CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La Cour : – Attendu, selon l’arrêt attaqué (Lyon, 18 févr. 2016), que la société Arban, exerçant l’activité de fabrication de menuiseries, s’approvisionnait en vitrages, depuis l’année 2001, auprès de la société de droit italien Taroglass ; qu’invoquant des non-conformités affectant des commandes passées en 2008 et 2009, elle a refusé d’en acquitter le règlement ; qu’estimant ce refus injustifié et lui reprochant la rupture brutale de leur relation commerciale, la société Taroglass l’a assignée en paiement de ses factures et en réparation de son préjudice sur le fondement de l’article L. 442-6 du code de commerce ; que parallèlement, la société Arban a assigné en réparation de divers préjudices la société Taroglass, qui a soulevé la prescription de cette demande en application du droit civil italien ; que les procédures ont été jointes ; que la société Axa, assureur de la société Taroglass, a été appelée en garantie ; que la société Taroglass a été mise en liquidation selon les dispositions applicables en droit italien, M. X… étant désigné commissaire judiciaire ;

2Sur le premier moyen :

3Attendu que la société Arban fait grief à l’arrêt de la déclarer prescrite en son action concernant les livraisons effectuées par la société Taroglass avant le 22 juillet 2008 alors, selon le moyen :

4

  • 1°/ que la société Arban, dans ses conclusions, se prévalait expressément du caractère contraire à l’ordre public international de l’article 1495 du code civil italien, dans la mesure où il faisait partir la prescription de l’action contre le vendeur à partir de la livraison de la marchandise, même si l’acheteur n’était pas en mesure d’agir ; qu’en énonçant que la société Arban ne faisait pas valoir la contrariété de ce texte à l’ordre public international et n’affirmait pas que la détermination du point de départ de la prescription avait été érigée en règle d’ordre public, la cour d’appel a dénaturé les conclusions de la société Arban, violant ainsi l’article 4 du code de procédure civile ;
  • 2°/ que le fait d’admettre qu’un droit étranger régit un litige n’interdit pas de soutenir qu’un texte de ce droit étranger est inapplicable comme contraire à l’ordre public international ; qu’en énonçant que la société Arban ne pouvait pas à la fois admettre que le droit italien régissait le litige et prétendre que l’article 1495 du code civil italien était contraire à l’ordre public international et inapplicable, la cour d’appel a violé les articles 3 et 6 du code civil ;
  • 3°/ qu’est contraire à l’ordre public international un texte de loi étranger qui, dans les contrats de vente, fait partir l’action en responsabilité contre le vendeur de la date de la livraison, peu important que l’acheteur ait connaissance du vice de la chose et soit donc en mesure d’agir ou non ; que l’article 1495 du code civil italien impose précisément une telle règle ; qu’en l’estimant applicable en France, la cour d’appel a violé les articles 3 et 6 du code civil ;

5Mais attendu que la contrariété à la conception française de l’ordre public en matière internationale doit s’apprécier en considération de l’application concrète, aux circonstances de la cause, de l’article 1495 du code civil italien, désigné par la règle de conflit de lois mobilisée en l’absence de disposition spécifique sur la prescription prévue par la convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises du 11 avril 1980, et qui fixe à un an, à compter de la livraison, l’action de l’acheteur en dénonciation des défauts de conformité de la chose vendue ; qu’il résulte de l’arrêt, dont les constatations ne sont pas critiquées sur ce point, que les vitrages estimés non conformes n’ont été fabriqués par la société Taroglass qu’à partir de la première semaine du mois de mai 2008 et ont donc nécessairement été livrés postérieurement à la société Arban, tandis qu’il résulte des conclusions de cette dernière qu’elle a été en mesure de déceler la tromperie, dont elle se disait victime de la part de son fournisseur, et de découvrir l’absence de conformité des marchandises dans le courant du mois de janvier 2009 ; que, dès lors, et à supposer que l’article 1495 précité ne prévoie aucune dérogation au point de départ du délai de prescription, même dans le cas où l’acheteur était dans l’impossibilité d’agir, la société Arban ne se trouvait pas dans cette situation, le délai d’un an, qui avait commencé à courir en mai 2008, n’étant pas encore expiré en janvier 2009 ; qu’en cet état, le moyen qui, en ses deux premières branches, critique des motifs surabondants et, en sa troisième, ne procède pas à une analyse concrète du droit étranger, est inopérant ;

6Et sur le second moyen :

7[…]

8Par ces motifs : Rejette le pourvoi ;

9Du 6 décembre 2017 – Cour de cassation (Com.) – Pourvoi n° 16-15.674 – Mme Mouillard prés. – Me Occhipinti, SCP François-Henri Briard, av.

101. Statuant sur la question de la conformité d’un bref délai de prescription à l’ordre public international, le présent arrêt offre l’occasion de s’interroger sur l’importance accordée, derrière le sort des règles de prescription, à l’accès au juge dans la conception française de l’ordre public international.

11Le litige était ici né dans le cadre des relations commerciales entretenues entre une société française, spécialisée dans la fabrication de menuiseries, et une société italienne qui l’approvisionnait régulièrement en vitrages. Invoquant la non-conformité de commandes passées, la société française avait refusé de s’acquitter du règlement dû, puis avait agi contre son fournisseur transalpin en réparation de divers préjudices estimés résulter des défauts affectant les vitrages livrés. La société italienne avait alors soulevé la prescription de cette demande.

12La détermination de la loi sous l’empire de laquelle la question de la prescription de l’action devait être tranchée ne soulevait pas de difficulté de principe. En l’absence de disposition propre aux délais de prescription dans la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises du 11 avril 1980 (v. en ce sens Com. 21 juin 2016, n° 14-25.359, D. 2016. 1431 ; ibid. 2017. 613, obs. C. Witz et B. Köhler ; ibid. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ Contrat 2016. 431, note D. Sindres ; RTD com. 2016. 583, obs. P. Delebecque ; Com. 2 nov. 2016, n° 14-22.114, D. 2017. 613, obs. C. Witz et B. Köhler ; ibid. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; Rev. crit. DIP 2017. 404, note O. Boskovic) qui régissait les rapports contractuels litigieux, la loi italienne avait naturellement, par application de la règle de conflit de lois mobilisée en vertu de l’article 7§2 de la CVIM, vocation à régir les questions de prescription soulevées.

13Le débat portait différemment sur la conformité de la loi italienne ainsi désignée à la conception française de l’ordre public en matière internationale. L’article 1495 du code civil italien prévoit en effet que l’action en dénonciation des défauts de conformité de la chose et en réparation du préjudice qui en résulte « se prescrit par une année à compter de la livraison ». Particulièrement court dans sa durée et rigide dans son point de départ, fixé au jour de la livraison sans égard pour la connaissance effective des défauts de conformité de la chose livrée, un tel délai est théoriquement susceptible de fermer à l’acquéreur toute action en justice avant même qu’il ait été en mesure d’agir. Aussi la société demanderesse tentait-elle d’en déduire le caractère contraire à l’ordre public international de l’article 1495 du Code civil italien.

142. Déboutée sur ce point par la Cour d’appel de Lyon, elle n’est pas davantage suivie par la Cour de cassation. Après avoir pris soin d’énoncer que « la contrariété à la conception française de l’ordre public en matière internationale doit s’apprécier en considération de l’application concrète, aux circonstances de la cause, de l’article 1495 du code civil italien », elle relève que les vitrages estimés non conformes, qui n’avaient été fabriqués par le fournisseur qu’à partir du mois de mai 2008, ne pouvaient avoir été livrés avant cette date, tandis que l’acquéreur avait été en mesure de déceler la tromperie qu’il invoquait dès le mois de janvier 2009, de sorte qu’« à supposer que l’article 1495 précité ne prévoie aucune dérogation au point de départ du délai de prescription, même dans le cas où l’acheteur était dans l’impossibilité d’agir, la société Arban ne se trouvait pas dans cette situation, le délai d’un an, qui avait commencé à courir en mai 2008, n’étant pas encore expiré en janvier 2009 ».

15Bien qu’il n’ait pas les honneurs d’une publication au Bulletin, l’arrêt n’en présente pas moins un double intérêt. D’une part, il rappelle, de façon parfaitement didactique, le principe d’appréciation in concreto de la contrariété à l’ordre public international dont il offre une illustration opportune (I). D’autre part, il amène, en creux, à s’interroger sur l’existence d’un noyau dur de principes en matière de prescription qui pourraient relever de l’ordre public international (II).

I – L’appréciation in concreto de la contrariété à l’ordre public international de la loi étrangère relative à la prescription

163. Afin d’obtenir la mise à l’écart de l’article 1495 du code civil italien désigné par la règle de conflit de lois, la société demanderesse faisait valoir que toute disposition d’une loi étrangère faisant courir le délai de prescription de l’action contre le vendeur à partir de la livraison de la marchandise, sans égard pour la connaissance par l’acheteur du vice de la chose et sa possibilité ou non d’agir, devait être considérée per se contraire à l’ordre public international. C’était prétendre que les valeurs fondamentales de l’ordre juridique français imposeraient par principe que la possibilité effective d’agir soit prise en considération dans la détermination du point de départ de la prescription.

17Une telle analyse s’écartait nettement des critères les plus classiques d’appréciation de l’ordre public international. En dehors des hypothèses dans lesquelles une loi étrangère véhicule des valeurs intrinsèquement incompatibles avec celles de l’ordre juridique français, il est en effet généralement admis que « c’est surtout le résultat de l’application concrète de la loi étrangère à un litige déterminé qui doit être pris en considération » (D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, PUF, 4e éd., n° 457 ; dans le même sens, B. Audit et L. d’Avout, Droit international privé, Economica, n° 308, J. Guillaumé, J.-Cl. Internat., Fasc. 534-20, nos 33 s ; comp. P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, 11e éd., Montchrestien, n° 205-1). Le contrôle opéré ne vise alors pas à déterminer si la loi étrangère est intrinsèquement attentatoire aux principes fondamentaux du for, mais si, une fois virtuellement intégrée dans son ordre juridique, son application au cas d’espèce conduit à un résultat qui heurte effectivement ces mêmes principes. Cette appréciation in concreto peut alors conduire les juges français, selon les conséquences effectivement observées, à appliquer ou au contraire à évincer une même loi étrangère.

18Après avoir nettement rappelé ce principe, la Cour de cassation écarte logiquement le moyen du pourvoi pour n’avoir pas procédé « à une analyse concrète du droit étranger », avant de s’astreindre elle-même à une telle recherche. Elle prend soin de s’attacher aux circonstances de la cause, et de relever que les constatations de l’arrêt d’appel permettent d’établir que l’acquéreur ne s’était pas trouvé dans l’impossibilité d’agir pendant l’intégralité du temps laissé par la loi italienne pour le faire. D’où il faut déduire que le résultat de l’application de l’article 1495 du code civil au cas d’espèce ne heurtait aucune valeur protégée par la conception française de l’ordre public en matière internationale.

194. Derrière ce rappel méthodologique quasi-disciplinaire, la formulation retenue par la Cour de cassation ouvre toutefois la voie fragile d’une interprétation a contrario. En écartant pour cette raison toute atteinte à l’ordre public international, elle suggère que la loi étrangère aurait pu être évincée si la découverte des vices affectant la chose n’avait été possible qu’après l’expiration du délai annal, empêchant l’acquéreur d’agir en temps utile.

20L’arrêt amène alors naturellement à s’interroger sur les rapports que la matière de la prescription doit désormais entretenir avec l’ordre public international.

II – L’emprise renforcée de l’ordre public international sur les délais de prescription

215. Sans doute pourrait-on, en première analyse, être surpris de cette confrontation des règles de prescription posées par une loi étrangère à la conception française de l’ordre public international. N’est-il pas en effet classiquement exposé que la prescription est une institution d’intérêt privé ? Comment alors des règles qui ne sont pas considérées relever de l’ordre public interne pourraient-elles se heurter à l’ordre public international ? Pourquoi contrôler les choix opérés par la loi étrangère dans une matière dont les parties ont la libre disposition en droit interne ? Une telle impression procède toutefois d’une vision trop caricaturale du refoulement de l’ordre public en matière de prescription. Si, à l’exception de quelques domaines, la prescription demeure d’intérêt privé, il y a bien longtemps que l’ordre public innerve la matière (v. par ex. le strict encadrement de l’aménagement conventionnel, C. civ., art. 2254).

22Aussi est-il parfaitement logique que les règles étrangères de prescription soient mises à l’épreuve de l’ordre public international. Cette confrontation n’est d’ailleurs pas nouvelle (v. P. Courbe, La prescription en droit international privé, in Les désordres de la prescription, Publications de l’Université de Rouen, 2000, p. 67 s., spéc. p. 81 ; F. Hage-Chahine, La vérité jurisprudentielle sur la loi applicable à la prescription extinctive de l’obligation, in Études A. Weill, Dalloz/Litec, 1983, p. 303 s., spéc. p. 319). Elle a d’abord conduit à s’interroger sur la conformité à l’ordre public de lois étrangères instaurant un délai plus long voire une imprescriptibilité de certaines actions (v. ainsi, sur la contrariété à l’ordre public international de l’imprescriptibilité des actions en contestation d’état, Civ. 1re, 13 nov. 1979, n° 78-12.634, Rev. crit. DIP 1980. 753, note M. Simon-Depitre ; mais, sur la conformité à l’ordre public international de l’imprescriptibilité de l’action en recherche de paternité, Civ. 1re, 7 oct. 2015, n° 14-14.702, D. 2015. 2072 ; ibid. 2016. 1045, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke).

23Mais ce sont dorénavant les délais jugés trop brefs qui concentrent l’essentiel des difficultés. Si la jurisprudence française s’est longtemps montrée très souple, jugeant non contraire à l’ordre public international la loi allemande édictant en matière d’accident de la circulation une prescription triennale (Civ. 1re, 15 mai 1994, JDI 1995. 122, note Légier), la loi turque qui prévoit en la même matière une prescription de deux ans (Civ. 1re, 5 janv. 1999, n° 96-21.895, Rev. crit. DIP 1999. 297, note P. Lagarde), et même la loi espagnole enfermant l’action en responsabilité délictuelle dans une prescription annale (Civ. 1re, 21 mars 1979, JDI 1980. 92, note A. Huet), la question se trouve désormais largement renouvelée sous l’influence de deux phénomènes convergents.

24D’une part, en droit interne, la prise en considération de la possibilité effective du demandeur d’agir dans les délais de prescription impartis s’est trouvée renforcée à l’occasion de la réforme du droit de la prescription en matière civile, à travers notamment la consécration législative de l’adage Contra non valentem, érigé au sein de l’article 2234 du Code civil en cause de suspension de la prescription. Mieux, la Cour de cassation tend désormais à tempérer par une interprétation praeter voire contra legem de certaines dispositions législatives la rigueur des délais qu’elles renferment en imposant qu’il soit tenu compte dans leur computation de l’éventuelle impossibilité d’agir du créancier (v. pour une illustration du phénomène : Com. 5 sept. 2013, n° 13-40.034, D. 2014. 244, obs. A. Lienhard, note A. Hontebeyrie ; ibid. 2013. 2551, chron. A.-C. Le Bras, H. Guillou, F. Arbellot et J. Lecaroz ; ibid. 2014. 2147, obs. P.-M. Le Corre et F.-X. Lucas ; Rev. sociétés 2013. 726, obs. L. C. Henry ; RTD com. 2013. 807, obs. A. Martin-Serf ; RDC 2014. 50, note J. Klein). La protection de l’effectivité du droit d’agir en justice apparaît désormais ancrée au sein des principes du droit interne.

25D’autre part, en droit international privé, on sait que la montée en puissance des droits fondamentaux a profondément renouvelé le contenu de l’ordre public international (sur ce mouvement, v. not. L. Gannagé, À propos de l’« absolutisme des droits fondamentaux », in Mélanges H. Gaudemet-Tallon, Dalloz, 2008, p. 265 s ; P. Hammje, Droits fondamentaux et ordre public, Rev. crit. DIP 1997. 1 s ; D. Bureau et H. Muir Watt, op. cit., spéc. n° 471 ; J. Guillaumé, J.-Cl. internat., Fasc. 534-10, n° 100). La protection des droits fondamentaux est en effet essentiellement assurée, lors de la mise en œuvre des règles de conflit de lois, par l’intégration des valeurs promues par la Convention européenne des droits de l’homme au sein de cet ordre public. Protégé par l’article 6§ 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’accès au juge tend ainsi à en devenir une composante essentielle (v. D. Bureau et H. Muir Watt, op. cit., spéc. n° 269). Cette pénétration des principes du procès équitable dans l’ordre public international renforce alors nécessairement ses exigences à l’égard de l’ensemble des règles susceptibles de perturber l’accès au juge (sur la question, v. Rapport 2013 de la Cour de cassation sur l’ordre public, spéc. p. 253), parmi lesquelles on retrouve en bonne place les règles de prescription.

266. La Cour européenne des droits de l’homme estime en effet que le mécanisme de la prescription, en imposant une limite temporelle à l’exercice de l’action en justice, constitue une limitation au droit d’accès au juge (CEDH 22 oct. 1996, n° 22083/93, Stubbings et a. c/ Royaume-Uni, RSC 1997. 464, obs. R. Koering-Joulin ; ibid. 470, obs. R. Koering-Joulin ; 7 sept. 2009, n° 1062/07, Stagno c/ Belgique, 17 sept. 2013, n° 59601/09, Esim c/ Turquie, sur la question v. Le point de départ de la prescription, Economica, 2013, nos 550 s.). Tout en admettant que les délais de prescription relèvent par principe des restrictions légitimes à l’accès au tribunal en ce qu’ils visent à garantir la sécurité juridique et à mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives (CEDH, 22 oct. 1996, Stubbings, préc., § 51), la Cour européenne a progressivement élaboré une jurisprudence tendant à apprécier la proportionnalité de l’atteinte au droit au juge qui en résulte. La Cour a ainsi estimé que l’application mécanique d’une loi aux termes de laquelle la prescription était acquise trois ans après l’événement qui avait donné naissance à l’action dans une espèce où les requérantes, mineures à l’époque des faits, avaient été dans l’impossibilité d’agir contre leur mère pendant le cours du délai, constituait une violation de l’article 6 §1 de la Convention (CEDH, 7 sept. 2009, Stagno, préc.). Elle a de même jugé que la mise en œuvre de la loi suisse en vertu de laquelle la prescription de l’action en réparation d’un dommage corporel se prescrivait par dix ans à compter du fait générateur de responsabilité portait une atteinte disproportionnée au droit d’accès au juge des demandeurs victimes d’une exposition à l’amiante, dès lors qu’il était établi scientifiquement qu’ils avaient été dans l’impossibilité de connaître leur dommage pendant le cours du délai prévu (CEDH 11 mars 2014, nos 52067/10 et 41072/11, Howald Moor et a. c/ Suisse, D. 2014. 1019, note J.-S. Borghetti ; ibid. 2362, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; Dr. soc. 2015. 719, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; et dans le même sens, CEDH 17 sept. 2013, Esim, préc.). La Cour s’est ainsi concentrée sur le résultat concret de la mise en œuvre des règles de prescription (F. Marchadier, Délai absolu, délai de péremption et délai butoir à l’épreuve du droit d’accès au juge, RDC 2014. 506 s.), pour caractériser une violation de l’article 6§ 1 dans des circonstances où le requérant s’était retrouvé privé de tout délai utile parce que le délai de prescription s’était intégralement écoulé avant qu’il ait été en mesure d’agir. La Cour européenne veille de la sorte à ce que le droit d’accès au juge ne soit pas vidé de sa substance par le jeu des règles de prescription.

27L’influence de cette jurisprudence se ressent d’ores et déjà dans l’appréciation de l’exception d’ordre public international. Ainsi, dans un arrêt du 12 juillet 2010 (Rev. crit. DIP 2011. 72, note F. Jault-Seseke ; v. ég. D. Bureau et H. Muir Watt, op. cit., spéc. n° 201-1), rendu au visa de l’article 6 § 1, la Cour de cassation a pris soin de constater que le salarié n’était pas privé du droit d’accès au juge avant de déclarer conforme à l’ordre public international le délai de saisine des juridictions du travail prévu par la loi espagnole. Certes, la jurisprudence pouvait ici paraître bien libérale, et le contrôle opéré purement formel, tant le délai offert au salarié dans l’espèce en cause, à savoir 20 jours, semblait dérisoire. Mais, à relire la jurisprudence européenne précédemment évoquée, on comprend que l’exigence première à laquelle la Cour européenne des droits de l’homme s’attache tient moins à la durée du délai qu’à sa computation. Le délai utile doit être un délai effectif, ce qu’avait vérifié dans cette affaire la Cour de cassation. C’est d’ailleurs aussi ce qui semble ressortir du présent arrêt. En excluant toute atteinte à l’ordre public international au motif que le demandeur avait effectivement été en mesure d’agir pendant le cours du délai annal de prescription, la Cour de cassation concentre son analyse, non sur la technique employée – nature, durée ou point de départ des délais – mais sur le caractère effectif du délai.

287. Mais à cette exigence-là, la Cour européenne des droits de l’homme ajoute une dimension casuelle qui vient empêcher toute systématisation là où on aurait pu vouloir tracer autour de cette notion de délai effectif la ligne de partage entre les délais portant ou non une atteinte excessive à l’accès au juge. Elle fait primer une appréciation factuelle, qui brouille la donne. Attachée aux circonstances de la cause – victimes mineures ou atteintes dans leur intégrité physique – elle semble surtout sensible aux conséquences de l’absence de délai utile pour agir sur la situation des requérants, et paraît estimer qu’il existe des situations dans lesquelles l’effectivité du droit d’agir mérite une protection particulière. Ce faisant, elle évite pour l’instant soigneusement de procéder par affirmation générale et de fixer des principes directeurs de nature à encadrer l’appréciation des délais de prescription (v. l’opinion concordante du juge Spano dans l’affaire Howald Moor c/ Suisse, préc.).

29À n’en pas douter, une telle approche rejaillira nécessairement sur la démarche du juge français, ainsi invité à s’interroger sur la situation particulière du demandeur lorsqu’il aura à examiner la conformité à l’ordre public international d’une loi étrangère relative à la prescription. Au risque que la casuistique de l’appréciation emporte une imprévisibilité des solutions.

Français

La contrariété à la conception française de l’ordre public en matière internationale doit s’apprécier en considération de l’application concrète, aux circonstances de la cause, de l’article 1495 du code civil italien qui fixe à un an, à compter de la livraison, le délai de prescription applicable à l’action de l’acheteur en dénonciation des défauts de conformité de la chose vendue. Dès lors que celui-ci n’était pas en l’espèce dans l’impossibilité d’agir avant l’expiration de ce délai, la loi italienne trouve à s’appliquer (1).
Société Arban c/ Société Taroglass

Mots clés

  • Ordre public international
  • Prescription
  • Loi étrangère
  • Appréciation concrète
  • Accès au juge
  • Délai utile
  • Conformité (oui).
  • Prescription
  • Vente internationale
  • Loi italienne
  • Article 1495 du code civil italien
  • Action pour non-conformité
  • Délai d’un an
Julie Klein
Professeur à l’Université de Rouen
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.183.0682
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