CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Green Trade and Fair Trade in and with the EU : Process-Based Measures within the EU Legal Order par Laurens Ankersmit, Cambridge University Press, 2017, 294 pages

1J’écris ce compte rendu du livre de Laurens Ankersmit, Green Trade and Fair Trade in and with the EU : Process-Based Measures within the EU Legal Order, sur un clavier assemblé en Chine (probablement dans une usine taïwanaise), composé de matières premières extraites aux quatre coins de la planète, et qui s’est retrouvé sur mon bureau après avoir parcouru des milliers de kilomètres de connections logistiques et être passé entre les mains de plusieurs intermédiaires. Rien de bien surprenant : la complexité géographique des chaînes de production actuelles n’est pas chose nouvelle. Il en va dès lors de même pour la « nébulisation et la distanciation du commerce » (T. Princen, The shading and distancing of commerce : when internalization is not enough, (1997) 20 Écological Economics, p. 235-253) qui posent question en termes de visibilité et d’accès à l’information, mais également en termes de régulation des conséquences socio-économiques négatives qui découlent d’opérations localisées dans des juridictions plus indulgentes ou moins exigeantes.

2Le livre de L. Ankersmit analyse les problèmes liés à la production transnationale sous la perspective du droit de la concurrence de l’Union européenne (UE) et du rapport entre droit interne et droit du commerce international. L’ouvrage ne traite pas de la manière dont le commerce produit de la marginalisation socio-économique, de l’exploitation ou du développement inégal. Il se concentre plutôt sur les Procédés et Méthodes de Production (PMP, c’est-à-dire la manière selon laquelle les objets et services sont produits ou obtenus – conditions de travail, impact environnemental, etc. – plutôt que les produits et services eux-mêmes) et la possibilité politique et légale qu’ont certains acteurs d’adopter des standards concernant ces PMP pour changer la manière dont a lieu la production transnationale (à savoir, l’UE, les États Membres et les entreprises établies dans l’UE). Comme le dit l’auteur, l’ouvrage « is about how EU law constrains the EU, the Member States and private bodies in creating process-based measures that seek to protect social and environmental interests abroad » (p. 38).

3Écrit par un avocat expert en droit de l’UE et en droit du commerce international qui travaille pour l’organisation environnementaliste ClientEarth, le livre analyse le système actuel des droits de l’UE et du commerce international et vise à promouvoir l’adoption de mesures unilatérales. Pour le justifier, L Ankersmit structure son argumentaire autour des trois obstacles principaux à l’adoption de PMP, les examinant à la lumière du droit de l’UE. Le premier est la portée extraterritoriale des mesures et leur compatibilité avec le droit international public (chapitre 3).

4Le deuxième est le caractère unilatéral des PMP et leur légitimité (chapitre 4). Le troisième réside dans l’implication croissante des acteurs du secteur privé dans la définition et la mise en place des standards de production, qui peut être incompatible avec les règles des droits du commercial international et de la concurrence (chapitre 5). Le premier chapitre offre quant à lui un panorama des principales caractéristiques des PMP, tandis que le chapitre 2 aborde les limitations, posées par les articles 34 et 28 (2) du TFUE ainsi que les principes du marché intérieur de l’UE, à l’adoption de mesures restreignant la circulation des marchandises.

5Riche en détails et références jurisprudentielles, le livre sera certainement utile aux universitaires et aux juristes activistes intéressés par les possibilités qu’offre le droit de l’UE pour rendre le commerce interne et international plus écologique et plus équitable. En particulier, le lecteur trouvera une foule de références et d’arrêts intéressants sur la régulation de l’étiquetage, l’utilisation progressive de la taxation, les marchés publics écologiques, les limites du droit de la concurrence et l’éternel débat sur l’effet horizontal du droit de l’UE. Bien entendu, la complexité de chacun de ces sujets justifierait une série de monographies pour leur rendre justice. Cependant, l’objectif de L. Ankersmit n’est pas d’aborder tous les sujets, mais plutôt de démontrer l’existence de multiples points d’entrée et des possibilités d’utiliser le droit de l’UE pour construire un système de production transnationale plus écologique et plus juste.

6Les avocats de droit du commerce international risquent par conséquent d’être quelque peu déçus par l’intérêt limité du livre envers l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et sa position à l’égard des restrictions au commerce de nature socio-environnementale. L’auteur est cependant clair sur le fait que l’objectif du livre est d’ouvrir le débat sur les PMP, « débat jusqu’à présent étonnamment absent du contexte européen, malgré le fait que l’UE cherche à libéraliser le commerce entre ses États membres par le biais de ses dispositions qui interdisent les restrictions au commerce, et en même temps autorise les restrictions fondées sur un intérêt public légitime » (p. 234, nous traduisons). L’attention que L. Ankersmit porte aux traités de l’UE, à sa législation et à sa jurisprudence enrichit donc le débat qui est en cours sur la scène internationale. Cela complète bien la perspective d’ouvrages tels que celui d’Olivier De Schutter, Trade in the Service of Sustainable Development (Hart Publishing, 2015), ou celui d’Emily Reid, Balancing Human Rights, Environmental Protection and International Trade. Lessons from the EU experience (Hart Publishing, 2015), qui s’intéresse aux conflits et aux recherches d’équilibre entre les intérêts commerciaux et les intérêts non-économiques, ainsi qu’à la relation entre l’UE et le cadre de l’OMC.

7Qu’en est-il alors du droit international privé ? Bien qu’ils ne se situent pas au cœur de l’argumentaire de L. Ankersmit, la nature multi-juridictionnelle des chaînes de valeur et le rôle croissant des réglementations privées sont bien présents tout au long de l’ouvrage, offrant quelques intéressantes réflexions. Tout d’abord, un chapitre entier est dédié aux notions de territorialité et d’extraterritorialité, particulièrement connues des internationalistes et ayant fait l’objet d’innombrables débats à propos de la portée des compétences juridictionnelles des tribunaux nationaux. De la même manière, une partie significative de l’introduction et du chapitre 5 abordent les implications de la réglementation privée, se posant notamment des questions essentielles telles que « qui régule ? » et « qui est régulé ? ». Cependant, le rôle des sociétés privées est examiné sous l’angle du droit de la concurrence plutôt qu’en concevant les chaînes de production comme un espace juridique pluraliste (The IGLP Law in Global Production Working Group, The role of law in global value chains: a research manifesto, (2016) 4 London Review of International law, p. 57–79) ou l’examinant du point de vue du chevauchement des cadres juridiques (ou quasi-juridiques), ce qui réduit l’attrait du livre pour les spécialistes de droit international privé.

8Leur intérêt sera cependant attisé par l’analyse de l’extraterritorialité des chaînes de production transnationales, laquelle leur donnera matière à réfléchir. Dans le chapitre 3, L. Ankersmit part du postulat que les PMPs introduits par l’UE, un État membre ou une société privée auraient un impact sur le commerce et des répercussions en dehors du champ territorial de la partie adoptant la mesure en question. Bien que l’auteur adopte une approche plus large dans l’introduction qui s’appuie sur l’affaire Lotus, le rôle de l’OMC et le contexte international plus général, le chapitre 5 se focalise principalement sur les conflits entre les mesures commerciales adoptées par l’UE ou les États membres et la souveraineté nationale des autres États membres. Se limitant donc à l’UE, la question est celle de savoir si la Cour de justice de l’UE doit valider les mesures ayant des visées ou des effets extraterritoriaux, ou si elle devrait les refuser en raison de leur paternalisme, la possibilité d’un effet économique contraignant, le besoin de tolérer la diversité et le risque de disproportion (considérations présentées au chapitre 3.1). À l’encontre de ces dernières, le chapitre 3.2 présente des arguments légaux et politiques bien définis montrant le soutien que porte L. Ankersmit aux PMPs. Il s’appuie notamment sur le travail de Loïc Azoulai (The Court of Justice and the Social Market Économy, (2008) 45 Common Market Law Review, p. 1335–1355) pour souligner la nécessité de « recontextualiser le processus décisionnel au niveau national… afin de prendre en compte les intérêts provenant ou situés dans d’autres États membres, qui ne sont pas seulement les intérêts des entreprises mais aussi ceux des citoyens, des travailleurs ou des étudiants ».

9Cette tentative de réexamen de la notion d’extraterritorialité et de l’espace de régulation représente, selon nous, l’aspect le plus stimulant du livre : il invite les avocats de droit international privé (et les avocats en général) à prendre les chaînes de production transnationales au sérieux. En effet, la réalité géographique, légale et économique des chaînes contemporaines de capitaux financiers s’accommode mal des notions historiques et souvent mythologiques de souveraineté, territorialité, extraterritorialité, interférence, non-interférence et du commerce comme relation entre deux États. Lorsque, dans le contexte du droit des conflits de lois, l’on déploie des concepts tels que « compétence », « forum non conveniens », « touch and concern », retenue judiciaire, territorialité, frontières nationales, ingérence judiciaire, interprète-t-on le monde à travers le prisme de Westphalie et d’un monde qui n’existe plus, ou remettons-nous en cause leurs postulats, implications et capacité à refléter la complexité du monde sans rivages d’aujourd’hui (J. Palmisano, Re-Think : A Path to the Future, New York, Center for Global Enterprise, 2014) ?

10Pour conclure, le livre de L. Ankersmit trouvera sûrement plus d’écho auprès des spécialistes du droit de l’UE et du droit du commerce international, plutôt que du droit international privé. Il présentera cependant, pour ces derniers, l’intérêt de reconnaître les complexités légales et géographiques qui découlent inévitablement du système actuel de production transnationale et de l’échec du multilatéralisme. Si le lecteur accepte qu’« extraterritorialité, non-ingérence et souveraineté sont […] des concepts problématiques dans un monde de plus en plus interdépendant », le présent ouvrage fournit une vision pragmatique de la manière dont le cadre juridique européen peut, soit reproduire le status quo et une vision obsolète du monde, soit au contraire aider à le bouleverser et le changer. Le livre ne révèle certes pas de solution miracle ni de transformation révolutionnaire du capitalisme contemporain, mais il a le mérite d’enrichir une conversation qui a été jusqu’à présent décevante dans le contexte européen. Il souligne ce qui est trop souvent oublié : que l’UE, le plus grand bloc commercial du monde, dispose des moyens politiques et légaux d’améliorer (ou d’empirer) considérablement la manière dont la valeur est extraite et appropriée à travers le monde.

11Tomaso Ferrando

The Politics of Private Transnational Governance by Contract sous la direction de Claire A. Cutler et Thomas Dietz, Londres et New York, Routledge, coll. Politics of Transnational Law Series, 2017, 308 pages

12La catastrophe de l’effondrement de l’immeuble du Rana Plaza, à Dhaka, au Bangladesh, en 2013, qui a provoqué la mort de 1 130 personnes et blessé 2 500 autres a alerté l’opinion publique occidentale sur le sort des ouvriers de l’industrie du textile dans les pays du Sud – tout en attirant l’attention sur la complexité des arrangements contractuels entre les multinationales de la mode et leurs filiales dans des chaînes de production industrielles et commerciales intensément globalisées. L’actualité est dorénavant scandée par des scandales humains et environnementaux similaires dans différentes parties du monde et ce dans tous les secteurs, qu’il s’agisse de l’industrie extractive ou de services essentiels comme celui de l’accès à l’eau… La mise en accusation des multinationales, pour la plupart occidentales, dans ces catastrophes est une brèche dans laquelle se sont engouffrés médias, ONG, politiques, tout autant que spécialistes des relations internationales et du droit. Le discours prédominant reste cependant celui d’une injonction à la responsabilité sociale, pénale et environnementale des multinationales. Ces réponses médiatiques, militantes ou académiques prennent certes acte du poids immense pris par les multinationales dans le capitalisme contemporain. Mais ces discours restent insuffisants pour énoncer le problème et le traiter. Non seulement car ils demeurent pour la plupart enferrés dans cet « âge d’or » que constituerait l’État comme acteur clé des relations internationales et en tant que pilote des rapports économiques. Mais également car ils ne se donnent pas les moyens de penser les formes prises par une mondialisation économique, tout autant que politique et sociale, déterminée par les rapports entre multinationales et leurs succursales, États, travailleurs, consommateurs et populations locales. Dans un capitalisme (re)dessiné de manière grandissante par les chaînes de production et de valeur induites par ces rapports, c’est en effet l’outil du « contrat privé » qui s’impose progressivement comme une modalité centrale de la gouvernance mondiale actuelle. Il s’agit là de l’argument central de l’ouvrage dirigé par Claire Cutler et Thomas Dietz, The Politics of Private Transnational Governance by Contract.

13En proposant une approche multi-disciplinaire – située entre théorie du droit, relations internationales et une conception critique de l’économie politique internationale – sur les « politiques du contrat » comme forme de gouvernance transnationale, l’ouvrage mérite dès lors d’être doublement salué. D’une part, car il répond à l’insuffisance des réponses académiques actuelles, induites notamment par une segmentation disciplinaire qui fait du contrat un objet « juridique » et donc une boîte noire pour les autres disciplines. L’ouvrage invite au contraire à décloisonner cet objet pour montrer qu’il s’inscrit dans des relations de pouvoir. Dans la mesure où il détermine les « gagnants » et les « perdants » de l’économie politique contemporaine – cette question du « who gets what » qui est au cœur de l’ouvrage – le contrat est un objet éminemment politique. L’ouvrage intéresse dès lors non seulement les juristes – de droit privé comme de droit public – mais également les politistes. D’autre part, car il propose une feuille de route pour comprendre le contrat comme un phénomène « transnational » qui contribue à (re)définir les frontières du politique, de l’économique et du social au niveau national et global.

14Nous nous attacherons, dès lors, dans un premier temps, à souligner les points saillants de la problématique et de l’envergure empirique dessinées par la feuille de route proposée par l’ouvrage, pour en affermir ensuite la promesse et encourager des recherches futures. Il faudrait en effet continuer à creuser certains sillons tant théoriques qu’empiriques laissés en friche par l’ouvrage, en particulier celui du pouvoir qui en l’état reste encore largement un « trou noir » qu’il s’agirait d’explorer davantage.

15▪ I – Les coordinateurs du volume définissent la gouvernance transnationale privée par contrat (« private transnational governance by contract ») comme un « mode of governance that involves law in the coordination of social, economic and political relations across borders through bargaining and agreements between mainly, but not exclusively, private actors » (p. xviii). Les contrats se voient ainsi envisagés dans un double sens. Ils sont certes des instruments juridiques a priori privés, car négociés à titre privé pour réguler des rapports entre acteurs principalement privés. Dans le même temps, ils charrient également des intérêts (sociaux, économiques, politiques) contradictoires, dans la mesure où, à l’évidence, ils influent sur la distribution sociétale des dividendes – économiques et symboliques – qu’ils génèrent, mais également car ils entretiennent une relation symbiotique avec la puissance publique et l’État de droit qu’elle incarne.

16C’est l’apparent paradoxe qui constitue le point de départ de l’ouvrage, et qui est souligné tout particulièrement par Peer Zumbansen en préface et par Christopher May au second chapitre. La dévaluation de la capacité des institutions publiques à pallier la violence de l’inégalité des rapports de force économiques au niveau national et international – du fait notamment du délitement de la promesse de l’État providence et de la montée en puissance des multinationales – est allée de pair avec une dépolitisation des relations de pouvoir inscrites dans les contrats. Non seulement cela renforce le rôle, triple selon les coordinateurs de l’ouvrage, des contrats dans l’évolution actuelle du capitalisme, en tant que modalité clé d’agencement des transactions économiques transnationales, mécanisme central de gouvernance institutionnelle, et instrument de régulation. Mais l’idéologie prédominante du contrat privé comme quintessence d’une théorie libérale de la société – le contrat se voyant dès lors légitimé par l’État de droit – dévalue aussi la figure et le rôle de l’État pour en faire un obstacle à la liberté, la libéralisation et la croissance. Ainsi : « the “state” is caught between being both a pitiable placeholder for a political agency strongman and a handmaiden of global business interests » (p. xiv).

17En d’autres termes, et c’est au cœur de la problématique voulue par C. Cutler et T. Dietz : les contrats ont une dimension tout à la fois privée et publique, et tout à la fois intensément locale et trans-nationale. Dès lors, l’approche classique envisageant les contrats comme un mécanisme de gouvernance privé est non seulement insuffisante, mais elle masque les rapports de force sur lesquels reposent les contrats. Surtout, la nécessité de prendre en compte la nature de l’économie politique mondiale actuelle, caractérisée par une fragmentation de l’ordre économique mondial qui renforce l’autonomie des acteurs privés sans les subordonner à un encadrement constitutionnel légitime « vertical » au niveau global, implique selon les coordinateurs de l’ouvrage de définir une théorisation innovante. Ils dessinent celle-ci par l’interdisciplinarité, en plaçant une approche critique de l’économie politique internationale au cœur du propos. Le dispositif théorique ainsi conçu pose d’une part le « transnational » comme une catégorie analytique et méthodologique « that analytically recognizes the interface, intersection or transection of public and private international legal systems of national and international law » (p. 13). Par ailleurs, pour aller au-delà d’une explication fonctionnelle classique voyant dans les contrats transnationaux une simple réponse aux problèmes et aux coûts des transactions sur les marchés internationaux, C. Cutler et T. Dietz mettent en avant les conflits distributionnels qui sont parties prenantes des relations contractuelles, en soulignant le rôle central, à la fois épistémologique et empirique, joué par le « pouvoir ». Leur conception du pouvoir renvoie à la définition qu’en donnent M. Barnett et R. Duval (Power in International Relations, (2005) 59.1 International Organization, p. 39-75), à savoir la « production, in and through social relations, of effects that shape the capacities of actors to determine their circumstances and fate » (p. 16). Cette définition implique deux dimensions – d’une part, celles des relations sociales se jouant dans le contrat, et, d’autre part, celles des rapports de force générés par les effets sociaux du contrat. Cela amène les coordinateurs à distinguer quatre idéaux-types du pouvoir à l’œuvre dans et par les contrats – de contrainte, institutionnel, structurel et constitutif (prescriptif) – permettant d’offrir des clés d’explication de la gouvernance entendue dès lors dans un double sens : celle qui se joue par le contrat privé, et la gouvernance transnationale telle qu’elle est modelée par les contrats privés transnationaux. Si l’enjeu pour C. Cutler et T. Dietz est épistémologique, il est aussi explicitement prescriptif. Il s’agit selon eux de questionner les fondements normatifs de la gouvernance mondiale contemporaine en interrogeant ce qui constitue, notamment, le fil conducteur de la première partie de l’ouvrage et de la conclusion proposée par Horatia Muir Watt : comment expliquer que des critères d’efficacité et d’efficience aient pris le dessus sur l’équité et la responsabilité dans la gouvernance transnationale privée par le contrat ?

18Le volume est relativement bien tenu par la problématique proposée par C. Cutler et T. Dietz, chaque auteur ayant été invité à se positionner par rapport à la feuille de route dessinée par les coordinateurs en invoquant l’empirisme propre à leurs travaux respectifs à titre d’illustration. La première partie, comme mentionné ci-dessus, explore certaines dimensions analytiques et théoriques de la problématique proposée par les coordinateurs. Elle est suivie de trois parties plus empiriques. La seconde partie met ainsi en relief certaines problématiques soulevées par les chaînes de valeur globales. Au chapitre 4, Claire Cutler, notamment, offre un éclairage utile sur l’histoire des théories relatives aux chaînes de valeur mondiales – passées d’une analyse politique tirée de la théorie du système-monde de Wallerstein sur l’inégalité des rapports de force entre Nord et périphéries, à une analyse essentiellement dépolitisée centrée sur les rapports inter-entreprises et entre multinationales et fournisseurs le long des chaînes de valeur mondiales. Pour explorer la question de la distribution des dividendes générés par les contrats, selon C. Cutler, il faut promouvoir au contraire une analyse critique de l’économie politique des chaînes de valeur mondiales en étudiant les structures de pouvoir le long de ces chaînes. On notera également l’analyse savoureuse proposée au chapitre 5 par Geneviève Lebaron, Jane Lister et Peter Dauvergne sur les audits éthiques comme mécanisme de gouvernance des chaînes de valeur mondiales. Par un effet aussi pervers qu’efficace, l’audit, alors même qu’il vise à moraliser et assainir les rapports entre multinationales et leurs succursales ainsi que les pratiques le long des chaînes de valeur, contribue en fait à renforcer la puissance des multinationales : à la fois car les entreprises occupant une position dominante dans les chaînes de valeur contrôlent de facto le marché de l’audit, mais aussi car ce système de certification éthique dès lors endogène est adoubé de l’onction symbolique apportée par États et ONG occidentales. La troisième partie aborde certaines questions posées par les modalités de règlement des différends en matière de commerce et d’investissements internationaux. Au chapitre 8, notamment, Ed Cohen souligne que la frontière entre public et privé, loin d’être fixe, est redéfinie de manière dynamique via les contrats et les modalités de règlement des différends qu’ils prévoient. Si l’arbitrage d’investissement permet aux acteurs privés d’invoquer la puissance publique pour autoriser et légitimer les rapports de force inscrits dans le contrat privé, il constitue également une modalité d’autant plus efficace pour avancer les intérêts des États les plus puissants. La quatrième partie, quant à elle, propose des analyses sectorielles. Au chapitre 12, par exemple, Amy Quark propose des pistes pour comprendre la structuration et l’évolution actuelle du marché du coton : le rôle prédominant depuis les années 1980 d’un consortium de marchands de coton nord-américains et européens est dorénavant progressivement remis en cause par la puissance de frappe de la Chine en tant que premier importateur de coton au niveau mondial. Cette référence aux concurrences hégémoniques dans la structuration des marchés économiques fait écho, enfin, à la conclusion à l’ouvrage offerte par H. Muir Watt. Cette dernière rappelle les racines historiques des technologies du droit privé international et leur rôle central dans la co-constitution de l’impérialisme informel et du capitalisme contemporain.

19▪ II – En tant que feuille de route, l’ouvrage de C. Cutler et T. Dietz offre une problématique séduisante. Il nous semble, cependant, que l’appareil théorique dessiné par les coordinateurs devrait encore être affermi pour affiner l’agenda de recherche ouvert par le volume. Notre critique concerne tout particulièrement la question du « pouvoir », et son articulation à celle du « transnational ». En introduction, C. Cutler et T. Dietz positionnent spécifiquement leur propos par rapport à ce qu’ils désignent comme les approches « conventionnelles » des relations internationales et du droit international. Pour se démarquer de ces approches classiques, l’enjeu est pour eux d’envisager d’abord les aspects également non matériels du pouvoir, à savoir principalement le contexte social dans lequel s’inscrivent les contrats et les effets sociaux de ces derniers. Par ailleurs, C. Cutler et T. Dietz entendent aller au-delà de la définition que donnait Jessup du « droit transnational » en s’appuyant sur les apports d’une approche constructiviste mettant l’accent sur les dimensions symboliques des relations internationales (via la circulation d’idées, d’agents et de pratiques), et ce afin de souligner les caractéristiques du transnational non pas comme un niveau supplémentaire d’analyse (s’ajoutant aux niveaux individuel/national/international) mais comme une catégorie méthodologique à part entière permettant de tracer l’« hybridation » entre acteurs, institutions et sources du droit internationaux publics et privés (p. 14).

20En l’état cependant, ce canevas théorique n’est pas encore suffisamment déployé pour être convaincant. Tout d’abord, « pouvoir » et « transnational » semblent n’être articulés que faiblement – par une focale ciblée, dans la définition que donnent les coordinateurs de la gouvernance transnationale privée par le contrat, sur la « négociation » et les « accords » entre parties au contrat (p. 14). Si certains contributeurs évoquent les structures de pouvoir dans lesquelles s’inscrivent les contrats – par exemple au chapitre 4, C. Cutler souligne qu’il faut explorer les rapports entre entreprises le long des chaînes de valeur et les États dans lesquels ces chaînes opèrent – ces structures restent cependant encore trop peu explorées en l’état.

21Si c’est sans doute en partie en raison d’un empirique qui demeure dans le volume invoqué de manière ancillaire, cela affaiblit cependant la promesse de l’ouvrage. À la fois car le « pouvoir » reste ici une boîte noire qu’il s’agit encore d’explorer, mais aussi parce que les distinctions entre privé, public, national et international destinées à être questionnées par la notion de « transnational » se voient rattrapées – et par là-même de nouveau figées – par l’horizon prescriptif visé par le volume. On en veut pour preuve un objectif normatif qui reste flou lorsqu’il est centré sur une notion de « gouvernance » telle qu’elle est mobilisée dans le volume. Les auteurs oscillent par exemple trop vite entre une définition de la gouvernance assimilée à la régulation des rapports entre parties privées au contrat, et la volonté prescriptive de faire des contrats le socle normatif d’une gouvernance transnationale réformée par un horizon constitutionnel mondial, comme le suggère notamment H. Muir Watt en conclusion.

22Pour pallier ces difficultés, deux dimensions pourraient venir renforcer la feuille de route proposée par l’ouvrage. Tout d’abord, il s’agirait de se donner les moyens, tant théoriques qu’empiriques, de démonter effectivement la boîte noire du pouvoir qui se joue dans et par les contrats. L’analyse proposée récemment par Pierre France et Antoine Vauchez (Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage, Presses de Sciences-Po, 2017) offre à cet égard des pistes intéressantes. Ces deux chercheurs s’intéressent au « problème » de la captation de la « chose publique » par des intérêts privés. À l’instar de l’ouvrage coordonné par C. Cutler et T. Dietz, P. France et A. Vauchez postulent que le « brouillage » actuel entre public et privé a été tout particulièrement favorisé par la nouvelle donne de la mondialisation et de la financiarisation du capitalisme contemporain. Ils rappellent ce faisant que la démarcation entre public et privé est loin d’être une frontière sectorielle et professionnelle : c’est une ligne de partage mouvante, contestée, qui occupe une fonction symbolique et politique essentielle pour la démocratie.

23L’enjeu est dès lors, pour ces auteurs, de démonter ce qu’ils désignent comme un « trou noir » du politique : l’émergence d’un espace d’intermédiation entre sphère publique et intérêts privés, se jouant non pas contre l’État mais tout contre celui-ci, dans une imbrication et une co-dépendance entre secteur public et acteurs économiques privés. Dès lors, pour comprendre ce qui se joue dans cet espace intermédiaire – et ses effets politiques – il faut, nécessairement, penser les relations en grandes parties symétriques entre les transformations de l’État d’une part et de son positionnement dans la mondialisation, et les transformations des acteurs économiques privés d’autre part. Inscrite en sociologie politique, leur analyse fournit ce faisant des garde-fous pour répondre effectivement à l’injonction posée par P. Zumbansen en préface – celle de la nécessité, pour questionner les rapports entre public et privé, d’interroger l’épistémologie des disciplines et des catégories d’analyse à disposition. Car ici, comme ailleurs, la mise en garde de Pierre Bourdieu (Esprits d’État [Genèse et structure du champ bureaucratique], Actes de la recherche en sciences sociales, 1993, vol. 96-97, p. 49-62) reste prégnante : penser l’État, c’est s’exposer au risque d’être soumis à une pensée d’État. Cela est particulièrement vrai pour cette science-mère de l’État, le droit, façonnée par des agents – les juristes – qui sont partie prenante de l’État tout en étant soucieux de préserver leurs espaces professionnels autonomes. Mais c’est tout aussi vrai pour les autres disciplines, de sciences politiques, invoquées dans l’ouvrage de C. Cutler et T. Dietz. Une réponse possible, sociologique, à cette difficulté consiste à mettre les agents au cœur du propos – ceux-là même qui constituent ce « social » qui définit le pouvoir inscrit au cœur des contrats, tout en déterminant leurs effets – à commencer par ceux qui restent encore largement un point aveugle dans la littérature consacrée au capitalisme contemporain : les juristes d’affaires. Explorer leur positionnement, leurs stratégies professionnelles et tenir compte de leurs ressources (sociales, politiques, économiques) peut ainsi fournir des pistes pour comprendre tout à la fois la transformation de la structure des champs nationaux du pouvoir d’État dans lesquels ils s’inscrivent, et les différentes variables nationales qui sont projetées dans le « transnational » via les contrats.

24Cela nous amène, enfin, à une seconde dimension qu’il pourrait être utile d’explorer pour affermir le propos de C. Cutler et T. Dietz. En introduction, et H. Muir Watt en conclusion, les coordinateurs du volume font certes référence au rôle historique joué par le contrat – notamment comme vecteur privilégié de l’expansion impériale – dans la structuration du capitalisme et du pouvoir d’État modernes, mais c’est au final pour ne s’attarder que brièvement sur cette histoire longue, en postulant le caractère nouveau de la donne actuelle. S’il y a à n’en pas douter une accélération de la mondialisation, favorisée par la globalisation et la financiarisation des chaînes de valeur, encore faudrait-il caractériser cette nouvelle donne en replaçant la structure actuelle du capitalisme dans la longue durée. Des travaux importants sur l’histoire du droit et des empires – nous pensons notamment aux travaux de Lauren Benton (notamment, L. Benton et L. Ford, Rage for Order : The British Empire and the Origins of International Law, 1800–1850, Harvard University Press, 2016, compte rendu H. Muir Watt, Rev. crit. DIP 2017. 693) – ont apporté un éclairage riche sur les origines coloniales du droit international, en montrant qu’il a été façonné par les conflits entre métropoles et colonies – entre marchands, missionnaires, administrateurs coloniaux et militaires – et inter-impériaux. Ces travaux permettent notamment de comprendre les structures de pouvoir dans lesquelles s’inscrivent les contrats qui sont à la fois déterminés – tout en en déviant – par ces sillons laissés par l’histoire longue du capitalisme et des empires.

25L’enjeu cependant n’est pas uniquement d’éclairer le présent par le passé. C’est aussi une condition nécessaire pour comprendre la structuration, dans la durée, du « transnational ». Dans son ouvrage posthume, Pierre Bourdieu soulignait que l’on ne pouvait comprendre l’évolution des champs juridiques nationaux – et partant, celle du droit – qu’en tenant compte de l’imbrication entre les moutures successives du champ national du pouvoir d’État, et celles du champ juridique (P. Bourdieu, Sur l’État, Le Seuil, 2012). Il faudrait pousser encore l’analyse en replaçant la définition des espaces nationaux – et partant de la « chose publique » nationale – dans les jeux d’échelles temporelles et géographiques favorisés par les phases successives de mondialisation. Dans leur ouvrage sur les empires dans l’histoire-monde, Jane Burbank et Frederick Cooper (Empires : de la Chine ancienne à nos jours, trad. de l’anglais par Christian Jeanmougin, Payot, 2011) proposent ainsi d’inverser l’analyse entre le national et l’international, en soulignant que l’« État-nation » a été un produit contingent des concurrences impériales. Cette ouverture vers la longue durée conduit au minimum à infléchir le propos de C. Cutler et T. Dietz en envisageant le rôle joué par le contrat dans le capitalisme contemporain non pas simplement comme une « nouvelle » donne, mais comme l’expression d’une énième mouture de l’État dans la mondialisation économique, politique, juridique et sociale.

26Sara Dezalay

Le droit international selon Hans Kelsen. Criminalités, responsabilités, normativités sous la direction de Ninon Grange et Frédéric Ramel, ENS éd., coll. La croisée des chemins, 2018, 160 pages

27Paru dans une intéressante collection qui vise à faire connaître des textes fondamentaux de l’histoire intellectuelle et à en explorer les retentissements contemporains, cet ouvrage présente, avec une introduction explicative et des commentaires, deux textes (en traduction française inédite) de Hans Kelsen. Le premier, peu connu et au demeurant introuvable en ligne avant 2015, est « La règle interdisant les lois ex post facto et la poursuite des criminels de guerre de l’Axe », rédigé en 1945 (année de sa nomination à Berkeley), dans la suite des réflexions entreprises lorsqu’il était encore en Europe, à Genève, où il avait trouvé refuge après avoir été mis à l’index par le régime nazi en 1933. Le second, « Responsabilité collective et responsabilité individuelle en droit international, concernant en particulier le châtiment des crimes de guerre », a été publié un peu plus tôt, en 1943, dans la California Law Review. Les deux textes s’inscrivent très clairement dans une pensée de l’après-guerre, et tendent à justifier la poursuite d’individus pour des crimes impliquant la violation du droit international. Respectivement traduits et commentés par V. Pratt et E. Pasquier, ils illustrent le parcours intellectuel du grand internationaliste, grand théoricien de la structure interétatique du droit international, face d’abord au procès de Nuremberg et ensuite à la perspective d’une justice pénale internationale institutionnelle sous l’égide des Nations unies. En somme, comment penser la responsabilité individuelle en droit international ? « De tous les problèmes de l’après-guerre, aucun n’est plus discuté, et rien n’est plus légitimement réclamé, que d’amener devant la justice ceux qui ont enfreint le droit international, en tant que membres ou sujets des gouvernements des puissances de l’Axe, ou de leurs forces armées » (« Responsabilité collective. », préc.).

28Lus de façon anhistorique, les écrits de Kelsen au cours de cette période si spécifique donnent lieu trop souvent, comme le souligne C. Herrera dans sa belle introduction explicative (« La théorie du droit international de Hans Kelsen et ses évolutions », p. 13-34), à de sérieuses mésinterprétations conceptuelles. Le remède résiderait dans l’historicisation de son œuvre sur le droit international et dans une tentative de périodicisation afin de rendre compte et de contextualiser les mutations de sa pensée. La cartographie en serait tripartite : le moment « abstrait » (1918-32) marqué par un renouvellement épistémologique touchant avant tout le phénomène étatique et la souveraineté ; ici s’élabore une analyse critique de la souveraineté en tant qu’elle s’opposerait au monisme nécessaire à la construction des institutions du droit international. Ensuite, le moment « technique » (1933-1950) dans lequel s’inscrivent les textes présentés, qui part de l’expérience de l’entre-deux guerres pour envisager un système institutionnel alternatif. Enfin, le moment ultérieur « des relations internationales », issu de sa rencontre avec cette nouvelle discipline aux États-Unis, qui le conduit à délaisser l’idée d’un système supra-étatique au profit d’une conception réaliste du droit international sous-tendu par des rapports de pouvoir dans un monde bipolaire.

29Il n’est pas certain que les travaux de droit international privé, qui se fondent fréquemment sur la doctrine de Kelsen, soient tous à l’abri des méprises ainsi dénoncées. Beaucoup se passent en effet d’une lecture des textes d’origine, se contentant de reproduire des affirmations tirées à leur tour de sources secondaires. À ce titre, il est intéressant non seulement de lire les articles d’origine rassemblés par cet ouvrage, mais aussi de réfléchir à l’analyse critique qu’il propose de certaines idées reçues sur la théorisation par Kelsen lui-même du droit international. L’introduction de C. Herrera situe ainsi les travaux du grand auteur parmi les premières grandes œuvres systématiques du droit international (rejoignant aussi bien Dionisio Anzilotti que Georges Scelle). La rupture qu’elles consomment par rapport à la période précédente réside dans le déplacement de focale, de l’État et sa souveraineté vers le processus d’élaboration des règles du droit international, élevant ainsi la force obligatoire de celui-ci au-dessus des politiques étatiques. Se voulant positiviste ou scientifique (en ce sens qu’elle tendrait non à créer de nouvelles règles mais à interpréter celles qui existent), la première théorisation de Kelsen privilégie le droit constitutionnel comme lieu de déploiement des concepts, et voit dans le droit international, pour l’essentiel, la réponse au problème de la souveraineté dans les rapports inter-étatiques. Mais le modèle étatique perd sa centralité dans les travaux menés après la fin des années 1930, lorsqu’il est éloigné par la force des événements d’abord de l’Autriche et après de l’Europe. Accueilli ensuite dans l’université outre-Atlantique, il se retrouve dans un environnement culturel et disciplinaire très nouveau, au sein du département de sciences politiques (et non de droit), ce qui va le rapprocher des relations internationales et accentuer son intérêt pour la question de l’effectivité, au-delà de la validité, du droit international.

30La préoccupation conceptuelle stable, transversale dans son œuvre et sans doute la plus familière des internationalistes privatistes, est en effet celle de la juridicité du droit international. Du point de vue de la théorie pure du droit, il défend tout d’abord l’idée que le droit international, à l’instar de tout droit, possède une validité objective, dont le fondement ultime doit être une norme fondamentale. Vers les années 1930, il abandonne l’identification (empruntée à Anzilotti) de celle-ci comme étant le principe pacta sunt servanda pour lui préférer une norme qui institue la coutume comme fait créateur de droit international, étendant et consolidant la primauté de celui-ci sur le droit étatique. Mais cette conceptualisation doit elle-même s’articuler avec l’idée selon laquelle le droit international est également un ordre de contrainte. Cela impliquait, d’une part, d’affirmer la complétude du droit international (tous les rapports entre États trouvent une réponse dans le droit international) et, d’autre part, de l’instituer en monopole de la violence légitime dans l’ordre international. Ainsi, dans le cadre décentralisé qu’est ce dernier – plus primitif à cet égard que celui des États –, la sanction, marque de la juridicité, existe sous la forme de la guerre juste (administrée par l’État ayant subi une violation illicite du droit international et agissant en organe décentralisé).

31Néanmoins, très influencée par les bouleversements atteignant le système international – en réalité, par les deux guerres mondiales –, sa pensée évolue s’agissant à la fois de la forme de l’organisation juridique et des buts du droit international. Tout d’abord il en vient à penser que du point de vue supérieur de la science, l’unité politique du système international requiert une organisation juridique centralisée que seule permettrait le monisme. À cet égard, si l’idée d’un État mondial devient de plus en plus illusoire, de même que celle d’une fédération, il reste la nécessité, au cœur du dispositif, qui est celle d’une juridiction internationale : la centralisation de l’application du droit précédant celle de sa création, la juridiction apparaît comme la fondation de toute communauté juridique, y compris celle des États. S’agissant alors des objectifs politiques de celle-ci, Kelsen affirme souvent que le droit (international) est un ordre pour promouvoir la paix. Cependant, on observe un glissement progressif, à l’aune des guerres puis de l’âge atomique, de la paix vers la sécurité collective. C’est dans ce contexte que se pose la question du statut de l’individu en droit international à travers, plus spécifiquement, celui des criminels de guerre. Cette problématique revêt une très grande actualité et présente là encore un intérêt particulier pour les internationalistes privatistes.

32Le premier texte choisi, « La règle interdisant les lois ex post facto et la poursuite des criminels de guerre de l’Axe », écrit alors que le procès de Nuremberg n’avait pas encore commencé, porte sur les conditions de possibilité de celui-ci. Comme le montre l’analyse de V. Pratt, il s’efforce d’anticiper la critique à cet égard. Comment imposer, au nom du droit international, des peines individuelles (euphémisme : il s’agit bien de la mort) là où elles n’étaient pas prévues ? La question est en somme celle de la justification de la justice du vainqueur. Il n’est pas indifférent de se rappeler que Kelsen a été nommé conseil juridique de la United Nations War Crimes Commission en 1945. Dans le texte écrit cette même année, on voit que sa conception de la rétroactivité est liée à la nature même du droit et que celle-ci n’est plus dictée par une posture exclusivement positiviste. Ainsi, l’article raisonne en termes des valeurs d’humanité pour lesquelles le Tribunal de Nuremberg a été institué. Dès lors, la nature des crimes en cause justifie qu’ils puissent être sanctionnés en l’absence de toute peine précise fixée avant leur commission : c’est l’esprit du procès qui doit l’emporter sur la lettre de la loi écrite. L’injustice à ne pas juger certains crimes en se soumettant à la non-rétroactivité serait plus forte que celle consistant à ne pas les juger. Par ailleurs, le principe de la rétroactivité ne vaudrait selon Kelsen que pour le droit légiféré (conventionnel) et non pour le droit coutumier ou celui qu’énonce le juge.

33S’agissant plus spécifiquement des prisonniers de Nuremberg, et encore plus particulièrement des crimes contre l’humanité dont ils sont accusés, prévoir une responsabilité pénale individuelle serait un élargissement de l’état du droit international par voie de traité (l’accord de Londres) et donc soumis a priori au principe de non rétroactivité. Cependant, il n’a pas pour effet de transformer un acte légal en acte illégal car ces crimes étaient la violation de règles morales élémentaires. Par ailleurs, si en toute rigueur le jugement des criminels de guerre requiert un accord entre belligérants, l’Allemagne avait perdu sa souveraineté. Au demeurant, les nazis avaient eux-mêmes en violant le droit international porté atteinte à leur propre droit interne résultant de la Constitution de Weimar qui s’y réfère… De tels arguments (et d’autres encore) n’enlèvent pas toute difficulté. « Avec toute la sévérité que l’argumentation impose et l’euphémisme permet » (V. Pratt, p. 54), Kelsen se refuse cependant à considérer que le jugement du tribunal de Nuremberg aurait une valeur de précédent pour l’avenir et dans d’autres procès menés contre des individus pour des crimes imputables à des États. Il pourrait seulement être suivi et pris en considération par d’autres juges à raison de la justice en œuvre dans le jugement.

34Dans la même ligne de rupture par rapport à un positivisme strict, le second texte s’intitule « La responsabilité collective et individuelle en droit international, concernant en particulier le châtiment des criminels de guerre ». Il tend à établir la possibilité d’une responsabilité individuelle pour crimes de guerre à travers une analyse serrée de la position du droit international général (ou coutumier). La difficulté est évidemment qu’à l’époque où il écrit, celui-ci ne consacre que la responsabilité collective (de l’État) et ne s’adresse pas aux individus. Comment donc légitimer la compétence d’un tribunal international pour imposer une sanction pour des crimes de guerre ayant le caractère d’un acte d’État, à des personnes prises individuellement mais agissant sur l’ordre d’une autorité supérieure ? L’analyse est, comme on pouvait s’y attendre, d’une grande rigueur et suit (entre autres considérations, dont par exemple l’existence d’exceptions à la règle, ou des cas de responsabilité individuelle dans le droit conventionnel) un raisonnement, bien connu des internationalistes privatistes, fondé d’une part sur une logique d’imputation juridique (« Juridiquement, est permis ce qui n’est pas juridiquement interdit ; l’affirmation que le droit international n’interdit pas (ces) actes (actes de guerre réguliers) signifie que le droit international ne leur attache pas de sanction. Un comportement est juridiquement interdit s’il est la condition d’une sanction… »), d’autre part sur « le principe généralement reconnu selon aucun État n’a juridiction sur les actes d’un autre État… » (auquel il existerait d’importantes exceptions). L’argumentaire débouche sur le projet de création d’une cour internationale ayant de larges pouvoirs de châtiment.

35L’éclairage proposé par E. Pasquier sur le texte traduit par ses soins porte sur les tensions que crée l’avènement de la responsabilité individuelle au sein de l’architecture interétatique du droit international. À cet égard, il identifie, à travers cet écrit, la façon dont une telle évolution tend à la fois à mettre à mal, puis à renforcer, cette architecture. D’un côté, l’analyse de Kelsen est porteuse de critiques sévères contre les conceptions contemporaines de la souveraineté. En effet, la victime des crimes contre le droit international est bien la communauté internationale elle-même. Celle-ci n’est pas cependant un État mondial ou cosmopolitique mais une structure inter-étatique. La figure de l’État reste très présente et constitue l’unité fondamentale pour penser les relations internationales, y compris lorsque les individus deviennent les sujets directs du droit international pénal. L’effacement des frontières n’est pas non plus souhaitable, mais leur fonction doit seulement être repensée dans le cadre d’une structure collective. La civitas maxima existe ; il s’agit seulement de l’organiser de façon plus juste… Décidément, la problématique est très actuelle !

36Horatia Muir Watt

L’organisation de la concurrence internationale des juridictions. La compétence face à la mondialisation économique par François Mailhé, préface de Bernard Audit, Économica, 2016, XVI+584 pages

37Par son titre, l’organisation de la concurrence internationale des juridictions, l’ouvrage se présente comme une promesse et il n’est pas interdit à qui en a exploré attentivement le contenu de juger et annoncer que la promesse est tenue, au moins dans le périmètre que trace le sous-titre, qui restreint le champ de la recherche au contentieux international des affaires. Il s’agit bien d’une promesse, celle qu’exprime l’ambition de mettre à jour l’économie générale, tant théorique que pratique, de l’accès aux tribunaux lorsque le rapport qui est l’objet du différend revêt un caractère international. Depuis plusieurs lustres la question de la compétence juridictionnelle suscite chez les internationalprivatistes de nombreuses études d’ampleur variée, souvent novatrices, dont la multiplication semble traduire une espèce de crise. Naguère affecté à la théorie des conflits de lois, le terme crise se serait emparé du conflit de juridictions. En tout cas, l’effervescence doctrinale qui se déclencha avec les thèses de Mme Gaudemet-Tallon, de Hubert Bauer, de Dominique Holleaux, Philippe Fouchard, Georges Droz, (et d’autres) a accompagné une évolution notable de la problématique de la compétence directe. Les innovations jurisprudentielles (Scheffel, Stanton, Gosset, etc.), la Convention de Bruxelles et ses avatars et satellites, les travaux de la Conférence de La Haye, l’essor de l’arbitrage commercial international ont conduit à une rénovation et à une réévaluation des solutions, d’où naturellement la floraison de recherches doctorales de ces dernières années. Mais celles-ci ont porté le plus souvent sur des thèmes spéciaux – conventions de juridiction, conflits de compétences ou de décisions, exercice discrétionnaire de la compétence, déni de justice, injonction de non-poursuite, mesures provisoires, etc. – où se ressentait un besoin de « flexibilisation » des solutions, dont les données s’étaient sensiblement modifiées avec le processus de mondialisation et de libéralisation des échanges, retirant au cadre national le privilège de dessiner le terrain de jeu normal des relations privées d’ordre économique. Sans doute, Mme Laurence Usunier (La régulation de la compétence juridictionnelle en droit international privé, Economica, 2008) avait tenté sur un plan plus général une présentation d’ensemble de ces transformations et son indéniable réussite, passant par la notion de réseau et l’idée de régulation, reposait sur l’admission franche du pluralisme des systèmes de juridiction ; mais, elle se gardait de rompre avec la construction traditionnelle du problème, préférant la développer et l’enrichir par un assouplissement qui permette de prendre en considération l’action des systèmes étrangers de compétence. Face à ce pragmatisme, M. François Mailhé a pensé que le moment dogmatique était venu qui devrait révéler l’organisation actuelle de la concurrence internationale des juridictions et offrir une représentation plus cohérente et plus fidèle du droit de la compétence internationale.

38Pour honorer cet engagement, il convenait d’établir en premier lieu que la réalité du droit de la compétence internationale a périmé le modèle traditionnel – « classique » selon le mot de l’auteur. La polarisation de celui-ci sur les juridictions nationales enfermait le débat à l’intérieur de l’ordre juridique étatique, postulant une entière maîtrise par chaque État de l’action de ses tribunaux et – sauf convention internationale – une radicale indifférence à l’offre de justice étrangère. Adossée à une notion plutôt autarcique de la souveraineté nationale, cette conception n’est plus défendable à une époque où l’ouverture des frontières étatiques légitime autant que banalise la mobilité internationale des intérêts et place ainsi quotidiennement ceux qui en sont les titulaires ou les « opérateurs » face à un problème longtemps négligé et qui est celui que leur pose une pluralité des systèmes juridictionnels passablement hétérogène, où se côtoient instances nationales, instances supranationales et même instances privées avec l’arbitrage, chacune circonscrite par ses propres règles de compétence. Loin d’être freiné par les autorités nationales, ce mouvement qui met les sujets et partant l’intérêt privé au centre de la question, est au contraire accompagné par celles-ci qui renoncent au mythe du monopole étatique de la justice et acceptent, lorsqu’elles n’y encouragent pas, de combiner l’exercice de leur pouvoir de juger avec celui des juridictions concurrentes ; ce mouvement fonde aussi chez l’auteur le constat d’une mort clinique du paradigme « westphalien » que Bartin avait dégagé et imposé en doctrine. Sont alors récusés la distinction des compétences spéciale et générale, le caractère interétatique du jeu de compétence, l’unilatéralité nécessaire des règles de compétence aussi bien que l’incertaine internationalité, l’une comme l’autre condamnées par l’effondrement de la frontière au profit de la transnationalité, etc. La représentation de l’ancien monde qui, sur le plan de la compétence internationale, n’était jamais que celle d’un État (l’État du for), fausse la perception du monde d’aujourd’hui. Celui-ci est pluraliste ; la juridicité et la juridiction tout autant y procèdent de diverses sources et non plus seulement de l’État national, pour s’inscrire dans une multiplicité d’instruments – ou de systèmes de compétence.

39Aussi bien, en second lieu, à l’idée inféconde et trompeuse de souveraineté (d’où se déduiraient les règles de compétence), F. Mailhé substitue en effet la notion de système – reçue d’E. Morin et qui, plus sobrement, consolide un « ensemble d’éléments interconnectés » (Grzegorczyk), de composantes et richesse variables – qui se réalise de façon différenciée en fonction du degré d’internationalisation du domaine et de la nature de l’activité dans lequel le litige s’élève. Ainsi, par exemple, très tôt la navigation sur le Rhin a-t-elle appelé la Convention de Mannheim du 17 octobre 1868, tandis que la navigation commerciale sur le Rhône, inexistante entre la Confédération et la France, ne justifiait pas un régime spécifique de compétence ; alors que, de son côté, dans un domaine tout différent et en des temps moins reculés, le droit des marques, confronté au marché unique, exigeait les Règlements UE 207/2009 et 2015/2424 – tous systèmes spéciaux venant avec d’autres se juxtaposer à ceux que les États ont pour leur propre compte érigé en droit commun de la compétence, mais systèmes qui se libèrent de la pyramide des normes, de la construction verticale de la souveraineté (commandant ou contrôlant les chefs de compétence) et entretiennent, du point de vue de l’usager, une relation horizontale de concurrence enjambant les frontières. Pareille conversion orthogonale, il faut le relever ne serait-ce qu’en passant, consomme une rupture franche qui propulse le problème de la compétence internationale sous le paradigme conflictuel, même si l’auteur, soucieux de conserver à son enquête sa liberté de mouvement et ne pas la brider par un schéma préconstitué, se garde de souligner cet apparentement avec le conflit de lois et choisit de préserver l’identité de ces systèmes de compétence.

40Éléments de l’organisation de la concurrence des juridictions, ces divers systèmes, intégrant ou non des règles de procédure et des règles matérielles (validité des accords de prorogation), procèdent soit sur le mode bilatéral, par répartition du contentieux entre les tribunaux situés dans leur champ d’efficacité (généralement de source conventionnelle ou européenne), soit sur le mode unilatéral, par attribution (à l’exemple de l’arbitrage commercial international), soit encore en combinant les deux techniques (comme le droit français de la compétence, bilatéral dans l’espace interne, unilatéral dans l’espace international). Quant à la morphologie de ces systèmes, M. F. Mailhé distingue les systèmes fermés qui garantissent par leurs propres règles l’accès à un juge à tout litige s’inscrivant dans leur domaine respectif, et les systèmes ouverts qui, au contraire, risquent d’échouer dans cette mission ; tel par exemple le droit commun français avec l’article 44 C. pr. civ., lorsque l’immeuble concerné est situé en pays étranger. Cette dernière hypothèse suggère que si le système sollicité est ouvert et procède par voie unilatérale, l’échec de la désignation résultant de la localisation extérieure du litige, conduit à abandonner aux lumières du plaideur le soin de déterminer le système qui lui ouvrira l’accès à un tribunal ; il est permis d’estimer avec l’auteur que l’ordre juridique qui s’accommode de cette issue n’est pas entièrement quitte de son devoir de rendre justice et qu’à tout le moins, une déclaration d’incompétence fondée sur cet article 44 ne devrait être prononcée que sur vérification que l’État du lieu de situation de l’immeuble ne revendique pas le différend et se refuse aussi à reconnaître et exécuter une éventuelle décision du juge saisi. C’est exiger là, dans la mise en œuvre des systèmes de compétence, la prise en considération des systèmes étrangers et pareille exigence n’est que la conséquence de la représentation horizontale de la concurrence des juridictions, qui implique en effet une fongibilité de ces dernières – fongibilité acquise à l’intérieur des systèmes transnationaux de compétence uniforme, de source conventionnelle ou européenne, mais fongibilité seulement tendancielle dans les systèmes nationaux et dans les rapports intersystémiques.

41De cette fongibilité des juridictions dont il établit, parfois minutieusement, l’avènement en droit positif, l’auteur tire bien d’autres conséquences. S’il se lasse ou s’égare dans le cheminement de l’ouvrage, le lecteur pressé pourra toujours s’en persuader en se portant à la fin des développements, à la Conclusion VIII, où F. Mailhé décline une série de huit « propositions de thèse », qui commandent ou illustrent cette fongibilité. Certes discutable, cette suggestion du soussigné s’autorise toutefois de l’espoir que l’impatient – déjà bien aidé par le préfacier – trouvera dans ces propositions innovantes un stimulant qui le ramène à la lecture d’un essai de haute densité, remarquablement travaillé – en dépit de quelques accidents lexicaux ou grammaticaux – solidement charpenté, pertinemment assorti de notations historiques et diligemment informé du dernier état tant du droit français que du droit européen ou du droit comparé de la compétence internationale des tribunaux. Et la valeur ajoutée scientifique de l’ouvrage s’accroît encore de la démonstration que, sur ce thème de la compétence internationale des juridictions, une approche pragmatique déjà aboutie peut se compléter avec profit d’une approche dogmatique tout aussi convaincante.

42Bertrand Ancel

Cross-Border Litigation in Europe sous la direction de Paul Beaumont, Mihail Danov, Katarina Trimmings et Burcu Yüksel, Oxford, Hart Publishing, coll. Studies in Private International Law, 2017, 864 pages

43L’ouvrage Cross-Border Litigation in Europe a pour nette ambition et vocation de devenir un ouvrage de référence majeur pour le contentieux transfrontalier en Europe. Il examine, dans une approche originale et particulièrement riche, le fonctionnement du droit international privé de l’Union européenne et son influence sur l’administration de la justice dans les affaires transfrontalières au sein de l’Union européenne.

44Il est issu du projet de recherche EUPILLAR : European Union Private International Law : Legal Application in Reality (JUST/2013/JCIV/AG/4635, https://www.abdn.ac.uk/law/research/eupillar.php) et constitue l’un des résultats principaux de ce projet, à côté de la base de données jurisprudentielles également publiée (la base de données EUPILLAR contient ainsi des résumés en anglais de plus de 2 300 décisions rendues entre le 1er mars 2002 et le 31 décembre 2015 concernant les règlements Bruxelles I (et Bruxelles I bis), Bruxelles II bis, Rome I et Rome II, le règlement sur les obligations alimentaires et le Protocole de La Haye sur la loi applicable aux obligations alimentaires, émanant de la Cour de justice de l’Union européenne et des juridictions allemandes, belges, britanniques, espagnoles, italiennes et polonaises ; la base de données EUPILLAR, créée et maintenue par l’Université d’Aberdeen, est disponible en libre accès https://w3.abdn.ac.uk/clsm/eupillar/#/home).

45Cette recherche collective a été menée par le Centre for Private International Law de l’Université d’Aberdeen et a impliqué des partenaires des universités de Leeds, de Wroclaw, de la Albert-Ludwigs-Universität de Fribourg-en-Brisgau, de la Universidad Complutense de Madrid, de la Universita Degli Studi de Milan et de l’Université d’Anvers.

46Sous la coordination de Paul Beaumont, Mihail Danov, Katarina Trimmings et Burcu Yüksel, les 47 contributions livrent une vision très complète des spécificités des litiges transfrontaliers dans l’Union européenne. Après l’introduction, une première partie pose le cadre juridique et politique du développement possible du droit international privé de l’Union, autour de réflexions sur sa compétence législative (Jan von Hein), sur l’effectivité de l’action des institutions européennes dans l’élaboration et l’interprétation du droit international privé européen (Burcu Yüksel) et sur l’éventualité d’une harmonisation accrue des règles procédurales au niveau européen (Jonathan Fitchen). Une telle mise en perspective est particulièrement heureuse, puisqu’elle permet de prendre de la hauteur par rapport au cadre normatif déjà dense, même si la dimension critique de l’analyse reste prudente. La prudence semble cependant inspirée par l’insertion des réflexions dans une recherche à dimension collective, ce qui la justifie donc amplement.

47Suit une deuxième partie consacrée à une présentation des données empiriques ayant été exploitées pour le projet, et qui constitue la partie la plus importante en termes de volume de l’ouvrage (la moitié de l’ouvrage est consacrée à cette deuxième partie). Incluant une description, forcément assez sommaire, de tous les systèmes ou spécificités nationaux des États membres, l’ouvrage procède ici à un tour d’horizon très large de la justice civile transfrontalière au sein de l’Union européenne. Il permet ainsi de prendre conscience des spécificités persistantes, malgré l’existence des textes européens communs et de l’action de la Cour de justice. La contribution française, préparée par Horatia Muir Watt, Sabine Corneloup, Laurence Usunier, Didier Boden, Jeremy Heymann et David Sindres, illustre la qualité des présentations des systèmes nationaux, ce qui produit un ouvrage facilitant grandement l’accès aux informations les plus importantes sur les systèmes de droit international privé des divers États membres de l’Union. La partie s’achève par d’utiles mises en garde concernant la recherche de l’efficience dans les procès (Stephen Dnes) et dans l’exploitation des données dans un contexte international (Mihail Danov).

48Les troisième et quatrième parties renouent avec une approche plus analytique et moins descriptive. Elles sont consacrées respectivement aux litiges civils et commerciaux, d’une part, et aux litiges familiaux, d’autre part. C’est donc à une explication analytique autour des deux grands piliers de la justice transfrontalière, que sont les litiges civils et commerciaux litiges familiaux, que se livre ici l’ouvrage. En analysant la place des litiges civils et commerciaux devant la Cour de justice de l’Union européenne (Paul Beaumont et Burcu Yüksel), l’importance de la sécurité juridique et de la prévisibilité (Carmen Otero García-Castrillón), l’effectivité des recours (Mihail Danov et Paul Beaumont), le contentieux transfrontalier en matière contractuelle (Zheng Sophia Tang) et non contractuelle (Michael Wilderspin), les particularités des litiges transfrontaliers en matière de propriété intellectuelle (Paul Torremans) et de droit de la concurrence (Jonathan Fitchen) et l’importance du règlement extrajudiciaire des litiges (Mihail Danov et Stefania Bariatti), la troisième partie livre une synthèse très équilibrée des principaux enjeux en matière de litiges civils et commerciaux internationaux. Et il en va de même de la quatrième, et plus courte, partie consacrée au contentieux transfrontalier familial. À l’analyse de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de droit de la famille dans le cadre de Bruxelles II bis et du règlement sur les obligations alimentaires (Paul Beaumont et Katarina Trimmings) suivent des réflexions sur la résidence habituelle (Thalia Kruger), l’enlèvement international d’enfants (Agnieszka Frackowiak-Adamska), le recouvrement des créances alimentaires (Lara Walker), la médiation familiale internationale (Ruth Lamont) et les matières matrimoniales dans le cadre du règlement Bruxelles II bis (Katarina Trimmings).

49La conclusion de l’ouvrage, rédigée à quatre mains par Paul Beaumont, Mihail Danov, Katarina Trimmings et Burcu Yüksel, résume fidèlement et utilement les résultats du projet de recherche, tout en procédant à un certain nombre de propositions dont la pertinence sort grandement renforcée par l’effort de recherche collective sur lequel elles s’appuient. La réflexion finale, consacrée au risque de renforcement de la concurrence entre les ordres juridictionnels nationaux en raison du Brexit, illustre la difficulté du contexte politique en vue du renforcement de la cohérence du contentieux transfrontalier au sein de l’Union. Mais les auteurs ont raison d’insister sur l’apport du projet EUPILLAR pour guider les législateurs européens et nationaux à faire les bons choix, même dans un contexte de dislocation de l’Union européenne, qui ne doit pas nécessairement se traduire par une dislocation de la justice civile entre les pays européens.

50Les auteurs de l’ouvrage ne prétendent donc pas trouver toutes les solutions aux problèmes ou limites dont leur recherche permet de prendre conscience. Mais ce n’était là ni l’objet, ni la finalité du projet. Celui-ci avait pour objectif de mieux connaître et comprendre le contentieux transfrontalier au sein de l’Union européenne. Cet objectif est pleinement atteint. À ce titre, et parce qu’il permet un accès très aisé à un grand nombre de données de droit comparé et de jurisprudence, l’ouvrage doit figurer en très bonne place dans toute bibliothèque de droit international privé qui se respecte.

51Lukas Rass-Masson

EU Succession Regulation n° 650/2012. A Commentary sous la direction de Haris P. Pamboukis, Athènes/Oxford/Baden-Baden, Nomiki Bibliothiki/C.H. Beck/ Hart/Nomos, 2017, 741 pages

52Depuis le 17 août 2015 les successions internationales dans l’Union européenne sont réglées par un instrument européen harmonisant la matière : le Règlement (UE) n° 650/2012 du Parlement européen et du conseil du 4 juillet 2012 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, et l’acceptation et l’exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d’un certificat successoral européen. Comme l’indique le titre du règlement, l’instrument européen traite de manière exhaustive le droit international privé en matière de successions internationales.

53Le nouvel ouvrage EU Succession Regulation n° 650/2012 – A Commentary, portant sur le règlement européen sur les successions, rejoint la nouvelle lignée de commentaires de textes européens selon le modèle allemand du Kommentar. Sous la direction de Haris P. Pamboukis, professeur à l’université d’Athènes, l’ouvrage présente une étude de l’ensemble des 84 articles du règlement en forme de commentaire article par article.

54Ce modèle offre l’avantage pratique de rassembler les questions d’application associées à l’article commenté. Ainsi, un praticien devant appliquer un article concret du règlement peut facilement se renseigner grâce à l’annotation approfondie de l’article en question. Cet avantage correspond à l’ambition du règlement européen de recevoir une application uniforme par les praticiens des États membres de l’Union européenne tels les juges, les notaires ou les avocats.

55Voulant également répondre au besoin et à l’importance pratique de la langue anglaise, l’idée d’un commentaire anglophone, faisant suite à une première parution hellénique en 2015, s’est imposée – comme le souligne le préface de H. Pamboukis. Ce commentaire est le deuxième à paraître en langue anglaise sur le règlement successions, après la parution de The EU Succession Regulation – A Commentary, sous la direction de Alfonso-Luis Calvo Caravaca, Angelo Davì et Heinz-Peter Mansel (Cambridge University Press, 2016).

56Suivant la structure et l’ordre du règlement, le commentaire contient sept chapitres ainsi qu’une introduction liminaire par Haris Pamboukis. Le premier chapitre concernant le champ d’application et les définitions est expliqué par George Nikolaidis. Les dispositions du deuxième chapitre sur la compétence judiciaire sont commentées par Haris Pamboukis (art. 4-8), George Panopoulos (art. 9-16) et Haris Meidanis (art. 17-19). L’important troisième chapitre traitant les conflits de lois est éclairé par Haris Pamboukis (art. 20-21), Dimitrios Stamatiadis (art. 22), Alexander Metallinos (art. 23-24), Christos Zoumpoulis (art. 25-28), Nikolaos Davrados (art. 29-30), Eirini Nikolaou (art. 31-33), Chrysafo Tsouka (art. 34 et 36-38) et Haris Meidanis (art. 35). Les articles 39 et suivants constituant le quatrième chapitre du règlement sur la reconnaissance, la force exécutoire et l’exécution des décisions (art. 39-58) sont commenté par les auteurs Haris Pamboukis, Alexander Metallinos, Vassiliki Marazopoulou et Ioannis Somarakis. Ce dernier est aussi auteur du cinquième chapitre concernant les actes authentiques et les transactions judiciaires. Le nouveau certificat successoral européen, institué par le sixième chapitre, est développé par Dimitrios Stamatiadis.

57Chaque commentaire d’article constitue une analyse approfondie de l’article en question. Ainsi, l’article est expliqué et interprété en valorisant diverses sources doctrinales et prétoriennes. Remarquablement, toutes les contributions du commentaire anglais font preuve d’une dimension internationale moyennant une doctrine internationale d’origine grecque, française, anglaise et allemande. En vertu de l’origine hellénique du commentaire, nombreux sont les exemples provenant de la pratique nationale grecque (p. ex. p. 98, 101 et 428). En outre, les auteurs du commentaire mettent en lumière la dimension européenne du règlement successions en important la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne concernant d’autres instruments européens (p. ex. p. 113, 453, 531 et 547) ainsi qu’en comparant l’article du règlement successions en question à d’autres dispositions européennes (p. ex. p. 106 et 466).

58Nonobstant le propre du commentaire d’étudier le règlement article par article, les auteurs renvoient également à d’autres parties de l’ouvrage, soit parce que la thématique le permet, soit parce qu’elle est commune à différents articles. Dès lors, le commentaire constitue bien un ensemble cohérent.

59Eu égard à l’objectif européen d’une application uniforme et autonome du droit européen dans tous les États membres de l’Union européenne, l’ouvrage publié sous la direction de Haris P. Pamboukis fait connaitre une perspective européenne présentée sous un angle grec-internationaliste.

60Christine Schmitz

L’autonomie de la volonté dans les relations familiales internationales sous la direction de Amélie Panet, Hugues Fulchiron et Patrick Wautelet, Bruylant, 2017, 300 pages

61L’ouvrage réunit quinze contributions d’experts reconnus, dont les réflexions ont été initiées lors d’un colloque organisé conjointement par l’Université Jean Moulin Lyon 3 et l’Université de Liège les 11 et 12 mai 2016, sur le thème de l’autonomie de la volonté en droit des personnes et de la famille dans les règlements de droit international privé européen. Dans leur avant-propos, les trois organisateurs partent du constat que l’autonomie de la volonté, matérialisée par une option de droit à la disposition des citoyens européens, a désormais une place de choix dans la réglementation des relations familiales internationales. Cette réglementation ménage ainsi une prise en compte croissante de la volonté des parties. Sans qu’il soit alors question de porter un jugement de valeur sur cette évolution, les organisateurs soulignent qu’un tel « changement de paradigme » ouvre inévitablement la voie à de multiples interrogations, qu’elles soient d’ordre matériel – le développement de l’autonomie de la volonté doit-il être cantonné à certains domaines ? –, méthodologique – comment articuler l’autonomie de la volonté avec les lois de police ou la fraude ? – ou encore stratégique – comment les praticiens doivent-ils conseiller leurs clients afin qu’ils puissent profiter de la liberté qui leur est désormais offerte ? Si les problématiques soulevées sont aussi nombreuses que variées, les organisateurs ont néanmoins souhaité entreprendre une étude complète, portée tant sur les enjeux théoriques d’une telle évolution que sur ses conséquences pratiques. La première partie de l’ouvrage est ainsi consacrée aux enjeux théoriques induits par l’avènement de l’autonomie de la volonté dans le domaine du droit des personnes et de la famille, tandis que la seconde a trait aux aspects pratiques, en dressant un panorama des différentes conditions d’exercice de l’autonomie de la volonté et de certaines difficultés de mise en œuvre dans chacun des règlements européens en matière familiale.

62La première partie rassemble huit contributions. Les trois premières portent d’abord sur l’identification des fondements de l’autonomie de la volonté : les fondements dans le droit national et dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme (Patrick Kinsch), dans le droit de l’Union européenne au regard du droit des personnes et de la famille (Pierre Callé) et en droit international privé des personnes et de la famille dans une perspective fédéraliste (Jeremy Heymann). L’attention est ensuite portée sur les différences entre autonomie de la volonté en matière contractuelle et en matière familiale (Cyril Nourissat) et sur l’éclatement du statut personnel qui est perçu comme un vecteur de l’autonomie de la volonté en matière familiale et successorale (Christian Kohler). Enfin, ce sont les limites de l’autonomie de la volonté en matière familiale qui sont envisagées : d’une part, les limites relatives au domaine de l’autonomie de la volonté, c’est-à-dire les hypothèses des domaines dit « orphelins » où la faculté de choix est en principe exclue mais où les auteurs s’interrogent sur les « ersatz » possibles, à l’instar de la méthode de la reconnaissance (Christine Bidaud-Garon et Amélie Panet) ; d’autre part, les limites apportées à l’exercice de l’autonomie de la volonté, qu’il s’agisse de l’étude de l’ordre public et des lois de police (Petra Hammje) ou de la fraude dans les relations familiales internationales (Patrick Wautelet).

63Si la richesse de chacune des contributions évoquées rend délicate, voire fastidieuse, une entreprise de synthèse qui se voudrait exhaustive, il est possible de souligner de manière générale, non seulement l’éclairage original de ces contributions sur certaines questions, mais aussi la diversité de vues qu’elles reflètent. Ainsi, par exemple, dans le cadre de l’étude des fondements de l’autonomie de la volonté dans le droit national et le droit de la Convention européenne des droits de l’homme, une analyse s’attache à démontrer que la jurisprudence de la Cour de Strasbourg est en réalité indifférente aux débats portant sur les fondements de l’autonomie et que la reconnaissance d’une situation familiale, sans contrôle de la loi appliquée, n’est nullement le signe d’une quelconque promotion de l’autonomie de la volonté, mais seulement la manifestation de l’impératif de protection de la confiance légitime des requérants (v. P. Kinsch, n° 27 s., p. 23-27). De la même manière, derrière le débat sur les fondements de l’autonomie dans le droit international privé des personnes et de la famille, on apprend que parmi les enjeux politiques de l’expression de l’autonomie se trouve l’objectif pour l’Union européenne de disposer d’une compétence normative en droit matériel de la famille (v. J. Heymann, n° 24, p. 56-57). Autre exemple de l’originalité réservée par la lecture de l’ouvrage collectif, alors que le titre d’une des contributions semble souligner les différences entre autonomie de la volonté en matière contractuelle et en matière familiale, l’auteur s’emploie au contraire à démontrer qu’au sein de l’Union européenne, ces différences sont davantage de degré que de nature, puisque la faculté de choix reconnue aux personnes privées, que ce soit en matière contractuelle ou familiale, est avant tout la traduction des libertés de circulation sur le territoire de l’Union (v. C. Nourissat, n° 25 s., p. 67-71). Simple expédient pour les uns (v. P. Kinsch, n° 11 s., p. 17-19), l’extension de l’autonomie de la volonté en matière familiale apparaît pour les autres comme le prolongement des libertés de circulation, voire de la citoyenneté européenne (v. C. Nourissat, n° 29, p. 69). Les réflexions sur les limites n’échappent pas à cette tendance et l’articulation des lois de police et de l’ordre public avec l’autonomie de la volonté en matière familiale est également traitée sous un angle intéressant. En effet, il est soutenu que si ces deux mécanismes n’interviennent plus que de manière édulcorée au soutien du maintien d’un ordre public familial national, ces considérations sont désormais intégrées à certaines règles techniques particulières au soutien de la défense d’une vision proprement européenne de l’ordre public – comme par exemple l’article 14 du Protocole de La Haye applicable aux obligations alimentaires intitulé « Fixation du montant des aliments » (v. P. Hammje, n° 28 s., p. 133-135). Tout en offrant au lecteur une réflexion d’ensemble structurée, cette réflexion est plurielle et révèle des divergences d’avis sur les considérations théoriques, qui ne peuvent qu’inciter le lecteur à poursuivre l’approfondissement de ces questions.

64La seconde partie rassemble six contributions et débute par des propos introductifs sur les conditions d’exercice de l’autonomie de la volonté dans les règlements européens, qui révèlent notamment certaines constantes dans les conditions d’encadrement de cette autonomie (Marc Fallon). Sont ensuite passées au crible les différentes traductions de l’autonomie de la volonté dans les divers instruments européens de droit international privé de la famille : dans le règlement Rome III du 20 décembre 2010 mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps (Sabine Corneloup et Natalie Joubert), dans le règlement Successions du 4 juillet 2012 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, et l’acceptation et l’exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d’un certificat successoral européen (Éric Fongaro et Cyril Nourissat), dans le règlement du 18 décembre 2008 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions et la coopération en matière d’obligations alimentaires (Estelle Gallant et Fabienne Jault-Seseke) et enfin dans le règlement du 24 juin 2016 mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la compétence, de la loi applicable, de la reconnaissance et de l’exécution des décisions en matière de régimes matrimoniaux (Amélie Dionisi-Peyrusse). À ce panorama des règlements européens s’ajoute un aperçu de l’autonomie de la volonté en matière patrimoniale et en droit de la famille dans les Conventions de La Haye (Philippe Lortie), qui permet de mesurer l’influence de ces dernières sur les règlements européens. Plus technique mais non moins intéressante, cette seconde partie de l’ouvrage permet donc d’analyser les particularismes des options de droit dans les différents instruments, de souligner certaines insuffisances, mais aussi d’en identifier les complications éventuelles.

65Dans ses propos conclusifs, l’ouvrage se termine par des réflexions relatives à l’opposition traditionnelle du droit français entre les notions de disponibilité et d’indisponibilité (Hugues Fulchiron). De tels développements pourraient a priori surprendre dans un ouvrage principalement consacré au droit européen puisque ces notions lui sont étrangères. La surprise est pourtant rapidement dissipée dès lors qu’il s’agit en réalité de souligner les transformations de notre droit national, induites par le droit européen. Le débat jusqu’alors inépuisable sur le critère de la libre disponibilité ou non des droits mériterait, selon l’auteur, d’être abandonné au profit d’une réflexion plus générale sur la nécessaire régulation d’une disponibilité désormais généralisée. Ses propos s’achèvent sur la présentation des deux enseignements qui semblent s’être dégagés. D’une part, si la pénétration de l’autonomie de la volonté est incontestable dans le droit international privé des personnes et de la famille, ce phénomène se manifeste peut-être davantage par la logique grandissante de reconnaissance des situations que par l’octroi d’une faculté de choix aux individus – au demeurant limitée. D’autre part, l’extension de l’autonomie dans les relations familiales internationales a des répercussions fondamentales sur les droits nationaux, dont il importe de prendre conscience. Avec mesure et sans qu’il soit question de condamner ou de louer ce mouvement, l’auteur rappelle avec sagesse que « le pire libéralisme est celui qui n’est pas régulé » et ouvre ainsi la voie à de nouvelles réflexions.

66L’intérêt de cet ouvrage est donc de mêler des réflexions doctrinales à des considérations plus pra(gma)tiques et d’apporter ainsi un éclairage pertinent sur les défis que doit relever la discipline afin de permettre un épanouissement harmonieux de l’autonomie de la volonté dans les relations privées internationales, tout en prodiguant de précieux conseils ou à tout le moins d’importantes mises en garde aux praticiens.

67Caroline Cohen

Secured Credit in Europe. From Conflicts to Compatibility par Teemu Juutilainen, Oxford, Hart, 2018, 360 pages

68La monographie Secured Credit in Europe. From Conflicts to Compatibility contribue au débat concernant l’harmonisation du droit substantiel et conflictuel relatif aux effets des sûretés réelles grevant les meubles corporels et les créances. L’étude cible les obligations monétaires ainsi garanties, d’où son intérêt pour la question macro-juridique du financement de l’économie en Europe. L’actualité du thème est par ailleurs confirmée par la publication du livre presque simultanément avec celle de la proposition de règlement sur la loi applicable à l’opposabilité des cessions de créances (COM(2018) 96 final) dans le contexte du plan d’action pour l’union des marchés des capitaux.

69Issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Helsinki, l’ouvrage concerne les choix de politique juridique en matière de régime des sûretés réelles au niveau de l’Union européenne et des États membres. L’auteur prend appui sur les principales propositions de réforme et sur les divers choix normatifs des États membres, valorisant également l’expérience des pays nordiques. Bien qu’une approche comparatiste sous-tende l’analyse au niveau méthodologique, le lecteur ne retrouvera pas une comparaison classique des divers systèmes juridiques en vue d’identifier le « meilleur » dénominateur commun pour l’Europe. C’est à travers une perspective fonctionnelle que l’auteur se propose « d’informer les choix futurs entre les diverses options » pour remédier aux problèmes pratiques issus du pluralisme juridique substantiel et conflictuel en matière de sûretés réelles. Néanmoins, si le besoin de compatibilité en la matière pour le bon fonctionnement du marché intérieur semble évident, la téléologie qui devrait guider la démarche n’est pas considérée comme acquise. La problématisation de cette téléologie à travers une pluralité d’objectifs constitue la force gravitationnelle de l’analyse qui conduit l’auteur vers un chemin nuancé et inclusif : une « approche fonctionnelle combinée » (an objective-based integrated approach) des moyens destinés à rendre compatibles les régimes juridiques des sûretés réelles en Europe. Les internationalistes privatistes seront ravis de trouver une valorisation des mécanismes conflictuels au sein de cette approche, qui ne privilégie pas a priori une harmonisation substantielle « forcée » au niveau de l’Union européenne.

70Le livre est structuré en trois chapitres dont les titres sont révélateurs du raisonnement fonctionnel suivi : Les options (l’existence d’une diversité des moyens pour promouvoir la compatibilité), Les objectifs (l’essence d’un développement souhaitable vers une compatibilité encore plus accrue) et Les choix (les options revisitées en fonction des objectifs). Le champ de l’analyse correspond aux sûretés réelles conventionnelles grevant des biens meubles corporels ou des créances, garantissant l’exécution d’une obligation monétaire. Vu l’intérêt pour sa fonction économique de garantie, le terme de « sûretés réelles » est employé au sens large pour couvrir tous les mécanismes juridiques répondant à cette fonction (y compris la réserve de propriété), indépendamment des qualifications juridiques nationales. Du point de vue des rapports juridiques en cause, l’opposabilité des sûretés réelles dans un contexte international est l’un des problèmes épineux de la matière, avec des implications au niveau du marché du crédit. Le constat initial est celui d’une incompatibilité entre les régimes juridiques des sûretés réelles, qui, s’agissant de l’espace européen, constituent des obstacles au marché unique. Le problème des effets à l’égard des tiers et des conflits de lois sur ce point se retrouve, inter alia, en cas de conflit mobile, de procédures d’insolvabilité, de cession de créance etc. Il importe par conséquent de réduire l’insécurité juridique quant à la loi applicable, et d’éviter les coûts supplémentaires pour les parties recherchant l’effectivité transfrontalière des sûretés réelles, lorsque le formalisme requis en ce sens demeure national et donc variable. Pour l’auteur, la compatibilité des systèmes de sûretés signifie de faire disparaître ces problèmes dans l’espace européen, d’où le but de l’analyse : identifier la voie optimale pour promouvoir cette compatibilité, qui est à la fois désirable et susceptible de degrés.

71Le premier chapitre est dédié à l’inventaire ab initio des principales voies d’intervention normative proposées pour harmoniser les régimes juridiques des sûretés réelles au sein de l’Union européenne. L’analyse vise d’une part leur morphologie et d’autre part les arguments avancés pour et contre. Quatre voies sont identifiées, selon qu’il s’agit d’une harmonisation substantielle ou conflictuelle, et selon que l’intervention s’effectuerait au niveau de l’Union ou des États membres. L’auteur répartit cependant l’évaluation selon une dialectique entre l’harmonisation substantielle centralisée (au niveau de l’Union) et les trois autres approches considérées comme « plus douces » (l’harmonisation conflictuelle centralisée, l’harmonisation conflictuelle locale et l’harmonisation substantielle locale). Au regard de la conclusion préliminaire selon laquelle toutes les voies présentent à la fois des avantages et des désavantages, l’auteur s’interroge sur la possibilité d’une « troisième voie inclusive » qui réunirait les divers avantages et éviterait les désavantages.

72Le deuxième chapitre développe les fondements théoriques à travers lesquelles l’optimisation pressentie à travers la troisième voie pourrait prendre forme. Le terrain épistémologique et méthodologique établi en ce sens séduit : on assigne aux objectifs recherchés la valeur de « directions d’un processus » (au lieu de résultats déterminés), dans une perspective d’« orientation » de la dynamique juridique en matière de sûretés réelles. Remontant le débat sur le terrain de la téléologie, l’auteur espère bâtir une forme de consensus qui est plus difficile à obtenir au niveau des options normatives concrètes. Cependant, le constat d’une pluralité d’objectifs pose le problème d’un mécanisme pour résoudre les éventuels conflits entre ceux-ci. La solution choisie par l’auteur est fondée sur trois objectifs : la prévisibilité, l’« adaptabilité » et la répartition des coûts liés au manque de prévisibilité. Lorsque les premiers deux s’opposent, le troisième permet de trouver une solution cohérente. L’objectif le plus évident est le besoin de prévisibilité quant à la loi applicable à l’opposabilité des sûretés réelles, et, sur le terrain opérationnel, quant à leur caractère exécutoire dans les relations transfrontalières. Il est qualifié d’objectif principal (leading objective) au regard de ses vertus techniques et économiques : la prévisibilité quant à l’effectivité du rang de priorité des créanciers garantis, y compris en cas d’insolvabilité, serait de nature à stimuler le marché du crédit. Pourtant, cet objectif ne devrait pas, selon l’auteur, exclure un autre : l’« adaptabilité » (responsiveness), entendue comme la capacité d’adaptation et d’évolution d’un régime juridique (en l’espèce des sûretés réelles) face au changement social, qu’il soit dans le sens d’une conservation aussi bien que dans le sens d’un changement du droit. L’analyse de cet objectif soulève le problème des critères employés par les politiques juridiques pour la configuration d’un régime juridique de sûretés réelles. La pertinence d’une dimension sociologique comme limite d’une analyse exclusivement économique est étayée à travers les divers choix en matière de priorité et de publicité. Le système allemand en témoigne à travers son efficacité en l’absence d’un régime de publicité. D’où l’importance de l’objectif de l’« adaptabilité » pour la configuration d’un système de sûretés réelles, compte tenu des circonstances économiques et sociales impliquant des choix de valeurs. Lorsque la préservation de cet objectif empêche une prévisibilité maximale visée par une harmonisation substantielle centralisée, cette « perte » de prévisibilité soulève un problème des coûts à supporter. L’auteur propose par conséquent un troisième objectif conciliant : la répartition des coûts liés au manque de prévisibilité, en prenant en compte les intérêts des créanciers à la fois nationaux et étrangers. Le souci est d’éviter les externalités négatives, d’où l’appel à une conception transnationale de la justice qui se retrouve dans la théorie générale du droit international privé. Plus spécifiquement, l’expérience des pays nordiques en matière de conflit mobile, et le fonctionnement du principe de proportionnalité au niveau de l’Union européenne, sont pris comme exemples qui soutiennent cet objectif.

73Le troisième chapitre propose une réévaluation des options initiales au regard des trois objectifs choisis. L’analyse vise une certaine « division du travail » entre ces différentes voies au regard de ces objectifs, et se concrétise à travers des recommandations et des avertissements concernant les moyens concrets au sein des quatre options principales. En ce qui concerne la voie de l’harmonisation substantielle centralisée, l’objectif de l’« adaptabilité », bien que dépourvu de statut juridique, demande le maintien d’une certaine diversité substantielle et contredit une solution uniforme. Pour cette raison, lorsque les États membres s’opposeraient, sans abuser, à certaines mesures d’harmonisation pour des raisons liées au contexte local, l’harmonisation ne devrait pas être « forcée », des procédures non-contraignantes de dialogue étant préférables. Une loi-modèle « fortement recommandée » aux États membres (à l’instar de l’Uniform Commercial Code américain par exemple), ou une coopération renforcée seraient plus appropriés selon l’auteur. Si des moyens d’harmonisation partielle pourraient aussi être utiles, l’auteur rejette néanmoins les moyens optionnels et surabondants par rapports aux régimes nationaux. Pour ce qui est de l’harmonisation centralisée en matière de conflits de lois, cette deuxième option a l’avantage de répondre simultanément aux objectifs de prévisibilité et d’« adaptabilité » à travers le maintien de la diversité substantielle. Cependant, puisque l’uniformité des règles de conflit (e.g. lex rei sitae) ne garantit pas la compatibilité des systèmes, l’auteur approuve des mécanismes tels que la période de grâce et l’exclusion du renvoi. Puisque l’enjeu réel réside dans la résolution des conflits de priorité entre les divers créanciers, c’est un rattachement objectif qui apparaît souhaitable. On concède pourtant à la loi d’autonomie un rôle complémentaire. Bien qu’ayant des avantages, la résidence habituelle du constituant de la sûreté comme facteur de rattachement en matière de meubles corporels ne convainc pas l’auteur, qui lui préfère la lex registrationis. S’agissant de la cession de créance, la loi de la résidence habituelle du cédant et la loi de la créance cédée sont considérées comme pertinentes. La troisième option, c’est-à-dire l’adoption des règles de conflit de lois au niveau national, est envisagée à titre ponctuel et résiduel, pour des aspects qui échapperaient à l’harmonisation conflictuelle centralisée. La quatrième option, qui consiste en l’adoption des règles substantielles au niveau national, présente le potentiel d’avancer une « harmonisation spontanée » respectueuse des particularités locales. Le droit international privé et le droit matériel finlandais servent de laboratoire pour ces deux dernières voies. L’analyse aboutit ainsi à une perspective renouvelée et temporelle quant à l’option optimale de développement.

74Pour les lecteurs de cette Revue, l’intérêt de la monographie se retrouve, à notre avis, à plusieurs niveaux. Puisque l’ouvrage vise principalement les choix de politique juridique en matière de sûretés réelles sur les meubles et les créances garantissant des obligations monétaires au niveau de l’Union européenne, le problème de la dimension macro-juridique des conflits de lois ne peut plus être passé sous silence. De plus, l’analyse des solutions de droit positif et prospectif est combinée avec une analyse théorique des rapports entre la politique et la technique juridique dont la portée pourrait dépasser le domaine envisagé. En ce sens, contrairement à une approche classique qui vise à hiérarchiser les objectifs en cas de conflits d’intérêts qui leur correspondent, l’auteur privilégie une approche inclusive en termes de cohérence, qui ne résout pas toujours le conflit au profit d’un même intérêt. Par exemple, la formulation des solutions applicables au conflit mobile en termes de répartition des coûts amène M. Juutilainen à observer que la solution choisie ne devrait pas favoriser systématiquement les créanciers nationaux par rapport aux créanciers étrangers. L’indétermination qui pourrait être reprochée à cette perspective est compensée en ce qui nous concerne par plusieurs aspects positifs : absence d’automaticité dans le raisonnement, flexibilité, potentielle résolution du problème de l’externalisation des coûts législatifs. Par ailleurs, une partie des moyens recommandés semble correspondre à l’orientation du droit de l’Union vers une harmonisation conflictuelle centralisée et contraignante (v. par exemple les solutions retenues par la proposition de règlement sur la loi applicable à l’opposabilité des cessions de créances susmentionnée). Bien que limitée à l’espace de l’Union européenne, l’étude est apte à guider également des solutions à la fois nationales et supranationales de coordination dans le contexte de la globalisation de la finance et du commerce international, qui demandent a fortiori des solutions graduelles. Dans la mesure où de tels choix considérés de nature technique seront confirmés en droit positif ou leur révision sera en cause, l’important arsenal argumentatif mobilisé par M. Juutilainen sera utile pour réanimer les multiples enjeux sous-jacents.

75Catalina Avasilencei

Sous la direction de
Toni Marzal
Lecturer à l’Université de Glasgow
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.183.0725
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