le panorama et d’offrir un récit alternatif aux récits qui prévalent depuis l’avènement des STS [5]. L’intérêt réside aussi dans le défi que constitue l’étude d’une spécialité qui paraît se dérober à toute tentative d’objectivation. Et pour ce projet, les « outils » de la SHST sont tout à fait adaptés – l’auto-exemplification est, décidément, une propriété insistante de la sociologie des sciences [6].

1930-1960 : L’émergence incertaine d’une matrice de problèmes

9Il est entendu que la SHST émerge à partir du début des années 1930. Les problèmes récurrents de cette SHST embryonnaire entrent en résonance avec des enjeux sociopolitiques, en particulier celui qui concerne la « fonction sociale de la science », pour reprendre l’intitulé de l’ouvrage de John Desmond Bernal paru en 1939. Il n’est donc pas surprenant que, dans l’entre-deux-guerres, les thèses marxistes, s’appuyant sur l’expérience soviétique, colonisent les questionnements sur les sciences et leur développement historique.

10Le Congrès d’histoire des sciences tenu à Londres en 1931 marque un moment clé. Une approche marxiste s’organise à cette occasion autour du texte souche de l’historien soviétique Boris Hessen, Les Racines sociales et économiques des Principia de Newton[7]. La « thèse » de Hessen laissera aussitôt des traces. Il soutient que les Principia sont une réponse théorique aux problèmes pratiques que se pose la classe bourgeoise montante : l’hydraulique et la détermination des longitudes sont les soubassements scientifiques et techniques du développement économique. Newton est replacé dans son époque, ses Principia reflétant les enjeux sociaux du xviie siècle. Hessen rompt de la sorte avec le positivisme de l’histoire des sciences comtienne, alors dominante, pour immerger la praxis scientifique dans les rapports sociaux de production. Cette ligne marxiste est approfondie tout au long des années 1940 et 1950 au sein d’un « collège visible » de savants communistes et socialistes [8]. Les travaux de Joseph Needham sur la science chinoise, par exemple, illustrent la germination politique et épistémologique de l’histoire marxiste des sciences. Bernal, très marqué par la proposition de Hessen, entreprend pour sa part de publier un panorama général des sciences et techniques qui tente de repositionner celles-ci dans l’ordre économique et politique. Feu l’histoire enchantée des découvertes, des génies et des innovations triomphantes.

11Edgar Zilsel, contributeur au cercle de Vienne exilé aux États-Unis en 1939, sociologise l’histoire marxiste des sciences. La « thèse » qu’il formule explique l’émergence de la science à l’époque moderne comme la résolution d’une tension sociale entre d’une part l’élite universitaire et humaniste et, de l’autre, les ingénieurs et artisans de conditions plus modestes [9]. Les premiers maîtrisent les aspects théoriques des problèmes, tandis que les seconds en privilégient une approche pratique efficace. La montée en puissance des forces capitalistes s’accompagne d’un rapprochement de ces deux espaces sociaux et des domaines intellectuels théoriques qu’ils recouvrent. Plus élaborée sociologiquement, la thèse de Zilsel marque toutefois l’assèchement de la ligne marxiste.

12Pendant cet intervalle, Hessen a traversé l’Atlantique. Dans sa thèse de doctorat soutenue en 1935 puis rééditée en 1938 sous le titre Science, technology and society in seventeenth-century England, Merton discute les attendus de la « méthode » Hessen. Néanmoins, il prend ses distances et privilégie un cadre d’analyse plus éclectique, malgré une explication qui continue d’emprunter au schéma marxiste [10]. On connaît notamment l’interminable débat suscité par la « Merton thesis » au sujet de l’affinité élective entre la pratique de la philosophie naturelle et le dogme puritain dans l’Angleterre de la Restauration [11]. La thèse de Merton est toutefois largement plus étoffée que la proposition de Hessen dont, comme le souligne Steven Shapin [12], il veut se distinguer : il étend en effet la gamme des « facteurs externes » susceptibles d’avoir un effet sur la « culture » de la science, la religion particulièrement, sans jamais induire une connexion causale entre ces facteurs extrascientifiques et ce qu’il appelle « l’histoire interne et purement scientifique de la science ». Cette prudence à l’égard de l’analyse matérialiste des développements de la science moderne montre comment Merton ménage sa réception. Il sait que l’histoire des sciences ne s’est pas constituée en discipline autonome, malgré les efforts de George Sarton, fondateur de la revue Isis et gardien de la Widener Library à Harvard [13]. Cette précarité institutionnelle explique au moins en partie la réception contrastée de son travail. La lecture que réservent les historiens (tout court) de Science, technology and society in seventeenth-century England est marquée par une série d’incompréhensions, comme l’a souligné Gary Abraham. Ainsi, et pour ne prendre qu’un exemple, la notion, cruciale pour la « Merton thesis », de « religion », est fondée chez Merton sur un système de références empruntant à Émile Durkheim, Alfred Radcliffe-Brown et Bronislaw Malinowski. Elle désigne un ensemble de « valeurs culturelles dominantes ». Or des historiens, parmi lesquels Theodore Rabb et James Caroll, ont compris le terme « religion » plus étroitement comme une adhésion explicite à une forme doctrinale [14]. L’enracinement sociologique de la thèse de Merton (notamment sa filiation wébérienne), la période traitée (le xviie siècle) et l’objet étudié (les relations entre les pratiques scientifiques et l’essor du puritanisme) ont désorienté les lectures « purement » historiennes d’une thèse en définitive difficile à situer. La thèse de Merton, surgissant dans une protodiscipline instable et intellectuellement peu vertébrée, s’est, quant à elle, imposée en référence primordiale de la sociologie historique des sciences sans pour autant – et ce n’est pas là le moindre des paradoxes – que soit réglée ou même simplement posée la question de son rattachement à une identité disciplinaire précise. Les réceptions respectives de Hessen et de Merton – dans les cercles marxistes pour le premier et chez les historiens pour le second – ainsi que le flottement qui entoure une histoire des sciences sartonienne « néo-humaniste » et peu organisée dans l’entre-deux-guerres confèrent à ces études un caractère quasi cométaire.

13Il n’empêche qu’une école mertonienne s’organise, dans les années 1960, autour du maître de Columbia : Bernard Barber et Ben-David, en particulier, s’efforcent de poursuivre, chacun dans sa voie, l’interrogation historienne et la conceptualisation sociologique. Ben-David est le seul qui se soit directement confronté à la SHST. Typiquement, il s’intéresse aux facteurs de développement des institutions scientifiques, et de façon générique aux conditions de la « croissance scientifique » (scientific growth). Son ouvrage The Scientist’s role in society, paru en 1971, expose cette sociologie historique de la science qui se veut une amplification de la « Merton thesis ». Si son statut de classique s’est peu à peu imposé dans les années 1970, sa réception immédiate n’a pas été sans encombre. Une critique virulente de sa méthodologie autant que du cadre conceptuel en a vite relativisé l’intérêt. Elle émanait surtout des historiens, selon lesquels le livre pèche par ses imperfections, sa naïveté et la rigidité de ses hypothèses, inappropriées lorsqu’il s’agit d’évoquer l’histoire moderne de l’enseignement. Ben-David est également critiqué pour avoir mis en scène une fresque téléologique de la science depuis les Grecs, qui ne s’embarrasse pas d’imprécisions, de coupes brutales dans les périodes et d’inconséquences philosophiques [15]. L’étude labellisée « sociologie historique de la science » trahit pour ses contradicteurs historiens l’amateurisme de son auteur en matière d’histoire et l’inclusion non questionnée d’une vision libérale de la communauté scientifique. Les rares sociologues qui se font l’écho de ces recherches sont néanmoins plus nuancés, heureux qu’ils sont de trouver une synthèse compacte de l’histoire (sociologique) de la science. C’est pourquoi, tout compte fait, la SHST ben-davidienne ne constitue pas, à l’orée des années 1970, une orientation perçue comme novatrice. D’autant qu’au même moment, nous y reviendrons, une nouvelle génération de chercheurs se détache de la sociologie de la science mertonienne et engage un travail de « diversification dans l’appréhension sociologique des sciences [16] ». Vers 1980, la seule mention de son nom exprime une certaine posture dépassée. Certes, après sa mort survenue en 1986, les comptes rendus gagneront en nuance, et des témoignages de reconnaissance et parfois d’admiration (rétrospective) d’anciens adversaires (parmi lesquels Shapin [17]) se multiplieront. Pour faire la synthèse de ce développement, on peut en tout cas faire l’hypothèse qu’une des raisons pour lesquelles la SHST a été reléguée au second plan dans les science studies, en histoire comme en sociologie des sciences, est son association automatique à l’œuvre tour à tour repoussoir de Ben-David.

1970-1980 : Une sociologie historique de la connaissance scientifique en Europe

14Dans un classique mouvement de balancier idéologique, les contestations sociales, culturelles et politiques de la fin des années 1960 et des années 1970 (en France et aux États-Unis notamment) remettent en question la notion de progrès et la confiance en la science. Les études sociales sur les sciences naissantes prennent position contre le positivisme et les savoirs perçus comme dominants. Ce sont des acteurs très critiques des sciences et des élites qui forgent, en réaction, des outils conceptuels et méthodologiques pour penser les processus de connaissance [18]. L’émergence de la « nouvelle sociologie des sciences » en Europe et, de façon plus ou moins concomitante, des STS à la fin des années 1960 rend à nouveau visible, dans un double jeu de contraste et de proximité, les tentatives de formulation d’une SHST. En décrire la formation excède notre propos, mais il est important de garder à l’esprit certains éléments pour comprendre dans quel contexte la SHST est redéployée [19].

15Une nouvelle génération de chercheurs se détache de la sociologie de la science mertonienne et engage un travail de « diversification dans l’appréhension sociologique des sciences [20] ». Partant d’une contestation de la Science – avec majuscule – en tant qu’elle constituerait une forme de domination dans les sociétés capitalistes-industrielles, très influencées également par la lecture obligée de Thomas Kuhn (qui a peu goûté l’usage fait de Structure par les sociologues européens), des monographies de sociologues-historiens britanniques renouent avec le schème marxiste du dévoilement des intérêts socio-économiques comme moteurs premiers du développement des pratiques scientifiques. Le credo constructiviste de la sociologie de la connaissance scientifique est fédérateur et principalement mobilisé par les tenants de l’« école d’Édimbourg [21] » : faisant fi des préventions positivistes d’une sociologie mertonienne de fait dépassée, l’objectif est d’explorer la production des savoirs ésotériques de la science. L’épistémologie n’est plus de la sorte la chasse gardée des philosophes. Les sciences sociales, elles aussi, et surtout elles, ont leur mot (anti-épistémologique, selon David Bloor) à dire sur la formation des théories les plus abstraites [22]. C’est dans son ouvrage Knowledge and social imagery paru en 1976, que Bloor pose les fondements de ce qu’on appellera par la suite le « programme fort » (strong programme). Le livre est autant un manifeste épistémologique qu’un manuel méthodologique, assez austère en l’état. Bloor y définit les quatre principes du programme fort : le principe de causalité qui permet de questionner l’origine ou l’émergence d’une croyance ; le principe d’impartialité (vis-à-vis de la vérité, de la fausseté, de la rationalité ou de l’irrationalité) ; le principe de symétrie, qui implique que les mêmes types de causalité doivent être appliqués aux explications considérées comme vraies et à celles jugées fausses ; et enfin le principe de réflexivité, obligeant le sociologue à s’appliquer les principes précédents à lui-même [23]. Le renversement avec la sociologie historique d’inspiration mertonienne porte sur le sens de la causalité, comme l’a montré Jan Golinski : Bloor (et ses collègues d’Édimbourg) souhaitent que ce soient les faits sociaux qui puissent éclairer la production des connaissances [24]. Il ne s’agit pas de dire que seuls les faits sociaux participent de la constitution du savoir, mais qu’ils y prennent une part active qui les rend visibles dans une relation de causalité.

16À nouveau, la ligne de partage internalisme versus externalisme est réactivée, certes dans la perspective d’un dépassement de la contradiction. L’histoire des sciences est, là encore, un domaine d’application pour une sociologie de la connaissance plus intéressée par la disputatio philosophique que les problèmes d’historiographie.

17Quoique surcitée dans les manuels et l’historiographie officielle des STS [25], la sociologie de la connaissance scientifique – développée notamment à Édimbourg – n’exerce pas de monopole. Les volumes du Sociology of the sciences yearbook publiés à partir de 1977 à l’initiative de Norbert Elias, Everett Mendelsohn, Peter Weingart et Richard Whitley, parmi d’autres plateformes éditoriales, expriment la vitalité d’un domaine interdisciplinaire en expansion en Europe [26]. Cette effervescence est canalisée par des controverses partageant des approches souvent diamétralement opposées du développement sociocognitif des sciences et techniques. Entre environ 1973 et le milieu des années 1980, la sociologie des sciences en Allemagne est animée de part et d’autre du rideau de fer par un débat sur la « finalisation de la science ». Ces théories sociologico-historico-philosophiques sont forgées dans le cadre du Max-Planck-Institut zur Erforschung der Lebensbedingungen der wissenschaftlich-technischen Welt [27] de Starnberg, codirigé par Carl Friedrich von Weizsäcker et Jürgen Habermas de 1971 à 1980. Elles ont alors un impact immense. Dans l’article fondateur de la « thèse » paru en 1973, Gemot Böhme, Wolfgang van den Daele et Wolfgang Krohn [28] bâtissent un modèle théorique visant à rendre compte de l’évolution par étapes des disciplines scientifiques. À partir de Kuhn, les phases exploratoire, paradigmatique et postparadigmatique sont dégagées. Selon cette perspective, les premières phases sont animées par un telos interne des communautés scientifiques autorégulés, qui consiste à accroître les savoirs dans le cadre « normal » du paradigme, tandis que la dernière phase, « mûre », postparadigmatique donc, s’ouvre à la possibilité d’applications dans la société. Cette finalisation décrit la transition de la science en contexte d’application (éventuelle), laquelle rencontrerait des intérêts « externes » (social, économique, politique) et s’exposerait possiblement à une planification. Cette Starnberg thesis a fait l’objet d’une longue controverse scientifique et politique et a été relayée dans les médias [29]. Quelles sont la place, la vocation et l’incidence dans le monde vécu de la science et de la technique dans les sociétés démocratiques et industrielles, à la fois scientificisées et technicisées, pour reprendre les inévitables catégories habermassiennes [30] ? Les contradicteurs pointent la porosité de la frontière entre la théorie systématique et sa portée critique-normative. Comme partout en Europe, la problématique de l’évaluation sociale/publique de la science (social assessment of science) sous-tend le débat. Sur le plan des pratiques de recherche, le paradigme de la finalisation a ceci de singulier qu’il convoque et articule la philosophie sociale, la théorie (macro-) sociologique, l’épistémologie et l’histoire des sciences pour expliquer les principes généraux du procès de développement du système de la Science dans le monde modernisé. Les nombreuses études de cas historiques publiées dans la période servent de tests empiriques à des schématisations abstraites intégrant les facteurs internes et externes, généralement inspirés par le matérialisme historique (Bernal est, à ce titre, une référence omniprésente) [31]. Les théoriciens de cette SHST classent des types développementaux et identifient des mécanismes invariants de production et de reproduction des disciplines. Assurément, l’expression la plus exemplaire d’un point de vue systémique est fournie par la théorie du système moderne des disciplines scientifiques proposée au milieu des années 1980 par Rudolf Stichweh dans le sillage de Niklas Luhmann [32]. Enfin outre Starnberg, d’autres lieux accueillent des programmes de SHST, par exemple le Zentrum für interdisziplinäre Forschung de Bielefeld. Elias, en poste au centre de 1978 à 1984, par sa pratique de la science sociale-historique, son intérêt pour la science, encourage le développement d’approches processuelles des institutions scientifiques [33]. On mesure ici la distance entre les intérêts de connaissance et les pratiques cognitives de ces théories du devenir des systèmes scientifiques par rapport à ceux qui animent les case studies de la SHST d’Édimbourg. Ces stylisations fragmentent l’espace intellectuel de la SHST, comme nous l’indiquerons plus loin ; elles signalent des pratiques de recherches solidarisées à un socle commun (que nous détaillerons), mais spécifiant ici un rapport aux objets, là une posture méthodologique, ailleurs une ambition réflexive dominante. La stylisation opère comme un moyen de différenciation nuancé, permettant de travailler des points de vue originaux sans totalement rompre avec un corpus plus ou moins stabilisé [34].

18La problématique de l’articulation de la sociologie et de l’histoire des sciences est au menu des réunions de travail du groupe PAREX (Paris-Sussex) dès 1971, qui réunit des chercheurs anglais, français, américains, allemands [35]. La naissance et les conditions de développement des disciplines scientifiques occupent les sociologues et les historiens, et deviennent peu à peu un thème transversal et obligé [36]. Les schémas généralement utilisés pour rendre compte de ces phénomènes refusent les réductionnismes internaliste ou externaliste et mettent à l’épreuve des explications multidimensionnelles, faisant jouer des facteurs cognitifs, politiques, sociaux et économiques dans la production des sciences et techniques. Les études de cas se multiplient sur des disciplines aussi variées que la thermodynamique, la chimie physique, la médecine tropicale, la biophysique, la cristallographie. Les membres du PAREX, bien qu’ils ne forment pas à proprement parler une école ou n’endossent pas un paradigme épistémologique unique – les dissensions théoriques se feront jour au long des années 1970 –, défendent un style de SHST qui ne recoupe pas la thèse « finaliste » allemande – bien qu’ils n’y soient pas totalement étrangers dans le recours à une forme modérée de fonctionnalisme –, mais cherchent d’abord à intégrer différents plans d’intelligibilité des outputs scientifiques, par exemple, les macro-institutions et l’usage des instruments. On peut citer en exemple Astronomy transformed, de David Edge et Michael Mulkay, ouvrage dans lequel est étayée une sociologie historique de l’émergence de la radioastronomie en Angleterre après la seconde guerre mondiale [37]. Les auteurs montrent que c’est la conjugaison des facteurs cognitif, socio-institutionnel, technique et physique qui explique le développement de cette nouvelle pratique astronomique. Également actifs via le réseau du PAREX, Terry Shinn et Whitley ont chacun proposé une stylisation de ce canevas théorico-méthodologique. Dans les recherches sociohistoriques de Shinn, notamment sa thèse sur l’École polytechnique et ses travaux sur la science française, l’ancrage historique est particulièrement présent (il est historien de formation) et s’associe à un travail théorique inséparablement sociologique et épistémologique [38]. Whitley, pour sa part, a proposé dès le début des années 1970 d’ouvrir la « boîte noire » de la connaissance scientifique en appliquant un regard organisationnel sur le travail scientifique. Il en résulte une analytique heuristique des formes d’organisation de la science particulièrement puissante, à l’aune de laquelle sont éclairées les dynamiques de structuration sociocognitives d’exemples empiriques tirés de l’histoire des sciences [39]. Il s’avère que la migration de certains chercheurs du groupe PAREX (à l’image de Shinn) vers des constructions sociologiques plus affirmées signale un effort pour ancrer théoriquement une SHST « continentale » inchoative avant 1980.

19Autour de Pierre Bourdieu et de sa théorie du champ scientifique, dont on trouve une première formulation en 1975 [40], les propositions articulatoires sont nombreuses et l’armature théorique est nettement identifiable. Réfutant la confusion des pratiques et des intérêts entre la science et les autres activités humaines, la sociologie de Bourdieu, qui s’appuie déjà sur une sociologie historique [41], invite à une réflexion sociohistorique sur l’accumulation des ressources cognitives et matérielles, la constitution d’un monopole de reproduction et la clôture du champ scientifique. Le cadre conceptuel bourdieusien fait office de matrice générique à partir de laquelle s’informent des études de cas. La SHST d’inspiration bourdieusienne, en France comme (plus rarement) à l’étranger, s’est attachée à explorer des territoires laissés en friche par l’histoire des sciences traditionnelle comme par les STS : les sciences humaines et sociales constituent une gamme d’objets pertinents au même titre que les sciences « dures ». L’histoire sociale et la sociologie historique du champ intellectuel, des universités et des disciplines – auxquelles Bourdieu contribue de longue date – s’entrecroisent pour former un amas relativement cohérent de recherches et de programmes de recherche collectifs. Citons entre autres, et sans exhaustivité, les travaux de Victor Karady sur le durkheimisme [42] ; l’histoire sociale des systèmes académiques ajustée théoriquement à la Wissenssoziologie de Fritz Ringer [43] ; les enquêtes de Marcel Fournier et ses collègues canadiens sur l’institutionnalisation du champ scientifique québécois [44], sans oublier les études durkheimiennes obstinées du même Fournier [45] ; toujours dans le giron de l’université du Québec à Montréal, la sociologie historique des physiciens d’Yves Gingras, sujet de sa thèse, par la suite diversifiée sur le plan thématique sans jamais perdre le fil d’une approche bachelardo-bourdieusienne des sciences et techniques [46]. L’intérêt porté par Bourdieu à une sociologie historique de la philosophie s’exprime notamment à travers son analyse décapante de l’ontologie heideggérienne [47]. Des sociologues lui ont emboîté le pas, notamment Jean-Louis Fabiani, dont la thèse sur les philosophes de la IIIe République interroge le processus par lequel une discipline centrale et dominante dans l’ordre des savoirs entre en « crise », et s’efforce de ne pas dépérir dans la marginalité [48]. C’est le cas, également, de Louis Pinto, observateur des luttes et des disputes dans le champ philosophique français [49]. Parmi les prolongements de Bourdieu, citons enfin la sociogenèse de la « naissance de la sociologie » proposée par Johan Heilbron, qui affine empiriquement la reconstitution des modes d’autonomisation d’un champ disciplinaire [50]. La SHST élaborée dans le sillage de Bourdieu a institué l’exercice de la réflexivité pour tester la portée empirique d’outils conceptuels, principalement le champ et les homologies structurales. Ça n’est pas sans arrière-pensée : l’étude des sciences humaines et sociales constitue un moment obligé d’une sociologie de la sociologie. Récemment, elle est réactualisée à profit par George Steinmetz dans ses recherches sur l’articulation des espaces intellectuels et politiques [51].

20L’intérêt d’une sociologie de la sociologie déborde les recherches menées à proximité de Bourdieu. Sous le patronage intellectuel de Paul Lazarsfeld, Terry Clark et Bernard-Pierre Lécuyer instruisent l’institutionnalisation des sciences sociales et leurs conditions socioprofessionnelles d’exercice dans la France contemporaine [52]. Clark s’inscrit dans un schéma ben-davidien pour rendre compte de la dynamique d’émergence de la sociologie avant 1914, mettant en évidence à travers l’exemple des durkheimiens l’autorité de « patrons » de chaire en soumission desquels se structurent des « cercles » informels de disciples (Clark). Lécuyer, pour sa part, contribue à élargir le faisceau des objets d’étude – Durkheim fut longtemps l’arbre qui cachait la forêt – d’une histoire des sciences sociales se cherchant alors une identité cognitive, en lien direct avec la sociologie de la science étasunienne, celle de Columbia en particulier. Dès la fin des années 1960, il contribue à rendre visible la sociologie de la science en France en l’ancrant institutionnellement à la Maison des sciences de l’homme (qui abrite par ailleurs le secrétariat du PAREX) [53]. D’autres historiens de la sociologie française se démarquent, notamment Philippe Besnard, mais le propos de ces recherches n’est pas de justifier le genre de raisonnement sociohistorique prévalant en Angleterre ou en Allemagne. Les doctrines, les méthodes et les écoles d’hier sont passées au crible d’interprétations normatives, comme l’illustre la réévaluation de l’œuvre intellectuelle de Durkheim chez Besnard.

21Jusque dans les années 1970, la position dominante en France est celle d’une philosophie des sciences et d’une histoire des sciences philosophiquement informées, signifiées par la constellation Gaston Bachelard, Alexandre Koyré, Georges Canguilhem. Elle réduit considérablement le champ des possibles pour la sociologie des sciences et a fortiori pour une SHST. L’histoire des sciences, précise en effet Gad Freudenthal, par ailleurs traducteur de Ben-David, est « imperméable » à la sociologie et évolue à tâtons sous influence épistémologique [54]. À la rigueur, la sociologie est cantonnée au rôle d’auxiliaire quoique accessoire d’une histoire philosophique des idées, concepts et méthodes scientifiques [55]. Et à cela s’ajoute le constat que la configuration disciplinaire entre l’histoire et la sociologie est antagoniste. Ainsi, les historiens n’abordent qu’avec précaution la science, elle leur reste même pour une bonne part étrangère. Les travaux de Roland Mousnier ou ceux de Jean-Pierre Vernant dans les années 1960 font figure d’exception et demeurent isolés. Une décennie plus tard Jacques Le Goff et Pierre Nora, tenants de la « Nouvelle Histoire », confient à Michel Serres le chapitre « Science » de leur manifeste Faire de l’histoire. Ce choix manifeste l’embarras des historiens à l’endroit de la science [56]. L’émergence des STS ne produira des effets visibles dans le champ de l’histoire qu’une vingtaine d’années plus tard [57]. Pendant cet intervalle, les rares chercheurs, dispersés tant sur le plan socio-institutionnel qu’intellectuel, désespèrent de former une communauté et n’en finissent pas de s’interroger sur l’identité d’un champ STS manquant visiblement de discipline [58].

Depuis 1980 : De l’oblitération à la réitération d’une certaine « tradition »

22Ces différentes versions de la SHST se développent dans le voisinage de l’histoire des sciences et des STS. Des historiens investis et/ou enrôlés dans ces dernières s’emploient pourtant à maintenir la citation des premières percées de la « tradition » de la SHST. Pas n’importe quand cependant.

23Après un oubli d’une dizaine d’années, la « nouvelle » sociologie des sciences britannique « redécouvre » le cercle visible, Bernal et Needham notamment, mais aussi des contributeurs longtemps tenus dans l’ombre, tel Zilsel. De quoi interroger, comme y invite Nicholas Jardine :

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« Ce qu’il manque [dans les récits de la “nouvelle” sociologie] est une véritable reconnaissance de la sociologie historique de l’entre-deux-guerres comme ayant eu un riche éventail de perspectives et de programmes, des points de débats et des modèles analytiques, de traditions et de liens avec d’autres disciplines, de motivations didactiques et politiques – en bref, comme ayant constitué un champ intellectuel [59]. »

25On pourrait longtemps gloser sur cette oblitération collective, se demander par exemple dans quelle mesure il s’agit d’une stratégie de relégation plus ou moins tacite, ou bien encore, phénomène plus difficile à élucider, d’une « oblitération par incorporation » (la SHST constituerait un savoir tellement tacite que les porteurs de savoir n’en percevraient plus la trace), pour reprendre la notion auto-exemplificatrice de Merton. Des éléments de mise en situation peuvent être avancés. Le cas de l’« école d’Édimbourg » est tout particulièrement éclairant. Dans les années 1970, la sociologie de la connaissance scientifique « fortiste » développée par Barry Barnes et David Bloor privilégie la (re)lecture de la sociologie de la connaissance (Durkheim, Mannheim) et de la philosophie des sciences (Ludwig Wittgenstein, Mary Hesse). L’histoire des sciences est développée à la portion congrue [60]. Barnes a évoqué récemment la question :

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« Needham faisait partie d’un groupe important de penseurs marxistes dans les années 1950 ; cela constituait une importante source d’idées et de matériaux qui a été finalement mise sur la touche, et ce qui n’aurait pas dû arriver, au détriment de l’histoire sociologique et de la sociologie historique des sciences [61]. »

27Pourtant, Shapin, dans le cours d’histoire sociale des sciences qu’il assurait au Science unit, proposait à ses étudiants une vue grand angle sur la sociologie des sciences en général et la sociologie historique des sciences en particulier. Zilsel, Merton, Ben-David sont donnés à commenter [62]. Ses propres recherches témoignent d’une certaine stratégie conceptuelle : il rédige ainsi, en 1981, dans le Dictionary of the history of science, les articles « Needham thesis », « Hessen thesis » et « Zilsel thesis » [63] et, l’année suivante, fait le bilan de l’orientation sociologico-historique [64]. La référence à Zilsel, Merton et Bernal l’ancre dans une historiographie alors peu en vogue chez les tenants des STS et son plaidoyer pro domo pour la SSK (sociology of scientific knowledge) d’Édimbourg le rapproche au contraire de ce nouveau champ de recherche. En même temps Shapin met à distance les problématiques émergées dans les années 1930. Il publie en 1992 un article majeur dans lequel il retrace l’archéologie du conflit internalisme/externalisme (i/e) [65]. Shapin signale l’inanité de la division i/e et invite une posture sceptique. Ce surplomb réflexif sur un couple de notions clés de l’histoire et de la sociologie des sciences témoigne de la singularité théorique de Shapin. À distance d’une certaine pratique STS prompte à enfourcher les chevaux (de bois) d’une bataille lexico-épistémologique visant à confondre internalisme et externalisme, il se tient tout aussi loin des positions classiques de l’histoire des sciences détachant la science du reste des activités humaines. Refusant, enfin, la stratégie idéaliste du ni (internalisme) – ni (externalisme), il opte pour un iconoclasme mesuré qui traduit un positionnement SHST intermittent. L’art du contre-pied et des publications visant des arènes disciplinaires spécifiques caractérise assez la posture du sociologue-historien sur l’échiquier des études sociales des sciences dont il occupe une diagonale insaisissable.

28Si une histoire des sciences marxiste persiste depuis les années 1980, c’est par conséquent sur le mode de l’intermittence : Simon Schaffer, dans un article réflexif de 1984, inscrit Hessen dans la généalogie STS ; Donald MacKenzie travaille le corpus marxiste pour explorer la place des machines dans l’ordre technologique [66] et la « thèse » de Zilsel est rééditée dans la revue Social studies of science.

29Dans une logique d’expansion cognitive et (pour partie seulement) institutionnelle, les STS ont phagocyté l’historiographie. La diversité des points de vue méthodologiques et des manifestes accroît leur couverture épistémologique et justifie une intégration a minima d’un certain nombre d’ambitions passées et présentes de la SHST. Entre autres indicateurs, l’une des œuvres majeures estampillée STS, Léviathan et la pompe à air, de Shapin et Schaffer [67], est suffisamment plastique dans ses intentions de connaissance et souple dans son cadrage conceptuel pour être saisie par des auteurs aussi diamétralement éloignés que Bruno Latour et Bourdieu. Le premier fonde sa remise en cause du grand partage entre science et politique – qui n’aurait jamais été réalisé dans les faits et aurait laissé ouverte la voie à des expériences d’hybridation continues – sur la seule base du travail de Shapin et Schaffer. Latour affirme même que leur ouvrage « marque le vrai début d’une anthropologie comparée qui prendrait la science au sérieux [68] ». L’affrontement du couple science/politique, pour Latour, n’est pas pertinent puisque Robert Boyle et Thomas Hobbes disposent de doublets articulés autonomes et cohérents pour chacun d’eux mais incommensurables de l’un à l’autre. Bourdieu, pour sa part, très critique vis-à-vis des STS, appuie sa définition du champ scientifique sur le désintéressement comme impératif de soumission. En reconstituant les premiers espaces publics d’exposition de la preuve autour des savants du xviie siècle, Shapin et Schaffer fournissent des arguments substantiels à la théorie du champ : la réunion d’un groupe de gentlemen dont le témoignage authentifiera la connaissance produite forme un protochamp fermé par un droit d’entrée et à distance des intérêts particuliers [69]. Ainsi, le Léviathan offre des lectures variées et parfois opposées. La structure même de l’ouvrage, une étude de cas historique soutenue par une armature sociologique souple, en fait une œuvre-carrefour référence pour les STS comme pour la SHST.

30On sait les STS friandes de novations épistémologiques radicales. La théorie de l’acteur-réseau, initiée par Latour et Michel Callon dans les années 1980, a donné lieu à quelques tentatives de reprise historienne. L’ouvrage de Latour, Pasteur : Guerre et paix des microbes, paru en 1984, se propose ainsi de relire la « pasteurisation de la France [70] » à l’aune des catégories d’humains et de non-humains supposées reconfigurer les cadres d’analyse de l’activité scientifique [71]. L’idée centrale de l’ouvrage est de montrer comment Louis Pasteur, par sa capacité à arrimer à son projet un ensemble d’acteurs (microbes, médecins, politiques), a transformé les façons de penser l’hygiène et les moyens d’agir sur la santé des Français. La controverse de Pasteur avec Félix-Archimède Pouchet (partisan de la génération spontanée) est traduite en une série d’asymétries (politique, sociale, mondaine, religieuse) qui explique la victoire du premier sur le second. Les critiques à l’endroit de cette tentative d’acclimater la théorie de l’acteur-réseau à l’histoire ont été nombreuses. L’historien britannique Schaffer, dans une mordante recension parue en 1991, suggère que Latour, en suivant le chaînage des humains et des non-humains, reprend le motif « hylozoïste » des présocratiques [72]. Dominique Raynaud a, en outre, montré que les asymétries entre Pasteur et Pouchet, pointées par Latour, n’en étaient pas vraiment : ainsi, Pouchet n’est pas plus éloigné du pouvoir que ne l’est Pasteur, et le substrat religieux de la controverse est infiniment plus complexe que ne le suggère Latour [73].

31Il y aurait certainement intérêt à étudier les usages de la « tradition », dans l’esprit de Randall Collins [74]. Dans leur récit fondateur, les STS semblent alterner entre d’une part les usages « loyalistes » de la tradition attachés à un groupe de références nominales sanctuarisées (pour ne citer que les études de laboratoires, impossible de ne pas évoquer Latour, Steven Woolgar, Karin Knorr-Cetina et Michael Lynch) et, d’autre part, des usages efficaces d’une tradition « anonyme » d’idées et de techniques de recherche (les STS, ce serait des « recettes », des façons d’observer la science in situ, etc.). Mais pourtant, la « tradition avortée » de la SHST marxiste et/ou mertonienne réapparaît à la faveur de commémorations et de crises d’identité périodiques, à la façon d’un retour du refoulé disciplinaire.

32L’assimilation d’une certaine pratique sociohistorique centrée sur l’étude des sciences s’est faite selon des voies très variées. Les STS, pour dominantes qu’elles aient été, n’ont pas saturé l’horizon épistémique au point d’étouffer totalement toutes les autres tentatives d’articuler cadre d’analyse sociologique et inscription historienne. Nous prendrons ici l’exemple de deux approches qui témoignent principalement de la vitalité des schèmes d’analyse de la SHST. La sociologie néorationaliste des sciences, portée en France par Raynaud, est d’abord une prise de position contre les STS et leur réductionnisme. Dans une série d’études sur les théories optiques médiévales, les options vitaliste et organiciste au xixe siècle, ou la controverse entre Pasteur et Pouchet, Raynaud a proposé une lecture rationaliste des pratiques scientifiques qui n’impute pas leur réussite ou leur échec à une dimension sociale particulière. Ainsi, l’opposition, au xiiie siècle, entre l’hypothèse de l’extramission, qui suggère que la lumière part de l’œil, et l’intromission, qui, au contraire, envisage la lumière entrant dans l’œil, met aux prises trois savants d’Oxford, Robert Grosseteste, John Peckham et Francis Bacon. Le premier est un partisan de l’extramission, le deuxième de l’intromission, et le troisième a tenté une synthèse. Le sociologue montre que l’inscription socioépistémique des trois protagonistes est similaire : membres ou proches de l’ordre franciscain, ils ont fréquenté le studium oxoniense et reconnaissent les trois acceptions reconnues au xiiie siècle de la notion de vérité, la logique, l’expérience et l’autorité. Le rapport à l’autorité en particulier n’est pas déterminant dans le choix des hypothèses sur la vision : Bacon, qui suit la lecture augustinienne d’une vision extramissionienne, est peu considéré par sa hiérarchie, alors que Peckham, qui défend l’intromission contre Saint-Augustin, connaît une trajectoire ascendante. Raynaud tire de cette reconstitution historique d’un débat épistémologique que le choix, in fine, de l’intromission, est d’abord rationnel et qu’il ne fait intervenir aucun des facteurs sociaux que les STS auraient convoqués [75]. Cette sociologie historique des sciences néorationaliste s’organise d’abord en opposition aux discours relativistes et constructivistes ; les études de cas visent toutes à démontrer la vacuité d’un recours aux déterminants extrascientifiques pour expliquer la résolution d’une controverse. D’une certaine façon, cette posture d’analyse tend moins à associer histoire et sociologie dans la perspective d’une affirmation disciplinaire qu’à rapprocher « l’épistémologie et la sociologie des sciences [76] ». En renouant avec le positivisme, ce néorationalisme sociologique, bien qu’attentif à la méthodologie archivistique, n’accorde qu’une importance secondaire aux spécificités historiennes, comme la réflexion sur les feuilletés temporels, le refus des anachronismes, la constitution ad hoc des schémas théoriques.

33L’analyse de réseau et le recours à la scientométrie témoignent, à un autre degré, de cette (em)prise méthodologique sur des terrains classiquement historiens. Les propositions d’Harrison White sur la science américaine comme formation sociale spécifique capable de faire circuler les innovations le long de réseaux émergents [77] prennent place dans un ensemble aujourd’hui très vaste d’analyses « réticulaires ». Douglas R. White et H. Gilman McCann ont par exemple développé une méthode sophistiquée permettant de reconstituer, à partir des articles publiés, la communauté des chimistes au Siècle des lumières et sa recomposition progressive [78]. Il s’agit là d’une forme d’analyse sociohistorique par la scientométrie devenue banale : émergence des spécialités et des écoles [79], transformation des disciplines [80], cartographie du champ intellectuel [81] donnent à voir la pratique scientifique dans ses dimensions chrono-morphologiques. Mais la reconstitution des réseaux de citations est aussi l’occasion de poser à nouveaux frais la question des relectures commémoratives et d’aborder, avec originalité, le rapport histoire/ mémoire. Gingras a ainsi montré combien la reconstruction rétrospective de la réception d’Henri Poincaré, parfois désigné comme un contributeur, au même titre qu’Albert Einstein et Hendrik Lorentz, à la théorie de la relativité, relevait de la contrefaçon historique. En produisant une cartographie bibliométrique précise, Gingras remarque qu’avant le second conflit mondial, le nom de Poincaré n’est que très rarement associé à celui d’Einstein [82]. Le nom même de Poincaré n’est central que dans le réseau reconstitué des mathématiciens ; les physiciens de la première moitié du xxe siècle n’ont jamais fait un lien entre les propositions de Poincaré et celles d’Einstein. L’analyse de réseaux met ici au jour le processus de « fabrication », après 1945, d’une mythologie savante qui, une fois le succès de la théorie de la relativité assuré, tente d’y associer des « pères » imaginés. En ce sens, l’analyse de réseaux n’est pas une simple méthode plaquant des grilles d’intellection sur des objets historiens ; elle fournit ici la possibilité de travailler le matériau temporel et de pointer les effets de reconstitution mémorielle.

34La SHST, parce qu’elle n’est pas une discipline dont l’autonomie est assurée définitivement, peut servir des positions épistémologiques variées (des STS les plus radicales au néorationalisme) ; elle peut aussi agréger des méthodes (comme l’analyse de réseaux ou la prosopographie) disponibles dans d’autres disciplines. Toutefois, une différence se fait jour entre une pratique sociohistorique clairement revendiquée (et qui vise donc à faire de l’autonomie un horizon épistémique) et un usage lâche de terrains historiques variés (pour lesquels le travail de bornage disciplinaire est absent).

Variations disciplinaires et montée en généralité à partir d’une stylisation épistémologique

35Ce panorama à focale large peut laisser l’impression d’une grande fragmentation. Des lignes théorico-empiriques s’entrecroisent, s’entrechoquent souvent, s’ignorent parfois. Des pans de la SHST n’ont pas été traités. Qu’en est-il de l’identité cognitive de la SHST ? L’idée que les études des sciences transcendent les frontières disciplinaires rendrait caduc tout effort de délimitation par la discipline, et on comprend pourquoi la détermination d’un socle commun disciplinaire de la SHST est dans ces conditions problématique. Les disputes byzantines s’obstinent concernant la signification, l’interconnexion et l’éventuelle performativité des labels social studies of scientific knowledge, science studies, science and technology studies, mais aussi les disciplines autonomisées de leur discipline-souche, comme la sociologie des sciences, l’histoire des sciences, l’histoire des techniques, etc. Ces disciplines seraient en elles-mêmes « interdisciplinaires » et la « purification » de leur corpus épistémologique légitime relèverait d’une politique séparatiste de la connaissance désastreuse [83]. La pratique même de la sociologie de la connaissance scientifique aurait eu pour effet d’anéantir les vieilles démarcations disciplinaires. En 1990, Barnes peut souligner à l’adresse des historiens des sciences, dans un registre semi-performatif, que non seulement la « conception sociologique de la connaissance et de l’évaluation en science est partiellement intériorisée par les historiens des sciences », mais en plus qu’une « histoire des sciences sociologiquement informée du genre de celle qui fleurit en ce moment apportera certainement une contribution salutaire autant à la sociologie qu’à l’histoire » [84]. En Amérique du Nord comme en Europe, les STS institutionnaliseraient une forme jugée désirable de disciplinarité.

À la lisière des disciplines ? Carrières et insertions disciplinaires

36Pourtant, les acteurs continuent d’en référer à ces catégories malgré une injonction latente à traquer les essentialismes potentiels. Il est question de l’identité académique d’acteurs certainement mobiles et éclectiques sur le plan intellectuel, cependant qu’ils évoluent dans un champ toujours dominé par des logiques de structuration professionnelle disciplinaires [85]. Parmi les héros des STS, certains ont ainsi commencé leur carrière par des enquêtes sociohistoriques que, pour diverses raisons, ils ont délaissées par la suite. Le cas est par exemple intéressant des sociologues des sciences formés au contact d’Anselm Strauss à l’université de San Francisco au début des années 1980 : Susan Leigh Star, James Griesemer, Adele Clarke et Joan Fujimura. La carrière de Star illustre la mobilité intellectuelle des chercheurs STS, leur souci de multiplier les objets, de faire converger les démarches et ce faisant de dépasser les frontières disciplinaires. Cela dit, même si l’étiquette n’est pas utilisée, les premières enquêtes « historiques » de Star relèvent d’une sociologie historique du travail scientifique. On pense, notamment, à la monographie, partiellement tirée de sa thèse, Regions of the mind[86] et surtout à l’article-paradigme, cosigné avec Griesemer, dans lequel le concept de boundary object est défini sur la base d’une étude de cas sociohistorique [87].

37Star a décrit rétrospectivement sa découverte du boundary object, en lien avec la notion connexe d’« infrastructure ». Elle rappelle que c’est par le travail sur des archives et des sources scientifiques que, en stricte application des principes de la grounded theory, la pertinence analytique du concept s’est peu à peu renforcée, bien avant sa dissolution dans les STS et le management [88]. D’autres acteurs peuvent s’y intéresser à un moment déterminé de leur trajectoire, à la faveur d’opportunités de recherche, sans pour autant se spécialiser. D’autres encore sont formés à la sociologie historique tout court et tentent des excursions plus ou moins ponctuelles en SHST ; c’est par exemple le cas d’Andrew Abbott, sociologue des professions, théoricien des méthodes des sciences sociales historiques et praticien iconoclaste de l’historiographie des sciences sociales étasuniennes, de l’école de Chicago surtout [89].

38La SHST ne se présente certes pas comme une discipline aux contours nettement marqués. Ses frontières sont indécises et incertaines. Toutefois, le rapport à la sociologie est probablement le critère le plus décisif pour discerner les clôtures de cet espace intellectuel. En Europe comme aux États-Unis, un certain nombre d’historiens braconne sur le territoire d’une sociologie historique des savoirs ; leurs incursions ne sont pas des emprunts sans lendemain ou des appropriations sauvages : ils produisent en retour des concepts ou des études empiriques qui ont des effets notables sur la sociologie (tout court). On discerne un premier groupe dont les travaux sont centrés sur l’histoire des classifications, des manières de compter et des façons de quantifier : des thèses de Theodore Porter sur l’importance de l’objectivité dans les pratiques scientifiques à destination du public [90] à la sociologie historique de la quantification d’Alain Desrosières [91], des analyses de Paul-André Rosental [92] sur « l’intelligence démographique » comme science des populations aux recherches de Ian Hacking sur l’émergence de la probabilité [93], un sillon épistémique émerge, qui fraie à proximité de la SHST sans chercher, cependant, à en épouser tous les enjeux heuristiques et institutionnels. Un deuxième groupe d’historiens campe non loin, armé des outils de l’histoire culturelle. Peter Galison prolonge et élargit, dans son histoire de la physique des particules depuis la seconde guerre mondiale ainsi que dans ses études sur la façon dont les expériences s’achèvent [94], les propositions culturalistes de Paul Forman dans une logique anthropologique aux ressources multiples. Pourtant, les propositions récentes de Galison sur les problèmes prioritaires en histoire des sciences l’éloignent clairement de la SHST et le rapprochent davantage du continent philosophique et de ses questionnements transhistoriques [95]. Citons également l’historien Mario Biagioli qui, dans une approche informée des thèses de Bourdieu, défend une histoire culturelle du patronage savant qui n’élude pas l’exigence de théorisation des manières de connaître dans l’espace curial du xviie siècle [96].

39Le « régime des disciplines » identifié par Heilbron [97] continue, nolens volens, d’organiser l’enseignement et la recherche dans les systèmes académiques. Implémentées dans cette matrice, les disciplines ne sont pas de simples agrégats institutionnels sans effet sur le travail intellectuel des chercheurs ; bien au contraire, les cultures épistémiques qu’elles constituent et délimitent contraignent fortement la production des connaissances. On pourrait opposer à cela que des hybridations inter, voire postdisciplinaires sont possibles, sinon souhaitables. Il n’en reste pas moins que le système des disciplines scientifiques résiste et, plus encore, se recompose sous l’effet de nouvelles formes de disciplinarité [98]. C’est pourquoi les recherches qui relèvent de la SHST sont prises dans un dilemme pratique : elles sont trop sociologiques pour être vraiment audibles en histoire des sciences en même temps qu’elles mettent à mal le préjugé présentiste de la sociologie des sciences contemporaines.

40L’étude de l’établissement des frontières disciplinaires, au cœur de la seconde partie de cet article, est un problème incontournable depuis les années 1980. Pour la SHST, il s’impose notamment parce qu’il introduit à l’historicité des disciplines scientifiques. Parce que la pratique de la SHST les met à l’épreuve d’une disciplinarité contrariée, parfois contestée, les auteurs n’ont de cesse d’interroger les attendus de leurs objets et de la façon dont ils les traitent. Shapin aborde, nous l’avons vu, la question de la frontière à travers le débat internalisme/externalisme et opte pour une tentative de dépassement constructiviste par l’historicisation des pratiques d’inscription disciplinaire. Thomas Gieryn, qui a théorisé le boundary work dans un article paru en 1983, s’est efforcé de discerner les configurations historiques dans lesquelles s’effectuait le traçage de frontières entre ce qui relevait de la science et ce qui en était exclu. En remarquant que des paramètres (cognitif, social, culturel, politique, etc.) peuvent être isolés, oubliés ou réactivés, Gieryn historicise le boundary work – révisant de la sorte le postulat mertonien de différenciation institutionnelle et cognitive de la science –, processus changeant, mouvant et toujours à l’œuvre dans la science moderne [99]. La faiblesse institutionnelle de la SHST oblige à des prises de position subtiles qui recoupent les analyses sur les découpages heuristiques et leurs conséquences professionnelles. Si Shapin est passé maître dans l’art du contre-pied et du multipositionnement (qui le fait se rattacher au gré des publics visés et des assignations choisies à l’histoire des sciences, à la SHST ou aux STS), Gieryn, lui, s’est engagé dans une recomposition de son assise disciplinaire : élève de Merton à Columbia, il travaille clairement dans le référentiel de la SHST avant de peu à peu migrer vers le territoire culturaliste et ses rapprochements STS, comme en témoigne son ouvrage de 1999 Cultural boundaries of science, émaillé de références postmodernes. Travailler, dans l’optique SHST, sur la question des frontières n’est pas sans conséquence du point de vue des déplacements intellectuels : l’ancrage incertain d’une non-discipline oblige à des rattachements multiples ou changeants qui participent encore davantage du brouillage identitaire de la SHST.

41Par conséquent, cette dernière n’est pas qu’un label qu’une sémantique sociologique trouverait intérêt à contextualiser, elle s’incarne aussi dans des trajectoires intellectuelles et professionnelles individuelles. Comme nous l’avons indiqué, la réflexion sur les frontières relève à n’en pas douter d’une forme implicite de réflexivité dans la mise en pratique de la SHST.

Des cultures de l’enquête sociohistorique : Les pôles de la généralisation analytique et de l’histoire configurationnelle

42Repérer les usages d’une catégorie de classement disciplinaire et les appropriations sélectives de la matrice historique de la SHST est indispensable en première intention, mais pas suffisant. À trop focaliser l’attention sur les usages et les luttes catégorielles, on manquerait la spécificité de notre objet, et déjà le simple fait qu’il puisse être constitué en objet d’analyse. Nous partirons de l’hypothèse, substantielle, qu’il existe un socle commun de problèmes, d’idées et de démarches propres à la SHST. C’est la raison pour laquelle, en définitive, il nous est possible d’introduire ici à cette « tradition intellectuelle ». Malgré l’état d’hétérogénéité intellectuelle dont nous avons rendu compte, la grande variété des sujets, des registres conceptuels et des styles de raisonnement – sans même cacher les désaccords et les disputes animant les sociologues historiques –, un certain point de vue sur les sciences et techniques persiste, ce qu’il nous faut encore étayer. Montons donc en généralité pour en découvrir le mode opératoire, ne serait-ce que pour comprendre ce que faire de la SHST signifie en pratique(s).

43La première pratique d’enquête s’attache à mettre à l’épreuve empiriquement des hypothèses générales et des concepts dérivés de théories. Elle cherche des régularités observables, des facteurs et des conditions de possibilité d’objets, simplifie la complexité du réel en référence à des schèmes conceptuels explicitement définis et constitués au préalable (ou repris d’enquêtes antérieures). Les concepts analytiques (« champ », « discipline », « structure institutionnelle », « boundary work », etc.) sont confrontés au matériau historique pour créer des effets d’intelligibilité. L’enquête procède sur la base d’une casuistique plus ou moins ouverte. La recherche peut ainsi se focaliser sur un objet privilégié (tel réseau scientifique, telle pratique expérimentale, etc.) et le comparer à d’autres pour en saisir en retour les spécificités, ou encore comparer simultanément un ensemble d’objets pour mettre au jour des convergences et des écarts. L’enquête part d’un problème empirique sur lequel bute l’analyse sociohistorique au départ, qu’il s’agit de résorber par des procédés explicatifs, pour finalement approcher un compte rendu qui paraisse satisfaisant sur le plan théorique. La pratique de la généralisation analytique ne se satisfait pas d’une histoire spécifique indexée à une seule étude de cas. Les balancements entre les hypothèses, les inférences et l’interprétation des données empiriques ont pour but de formuler un modèle théorique potentiellement applicable à un faisceau étendu de phénomènes particuliers, sans verser néanmoins dans un quelconque métaniveau qui serait celui d’une histoire universelle ou totalisante (certes, l’approche civilisationnelle de Benjamin Nelson [100] flirte avec une telle visée). Comment, entre autres problèmes récurrents, une discipline s’institutionnalise-t-elle ? Quels sont les invariants et les mécanismes sous-jacents de ce processus ? Une fois formé, quels sont les propriétés, les constituants et les aspects les plus saillants de ce système ? Chez certains sociologues historiques, ces questions s’accompagnent d’une ambition nomologique. On le retrouve en particulier dans l’approche programmatique de Zilsel qui privilégie les explications causales dans le développement de la science moderne [101].

44The Sociology of philosophies de Collins nous paraît illustrer cette stratégie. Sur plus d’un millier de pages (!), qu’il est impossible de résumer ici, Collins propose une ambitieuse théorie sociologique générale de l’émergence de la créativité philosophique et du fonctionnement des réseaux intellectuels, sur une période de 2 500 ans, dans les cultures philosophiques du monde entier (Grèce, Rome antique, Chine, Inde, Japon, islam, judaïsme, christianisme, jusqu’aux mouvements intellectuels du xxe siècle) [102]. Il s’efforce d’expliquer les rivalités entre penseurs et entre écoles, d’identifier les mécanismes par lesquels des philosophies tendent à dominer, d’autres à dépérir, les opportunités s’ouvrant çà et là, la stratification des communautés intellectuelles ici et maintenant. L’approche est compréhensive, comparative, multisituée ; naviguant entre les systèmes philosophiques, elle combine autant les éléments internes (idées, œuvres, etc., sans reconstituer pour autant leur logique : c’est une affaire de spécialistes) qu’externes (cadre institutionnel, infrastructure matérielle, patterns de morphologie sociale, etc.). Collins applique sur un objet « sacré » les concepts clés de sa théorie générale, qu’il a échafaudée sur une grande variété d’objets (violence, famille, éducation…). Il cherche, par exemple, à rendre compte du développement des idées en tant qu’elles émergent des « chaînes de rites d’interaction » tenant les acteurs et les groupes, et des conflits structurant les champs intellectuels, en particulier la lutte, saturée d’énergie émotionnelle, à laquelle s’adonnent les penseurs en vue de gagner l’attention culturelle de leurs contemporains (et au-delà). S’il a généré nombre de discussions, The Sociology of philosophies exprime le genre d’intention cognitive résumée dans le concept de la généralisation analytique. Le modèle théorique est générique, il peut être amendé et transposé.

45La seconde approche, l’histoire configurationnelle, se déploie en référence à des transitions et des changements historiques, bref, des discontinuités et des processus. Ces configurations singulières résultent de la convergence de séries et de développements indépendants dont il s’agit d’identifier la logique objective. Comment, par exemple, la révolution scientifique s’est-elle produite ? Comment expliquer l’expansion de l’université humboldtienne du xixe siècle ? L’extension spatio-temporelle de la configuration à examiner est plus ou moins grande. Il peut s’agir d’étudier l’émergence d’une discipline scientifique dans un pays à une époque donnée, comme du développement de cette même discipline à l’échelle mondiale. Si l’objet d’étude est toujours particulier, historiquement situé donc, cette sociologie historique explore des thèmes extrinsèques (par exemple, le phénomène de l’institutionnalisation des disciplines), transposables dans d’autres contextes. De ce point de vue, quelle que soit la validité intrinsèque (c’est-à-dire sa capacité à rendre raison d’un phénomène particulier) de l’argument de Max Weber au sujet de l’affinité élective entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, l’intérêt de celle-ci réside aussi et surtout dans la reconstruction analytique d’un type de changement historico-culturel [103]. La « thèse » de Merton relève du même procédé, dont les historiens des sciences les plus critiques, focalisés qu’ils étaient sur l’interprétation de tel discours puritain ou du rapport de telle secte à la science, ne pouvaient pas saisir l’esprit [104]. L’histoire est, ici, un objet – sans être prétexte – de théorie. À des degrés divers de sophistication, toutes les « thèses » jalonnant l’histoire de la SHST sont autant de problématisations de ces réalités historiquement saillantes sous la forme d’une configuration. C’est parce qu’elles prennent en charge ces questionnements avec force démonstrations et explications contextualisées qu’elles justifient leur statut épistémologique de « thèse », c’est-à-dire une ligne théorico-empirique problématisée s’exposant à des vérifications et des réfutations.

Variations et stylisations des cultures de l’enquête

46Ces distinctions ont l’intérêt de clarifier les conditions de possibilité et de validité de démarches sociohistoriques. On comprend dès lors les éventuelles divergences concernant la « bonne pratique » de la SHST. Le problème du dosage entre la théorie et le travail empirique partage les sociologues historiques selon qu’ils modélisent ou s’emploient à analyser des configurations particulières. Entre autres frictions, le compte rendu de l’ouvrage The Dynamics of science and technology (1978) rédigé par Edge, représentant d’une sociologie historique de type « Édimbourg » (mais pas nécessairement en accord avec ses collègues « fortistes »). Edge met en relief le

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« riche potentiel d’une sociologie historique des sciences et techniques respectant les détails empiriques (souvent récalcitrants) des événements historiques. La théorie guide et informe l’enquête et des schèmes explicatifs sont articulés, développés et testés à travers une description complexe du matériau historique [105] ».

48Combien éloigné de ce mode d’articulation théorico-empirique est, selon lui, le mode opératoire adopté par les sociologues de l’Europe continentale, les sociologues allemands en particulier. Leurs contributions à l’ouvrage – celle de Peter Weingart, en particulier, est épinglée –

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« tendent vers des vues d’ensemble ambitieuses, synthétiques et “théoriques”, et lorsqu’elles réfèrent à un matériau historique, elles le font d’une manière plutôt sommaire. Non seulement ce manque d’élaboration détaillée rend ces articles non convaincants, mais en plus le lecteur finit par se demander quelle peut être l’utilité de cette théorisation, puisque son usage n’est exemplifié nulle part [106] ».

50Il y aurait lieu d’interroger ici les variations de significations associées au thème épistémique de la « théorie », mais aussi l’attitude de « respect » attendue à l’égard du matériau historique, et les différentes acceptions de l’administration de la preuve sociohistorique (pour le dire simplement, le sociologue historique doit-il se rendre personnellement aux archives ou les données de seconde main suffisent-elles ?). Alors même que le problème est transversal – il s’agit en effet d’expliquer les dynamiques d’interdépendance de la science et de la technique –, les solutions apportées divergent radicalement. On peut faire l’hypothèse que la matrice de la SHST est l’objet de stylisations s’expliquant par une multiplicité de facteurs. On pourrait recourir à l’argument des « traditions nationales » pour interpréter ces variations, mais celui-ci est assez fragile car la circulation transnationale des modèles de pratiques d’enquête est trop intense pour justifier ce genre de réduction.

51La stylisation du corpus disciplinaire, c’est-à-dire la diversité des ancrages méthodologiques et épistémologiques construits à partir de ce corpus, nous semble pour partie expliquée par le positionnement et le degré de proximité vis-à-vis de la philosophie des sciences et de l’épistémologie. Les sociologues historiques partent d’une définition minimale, tacite ou explicitement justifiée, de ce qu’ils entendent par connaissance scientifique. Les enquêtes qui prennent soin de ne pas statuer sur la composition épistémologique de la « boîte noire » n’y échappent pas, leur évitement exprimant de façon indirecte ou détournée une position philosophique. C’est ce que souligne, par exemple, Stephen Cole au sujet de la philosophie des sciences positiviste de Merton [107]. On peut toujours faire mine de n’y pas toucher, les résultats des enquêtes n’en sont pas moins lus par les philosophes, au premier rang desquels Larry Laudan dans les années 1970 [108], qui ne se privent pas de démonter un à un les attendus et les prétentions du discours sociologique sur la connaissance scientifique. Cette sensibilité philosophique fait jouer quelques ombres en filigrane. Celles de Karl Popper ou du positivisme logique, on le sait, irriguent le débat internalisme/externalisme dans les années 1950-1960. Les épistémologies sous-jacentes de la Wissenssoziologie à la Mannheim et de la « révolution » kuhnienne sont également réinjectées dans les discussions sur la construction de la connaissance scientifique dans les années 1970. La résurgence chronique du marxisme fournit, on l’a vu aussi, un autre contrepoint philosophique à l’analyse de la détermination sociale-historique des savoirs. Sans compter que les théoriciens de la sociologie générale s’aventurant ponctuellement en SHST, à l’instar d’Elias ou de Luhmann, peuvent tenir un discours philosophique rigoureusement justifié sur les sciences et techniques. On peut noter de surcroît l’influence persistante et perceptible de la tradition de l’épistémologie historique française qui, de Bachelard à Canguilhem, jusqu’à Michel Foucault, institue une certaine conception du devenir historique des savoirs. L’épistémologie bachelardienne est très présente dans le travail sociohistorique de Gingras. Entre autres objets, il rend compte de la mathématisation de la physique à l’époque moderne en reprenant la régionalisation des savoirs chère à Bachelard et en sociologisant son épistémologie des ruptures. Pour nombre d’auteurs, la référence à Foucault est indépassable et indique en elle-même un certain rapport à la philosophie. Chez Shapin, par exemple, elle est diluée aux fins de l’enquête sociohistorique, en particulier dans ses travaux sur les « lieux de la connaissance » calqués sur les « hétérotopies » foucaldiennes [109]. De même, les travaux de Jan Goldstein sur la contextualisation des façons de concevoir la psyché s’inscrivent dans la droite ligne de Foucault. Fabiani, pour sa part, a plaidé pour une utilisation parcimonieuse de l’archéologie foucaldienne dans le cadre d’une sociologie historique des savoirs [110]. Ainsi, une ligne de French epistemology se dégage, sans que cela constitue une approche unique et univoque, ni un point d’accord général entre les sociologues historiques. La philosophie, selon les cas et les traditions intellectuelles mobilisées ou réinventées, agit comme une source d’inspiration, à l’inverse parfois un repoussoir vis-à-vis duquel des ambivalences et des revirements ne manquent pas d’apparaître.

52La généralisation analytique et l’histoire configurationnelle se signalent par des spécificités en même temps qu’elles partagent des points communs. L’attention est portée sur l’explication. L’enjeu n’est pas tant de dresser l’intrigue d’une histoire spécifique que de traiter empiriquement un problème conceptuel construit comme tel, en sorte que le matériau historique est interrogé. Des procédés sont utilisés aussi bien dans les versions « généralistes » que « particularistes » de la SHST. Pour ce qui concerne les méthodes, le recours à la quantification signale un certain mode d’administration de la preuve. Bien que l’utilisation des statistiques ne soit pas généralisée, elle est courante et marque (le cas échéant) le souci de mesurer des transformations sociocognitives par des indicateurs numériques et des variables spécifiées en amont. L’appréciation des développements scientifiques dans telle discipline s’objective au moyen de la scientométrie. En outre, l’usage de la comparaison est presque obligé : la SHST est plus une étude des cas qu’une étude de cas. De même, la nécessité de subsumer les réalités observables sous des schèmes conceptuels est constitutive de ces pratiques d’enquête. Les catégories d’acteurs et les significations endogènes historiquement situées (la matière première de l’histoire culturelle des sciences) sont reconstruites/traduites dans un langage d’analyse qui ne leur est a priori pas équivalent. Ces appareillages conceptuels sont plus ou moins denses, robustes, présents et subordonnés à un cadre théorique général ; mais la conviction l’emporte qu’il s’agit d’informer une reconstruction du matériau historique par l’intermédiaire de schémas sociologiques. Et on remarque sans peine que la réserve de concepts pertinents n’est pas extensible à l’infini. En effet, certains concepts ne cessent d’être travaillés. Leur confrontation à des objets induit des reformulations tantôt légères, tantôt substantielles. Il n’est qu’à considérer l’inévitable concept de « discipline », exposé à une pluralité de définitions pas toujours concordantes selon les cas et les positionnements théoriques ; mais ces diverses sémantisations s’accordent quant au constat empirique que la discipline renvoie à une réalité sociocognitive historiquement documentée. L’utilisation de concepts pivots se prolonge dans le temps, de la même façon que la formulation discursive de problèmes récurrents se stabilise en référence à des termes quasi inamovibles. C’est ce que souligne Collins, lorsqu’il ironise sur les « dépassements » périodiquement revendiqués des antinomies interne/externe, micro/macro ou local/distant : « Toute sociologie qui essaie d’abolir ce genre de termes, avertit-il, ne tarde pas à repasser en fraude ces distinctions sous l’aspect de nouveaux mots [111]. » La conscience historique des multiples réappropriations de la matrice de la SHST conforte probablement ce point de vue.

De l’identité cognitive, disciplinaire et professionnelle de la sociologie historique des sciences et techniques

53Cette reconstruction est, certes, schématique. Les deux pôles ne s’opposent pas, ils désignent des stratégies d’enquête idéal-typiques que les sociologues historiques, c’est selon, articulent, combinent ou confondent. L’enjeu est, à chaque instant, de tenir un discours d’analyse ancré empiriquement, quels que soient le degré de généralisation théorique de l’explication et le grain historico-factuel de la description. Il faut souligner encore que cette épistémologie s’incarne dans des postures intellectuelles, qui se caractérisent notamment, comme nous l’avons souligné, par une interrogation continue sur le positionnement disciplinaire de la SHST. Toujours est-il que cette caractérisation a pour but d’expliciter la cohérence et la substance cognitive en arrière-plan des pratiques d’enquête. La matrice de problèmes et les stylisations que celle-ci autorise lui confèrent une robustesse épistémologique sans laquelle la SHST ne serait qu’un corps inerte pour taxidermiste du savoir sociohistorique.

54On l’aura perçu, nous introduisons par conséquent une démarcation épistémologique entre les recherches qui relèvent de la SHST, celles qui s’en éloignent mais empruntent sélectivement – et souvent implicitement – à certains modes opératoires, celles enfin qui, en général par conviction anti-SHST, n’y contribuent pas un instant. Ces frontières ont une histoire, une efficacité symbolique et matérielle, s’expriment dans des pratiques et des attitudes cognitives, et s’ancrent dans une épistémologie. En d’autres termes, le socle commun, tel qu’il a été établi, définit l’identité cognitive d’une discipline, au sens d’un corpus intellectuel transmissible et transposable dans une variété de contextes d’enquête – en vertu aussi de l’hétérogénéité interne de ce même corpus, qui permet et peut-être encourage l’adaptabilité des concepts. Pour autant, cette identité cognitive ne coïncide pas avec une identité professionnelle : pas d’association ni de revue dédiée, encore moins de structure institutionnelle propre. Peu de contributeurs effectifs se revendiquent de l’étiquette disciplinaire de « sociologue historique » ou de « sociologue historien ». Ce hiatus est malgré tout constitutif d’une trame épistémologique et professionnelle.

55La SHST est sans doute souterraine, par moments invisible pour les raisons que nous avons identifiées précédemment, mais elle est (et reste) vivace : la question de son autonomie n’est pas tranchée (ni à trancher) simplement. Portée par des individus qui ont pu faire école, la SHST n’a pas d’inscription institutionnelle franche. Elle s’organise donc, historiquement, selon une autonomie à éclipse ; visible et reconnue après la phase mertonienne, elle se dissout dans les sous-catégories STS après les années 1970. D’une certaine façon, cette autonomie intermittente laisse ouvert en permanence son réinvestissement épistémologique potentiel (ce qu’a bien compris un chercheur « à la frontière » comme Shapin), et ouvre la voie à des usages (plus ou moins maîtrisés) d’une matrice heuristique qui s’est lentement étoffée.

Notes

  • [*]
    Jérôme Lamy et Arnaud Saint-Martin (CNRS), Laboratoire PRINTEMPS, Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines, 47, boulevard Vauban, 78047 Guyancourt Cedex.
    E-mail : jerome.lamy@laposte.net ; arnaud.saint-martin@uvsq.fr
  • [1]
    Intégration, association, combinaison, hybridation, fusion, etc. sont des termes chargés de théorie et de politique disciplinaire. Sous les dehors de l’interdisciplinarité, semble-t-il neutre et bienveillante, des stratégies d’annexion et d’absorption peuvent se faire jour. Encore la sociologie historique doit-elle en effet se défaire de présupposés « impérialistes » voilés dans ses tentatives d’appariement à l’histoire. Voir George Steinmetz, Transdisciplinarity as a nonimperial encounter, Thesis eleven, XCI/1 (2007), 48-65.
  • [2]
    John Hall, Cultures of inquiry : From epistemology to discourse in sociohistorical discourse (Cambridge : Cambridge University Press, 1999).
  • [3]
    Hall, op. cit. in n. 2, 193-198, 216-220.
  • [4]
    Pour un autre essai réflexif centré cette fois sur les querelles de frontières entre l’histoire des Annales et la sociologie, voir : Jérôme Lamy, Arnaud Saint-Martin, Jeu de frontières : Les Annales et la sociologie, Revue de synthèse, CXXXI/1 (2010), 99-127.
  • [5]
    Ce relevé cartographique ne prétend pas à l’exhaustivité. Il ne couvre pas la sociologie de la science russe, certains développements en Europe (Pays-Bas, Pologne, Italie…), ou les sociologies développées sur les continents asiatique ou sud-américain. Le canevas devrait être approfondi, enrichi et révisé le cas échéant par de futures recherches.
  • [6]
    Jonathan Cole, Harriet Zuckerman, The emergence of a scientific specialty : The self-exemplifying case of the sociology of science, in Lewis Coser (dir.), The Idea of social structure : Papers in honor of Robert K. Merton (New York : Harcourt, Brace & Jovanovich, 1975), 139-174.
  • [7]
    Boris Hessen, Les Racines sociales et économiques des Principia de Newton (Paris : Vuibert, 2006). Pour une mise en perspective, voir : Gideon Freudenthal, The Hessen-Grossman thesis : An attempt at rehabilitation, Perspectives on science, XIII/2 (2005), 166-193.
  • [8]
    Gary Werskey, The Visible college : The collective biography of British scientific socialists of the 1930s (New York : Holt, Rinehart and Winston, 1978).
  • [9]
    Edgar Zilsel, The Social origins of modern science (Dordrecht : Kluwer, 2003).
  • [10]
    La sociologie historique des sciences proposée par Merton peut être envisagée comme un prolongement de celle que Max Weber esquissait déjà au tournant du siècle. Voir sur ce point Peter Lassman et Irving Velody, Max Weber on science : Disenchantment, and the search for meaning, in Peter Lassman, Irving Velody, Herminio Martins (dir.), Max Weber’s « science as a vocation » (Londres : Unwin Hyman, 1989), 164 ; Arnaud Saint-Martin, La Sociologie de Robert K. Merton (Paris : La Découverte, 2013). Merton expérimente également des techniques de quantification pour le compte et sous l’autorité de Pitirim Sorokin, son tuteur à Harvard. Ses recherches traitent des fluctuations pluriséculaires dans les découvertes, les inventions et les théories scientifiques. Elles sont exposées dans deux chapitres du deuxième volume du grand œuvre de Sorokin, Social and cultural dynamics (1937-1941).
  • [11]
    Pour une mise au point, voir : Bernard Cohen, The impact of the Merton thesis, in Puritanism and the rise of modern science : The Merton thesis (New Brunswick : Rutgers University Press, 1990), 1-111.
  • [12]
    Steven Shapin, Understanding the Merton thesis, Isis, LXXIX/4 (1988), 594-605.
  • [13]
    Nathan Reingold, History of science today, 1 : Uniformity as hidden diversity of history of science in the United States, 1920-1940, The British journal for the history of science, XIX/3 (1986), 243-262.
  • [14]
    Gary Abraham, Misunderstanding the Merton thesis : A boundary dispute between history and sociology, Isis, LXXIV/3 (1983), 368-387.
  • [15]
    Voir Jérôme Lamy, Arnaud Saint-Martin, Un dilemme pratique : Sociologie et histoire des sciences au prisme des STS, Carnets de bord en sciences humaines, 14 (2007), 52-64.
  • [16]
    Michel Dubois, La Nouvelle sociologie des sciences (Paris : PUF, 2001), 36.
  • [17]
    Steven Shapin, Review de Joseph Ben-David, Scientific growth : Essays on the social organization and ethos of science, Isis, LXXXIII/3 (1992), 525-526.
  • [18]
    Dominique Pestre, Thirty years of science studies : Knowledge, society and the political, History and technology, XX/3 (2004), 356.
  • [19]
    Sur l’émergence de ces divers mouvements, dont l’histoire est encore disputée, d’autant plus qu’elle est écrite par ses acteurs, voir Dubois, op. cit. in n. 16.
  • [20]
    Michel Dubois, Introduction à la sociologie des sciences et de la connaissance scientifique (Paris : PUF, 1999), 36 sq.
  • [21]
    Notamment : Barry Barnes, Steven Shapin (dir.), Natural order : Historical studies of scientific culture (Beverly Hills : Sage Publications, 1979) ; Barry Barnes, David Edge (dir.), Science in context : Readings in the sociology of science (Milton Keynes : Open University Press, 1982).
  • [22]
    Steven Shapin, Here and everywhere : Sociology of scientific knowledge, Annual review of sociology, 21 (1995), 289-321.
  • [23]
    David Bloor, Knowledge and social imagery (Londres : Routledge, Kegan & Paul, 1976), 4-5.
  • [24]
    Jan Golinski, Making natural knowledge : Constructivism and the history of science (Chicago : University of Chicago Press, 2005), 23.
  • [25]
    Voir notamment David Hess, Science studies : An advanced introduction to STS theory (New York : New York University Press, 1997).
  • [26]
    Sur cette initiative éditoriale, voir : Richard Whitley, The Sociology of the sciences yearbook : A personal retrospective, in Bernward Joerges, Helga Nowotny (dir.), Social studies of science and technology : Looking back, ahead (Dordrecht : Kluwer, 2003), 1-8.
  • [27]
    Centre d’étude des conditions de vie dans le monde scientifico-technique.
  • [28]
    Gemot Böhme, Wolfgang van den Daele, Wolfgang Krohn, Die Finalisierung der Wissenschaft, Zeitschrift fur soziologie, II/2 (1979), 128-144.
  • [29]
    Des camps se forment en République fédérale, notamment après un congrès organisé à Munich par des tenants d’un « antifinalisme ». Les contradicteurs non ou anti-marxistes de la « thèse » y voient une attaque « stalinienne » contre l’autonomie de la science, tandis que les promoteurs de celle-ci, jugeant leurs adversaires « conservateurs » ou vaguement « sociaux-libéraux », en appellent à une science émancipatoire finalisée seulement dans la phase d’application. Voir : Frank Pfetsch, The « finalization » debate in Germany : Some comments and explanations, Social studies of science, IX/1 (1979), 115-124 ; Trent Schroyer, On finalization in science : The social orientation of scientific progress, Theory and society, XIII/5 (1984), 715-723.
  • [30]
    Jürgen Habermas, La Technique et la science comme « idéologie » (Paris : Gallimard, 1984).
  • [31]
    Pour une application de la « thèse » sur les cas de la chimie agricole et de la mécanique des fluides, voir Gemot Böhme, Wolfgang van den Daele, Rainer Hohlfeld, Wolfgang Krohn, Wolf Schäfer, Tilman Spengler (dir.), Die gesellschaftliche Orientierung des wissenschaftlichen Fortschritts (Francfort : Suhrkamp Verlag, 1978).
  • [32]
    Rudolf Stichweh, Études sur la genèse du système moderne des disciplines scientifiques (Lille : Presses Universitaires de Lille, 1991).
  • [33]
    Norbert Elias, The sciences : Toward a theory, in Richard Whitley (dir.), Social processes of scientific development (Londres-Boston : Routledge & Kegan Paul, 1974), 21-42 ; Norbert Elias, Scientific establishments, in Norbert Elias, Herminio Martins, Richard Whitley (dir.), Scientific establishments and hierarchies (Dordrecht : Reidel, 1982), 3-69.
  • [34]
    Nicolas Adell, Jérôme Lamy, « Introduction », in Nicolas Adell, Jérôme Lamy (dir.), La Vie savante : Formes et récits d’un style (Paris : Éditions du CTHS, 2015, à paraître).
  • [35]
    Qui comprend notamment, parmi les chercheurs dans le domaine de la sociologie et de l’histoire de la science, et dans l’ordre de leur apparition dans les réunions de travail tenues à partir de 1971, Roy MacLeod, Victor Karady, Bernard-Pierre Lécuyer, Gérard Lemaine, Elizabeth Crawford, David Edge, Michael Mulkay, Terry Shinn, Jennifer Platt, Wolfgang Krohn, Peter Weingart. Voir la brochure « Projet PAREX », section histoire et sociologie de la science (Paris : MSH, 1975).
  • [36]
    Un ouvrage en particulier est présenté par ses coordinateurs comme réalisant le projet conjoint d’une histoire sociale et d’une sociologie historique des sciences : Gérard Lemaine, Roy MacLeod, Michael Mulkay, Peter Weingart (dir.), Perspectives on the emergence of scientific disciplines (La Hague – Paris : Mouton, 1976).
  • [37]
    David Edge, Michael Mulkay, Astronomy transformed : The emergence of radio astronomy in Britain (New York : John Wiley & Sons, 1976).
  • [38]
    On peut citer, à titre d’exemple, Terry Shinn, L’École polytechnique : 1794-1914 (Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1980).
  • [39]
    Richard Whitley, The Intellectual and social organization of the sciences (Oxford : Clarendon Press, 1984).
  • [40]
    Pierre Bourdieu, La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison, Sociologie et sociétés, VII/1 (1975), 91-118.
  • [41]
    George Steinmetz, Pierre Bourdieu, Historicity and historical sociology, Cultural sociology, V/1 (2011), 45-66.
  • [42]
    Victor Karady, Stratégies de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez les durkheimiens, Revue française de sociologie, XX/1 (1979), 49-82 ; Id., Durkheim, les sciences sociales et l’Université : Bilan d’un semi-échec, Revue française de sociologie, XVII/2 (1976), 267-311.
  • [43]
    Fritz Ringer, The Decline of the German mandarins : The German academic community, 1890-1933 (Cambridge : Harvard University Press, 1969) ; Id., Toward a social history of knowledge : Collected essays (Oxford : Berghahn Books, 2000).
  • [44]
    Marcel Fournier, L’institutionnalisation des sciences sociales au Québec, Sociologie et sociétés, V/1 (1973), 27-57 ; Marcel Fournier, Annick Germain, Yves Lamarche, Louis Maheu, Le champ scientifique québécois : Structure, fonctionnement et fonctions, Sociologie et sociétés, VII/1 (1975), 120-132.
  • [45]
    Marcel Fournier, Émile Durkheim : 1858-1917 (Paris : Fayard, 2007) ; Id., Durkheim et la sociologie de la connaissance scientifique, Sociologie et sociétés, XIV/2 (1982), 55-66.
  • [46]
    Yves Gingras, Les Origines de la recherche scientifique au Canada (Montréal : Boréal, 1991).
  • [47]
    Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger (Paris : Minuit, 1988).
  • [48]
    Jean-Louis Fabiani, Les Philosophes de la République (Paris : Minuit, 1988).
  • [49]
    Louis Pinto, Les Neveux de Zarathoustra : La réception de Nietzsche en France (Paris : Seuil, 1995).
  • [50]
    Johan Heilbron, Naissance de la sociologie (Marseille : Agone, 2006).
  • [51]
    George Steinmetz, Neo-Bourdieusian theory and the question of scientific autonomy : German sociologists and empire, 1890s-1940s, Political power and social theory, 20 (2009), 71-131.
  • [52]
    Paul Franck, The sociology of France in France, in Robert K. Merton, Jerry Gaston (dir.), The Sociology of science in Europe (Carbondale : Southern Illinois University Press, 1977), 258-282.
  • [53]
    Par exemple : Franck, art. cit. in n. 52.
  • [54]
    Gad Freudenthal, Science studies in France : A sociological view, Social studies of science, XX/2 (1990), 353-369.
  • [55]
    Un seul exemple suffira. Méditant sur les rapports entre l’histoire des sciences et la sociologie de la science – on notera l’usage du pluriel et du singulier – à l’aune de l’essor de la science moderne, Maurice Clavelin considère qu’« en aidant à comprendre, par exemple, comment s’est constitué le mythe de la révolution intellectuelle, le sociologue aidera l’historien à éliminer les idées erronées ; il amènera aussi à clarifier ses idées sur le développement de la science et à pratiquer de façon plus objective sa discipline […] [, dont l’objectif est de] reconstruire le cheminement conceptuel grâce auquel les théories prennent corps […] » (Maurice Clavelin, L’histoire des sciences devant la sociologie de la science, in Raymond Boudon, Maurice Clavelin (dir.), Le Relativisme est-il résistible ? Regards sur la sociologie des sciences (Paris : PUF, 1993), 235).
  • [56]
    Sur l’ensemble de ces points, voir : Jérôme Lamy, La science, le continent ignoré des historiens français ?, Cahiers d’histoire : Revue d’histoire critique, 90-91 (2003), 133-151.
  • [57]
    Dominique Pestre, Pour une histoire sociale et culturelle des sciences : Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques, Annales : Histoire, sciences sociales, 3 (1995), 487-522.
  • [58]
    Voir en particulier « Indisciplines », numéro spécial des Cahiers STS, 1 (Paris : Éditions du CNRS, 1984) ; Geof Bowker, Bruno Latour, A booming discipline short of discipline : (Social) studies of science in France, Social studies of science, XVII/4 (1987), 715-748.
  • [59]
    Nicholas Jardine, Essay review : Zilsel dilemma, Annals of science, LX/1 (2003), 85.
  • [60]
    John Henry, Historical and other studies of science, technology and medicine in the university of Edinburgh, Notes and records of the Royal Society, LXII/2 (2008), 223-235.
  • [61]
    Ruey-Chyi Hwang, Zheng-Feng Li, Chih-Tung Huang, Rong-Xuan Chu Xing Fan, Dropping the brand of Edinburgh school : An interview with Barry Barnes, East Asian science, technology and society : An international journal, IV/4 (2010), 613.
  • [62]
    Steven Shapin, A course in the social history of science, Social studies of science, VII/1 (1977), 31-74.
  • [63]
    Steven Shapin, « Hessen thesis », « Needham thesis », « Zilsel thesis », in William F. Bynum, E. Janet Browne, Roy Porter (dir.), Dictionary of the history of science (Londres : The Macmillan Press Ltd., 1981), 185-186, 395, 750.
  • [64]
    Steven Shapin, History of science and its sociological reconstructions, History of science, 20 (1982), 157-211.
  • [65]
    Steven Shapin, Discipline and bounding : The history and sociology of science as seen through the externalism-internalism debate, History of science, 30 (1982), 333-369.
  • [66]
    Donald MacKenzie, Marx and the machine, Technology & culture, XXIV/3 (1984), 473-502.
  • [67]
    Steven Shapin, Simon Schaffer, Leviathan and the air pump : Hobbes, Boyle, and the experimental life (Princeton : Princeton University Press, 1985).
  • [68]
    Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes : Essai d’anthropologie symétrique (Paris : La Découverte, 1991), 27.
  • [69]
    Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité : Cours au Collège de France, 2000-2001 (Paris : Raisons d’agir, 2001), 104.
  • [70]
    Il s’agit du titre de la version anglaise de l’ouvrage, parue en 1988 : The Pasteurization of France (Harvard : Harvard University Press, 1988).
  • [71]
    Bruno Latour, Pasteur : Guerre et paix des microbes, suivi de Irréductions (Paris : La Découverte, 1984).
  • [72]
    Simon Schaffer, The Eighteenth brumaire of Bruno Latour, Studies in history and philosophy of science : Part A, 22 (1991), 174-192.
  • [73]
    Dominique Raynaud, La correspondance de F.-A. Pouchet avec les membres de l’Académie des sciences : Une réévaluation du débat sur la génération spontanée, European journal of sociology, XL/2 (1999), 257-276 ; Dominique Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques (Paris : PUF, 2003), 45-80. Latour a très rarement utilisé sa théorie de l’acteur-réseau sur des terrains historiques. Citons son travail sur les recherches de Frédéric Joliot-Curie pendant le second conflit mondial (Bruno Latour, Joliot : L’histoire et la physique mêlées, in Michel Serres (dir.), Éléments d’histoire des sciences (Paris : Bordas, 1989), 493-513) et, plus lointainement encore, ses réflexions sur la représentation à partir des tableaux de Hans Holbein, Antonello da Massina et Claude Le Bault (Bruno Latour, Quand les anges deviennent de bien mauvais messagers, Terrain, 14 (1990), 76-91).
  • [74]
    Randall Collins, Les traditions sociologiques, Enquête, 2 (1995), 11-18.
  • [75]
    Dominique Raynaud, La controverse entre organicisme et vitalisme : Étude de sociologie des sciences, Revue française de sociologie XXXIX/4 (1998), 721-750 ; Raynaud (2003), op. cit. in n. 73, 111-137.
  • [76]
    Raynaud (2003), op. cit. in n. 73, 179.
  • [77]
    Harrison White, Identité et contrôle : Une théorie de l’émergence des formations sociales (Paris : EHESS, 2011), 338-339.
  • [78]
    Douglas R. White, H. Gilman McCann, Cities and fights : Material entailment analysis of the eighteenth-century chemical revolution, in Barry Wellman, Steven Berkowitz (dir.), Social structures : A network approach (Cambridge : Cambridge University Press, 1988), 380-399.
  • [79]
    Gerald L. Geison, Ray Spangenburg, Scientific change, emerging specialities, and research schools, History of science, 19 (1981), 20-40.
  • [80]
    Yves Gingras, The transformation of physics from 1900 to 1945, Physics in perspective, XII/3 (2010), 248-265.
  • [81]
    Id., Mapping the structure of the intellectual field using citation and co-citation analysis of correspondences, History of European ideas, XXXVI/3 (2010), 330-339.
  • [82]
    Id., The collective construction of scientific memory : The Einstein-Poincaré connection and its discontents, 1905-2005, History of science, XLVI/1 (2008), 84.
  • [83]
    Selon Peter Dear et Sheila Jasanoff, dont le récit des développements des STS est par ailleurs éclairant (Peter Dear, Sheila Jasanoff, Dismantling boundaries in science and technology studies, Isis, CI/4 (2010), 772).
  • [84]
    Barry Barnes, Sociological theories and historical practice, in Robert C. Olby, Geoffrey N. Cantor, John R. R. Christie, Michael J. S. Hodge (dir.), Companion to the history of modern science (Londres : Routledge 1990), 71.
  • [85]
    Sur la situation des études des sciences aux États-Unis, voir David J. Hess, Bourdieu and science and technology studies : Toward a reflexive sociology, Minerva, XLIX/3 (2011), 333-348.
  • [86]
    Susan Leigh Star, Regions of the mind : Brain research and the quest for scientific certainty (Stanford : Stanford University Press, 1989).
  • [87]
    Susan Leigh Star, James Griesemer, Institutional ecology, « translations », and boundary objects : Amateurs and professionals in Berkeley’s Museum of vertebrate zoology, 1907-1939, Social studies of science, XIX/3 (1989), 387-420.
  • [88]
    Susan Leigh Star, This is not a boundary object : Reflections on the origin of a concept, Science technology & human values, XXXV/5 (2010), 601-617.
  • [89]
    Andrew Abbott, The System of pressions : An essay on the division of expert labor (Chicago : University of Chicago Press, 1988).
  • [90]
    Theodore Porter, Trust in number : The pursuit of objectivity in science and public life (Princeton : Princeton University Press, 1996).
  • [91]
    Alain Desrosières, La Politique des grands nombres : Histoire de la raison statistique (Paris : La Découverte, 2000) ; Id., Pour une sociologie historique de la quantification : L’argument statistique I (Paris : Presses de l’École des mines, 2008).
  • [92]
    Paul-André Rosental, L’Intelligence démographique : Sciences et politiques des populations en France (1930-1960) (Paris : Odile Jacob, 2003).
  • [93]
    Ian Hacking, L’Émergence de la probabilité (Paris : Seuil, 2002).
  • [94]
    Peter Galison, Image and logic : A material culture of microphysics (Chicago : The University of Chicago Press, 1997) ; Id., Ainsi s’achèvent les expériences : La place des expériences dans la physique du xxe siècle (Paris : La Découverte, 2002).
  • [95]
    Id., Ten problems in history and philosophy of science, Isis, XCIX/1 (2008), 111-124.
  • [96]
    Mario Biagioli, Galileo courtier : The practice of science in the culture of absolutism (Chicago : The University of Chicago Press, 1994).
  • [97]
    Johan Heilbron, A regime of disciplines : Toward a historical sociology of disciplinary knowledge, in Charles Camic, Hans Joas (dir.), The Dialogical turn : New roles for sociology in the postdisciplinary age (Lanham : Rowman & Littlefield, 2003), 23-42.
  • [98]
    Anne Marcovich, Terry Shinn, Where is disciplinarity going ? Meeting on the borderland, Social science information, L/3-4 (2011), 582-606.
  • [99]
    Thomas Gieryn, Boundary-work and the demarcation of science from non-science : Strains and interests in professional ideologies of scientists, American sociological review, 48 (1983), 781-795.
  • [100]
    Benjamin Nelson, On the shoulders of giants of the comparative historical sociology of science in civilizational perspective, in Richard Whitley (dir.), Social processes of scientific development (Londres : Routledge & Kegan Paul, 1974), 13-20.
  • [101]
    Wolfgang Krohn, Diederick Raven, The « Zilsel thesis » in the context of Edgar Zilsel’s research programme, Social studies of science, XXX/6 (2000), 925-933.
  • [102]
    Randall Collins, The Sociology of philosophies : A global theory of intellectual change (Cambridge : The Belknap Press of Harvard University Press, 1998).
  • [103]
    John Hall, Cultural meanings and cultural structures in historical explanation, History and theory, XXXIX/3 (2000), 335.
  • [104]
    Shapin, art. cit. in n. 12.
  • [105]
    David Edge, Compte rendu de Wolfgang Krohn, Edwin Layton, Peter Weingart (dir.), The Dynamics of science and technology : Social values, technical norms and scientific criteria in the development of knowledge (Boston : Reidel, 1978), The British journal of sociology, XXXI/3 (1980), 449.
  • [106]
    Ibid., 450, souligné par l’auteur.
  • [107]
    Stephen Cole, Making science : Between nature and society (Cambridge : Harvard University Press, 1992), 3-4.
  • [108]
    Voir notamment les passages consacrés aux prétentions explicatives de la « thèse » de Forman, dans Larry Laudan, Progress and its problems : Towards a theory of scientific growth (Londres : Routledge, 1977), 214 sq.
  • [109]
    Steven Shapin, The house of experiment in seventeenth-century England, Isis, LXXIX/3 (1988), 373-404 ; Adi Ophir, Steven Shapin, The place of knowledge : A methodological survey, Science in context, IV/1 (1991), 3-21.
  • [110]
    Jean-Louis Fabiani, La sociologie historique face à l’archéologie du savoir, Le Portique (2004), 13-14, en ligne, http://leportique.revues.org/index611.html.
  • [111]
    Collins, art. cit. in n. 74, 13.
Français

Cet article envisage la sociologie historique des sciences et des techniques (SHST) comme une tradition intellectuelle souterraine disposant d’une autonomie à éclipses. Ni discipline constituée, ni école reconnaissable, la SHST s’origine d’une part dans les études marxistes de la science, initiées notamment par Boris Hessen et, d’autre part, dans les travaux pionniers de Robert K. Merton. La lente infusion d’une approche qui associe le souci des sources et l’attention aux concepts se traduit par une généalogie intellectuelle dispersée : des élèves de Pierre Bourdieu aux acteurs les plus marquants des science and technology studies (STS), comme Steven Shapin, la SHST est revendiquée avec plus ou moins de force au gré des carrières et en fonction des audiences. Elle reste un recours opportuniste commode pour étiqueter des travaux difficilement identifiables dans les catégories déjà existantes des études sur les sciences.

Mots-clés

  • sociologie historique
  • sciences
  • discipline
  • autonomie
Jérôme Lamy
Arnaud Saint-Martin [*]
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/07/2015
https://doi.org/10.3917/rhs.681.0175
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