CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le litige au principal et la question préjudicielle

224. Mme Schlömp, domiciliée en Suisse, est la fille par le sang de Mme H. S. qui, en raison de son état de dépendance, est placée dans un hospice en Allemagne et perçoit des prestations d’assistance sociale complémentaires versées par les services administratifs.

325. Selon le droit allemand, les prestations accordées par les pouvoirs publics sont transférées à l’organisme prestataire, qui est en droit de demander, par une action récursoire, le remboursement de la part des enfants par le sang ayant une faculté contributive suffisante.

426. Le 16 octobre 2015, les services administratifs ont introduit une requête de conciliation devant le Friedensrichteramt des Kreises Reiat, Kanton Schaffhausen (juge de paix du district de Reiat, canton de Schaffhouse, Suisse), ce dernier agissant en qualité d’autorité de conciliation, et ont réclamé à Mme Schlömp le versement d’un montant minimal de 5 000 euros, sous réserve de la possibilité de modifier ce montant après la communication des renseignements demandés à celle-ci.

527. La tentative de conciliation n’ayant pas abouti, le Friedensrichteramt des Kreises Reiat (juge de paix du district de Reiat) a délivré, le 25 janvier 2016, une « autorisation de procéder », laquelle a été notifiée aux services administratifs le 26 janvier 2016.

628. Le 11 mai 2016, le Kantonsgericht Schaffhausen (tribunal cantonal de Schaffhouse, Suisse) a été saisi, par les services administratifs, d’un recours dirigé contre Mme Schlömp, visant au paiement, à titre de pension alimentaire, du montant minimal mentionné au point 26 du présent arrêt, sous réserve de l’augmentation de ce montant en fonction d’éventuels renseignements supplémentaires concernant la capacité contributive de cette dernière.

729. Après l’introduction de la requête de conciliation mais avant la saisine du Kantonsgericht Schaffhausen (tribunal cantonal de Schaffhouse), Mme Schlömp a saisi, sur le fondement de l’article 3, sous a) ou b), du règlement no 4/2009, l’Amtsgericht (Familiengericht) Schwäbisch Hall (juge aux affaires familiales du tribunal de district de Schwäbisch Hall, Allemagne), par mémoire du 19 février 2016, reçu par ce juge le 22 février 2016, de la demande en constatation négative.

830. Par décision du 7 mars 2016, ce juge s’est déclaré territorialement incompétent pour connaître de l’affaire et a renvoyé celle-ci devant la juridiction de renvoi, l’Amtsgericht Stuttgart (tribunal de district de Stuttgart), laquelle a été saisie de l’affaire le 21 mars 2016.

931. Après signification aux services administratifs, le 26 avril 2016, de la demande en constatation négative, ces services ont soulevé, le 17 mai 2016, une exception de litispendance au motif qu’une procédure était pendante en Suisse, ce qui devait conduire la juridiction de renvoi à surseoir à statuer, conformément à l’article 27, paragraphe 1, de la convention de Lugano II. Mme Schlömp a conclu au rejet de cette exception, estimant que l’autorité de conciliation n’était pas une « juridiction », de sorte que les dispositions de l’article 27, paragraphe 1, de la convention de Lugano II n’étaient pas applicables.

1032. En se fondant sur la jurisprudence de la Cour, notamment sur les arrêts du 8 décembre 1987, Gubisch Maschinenfabrik (144/86, EU :C :1987 :528), et du 6 décembre 1994, Tatry (C-406/92, EU :C :1994 :400), la juridiction de renvoi considère que l’action en paiement, assortie d’une demande de renseignements, intentée en Suisse par les services administratifs ainsi que la demande en constatation négative introduite en Allemagne tirent toutes deux leur origine de la question de savoir si une obligation alimentaire pèse, en vertu d’une subrogation légale, sur Mme Schlömp.

1133. La juridiction de renvoi constate qu’il ressort des dispositions du CPC, notamment de son article 62, paragraphe 1, lu en combinaison avec son article 202, paragraphe 1, que, en droit suisse, sous réserve de certaines exceptions qui ne sont pas applicables en l’occurrence, l’instance est obligatoirement introduite par le dépôt d’une requête de conciliation. Par conséquent, cette juridiction estime que la procédure de conciliation et la procédure judiciaire ultérieure forment une seule et même unité procédurale.

1234. La juridiction de renvoi se demande néanmoins si l’autorité de conciliation, devant laquelle est introduite la requête de conciliation, peut être qualifiée de « juridiction » au sens des articles 27 et 30 de la convention de Lugano II.

1335. C’est dans ces conditions que l’Amtsgericht Stuttgart (tribunal de district de Stuttgart) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

14 « Une autorité de conciliation de droit suisse relève-t-elle également de la notion de “juridiction” dans le cadre de l’application des articles 27 et 30 de la convention de Lugano [II] ? »

15Sur la question préjudicielle

1636. Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 27 et 30 de la convention de Lugano II doivent être interprétés en ce sens que, en cas de litispendance, la date à laquelle a été engagée une procédure obligatoire de conciliation devant une autorité de conciliation de droit suisse constitue la date à laquelle une « juridiction » est réputée saisie.

17Sur l’applicabilité de la convention de Lugano II

1837. La convention de Lugano II est entrée en vigueur entre l’Union européenne et la Confédération suisse le 1er janvier 2011 (JOUE 2011, L 138, p. 1). Conformément à l’article 5, paragraphe 2, de cette convention, les litiges en matière d’obligations alimentaires relèvent, en principe, du champ d’application de celle-ci.

1938. À titre liminaire, il y a lieu d’examiner si, à la lumière de l’article 64 de la convention de Lugano II qui régit les relations de cette convention avec le règlement no 44/2001, la convention de Lugano II est susceptible de s’appliquer au litige au principal.

2039. Selon l’article 64, paragraphe 1, de la convention de Lugano II, cette dernière ne préjuge pas, notamment, de l’application par les États membres du règlement no 44/2001 et de toute modification apportée à celui-ci. Toutefois, ainsi qu’il ressort de l’article 64, paragraphe 2, sous b), de cette convention, celle-ci s’applique, en tout état de cause, en matière de litispendance lorsque les demandes sont formées dans un État où s’applique ladite convention, à l’exclusion des instruments visés au paragraphe 1 du même article 64 – tel que la Confédération suisse –, et dans un État où s’appliquent cette convention ainsi que l’un des instruments visés audit paragraphe 1 – tel que la République fédérale d’Allemagne.

2140. Le règlement no 44/2001 a été abrogé par le règlement no 1215/2012, ce dernier étant, à l’exception de certaines de ses dispositions, applicable à partir du 10 janvier 2015.

2241. Ainsi qu’il ressort de l’article 68, paragraphe 1, du règlement no 4/2009, ce règlement modifie le règlement no 44/2001 en remplaçant les dispositions de ce dernier applicables en matière d’obligations alimentaires. Sous réserve des dispositions transitoires du règlement no 4/2009, les États membres doivent, en matière d’obligations alimentaires, appliquer les dispositions de ce règlement sur la compétence, la reconnaissance, la force exécutoire et l’exécution des décisions ainsi que sur l’aide judiciaire, à la place de celles du règlement no 44/2001. Parmi les dispositions du règlement no 4/2009 portant sur la compétence, figure l’article 3, sous a), de celui-ci.

2342. Dans la mesure où l’article 64, paragraphe 1, de la convention de Lugano II fait référence à toute modification apportée au règlement no 44/2001, cette référence doit être comprise comme incluant les règlements nos 4/2009 et 1215/2012.

2443. Par conséquent, conformément à l’article 64, paragraphe 2, de la convention de Lugano II, celle-ci est applicable au litige au principal.

25Sur le fond

2644. Ainsi qu’il résulte des termes de l’article 27, paragraphe 1, de la convention de Lugano II, une situation de litispendance est constituée dès lors que des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions de différents États.

2745. L’article 30 de la convention de Lugano II définit la date à laquelle une juridiction est réputée saisie aux fins de l’application de la section 9 du titre II de cette convention comme étant soit la date à laquelle l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent est déposé auprès de la juridiction à condition que le demandeur n’ait pas négligé par la suite de prendre les mesures nécessaires pour que l’acte soit notifié ou signifié au défendeur, soit, si l’acte doit être notifié ou signifié avant d’être déposé auprès de la juridiction, la date à laquelle il est reçu par l’autorité chargée de la notification ou de la signification, à condition que le demandeur n’ait pas négligé par la suite de prendre les mesures nécessaires pour que l’acte soit déposé auprès de la juridiction.

2846. Tout d’abord, il convient de relever que ces dispositions de la convention de Lugano II sont rédigées en des termes quasi identiques aux articles correspondants des règlements nos 44/2001 et 1215/2012.

2947. Ainsi qu’il a été également relevé par M. l’avocat général au point 27 de ses conclusions, l’objectif d’une interprétation uniforme des dispositions équivalentes de la convention de Lugano II et du règlement no 44/2001 ainsi que de toute modification apportée à celui-ci ressort notamment du dernier considérant du protocole no 2 sur l’interprétation uniforme de la convention et sur le comité permanent (JO 2007, L 339, p. 27) ainsi que de l’article 1er de ce protocole, selon lesquels les juridictions appelées à appliquer et à interpréter cette convention sont tenues de veiller à une interprétation convergente des dispositions équivalentes desdits instruments.

3048. La Cour a également relevé l’identité d’objets et de libellés entre le règlement no 44/2001 et les dispositions de la convention de Lugano II permettant de garantir la cohérence entre les deux régimes juridiques [voir, en ce sens, avis 1/03 (Nouvelle convention de Lugano), du 7 février 2006, EU :C :2006 :81, points 152 et 153].

3149. Ensuite, eu égard au parallélisme qui existe entre les mécanismes pour résoudre les cas de litispendance instaurés par la convention de Lugano II et les règlements nos 44/2001 et 1215/2012 et vu l’objectif d’une interprétation uniforme, tel qu’énoncé au point 47 du présent arrêt, il y a lieu de considérer que l’article 27 de la convention de Lugano II revêt un caractère objectif et automatique et se fonde sur l’ordre chronologique dans lequel les juridictions en cause ont été saisies (voir, par analogie, arrêt du 4 mai 2017, HanseYachts, C-29/16, EU :C :2017 :343, point 28 et jurisprudence citée).

3250. Dans ce contexte, ainsi qu’il a été également relevé par M. l’avocat général au point 41 de ses conclusions, l’article 30 de la convention de Lugano II définit de manière uniforme et autonome la date à laquelle une juridiction est réputée saisie aux fins de l’application de la section 9 du titre II de cette convention, en particulier de l’article 27 de celle-ci, afin de réduire le risque que des procédures parallèles se déroulent dans différents États contractants.

3351. Enfin, en ce qui concerne les conditions prévues à l’article 27, paragraphe 1, de la convention de Lugano II, relatives à l’identité des parties, de cause et d’objet des demandes formées devant des juridictions de différents États, il convient d’observer qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour relative à l’interprétation de l’article 27 du règlement no 44/2001, transposable à l’interprétation de l’article 27 de la convention de Lugano II, qu’une demande qui tend à faire juger que le défendeur est responsable d’un préjudice a la même cause et le même objet qu’une action en constatation négative de ce défendeur tendant à faire juger qu’il n’est pas responsable dudit préjudice (voir, en ce sens, arrêt du 19 décembre 2013, Nipponkoa Insurance, C-452/12, EU:C:2013:858, point 42 et jurisprudence citée).

3452. En l’occurrence, ainsi que la juridiction de renvoi l’a constaté, une situation de litispendance existe entre l’affaire pendante devant elle et celle dont se trouve saisi le Kantonsgericht Schaffhausen (tribunal cantonal de Schaffhouse) dans la mesure où ces deux affaires tirent toutes deux leur origine de la question de savoir si une obligation alimentaire pèse, en vertu d’une subrogation légale, sur Mme Schlömp.

3553. Il ressort du CPC que, en droit suisse, l’instance est introduite par le dépôt de la requête de conciliation, de la demande ou de la requête en justice ou, selon le cas, de la requête commune en divorce. La procédure de conciliation est prévue par la loi, soumise au principe du contradictoire et, en principe, obligatoire. Son inobservation entraîne l’irrecevabilité d’une éventuelle demande subséquente en justice. Cette procédure peut aboutir soit à un jugement contraignant, pour les litiges dont la valeur ne dépasse pas 2 000 CHF (environ 1 740 euros), soit à une proposition de jugement pouvant acquérir l’autorité de force jugée en l’absence de contestation, pour les litiges dont la valeur ne dépasse pas 5 000 CHF (environ 4 350 euros), soit à la ratification d’une conciliation ou à la délivrance d’une autorisation de procéder. Dans ce dernier cas, le demandeur est en droit de porter l’action devant le tribunal dans un délai de trois mois à compter de la délivrance de l’autorisation de procéder. Pour sa part, l’article 9 de la loi fédérale sur le droit international privé prévoit que, en cas de litispendance, pour déterminer quand une action a été introduite en Suisse, la date du premier acte nécessaire pour introduire l’instance est décisive, la citation en conciliation étant suffisante.

3654. De surcroît, ainsi que l’a relevé le gouvernement suisse dans ses observations orales, les autorités de conciliation, d’une part, sont soumises aux garanties prévues par le CPC en matière de récusation des juges de paix qui composent ces autorités et, d’autre part, exercent leurs fonctions en toute autonomie.

3755. Il ressort de ces dispositions que, dans l’exercice des fonctions qui leur sont confiées par le CPC, les autorités de conciliation peuvent être qualifiées de « juridiction » au sens de l’article 62 de la convention de Lugano II.

3856. En effet, selon le libellé de l’article 62 de la convention de Lugano II, le terme « juridiction » inclut toute autorité désignée par un État lié par cette convention comme étant compétente dans les matières relevant du champ d’application de celle-ci.

3957. Ainsi qu’il a été souligné dans le rapport explicatif relatif à ladite convention, élaboré par M. Fausto Pocar et approuvé par le Conseil (JO 2009, C 319, p. 1), la formulation de l’article 62 de la convention de Lugano II consacre une approche fonctionnelle selon laquelle une autorité est qualifiée de juridiction par les fonctions qu’elle exerce plutôt que par la classification formelle à laquelle elle appartient en vertu du droit national.

4058. À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que les articles 27 et 30 de la convention de Lugano II doivent être interprétés en ce sens que, en cas de litispendance, la date à laquelle a été engagée une procédure obligatoire de conciliation devant une autorité de conciliation de droit suisse constitue la date à laquelle une « juridiction » est réputée saisie.

41Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit :

42Les articles 27 et 30 de la convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée le 30 octobre 2007, dont la conclusion a été approuvée au nom de la Communauté par décision 2009/430/CE du Conseil, du 27 novembre 2008, doivent être interprétés en ce sens que, en cas de litispendance, la date à laquelle a été engagée une procédure obligatoire de conciliation devant une autorité de conciliation de droit suisse constitue la date à laquelle une « juridiction » est réputée saisie.

43Du 20 décembre 2017 – Cour de justice de l’Union européenne – Affaire C-467/16 – M. Ilešic, prés., Mmes C. Toader, rapp., MM. Szpunar,av. gén., M. A. Rosas, A. Prechal et M. E. Jarašiunas, juges – D. Adam, Rechtsanwalt, D. Vollmer, Rechtsanwalt.

44(1), La décision commentée vient compléter les solutions qui ont été progressivement dégagées à propos de la litispendance dans l’espace judiciaire européen, que ce soit dans les textes (définition des dates de saisine : conv. Lugano, art. 30 ; règl. 1215/2012, art. 32), ou dans la jurisprudence de la Cour (existence d’une litispendance lorsque l’une des demandes est une action négatoire : CJCE 6 déc. 1994, aff. C-406/92, The ship Tatry, D. 1995. 35 ; Rev. crit. DIP 1995. 588, note E. Tichadou ; JDI 1995. 543, obs. A. Huet ; et, en dernier lieu : CJUE 27 févr. 2014, aff. C-1/13, Cartier D. 2014. 614 ; Rev. crit. DIP 2014. 694, note H. Muir Watt). La Cour règle ici l’incidence d’un préalable de conciliation sur la détermination de la date de saisine de la juridiction.

45Selon les termes de l’avocat général Szpunar, « la question qui est au cœur de la présente affaire est simple ». Mme H. S. a été placée dans un hospice en Allemagne. L’établissement perçoit directement les prestations sociales versées par les pouvoirs publics et peut exercer une action récursoire contre les enfants dont les ressources le justifient. Le 16 octobre 2015, une demande de contribution fut formée en Suisse par les services administratifs de l’hospice contre la fille de Mme H. S. qui y était domiciliée.

46Conformément au code de procédure civile suisse (art. 194 s.), le recours fut d’abord introduit à des fins de conciliation devant le juge de paix. En l’absence de conciliation, le juge de paix délivra, le 25 janvier 2016, une « autorisation de procéder » (art. 206) devant le tribunal cantonal. Le 11 mai, les services administratifs saisirent le tribunal. De son côté, la fille de Mme H. S., Mme Schlömp, avait, le 19 février, saisi une juridiction allemande pour voir juger qu’elle ne devait pas contribuer à l’entretien de sa mère. Sa demande fut signifiée au défendeur qui souleva alors une exception de litispendance fondée sur l’antériorité de la procédure qu’il avait introduite en Suisse, à quoi Mme Schlömp objecta que le juge de paix saisi en octobre 2015 n’était pas une juridiction et que la juridiction allemande avait été saisie avant le tribunal cantonal suisse.

47L’Amstgericht Stuttgart – juridiction à laquelle l’affaire avait été renvoyée, l’Amstgericht Schwäbisch Hall saisi en premier lieu par Mme Schlömp étant territorialement incompétent – décida, conformément aux décisions connues de la Cour de justice, que ces demandes constituaient les deux versants, positif et négatif, de la même question litigieuse, « savoir si une obligation alimentaire pèse, en vertu d’une subrogation légale, sur Mme Schlömp ». La juridiction estima aussi que le préalable obligatoire de conciliation et la procédure ultérieure formaient un tout. Elle posa, en revanche, une question préjudicielle sur un troisième point, s’agissant de savoir si « l’autorité de conciliation devant laquelle est introduite la requête de conciliation peut être qualifiée de “juridiction” au sens des articles 27 et 30 de la convention de Lugano II » (rappr., au sujet des notaires exerçant en Croatie : CJUE 9 mars 2017, aff. C-484/15 et C-551/15, Rev. crit. DIP 2017. 472, note L. Pailler).

48L’interprétation retenue par la Cour est la suivante : « en cas de litispendance, la date à laquelle a été engagée une procédure obligatoire de conciliation devant une autorité de conciliation du droit suisse constitue la date à laquelle une “juridiction” est réputée saisie ». Quoique rendue à propos de la convention de Lugano II, cette décision a une portée générale. En effet, la Cour a pris soin de relever la quasi-identité des textes de la convention de Lugano II et des règlements n° 44/2001 puis 1215/2012, et de rappeler l’objectif d’interprétation uniforme des dispositions équivalentes de la convention et du règlement (consid. 46 s.). De plus, les circonstances de fait, liées aux particularités du droit suisse (infra), permettent d’étendre la solution à toutes les hypothèses dans lesquelles les règles de procédure du juge saisi prévoient un préliminaire de conciliation. La décision nous paraît devoir être approuvée, pour des raisons tant de droit que d’opportunité.

49I – L’existence d’un préliminaire de conciliation n’a rien d’original et on en connaît des exemples en droit français (conseil de prud’hommes, tribunal d’instance…). Le plus souvent, cette tentative de conciliation est confiée au juge qui tranchera le litige si les parties ne se mettent pas d’accord. L’originalité de la solution suisse tient au fait que les missions de conciliation et de juridiction sont confiées à des juges différents (v. sur ce point la chronique de jurisprudence suisse de P. Lalive, JDI 2011. 691, dans laquelle l’auteur fait état des modifications des règles procédurales suisses). Pouvait-on, dans ces conditions, considérer que la saisine d’un juge réduit à un rôle de conciliateur permettait de faire jouer l’exception de litispendance dont le but est d’éviter des conflits de décisions ? La Cour répond positivement à partir d’une « approche fonctionnelle » de la qualification de juridiction et du caractère obligatoire de la phase de conciliation.

50A – L’approche fonctionnelle de la notion de juridiction pour l’application de la convention est traduite dans l’article 62 : « Aux fins de la présente convention, l’expression “juridiction” inclut toute autorité désignée par un État lié par la présente convention comme étant compétente dans les matières relevant du champ d’application de celle-ci », texte que F. Pocar (rapport explicatif relatif à la Convention de Lugano, JOUE 2009, C 319) commente ainsi, dans une formule que reprend la Cour en substance : « Selon cette formulation, on reconnaît les “juridictions” qui doivent appliquer la convention par les fonctions qu’elles exercent plutôt que par la classification formelle à laquelle elles appartiennent en vertu du droit national » (point 175). Des organes administratifs peuvent alors être qualifiés de « juridictions » : « Dans certains systèmes, le terme “juridiction” au sens plus restrictif d’une autorité formellement intégrée au sein de la structure judiciaire d’un État, pourrait ne pas englober toutes les autorités qui sont chargées d’exercer une ou plusieurs des fonctions que la convention attribue aux “juridictions”. Par exemple, la législation de la Norvège et celle de l’Islande confèrent aux autorités administratives des compétences en matière d’obligations alimentaires qui, en vertu de la convention, relèvent d’une juridiction ; la législation suédoise, elle, prévoit que les autorités administratives régionales peuvent parfois exercer des fonctions judiciaires dans le cadre de procédures sommaires concernant l’exécution.

51« L’article V bis du protocole n° 1 de la convention de 1988 précisant que les autorités administratives en question étaient considérées comme étant des “juridictions”. La convention énonce désormais une règle plus générale, donnant au terme “juridiction” un sens plus large, à savoir toute autorité intégrée dans un système national qui est compétente dans les matières relevant du champ d’application de la convention » (ibid.). Ces développements illustrent un phénomène inhérent à tout système conventionnel dans lequel il existe une juridiction chargée de veiller à l’application du traité ou de la convention. Cette juridiction doit utiliser une qualification qui assure l’effectivité du traité ou de la convention, et c’est pourquoi la Cour de Strasbourg peut, en raison du rôle qui leur est dévolu, qualifier de juridictions les autorités de régulation que le droit français qualifie d’organes administratifs.

52Reste qu’en l’espèce, cette qualification fonctionnelle semble relever davantage du réflexe que de la réflexion. Le juge de paix – autorité à laquelle est confiée la conciliation – est « formellement » un juge sans toutefois l’être « fonctionnellement » puisque son rôle se borne à essayer de concilier les parties. S’il peut, en cas d’échec de la conciliation, formuler une proposition de jugement (art. 207), les conditions n’en étaient pas remplies en l’espèce. Aussi l’alternative était-elle simple : soit il parvenait à concilier les parties et cet accord, même s’il est susceptible de circuler dans l’espace judiciaire européen, ne constitue pas un jugement (CJCE 2 juin 1994, aff. C-414/92, Solo Kleinmotoren, D. 1994. 171 ; JDI 1995. 466, obs. A. Huet) ; soit il délivrait une autorisation d’assigner devant le juge cantonal. Il ne pouvait en aucun cas juger l’affaire.

53L’autorité de conciliation ne devrait donc pas être qualifiée de juridiction, à moins de passer par un raisonnement compliqué qui serait le suivant : si l’autorité de conciliation est un juge, ce juge n’a, en l’occurrence, aucun rôle juridictionnel, mais, puisque la question litigieuse doit être portée devant ce conciliateur-juge, il constitue, conformément à l’article 62, une juridiction au sens de la convention.

54B – Une analyse fondée sur le rôle du juge de paix « au sens de la convention » n’apparaît donc pas déterminante et, dans sa motivation, la Cour fait surtout la part belle aux solutions de droit suisse (point 53) : l’instance, souligne-t-elle, commence avec la requête en conciliation aussi bien en droit interne (art. 60 C. pr. civ. suisse) qu’en droit international privé (art. 9 de la Loi fédérale sur le droit international privé). L’avocat général estimait, de son côté, « qu’il import(ait) peu de savoir si une Schlichtungsbehörde – autorité de conciliation – constitue en soi une “juridiction” au sens abstrait du terme » (point 48), mais que l’essentiel résidait dans le fait que la phase de conciliation est nécessairement intégrée dans la procédure. Dans ses conclusions, il faisait référence à une décision de la High Court qui a tranché la même question sans toutefois saisir la Cour d’une question préjudicielle (Lehmann Brothers Finance AG v. Tschira, Chancery Div., 6 août 2014, Mr Justice Richards). En simplifiant, la situation de fait des deux affaires était identique : la procédure avait commencé en Suisse avec la saisine de l’autorité de conciliation. En l’absence d’accord, Lehmann Brothers, défendeur en Suisse, porta une demande devant la High Court. Pour contester l’existence d’une litispendance, Lehmann Brothers développa l’argument fondé sur le caractère non juridictionnel de la mission du juge de paix, en s’appuyant notamment sur la décision Solo Kleinmotoren, d’où il ressortait que la qualification de jugement devait être réservée à « une décision émanant d’une juridiction qui tranche elle-même un point en litige » (point 21). Mr Justice Richards concéda que les arguments invoqués étaient impressionnants, mais uniquement si l’on envisageait la conciliation de manière isolée et non comme une phase de la procédure suisse, dans laquelle la conciliation est une première marche (« a mandatory first step ») dans la résolution des litiges (point 63). Pour caractériser la situation de litispendance, l’essentiel n’est donc pas tant que l’on recherche un jugement stricto sensu mais que deux procédures susceptibles d’y conduire soient introduites à propos du même litige. Si les parties se concilient, la litispendance n’aura plus de raison d’être et, dans le cas contraire, force est de constater que, pour obtenir une décision, le juge suisse aura été le premier saisi.

55Dans le dispositif de sa décision, la Cour fait état d’une « procédure obligatoire » de conciliation, ce qui n’est qu’une autre manière de dire que la phase de conciliation et celle de jugement constituent une procédure unique, et l’on peut se demander si l’Amstgericht Stuttgart n’aurait pas pu faire l’économie de la question préjudicielle dès lors qu’il considérait que les deux phases successives formaient « une seule et même unité procédurale » (point 33). Mais l’insistance mise sur le caractère obligatoire de la procédure de conciliation permet de relier la solution à un principe plus général que l’on retrouve dans la jurisprudence de la Cour de justice mais aussi dans celle de la Cour de Strasbourg.

56On sait que l’arbitre, parce que l’arbitrage est un mode conventionnel de règlement du litige, ne peut poser à la Cour de question préjudicielle (arrêts Nordsee, 23 mars 1982, aff. C-102/81, et Denuit et Cordonnier, 27 janv. 2005, aff. C-125/04, RTD com. 2005. 440, obs. M. Luby ; ibid. 488, obs. E. Loquin ; RTD eur. 2006. 477, chron. J.-B. Blaise). En revanche, une abondante jurisprudence retient une solution différente lorsque le recours à l’arbitrage est obligatoire (arrêts princeps : Vaassen, 30 juin 1966, Rec. 378 ; Danfoss, 17 oct. 1989, aff. C-109/88 ; Evans, 4 déc. 2003, aff. C-63/01, D. 2004. 187 ; RTD civ. 2004. 340, obs. P. Théry ; et en dernier lieu, Merck Canada, ord. 13 févr. 2014, aff. C-555/13, D. 2014. 2541, obs. T. Clay ; RTD civ. 2014. 434, obs. P. Théry ; RTD eur. 2014. 902, obs. L. Coutron). Une solution identique est retenue pour l’application de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme. Le contrôle de la procédure suivie au regard des exigences de l’article 6, § 1, est possible « lorsqu’il s’agit comme en l’espèce d’un arbitrage forcé, en ce sens que l’arbitrage est imposé par la loi, les parties (n’ayant) aucune possibilité de soustraire leur litige à la décision d’un comité d’arbitres. Celui-ci doit alors offrir les garanties prévues par l’article 6, § 1 » (Bramelid et Malmström, rapport de la commission, 12 déc. 1983, point 30 ; v. aussi Suda c/ République tchèque, 28 janv. 2011). Le droit français offre des exemples de cet arbitrage forcé avec la Commission arbitrale des journalistes ou la Commission supérieure d’arbitrage, organes dont les décisions sont exécutoires sans contrôle.

57Ce caractère « obligatoire » de la procédure suivie appelle des précisions. Il doit s’entendre d’une obligation directement posée par la loi – le passage par le bureau de conciliation du conseil de prud’hommes par exemple –, ce qui exclurait de transposer la solution aux clauses de conciliation préalable dont la Cour de cassation, dans son arrêt de chambre mixte du 14 février 2003, a imposé l’exécution en nature. Qu’elles soient contraignantes pour les parties n’efface pas leur origine conventionnelle. On devrait aussi reconnaître ce caractère obligatoire lorsque, après une saisine, la procédure rencontre des incidents qui sont réglés à l’intérieur d’une instance unique. Tel est le cas, en droit français, lorsque le juge initialement saisi est incompétent et que l’affaire est renvoyée à la juridiction compétente. Ce mécanisme de renvoi trouve sa place dans une instance unique qui a commencé avec la saisine initiale. La même solution s’applique en Allemagne lorsque le demandeur sollicite le renvoi devant la juridiction compétente après avoir été informé par le juge de l’éventualité d’une décision d’incompétence (§ 281, al. 1, ZPO), l’incident prenant aussi place dans une instance unique [1]. En application de cette règle, la date de saisine de la juridiction allemande est celle de l’Amstgericht Schwabisch Hall et non celle de l’Amstgericht Stuttgart à qui l’affaire a été transmise. Et, bien qu’il n’y ait pas, en principe, de litispendance entre une procédure en référé et une procédure au fond, la date de l’assignation en référé pourrait être retenue dans le cas où le juge des référés renvoie au juge du principal (C. pr. civ. suisse, art. 811), l’instance se poursuivant au fond sans solution de continuité. L’essentiel est que ces différentes phases soient nécessairement liées les unes aux autres. On en trouvera la contre-épreuve dans l’affaire Hanse Yachts (CJUE, 4 mai 2017, aff. C-29/16, D. 2017. 990 ; ibid. 2018. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; Rev. crit. DIP 2017. 572, note G. Cuniberti) dans laquelle la Cour a refusé de prendre en compte la date d’une demande de mesure d’instruction in futurum qui ne débouche pas nécessairement sur une procédure au fond.

58Ainsi, on ne voit guère quelle autre solution aurait pu être retenue dans cette affaire, puisque le demandeur n’avait pas le choix. Elle met en lumière une conception réaliste des rapports entre les exigences d’une application uniforme de la convention et la liberté laissée aux États pour fixer les règles de procédure. En l’espèce, l’article 60 du code de procédure civile suisse – « l’instance est introduite par le dépôt de la requête en conciliation » – s’impose et, pour la Cour, nécessité fait loi.

59II – L’opportunité, surtout, justifie la solution. Elle permet de stériliser une action négatoire dont le caractère abusif est assez évident. Alors qu’elle avait été assignée devant une juridiction de l’État de son domicile, Mme Schlömp a saisi la juridiction allemande après la tentative de conciliation et la délivrance de l’autorisation d’assigner devant le tribunal cantonal. Fixer le commencement de l’instance à la saisine de la formation de jugement reviendrait à encourager le défendeur, dûment informé de la procédure de conciliation, à mettre en œuvre de son côté une action négatoire. Ces actions présentent suffisamment d’inconvénients pour que l’on évite de créer des situations qui ne peuvent qu’inciter à y avoir recours et l’on suivra volontiers l’opinion de l’avocat général pour qui « Toute autre approche désavantagerait systématiquement une partie désirant introduire une demande dans un pays connaissant un système tel que celui de l’affaire au principal. Cela pourrait constituer un problème du point de vue de l’égalité des armes entre les parties » (point 51).

Notes

  • (1)
    Je remercie Frédérique Ferrand de m’avoir communiqué ces informations sur le droit allemand.
Français

Les articles 27 et 30 de la convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée le 30 octobre 2007, dont la conclusion a été approuvée au nom de la Communauté par décision 2009/430/CE du Conseil, du 27 novembre 2008, doivent être interprétés en ce sens que, en cas de litispendance, la date à laquelle a été engagée une procédure obligatoire de conciliation devant une autorité de conciliation de droit suisse constitue la date à laquelle une « juridiction » est réputée saisie (1).
Brigitte Schlömp c/ Landratsamt Schwäbisch Hall

Mots clés

  • Convention de Lugano II
  • Litispendance
  • Notion de « juridiction »
  • Autorité de conciliation de droit suisse, en charge de la procédure de conciliation préalable à toute procédure au fond.
Philippe Théry
Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.182.0306
Pour citer cet article
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