CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1M. X et Mme A c/ Banque Zenith OAO

2La Cour : – Attendu, selon l’arrêt attaqué, que la société Banque Zenith OAO a demandé l’exequatur d’un jugement et d’un arrêt rendus par les juridictions de Saint-Petersbourg ayant condamné M. X… et Mme A… à rembourser le montant de trois prêts hypothécaires ;

3Sur le premier moyen, ci-après annexé :

4Attendu que ce moyen n’est manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;

5Mais sur le second moyen, pris en sa première branche :

6Vu l’article 3 du code civil ;

7Attendu que, pour déclarer exécutoires les décisions russes, l’arrêt retient que le taux d’intérêts usuraire fixé et régulièrement révisé en fonction de paramètres économiques et financiers constatés en France, par essence variables, ne peut être considéré en tant que tel comme d’ordre public ;

8Qu’en se déterminant ainsi, alors qu’il lui appartenait, pour exercer pleinement son contrôle au titre de l’exception d’ordre public, de rechercher si, concrètement, le taux appliqué par les décisions russes n’était pas contraire à l’ordre public international, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ;

9PAR CES MOTIFS et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres branches du second moyen :

10CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 31 janvier 2017, entre les parties, par la cour d’appel de Paris ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Paris, autrement composée.

11Du 17 octobre 2018, Cour de cassation (Civ. 1re), n° 17-18.995, Mme Batut (prés.), SCP Meier-Bourdeau et Lécuyer, SCP Nicolaý, de Lanouvelle et Hannotin (av.)

121. L’arrêt ici commenté porte sur les effets en France de deux décisions russes (un jugement rendu par le tribunal du district Petrogradski de la ville de Saint-Petersbourg et un arrêt d’appel de la cour de la même ville) en matière contractuelle. Sa lecture ne nous fournit que très peu d’informations sur les faits litigieux ayant donné lieu à ces décisions, sans qu’il faille vraiment s’en étonner dès lors qu’on admet que le contentieux de fond et le contentieux du jugement étranger ayant tranché le fond sont deux contentieux différents – ainsi, d’ailleurs, que la présente affaire permettra à nouveau de le vérifier. Il nous faudra par conséquent avoir occasionnellement recours au pourvoi pour compléter les blancs laissés par la Cour de cassation.

132. Trois contrats de prêt hypothécaire ont été conclus entre la banque Zenith OAO et un certain Vadim X., emprunteur, marié à l’époque avec Mme A. et divorcé depuis lors. On suppose qu’un incident de paiement a eu lieu et que c’est à sa suite que la banque a saisi la justice russe pour faire condamner l’emprunteur et son épouse au remboursement du principal et des intérêts. Munie des décisions juridictionnelles russes rendues contre ses débiteurs, la banque en a demandé l’exequatur en France, vraisemblablement pour les y faire revêtir de la formule exécutoire, première étape du processus visant à faire saisir les biens des débiteurs sis en France. Aucune convention bilatérale d’entraide judiciaire en matière civile et commerciale, ni aucun instrument multilatéral sur la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers dans la même matière, n’étant en vigueur entre la France et la Russie, le juge français avait, dans le cadre du droit commun, à vérifier la conformité des jugements russes aux conditions de l’exequatur telles que posées par la jurisprudence Cornelissen[1] : compétence indirecte du juge russe, respect de l’ordre public international et absence de fraude.

143. Le présent arrêt concerne plus particulièrement la condition de respect de l’ordre public, et plus précisément encore, la condition de respect de l’ordre public de fond, par opposition à l’ordre public de procédure : le pourvoi reprochait à l’arrêt attaqué de n’avoir pas relevé une contrariété des jugements russes à l’ordre public international, tenant au taux d’intérêts retenu par le juge russe pour condamner l’emprunteur au remboursement. Si la Cour de cassation relate l’arrêt d’appel et ses références à la législation française sur l’usure, laissant entendre que ce taux était élevé, c’est seulement à la lecture du pourvoi qu’on apprend que le reproche fait par ce dernier à l’arrêt d’appel était d’avoir déclaré exécutoire en France les jugements russes nonobstant le caractère « démesuré » du taux d’intérêts qu’ils retenaient, les rendant inacceptables aux yeux de la France et, partant, contraire à l’ordre public international. La Cour de cassation accueille le pourvoi et entre finalement en cassation pour manque de base légale au visa de l’article 3 du code civil – ce qui mérite d’être relevé car, s’agissant de la violation de l’ordre public par un jugement étranger (et non par une loi étrangère), on aurait pu s’attendre à ce que la Cour vise plutôt (ou aussi) l’article 509 du code de procédure civile, dont l’objet spécifique est l’exequatur, sans se contenter d’une disposition générale relative au droit des conflits de lois.

154. À moins que le visa choisi ne soit lui-même porteur de message ? Car l’article 3 du code civil est notamment, en son alinéa premier, la matrice du régime de l’efficacité dans l’espace des lois de police et de sûreté. Or les dispositions françaises réprimant l’usure relèvent, dans une vision répandue, de cette catégorie [2]. Dès lors, on peut se demander si la Cour, encouragée par la formulation du pourvoi – lequel ne se référait lui-même, sur le terrain de l’ordre public, qu’à l’article 3 du code civil –, n’a pas pris goût à fournir quelques indices sur les rapports entre l’ordre public et les lois de police. Et de fait, il est permis de lire cet arrêt comme approuvant la cour d’appel de refuser de faire de la loi de police française sur l’usure un élément de l’ordre public international tel que cette notion est à l’œuvre en droit des jugements étrangers, tout en lui reprochant d’avoir manqué à ses devoirs en libérant le jugement russe de toute contrainte d’ordre public international relative au taux d’intérêts du seul fait que ces contraintes ne résulteraient pas de la loi de police française sur l’usure. Autrement dit : le simple fait que les standards de l’ordre public international français ne se trouvent pas dans la loi de police française sur l’usure (I) ne signifie nullement que l’ordre public international français ne contient pas de standards concernant les condamnations pécuniaires étrangères au paiement d’intérêts conventionnels (II).

I – Les standards de l’ordre public international français s’imposant au jugement étranger validant un taux d’intérêts conventionnel ne se trouvent pas dans la loi de police française sur l’usure

165. Face à la question de savoir si le jugement russe a violé l’ordre public en matière d’usure, la cour d’appel répond que « le taux d’intérêts usuraire fixé et régulièrement révisé en fonction de paramètres économiques et financiers constatés en France, par essence variables, ne peut être considéré en tant que tel comme d’ordre public ». Surprenante en raison des liens intuitifs reliant la prohibition de l’usure et l’ordre public, l’affirmation en elle-même nous paraît irréprochable : elle montre que la cour d’appel fait clairement la distinction, sous le rapport de l’ordre public, entre le contrat de prêt litigieux et le jugement tranchant le litige soulevé par ce contrat.

A – La norme contractuelle et l’usure

1 – Contrat de prêt et ordre public interne

176. Les contrats de prêt bancaire comportent assez naturellement un taux d’intérêts conventionnel. Ce taux peut-être usuraire et c’est alors à la loi applicable à l’usure de le dire et le cas échéant, d’y réagir. Cette loi est sans aucun doute, dans l’ordre juridique dont elle provient, d’ordre public au sens du droit interne [3]. D’un point de vue civil, les cocontractants ne peuvent y déroger d’un commun accord, et s’ils le faisaient, les intérêts usuraires convenus se verraient certainement affectés négativement dans leur efficacité [4]. On est ici en présence d’un point d’ordre public s’imposant au contrat. Il concerne une question qui, à supposer qu’elle soit posée au juge saisi du litige opposant sur le fond les parties au contrat, doit être tranchée par ce juge, dans le cadre du contentieux du contrat.

187. Dans la présente affaire, le juge français n’est pas saisi de ce contentieux, mais du litige sur l’exequatur des décisions russes. C’était donc bien au juge russe, compétent sur le contentieux contractuel, de trancher la question de la régularité de la clause contractuelle relative au taux d’intérêts par le jeu de la loi applicable à cette clause.

2 – Contrat de prêt et loi de police

198. On soulignera d’ailleurs qu’en présence d’un contrat international de prêt, la réglementation sur les aspects civils de l’usure a toutes les chances d’être soumise au régime d’applicabilité des lois de police : à défaut, les parties au contrat international de prêt pourraient s’y soustraire un peu trop facilement en choisissant un droit plus libéral au titre de lex contractus[5]. Aujourd’hui, si l’on s’en tient à la définition qu’en donne le règlement Rome 1 à son article 9, « une loi de police est une disposition impérative dont le respect est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics, tels que son organisation politique, sociale ou économique, au point d’en exiger l’application à toute situation entrant dans son champ d’application, quelle que soit par ailleurs la loi applicable au contrat d’après le présent règlement ». Or, tel semble bien être le cas de la législation française sur l’usure, la pratique des taux usuraires sur laquelle elle porte ayant un effet délétère sur l’économie par l’impact inflationniste qu’on lui prête habituellement [6].

209. On sait d’ailleurs qu’il ne suffit pas que la loi française sur l’usure soit une loi de police pour qu’elle soit applicable à un contrat de prêt donné soulevant un contentieux porté devant le juge français ; encore faut-il que les liens entre ce contrat et la France soient assez significatifs pour appeler la compétence de la loi de police française, ainsi que cela est bien rappelé pour d’autres lois de police par la Cour de cassation [7]. Si tel est le cas, le juge saisi du contentieux contractuel et le tranchant en méconnaissance de la loi de police viole l’ordre public contractuel en laissant toute son efficacité à un contrat pourtant irrégulier du fait qu’il contredit une loi s’imposant aux parties. Cela est d’ailleurs vrai, du point de vue français, que le juge saisi du contentieux contractuel soit le juge français ou étranger. Simplement, la sanction infligée par la France au juge du contrat pour cette méconnaissance de l’ordre public contractuel n’est pas la même selon qu’il est le juge du for ou un juge étranger. Dans le premier cas, la méconnaissance de la loi de police française par le juge français saisi du litige sur le contrat est une violation de la loi, qui, comme telle, peut être sanctionnée dans le cadre d’une voie de recours contre la décision (appel ou pourvoi en cassation). Dans le second cas, correspondant à la présente espèce, la simple méconnaissance de la loi de police française par le juge étranger du contrat ne correspond pas en soi à l’un des motifs de refus de reconnaissance ou d’exécution du jugement étranger en France, tels qu’énumérés par la jurisprudence Cornelissen (préc.). C’est en tout cas pratiquement ce que laisse entendre l’arrêt d’appel attaqué, en refusant de hisser la loi française sur l’usure dans la catégorie de l’ordre public international dont la violation par le juge étranger emporterait mise en échec de son jugement en France. C’est bien cette solution que semble par ailleurs consolider la Cour de cassation en ne reprochant pas à la cour d’appel d’avoir refusé de sanctionner le jugement russe pour violation de la loi de police française. Il est vrai que le pourvoi n’orientait pas la Cour dans cette direction, puisqu’il se plaignait devant elle non d’une violation de la loi française sur l’usure pour refus d’application, mais d’un manque de base légale empêchant la Cour de cassation de contrôler le respect de l’ordre public international. Toujours est-il que le raisonnement suivi par la cour d’appel et refusant de sanctionner le juge russe comme coupable d’une violation de la loi de police française retient l’attention : il permet de comprendre comment l’atteinte à l’ordre public par un juge étranger dont la décision heurterait les dispositions substantielles françaises de lutte contre l’usure applicables comme loi de police s’imposant aux parties à un contrat de prêt concerne, aux yeux du juge français, le régime français du contrat et non le régime français du jugement étranger sur le contrat.

2110. Reste alors à savoir si l’usure peut interférer, non plus avec la norme contractuelle à laquelle correspond le contrat de prêt hypothécaire, mais avec la norme juridictionnelle qu’est le jugement russe statuant sur le contrat contenant la clause usuraire.

B – La norme juridictionnelle et l’usure

2211. Face à un jugement étranger qui se présente au juge français dans le cadre du contentieux de l’exequatur, l’ordre public prend une tournure différente de celle qu’il a en présence d’un contrat soumis au juge français dans le cadre d’un contentieux de fond. Le contentieux de fond a déjà été tranché à l’étranger et il s’agit désormais de savoir si la norme étrangère à laquelle correspond le jugement l’ayant tranché mérite ou non d’être accueillie en France. Au nombre des conditions à respecter, figure comme on sait celle du respect de l’ordre public international français. Les standards de cet ordre public ne sont pas ceux de l’ordre public s’imposant au contrat. Plus question ici de voir si le juge étranger a correctement appliqué le droit régissant le contrat, y compris les dispositions de police sur l’usure, fussent-elles françaises : elles appartiennent au régime du contrat, non au régime du jugement, et apprécier la conformité du jugement étranger à ces dispositions reviendrait pour le juge français à se livrer à la révision au fond, pourtant prohibée en toute matière depuis 1964 par la jurisprudence Munzer[8]. À juste titre la cour d’appel décide donc que le régime substantiel français de l’usure n’appartient pas à l’ordre public au sens du droit des jugements étrangers ; l’article L. 314-6 du code de la consommation définissant le prêt usuraire, ainsi que l’article L. 341-48 du même code sanctionnant au plan civil la violation de la prohibition d’un tel prêt, font ainsi partie, selon un vocabulaire volontiers employé par la jurisprudence dans le cadre du contrôle de l’ordre public s’imposant en présence d’un jugement étranger, des dispositions constitutives d’une « norme dont la méconnaissance par le juge étranger n’était pas contraire à la conception française de l’ordre public international » [9].

2312. Tout au plus pourrait-on se demander si, inapte à alimenter par son contenu l’ordre public international français, une loi de police française comme la législation sur l’usure, revendiquant de s’appliquer dans un cas donné couvert par la compétence juridictionnelle étrangère, ne devrait pas être admise, depuis l’abandon du contrôle de la compétence législative par la jurisprudence Cornelissen, à interférer avec l’ordre public international par le biais de sa règle d’applicabilité : cette dernière est en effet d’ordre public dans l’ordre international en ce que les parties ne peuvent pas y déroger d’un commun accord par le choix du droit d’un autre État comme étant applicable [10]. Et la France peut tenir au respect, par les États étrangers, de sa revendication de compétence législative impérative dans un cas donné au point de juger contraire à son ordre public international un jugement étranger rendu dans ce cas précis par application d’un droit autre que sa loi de police – et consommant ainsi la violation de cette loi de police par refus d’application [11]. Dans la présente affaire, les données manquent pour savoir si, compte tenu des liens entre l’opération de prêt hypothécaire et la France, cette dernière revendiquait effectivement l’applicabilité de son droit de l’usure. Il est probable que la légèreté de ces liens ait eu raison des velléités qui auraient pu animer la cour d’appel de sanctionner le juge russe pour avoir statué sans tenir compte du droit français de l’usure.

2413. Le taux français de l’usure pouvait ainsi, à tous égards, ne pas être respecté par les jugements russes sans les rendre problématiques eu égard aux standards français de l’ordre public international tel qu’à l’œuvre en droit des jugements étrangers. Est-ce à dire que ces jugements étrangers sont exempts, aux yeux de la France, de toute exigence concernant la dette d’intérêts qu’ils consacrent ?

II – À la recherche des standards français de l’ordre public international en matière de taux d’intérêts conventionnel

2514. Que les standards de l’ordre public international français tel qu’à l’œuvre en droit français des jugements étrangers ne se trouvent pas dans la loi française sur l’usure ne signifie pas qu’il n’y ait pas de standards de l’ordre public international en matière de taux d’intérêts conventionnel. On s’intéressera alors à leur contenu et au contrôle de leur respect.

A – Le contenu de l’ordre public international en matière d’intérêts conventionnels

2615. L’arrêt rendu par la Cour de cassation dans la présente affaire se caractérise par son extrême discrétion concernant le contenu de l’ordre public international en matière d’intérêts conventionnels. Il nous indique simplement que, dans sa construction de cette catégorie juridique, la cour d’appel n’aurait pas dû s’en tenir à la neutralisation du droit français substantiel de l’usure comme source des standards à respecter par les décisions russes soumises au contrôle de l’exequatur. Sans même revenir sur la place que pourrait occuper dans ces standards la règle d’applicabilité du droit substantiel français de l’usure [12], on peut discerner dans ce reproche la crainte animant la Cour de cassation que cette attitude des juges du fond ne laisse passer à travers le filtre de l’ordre public international des jugements étrangers foncièrement injustes du fait qu’ils consacrent des dettes en intérêts démesurées. À dire vrai, la démarche suivie par la cour d’appel était elle-même porteuse de la discrétion de la motivation retenue par la Cour de cassation pour expliquer sa sanction. S’étant contentée, pour admettre la conformité des décisions russes à l’ordre public en matière d’intérêts, de dire que le droit français de l’usure ne fait pas partie des standards de l’ordre public international, la cour d’appel n’a pas éprouvé le besoin de détailler les données de fait au regard desquelles devrait s’apprécier la conformité des décisions russes à l’ordre public international français autrement composé. Dès lors, sans même avoir besoin de préciser les données de droit constituant les standards de l’ordre public international en matière d’intérêts, la Cour de cassation a pu trouver expédient de se contenter de sanctionner le manque de base légale et l’impossibilité, à laquelle ce dernier la condamnait, d’exercer son contrôle sur la légalité de l’arrêt attaqué. Il n’en reste pas moins qu’on peut imaginer combien désemparée sera la cour de renvoi face à l’absence de directives dans l’arrêt de cassation en ce qui concerne la construction du filtre de l’ordre public devant être franchi par le jugement étranger pour être conforme aux exigences françaises composant l’ordre public international en matière de taux d’intérêts. Tout au plus devine-t-on qu’en présence d’un jugement étranger qui ne réagit pas correctement à un taux d’intérêts conventionnel exagérément élevé, même en conformité avec le droit applicable à ce taux, le contrôle de conformité à l’ordre public international peut aboutir, en certaines circonstances, à une neutralisation de la décision.

B – Le contrôle du respect, par le jugement étranger, des standards de l’ordre public international

1 – Appréciation in concreto

2716. Selon la Cour de cassation, il appartenait à la cour d’appel, « pour exercer pleinement son contrôle au titre de l’exception d’ordre public, de rechercher si, concrètement, le taux appliqué par les décisions russes n’était pas contraire à l’ordre public international ». On retrouve ici l’exigence d’un contrôle in concreto souvent affirmée dans la jurisprudence de la Cour de cassation [13]. Ici, la Cour, en cassant pour manque de base légale, estime qu’elle ne dispose pas des éléments requis pour s’assurer de ce que la conformité concrète des décisions russes à l’ordre public international français est acquise.

2817. On notera que, dans la présente affaire, le contrôle in concreto prend une tournure un peu particulière, puisqu’il ne s’agit pas de vérifier si la loi étrangère sur l’usure applicable aux intérêts conventionnels consentis par la banque à l’emprunteur, aboutit, appliquée au cas en cause, à un résultat inacceptable (par ex. en validant un taux démesuré), mais de s’assurer que le jugement étranger condamnant l’emprunteur à payer les intérêts, ne consacre pas lui-même, pour le cas en cause, un tel taux démesuré. Autrement dit, ce n’est pas la réglementation de l’usure appliquée par le juge étranger au cas en cause qui fait l’objet du contrôle de conformité à l’ordre public, mais le jugement condamnant le débiteur au paiement des intérêts. Or, contrairement à ce qui se passe dans l’ordre public du droit des conflits de lois (lequel entre justement en jeu lorsque le juge français est confronté, comme dans les affaires Arban et Amal Y. précitées, à la loi étrangère dans le cadre de son application au cas dont il est saisi, de telle sorte que l’appréciation in concreto de la contrariété à l’ordre public impose au juge qui s’y livre d’appliquer mentalement la loi étrangère au cas dont il est saisi pour voir si cette application aboutirait au cas en cause à un résultat inadmissible), dans l’ordre public pris comme condition de régularité internationale des jugements étrangers, seul en cause dans la présente affaire, la loi compétente a déjà été appliquée au cas en cause ; plus besoin donc, pour le juge français, d’appliquer mentalement cette loi au rapport de fond pour voir le résultat concret auquel on aboutirait. Il suffit, puisque ce résultat concret apparaît à simple lecture du jugement étranger, de s’assurer que sa consécration par la France à l’occasion de l’accueil du jugement étranger ne répugnerait pas à cette dernière. C’est à cette ultime étape du contrôle in concreto que la Cour de cassation reproche finalement à la cour d’appel de ne pas s’être correctement livrée, faute d’avoir suffisamment détaillé les circonstances de fait permettant de s’assurer du respect des standards de l’ordre public international.

2918. Le caractère concret de l’appréciation de la non-conformité du jugement étranger à l’ordre public pourrait faire alors référence à un contrôle de proportionnalité entre la condamnation au paiement des intérêts conventionnels et la rétribution raisonnable du service rendu par le préteur à l’emprunteur, eu égard aux circonstances de la cause. Le cheminement à suivre par le juge français opérant un contrôle de l’ordre public dans le cadre de la procédure d’exequatur ressemblerait en ce cas à celui suivi dans le cadre d’un contrôle du respect des droits fondamentaux par le jugement étranger, et en particulier ici, du droit fondamental de l’emprunteur au respect de ses biens, tel que garanti par l’art. 1er du protocole n° 1 à la Conv. EDH – droit dont la protection serait prise en charge par la condition relative à l’ordre public telle qu’elle figure en droit français des jugements étrangers [14].

3019. Mérite dans cette perspective d’être souligné le changement de focalisation du contrôle de l’ordre public international en matière de taux d’intérêts conventionnel auquel invite la Cour de cassation par rapport à la démarche retenue par la cour d’appel. Cette dernière était essentiellement préoccupée par un ordre public économique de direction (lutte contre les effets inflationnistes de l’usure) – dont elle constatait qu’il n’était pas affecté par les décisions judiciaires russes. La Cour de cassation se place plutôt dans une perspective plus large, en remontrant au juge du fond que la dimension économique de l’ordre public ne doit être coupée d’autres considérations. Parmi elles figure celle tirée d’une certaine fondamentalisation de la matière, de telle sorte que des droits de l’homme comme le droit au respect des biens seraient garantis, par le jeu de l’ordre public international, à l’emprunteur victime d’un taux d’intérêts conventionnel démesuré, légal et valable selon la loi libérale applicable, et consolidé sans nuance par un jugement étranger rendu au profit du créancier.

2 – La question de l’effet atténué de l’ordre public

3120. Sans que la question de l’effet atténué de l’ordre public soit abordée par l’arrêt commenté (comment aurait-elle pu l’être puisque la contrariété à l’ordre public n’était pas elle-même établie ?), on rappellera que la cour de renvoi devra, à supposer qu’elle constate une atteinte aux standards de l’ordre public international en matière d’intérêts tels qu’évoqués ci-dessus, s’interroger sur un éventuel effet atténué de l’ordre public, en face d’un droit régulièrement acquis à l’étranger [15]. Certes, le jugement étranger n’est pas immunisé contre l’ordre public international français du seul fait qu’il fournisse le support à l’acquisition d’un droit au profit d’une des parties (l’effet de la contrariété à l’ordre public n’est qu’atténué, pas annulé), et l’expérience montre qu’en matière contractuelle, en présence d’un jugement étranger portant condamnation pécuniaire démesurée à l’égard d’une partie, il arrive que l’atténuation de la réaction à la contrariété de ce jugement à l’ordre public ne suffise pas à le sauver d’un refus d’exequatur[16]. Mais cela ne doit pas conduire le juge de l’exequatur à négliger de se poser la question de savoir si la perturbation de l’ordre public international est bien elle-même proportionnée en face d’un jugement étranger clôturant une procédure équitable et consacrant une créance dont le titulaire peut réclamer à son tour la protection par l’État au titre du droit au respect des biens [17].

Notes

  • [1]
    Civ. 1re, 20 févr. 2007, n° 05-14.082, D. 2007. 1115, obs. I. Gallmeister, note L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 891, chron. P. Chauvin ; ibid. 1751, obs. P. Courbe et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2007. 324 ; Rev. crit. DIP 2007. 420, note B. Ancel et H. Muir Watt ; JDI 2007, 1195, note F.-X. Train ; Gaz. Pal. 2007, 29 avr.-3 mai, n° 119-123, spécial cont. jud. int. et europ., 2, note M.-L. Niboyet.
  • [2]
    Pau, 1er mars 2001, n° [XPAU010301X], Époux Brousse c/ Banque de Vasconia, D. 2002. 639, obs. H. Synvet ; ibid. 2939, obs. J. Franck ; J. P. Mattout, Droit bancaire international, Éd. Revue Banque, 4e éd., 2009, n° 20.
  • [3]
    V., en droit français interne, C. consom., art. L. 341-50, ord. 2016-351, 25 mars 2016, fixant les sanctions pénales attachées au fait de consentir à autrui un prêt usuraire.
  • [4]
    En droit français interne, v. C. consom., art. L. 341-48, ord. 2016-351, 25 mars 2016, neutralisant les intérêts usuraires à titre de sanction civile ; adde, R. Routier, M. Mignot, J. Lasserre Capdeville, M. Storck, N. Eréséo, et J.-P. Kovar, Droit bancaire, Dalloz, 2017, n° 1187, p. 667.
  • [5]
    En droit français, v. déjà : Pau, 1er mars 2001, préc., rendu sous l’empire de la conv. de Rome du 19 juin 1980.
  • [6]
    J. P. Mattout, Droit bancaire international, préc., n° 20.
  • [7]
    V. Com. 20 avr. 2017, n° 15-16.922, Urmet c/ Crédit lyonnais et al., D. 2017. 916 ; ibid. 2054, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 2018. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; RDI 2018. 221, obs. H. Périnet-Marquet ; AJ Contrat 2017. 289, obs. V. Pironon ; Rev. crit. DIP 2017. 542, note D. Bureau ; JDI 2018. 125, note C. Brière.
  • [8]
    Civ. 1re, 7 janv. 1964, in B. Ancel et Y. Lequette, Grands arrêts de la jurisprudence française de droit international privé, 5e éd., Dalloz, 2006, n° 41.
  • [9]
    Civ. 1re, 30 janv. 2013, n° 11-10.588, Sté Gazprombank, D. 2013. 371 ; ibid. 1503, obs. F. Jault-Seseke ; ibid. 1574, obs. A. Leborgne ; ibid. 1706, obs. P. Crocq ; ibid. 2293, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; RTD com. 2013. 389, obs. P. Delebecque ; ibid. 2014. 459, obs. P. Delebecque ; Civ. 1re, 28 mars 2018 [deux espèces], n° 17-10.626 et n° 17-13.220, Sté VTB Bank ; n° 17-10.625 et n° 17-13.219, Sté Gazprombank, D. 2019. 1016, spéc. 1030, obs. S. C. et F. J.-S.
  • [10]
    V. Y. Loussouarn, P. Bourel et P. de Vareilles-Sommières, Droit international privé, Dalloz 10e éd., 2013, n° 883 ; comp. P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, LGDJ, 11e éd., 2014, n° 404 ; B. Audit et L. d’Avout, Droit international privé, LGDJ, 8e éd., 2018, n° 569 et n° 573.
  • [11]
    V. notre étude : Lois de police et politiques législatives, Rev. crit. DIP 2011. 207 s., spéc. n° 89 s., p. 279 s.
  • [12]
    V. supra, n° 12.
  • [13]
    Ainsi Civ. 1re, 6 déc. 2017, n° 16-15.674, Sté Arban, D. 2018. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 1986, obs. C. Witz et B. Köhler ; Rev. crit. DIP 2018. 682, note J. Klein ; JCP G 2018, 266, obs. C. Nourissat : « Mais attendu que la contrariété à la conception française de l’ordre public en matière internationale doit s’apprécier en considération de l’application concrète, aux circonstances de la cause [du droit étranger] désigné par la règle de conflit de lois » ; adde, Civ. 1re, 8 juill. 2015, n° 14-17.880, Amal Y., D. 2015. 1539 ; ibid. 2016. 1045, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2015. 492, obs. A. Boiché ; Rev. crit. DIP 2016. 126, note U. Peter Gruber ; JDI 2015, 1147, note P. de Vareilles-Sommières ; JCP G 2015, II, 1024, note E. Fongaro et chron., 982, spéc. n° 6, note M. Farge et H. Bosse-Platière ; Rev. jur. Pers. Fam., oct. 2015, p. 20, note S. Godechot-Patris.
  • [14]
    Sur les liens entre contrôle de proportionnalité, ordre public international et droits fondamentaux, v. nos observations in Contrôle de proportionnalité et neutralisation de la loi par le juge judiciaire en cas de violation des droits de l’homme [fertilisation croisée du droit international privé et du droit privé interne], Études à la mémoire de P. Neau-Leduc, LGDJ, 2018, p. 1031 s.
  • [15]
    Jurisprudence Rivière, Civ., 17 avr. 1953, in B. Ancel et Y. Lequette, Grands arrêts, 5e éd. 2006, n° 26.
  • [16]
    Civ. 1re, 1er déc. 2010, n° 09-13.303, Époux Schlenzka c/ Sté Fountaine Pajot, D. 2011. 423, obs. I. Gallmeister, note F.-X. Licari ; ibid. 1374, obs. F. Jault-Seseke ; ibid. 2434, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; Rev. crit. DIP 2011. 93, note H. Gaudemet-Tallon ; RTD civ. 2011. 122, obs. B. Fages ; ibid. 317, obs. P. Remy-Corlay ; RTD com. 2011. 666, obs. P. Delebecque ; JDI 2011-3, 614, note O. Boskovic ; JCP G 2011, Sem. n° 140, note J. Juvénal, doct. n° 158, obs. C. Nourissat ; Gaz. Pal. 2011, jur. 849, note F. de Bérard.
  • [17]
    Arg., au sujet notamment du droit au respect des biens, CEDH, 3 mai 2011 n° 56759/08, Negrepontis, D. 2012. 1228, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; Rev. crit. DIP 2011. 817, étude P. Kinsch ; JDI 2012, 213, note Dionisi-Peyrusse ; JCP G 2011, n° 28, 839, obs. Y. Favier et doct. n° 839, obs. A. Gouttenoire.
Français

Prive sa décision de base légale l’arrêt qui, pour déclarer exécutoires des décisions russes, retient que le taux d’intérêts usuraire fixé et régulièrement révisé en fonction de paramètres économiques et financiers constatés en France, par essence variables, ne peut être considéré en tant que tel comme d’ordre public, alors qu’il lui appartenait, pour exercer pleinement son contrôle au titre de l’exception d’ordre public, de rechercher si, concrètement, le taux appliqué par les décisions russes n’était pas contraire à l’ordre public international.

Mots-clés

  • JUGEMENT ETRANGER
  • Contrôle de l’ordre public international
  • Taux d’intérêt
  • Recherche concrète du taux appliqué par les juridictions russes
Pascal de Vareilles-Sommières
Professeur à l’École de Droit de La Sorbonne – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.194.0982
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