CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La Russie entre peurs et défis, édité chez Armand Colin dans la collection « Perspectives Géopolitiques », est le fruit d’une recherche menée conjointe-ment par Jean Radvanyi et Marlène Laruelle.

2 Marlène Laruelle est spécialiste de la politique russe contemporaine. Elle est enseignante-chercheuse à la George Washington University et directrice associée de l’Institute for European, Russian and Eurasian Studies (IERES) de l’Eliott School of International Affairs. Elle s’intéresse aussi aux politiques nationales des États d’Asie centrale grâce à une solide connaissance des terrains. Jean Radvanyi est géographe, professeur des universités à l’Inalco. Il a produit de nombreux ouvrages, au premier rang desquels Le Géant aux paradoxes en 1982 et Les États postsoviétiques en 2004, manuel incontournable qui fournit des clés de lectures essentielles pour quiconque souhaite s’intéresser à l’aire/l’ère postsoviétique.

3 Destiné aux spécialistes comme aux non-initiés, « l’essai » – si l’on se réfère à la quatrième de couverture – dépeint la Russie sous l’angle de la démesure de son territoire (I) et de son caractère multiethnique (II). Très composite, le pays renferme des inégalités régionales croissantes (III) qui ont favorisé l’émergence d’un régime en quête de consensus politique mais dont les tendances autoritaires ne laissent pas de place à l’alternance (IV). Malgré quelques tentatives de diversification sectorielle, l’économie russe reste tributaire des revenus liés à l’exportation des hydrocarbures favorisant une gestion très centralisée (V). La guerre en Ukraine, présentée comme une énième conséquence désas-treuse de l’incompréhension mutuelle entre la Russie et ses partenaires occidentaux, relance les débats véhiculant l’image d’un État « pontique », à cheval entre l’Europe et l’Asie (VI). Révélant aux yeux de tous de nouveaux modes de combat (guerre hybride, cyber-guerre) et d’outils diplomatiques (soft power), l’État russe – incarné par Vladimir Poutine – se présente en modèle alternatif à l’Occident, affiche des valeurs conservatrices, se veut leader régional et partenaire incontournable dans les relations internationales et a fortiori dans la guerre contre le terrorisme (VII).

4 I) Le premier chapitre décrit une Russie « malade de son espace » (p. 9), qui souffre de « fragilités spatiales » (p. 23) favorisées par « la faiblesse des réseaux de communication » (p. 25). L’inégalité des territoires est telle que les dix régions les plus riches « concentrent plus de 55 % de la valeur du produit régional total du pays » (p. 25). Cette situation est à replacer dans une perspective plus large de « colonialisme intérieur » (p. 23) qui par essence, n’a pas permis l’émergence de dynamiques concurrentielles entre les centres urbains. La Russie, bien que politiquement décentralisée, s’organise parallèlement sur une « hypercentralisation politique » (p. 26) qui sclérose le développement régional, engendre des disparités classiques entre centre et périphérie mais aussi des disparités interrégionales moins connues.

5 II) Le deuxième chapitre touche à la question de l’identité nationale russe « sans équivalent dans l’espace européen » (p. 31). Construite sur le dialogue conceptuel entre russe (russkij, ce qui touche à la langue, la culture ou l’ethnicité) et russien (rossijskij, ce qui touche à l’État russe), l’identité nationale en Russie est dépositaire de son passé impérial et soviétique – par essence multiethnique – mais se nourrit aussi « des débats identitaires qui secouent l’Europe » (p. 32) : accroissement démographique de certaines minorités ; politiques migratoires trop laxistes selon les uns, nécessaires selon les autres ; montée récente et géné-ralisée de la xénophobie, alimentée par les partis politiques. Face à l’importance tant démographique que stratégique des « compatriotes de l’étranger » (minorités ethniques russes ou russophones présentes dans les ex-républiques soviétiques), les auteurs notent le glissement sémantique (de rossijskij vers russkij) opéré par Vladimir Poutine lui permettant « de pratiquer concrètement des politiques d’influence » (p. 37) dans « l’étranger proche » russe.

6 III) Les auteurs dans ce troisième chapitre effectuent une typologie géographique (en quatre catégories) des inégalités économiques en reprenant les antagonismes classiques urbain/semi-rural/rural et centre/périphérie. Ils partent du constat de l’accroissement depuis les années 1990 des inégalités à travers le calcul du coefficient de Gini qui – nous dit-on – est comparable en Russie aux données américaines ou françaises. Mais c’est avant tout la forte croissance de ce coefficient qui est significative : les auteurs retracent depuis l’éclatement de l’URSS l’apparition du chômage, d’une classe d’extrêmes pauvres, d’une « hyperinflation », d’un taux de suicides record et d’une baisse – elle aussi record – du coefficient général de fertilité. L’ouvrage analyse la construction d’une classe d’hyper-riches à l’interface des mondes économiques et politiques et souligne l’émergence d’une classe moyenne définissable tout autant par son niveau de revenu (autour de 1 000 dollars par mois et par personne) que par son mode de vie et de consommation (habitant d’une métropole, possède une datcha, a la capacité d’investir dans l’éducation de ses enfants). Tandis que les inégalités territoriales économiques ou d’accès aux infrastructures se traduisent par divers phénomènes socio-économiques, l’ouverture des frontières permet la diffusion de modèles étrangers, très présents dans les métropoles, qu’il s’agisse de modèles économiques ou religieux. Perçus par les autorités comme prosé-lytes, ces modèles provoquent – sous couvert d’un patriotisme économique nécessaire – la formation « par effet miroir » d’un appareil de résistance « made in Russia » (p.71).

7 IV) Le quatrième chapitre entend fournir une synthèse du système politique russe. Vladimir Poutine, en arrivant au pouvoir, souhaite répondre aux trau-matismes des années 1990 (tentative de putsch, assaut du Parlement, velléités autonomistes de certains « sujets ») et prône la restauration d’un État fort. Pour ce faire, il instrumentalise l’amalgame – très répandu aujourd’hui en Russie – entre d’un côté : les ravages du capitalisme (privatisations et retrait progressif de l’État de nombreux secteurs) et de l’autre : la démocratie (assimilée au dictat des minorités). Décrédibilisant les partis politiques dits libéraux (en les associant principalement à la crise économique de 1998) tout en refusant un retour au passé communiste, les dirigeants construisent la « voie médiane » (p. 86), au service de l’État, qui constitue le terreau du poutinisme (réformes de décon-centration du pouvoir ; réémergence de l’Orthodoxie comme facteur d’unité ; assise du parti pro-présidentiel Russie Unie, complexification de l’accès à l’arène politique pour les « petits partis », exclusion sous diverses formes des oligarques critiques). En réaction à la Révolution Orange en Ukraine en 2004, l’État russe élabore un contre-modèle à l’Occident, qu’il juge responsable des révolutions de couleur. Synthèse efficiente du passé impérial et soviétique, ce modèle érige en leitmotiv le patriotisme et – fait notable – réhabilite la personnalité de Staline. Opérant ainsi un « tournant conservateur » (p.100), Vladimir Poutine lors de son troisième mandat s’adresse aux « masses silencieuses » (p.99), explicite une idéologie reprenant les composantes du patriotisme russe et y mêle des éléments moraux et spirituels. Cette idéologie atteint son apogée lors de l’annexion de la Crimée en mars 2014 et provoque chez ses partenaires européens la mise en application d’un ensemble de sanctions qui confortent l’exécutif russe dans ses positions autant qu’elles nuisent à la santé économique du pays.

8 V) Si ce sont l’ouverture aux marchés étrangers, les privatisations, la constitution d’une oligarchie, la fuite des capitaux, l’hyperinflation et plus généralement les crises qui caractérisent les années 1990, les années 2000 quant à elles sont marquées par la réaffirmation de la souveraineté économique nationale jugée indispensable à la préservation de la souveraineté politique du pays. L’économie russe se veut aujourd’hui à la croisée de plusieurs dynamiques. D’abord, la « modernisation » passe par l’ouverture de certains pans de l’économie russe aux capitaux étrangers. Ensuite, le « redéploiement » de l’économie passe par sa diversification et donc la diminution de la part des hydrocarbures dans les recettes de l’État. Enfin le souverainisme économique s’oppose à « la perte de segments stratégiques » (p.106) qui menace l’État au profit d’acteurs étrangers. Pour ce faire, Vladimir Poutine destitue une partie des oligarques, organise la création « d’une série de holdings », véritables « champions nationaux » (p. 122) à la tête desquels il nomme plusieurs de ses proches collaborateurs. Plus connue sous le terme de « verticale du pouvoir » (p. 128), ce phénomène de cooptation à des postes-clés par le chef de l’Etat favorise la remontée de l’information jusqu’à l’exécutif mais engendre aussi des phénomènes de corruption. Si les entrepreneurs étrangers ont pu voir chez Vladimir Poutine un élément stabilisateur, les sanctions économiques – à relativiser, nous dit-on – survenues après l’annexion de la Crimée et la chute du rouble et du prix du baril de pétrole sont autant de facteurs de rétractation de l’économie.

9 VI) Le sixième chapitre éclaire le lecteur sur les différentes perceptions que les dirigeants russes ont eues de leur territoire et notamment de la place que la Fédération devait ou doit occuper dans son « étranger-proche ». Au lendemain de l’éclatement de l’URSS, la Russie entend se repositionner dans sa zone historique d’influence. Ses dirigeants construisent autour d’elle la Communauté des États Indépendants (CEI) en 1991 et alimentent – sous couvert de défendre des minorités russes – un certain nombre de « micro-conflits » pour contrecarrer les velléités de certains États à rentrer dans l’OTAN. Dans la perception russe, la Révolution Orange marque un tournant majeur : les crises résultent de l’intervention d’États ou « d’agences » étrangères et la Russie doit s’en prémunir.

10 Les leviers qui s’offrent à elle sont multiples : 1) la guerre économique et plus généralement la guerre du gaz dont dépendent (dans des proportions diverses) ses voisins ; 2) une offre politico-économique plus avantageuse pour ses voisins de la CEI afin qu’ils ne « succombent » pas aux tentations révolutionnaires venues de l’étranger ; 3) la force militaire (avec la modernisation de l’armée à partir de 2008) ; 4) le soft power (instruments et discours permettant d’atteindre des objectifs de politique extérieure sans recourir à des moyens de coercition ou de rétribution). Le tournant vers l’Asie proposé par l’exécutif russe en 2014 entend revitaliser l’Extrême-Orient et propulser la coopération sino-russe au centre des relations internationales. Que ce soit en termes d’économie, de lutte contre le terrorisme ou de politique au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS) et des BRICS (Brazil, Russia, India, China, South Africa), la Russie cherche des alliés de circonstance pour donner corps au monde « mul-tipolaire », narratif que ses dirigeants véhiculent dans la plupart de leurs interventions.

11 VII) Dans ce dernier chapitre, les auteurs s’intéressent aux racines idéologiques supposées du poutinisme. Ils identifient une galaxie d’auteurs et de réfé-rentiels « poutiniens » dont l’éclectisme empêche l’élaboration d’une doctrine précise. L’emploi soutenu et récurrent par les autorités du terme « civilisation » séduit de nombreux électeurs, forme une majorité nationale et autorise dans le même temps, « par effet négatif », l’exclusion des mauvais éléments. Si idéologie poutinienne il y a, elle est fluctuante (en fonction de l’interlocuteur), évolutive (en fonction du contexte) et fait l’objet d’une projection à l’étranger à travers le renouveau du soft power. Ainsi l’État russe – incarné par V. Poutine – se présente en modèle alternatif à l’Occident, affiche des valeurs conservatrices, se veut leader régional et partenaire incontournable dans les relations internationales.

12 Du fait de leur qualité rédactionnelle et de leur connaissance précise du terrain, les auteurs rendent intelligibles les grandes dynamiques et courants politiques à l’œuvre en Russie. Grâce à de nombreux encadrés biographiques (dans le corps du texte) et une chronologie (à la fin de l’ouvrage), le lecteur bénéficie d’un aperçu salutaire sur l’histoire des acteurs majeurs de la vie politique russe. En définitive, ce livre éclaire et permet aux non-initiés d’apprendre, à tous les chercheurs et jeunes chercheurs de consolider leurs bases conceptuelles et statis-tiques. À travers un effort louable de vulgarisation, l’ouvrage permet une bonne compréhension des enjeux nationaux et internationaux et désacralise les débats – trop souvent passionnés – qui agitent les instances politiques et la communauté universitaire. Plus qu’un essai, ce manuel se présente en réalité comme une synthèse globale et pluridisciplinaire de la Russie postsoviétique. Le plan est thématique, « à tiroirs » et, quoique rendant le propos particulièrement riche, complique l’identification d’un fil rouge commun à toutes les parties, chacune nécessitant par souci de clarté un retour aux années 1990 (excepté pour les deux dernières parties). On regrette aussi les vraisemblables contraintes éditoriales à l’origine de la faiblesse numérique des références et notes de bas de page (une petite vingtaine en moyenne par chapitre), qui empêchent le lecteur d’accéder aux sources et travaux mobilisés par les auteurs.

Jean Radvanyi
Marléne Laruelle
Revue par :
Pawlotsky Vladimir
Doctorant contractuel (CRAG-CRPM) / Chargé de TD à l’Institut Français de Géopolitique (Paris 8),
vladimir.pawlotsky@gmail.com
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2017
https://doi.org/10.4074/S0338059916004071
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