CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Rage for Order. The British Empire and the Origins of International Law 1800-1850 par Lauren Benton, Lisa Ford, Harvard University Press, 2017, 282 p.

1Les histoires critiques du droit international prolifèrent aujourd’hui, écrites parfois d’une perspective occidentale (quoique du grand nord non impérial : Koskiennemi), plus souvent de la périphérie (où émerge le droit international « mestizo » : Becker). Beaucoup retracent la naissance de l’empire et le mettent en relation avec l’expansion du capitalisme. Certaines touchent directement à l’osmose entre le droit privé, ou le ius gentium, et le droit international public moderne. Il y en a peu en revanche qui revisitent l’histoire du droit international privé sous le même angle ; les raisons d’une telle lacune mériteraient au demeurant une recherche à part entière. Le fascinant ouvrage Rage for Order n’y fait certes pas exception, en ce sens qu’il ne s’agit pas d’une histoire du droit international privé écrite d’une perspective interne à la discipline. Mais dans le récit que font les auteures d’une période négligée dans l’émergence du droit international (public), qu’elles voient non seulement comme une phase distinctive de l’histoire du monde mais comme celle qui a placé le droit au centre des transformations de ce dernier, on voit tout de suite l’important rôle joué par les conflits de lois et de juridictions parmi les prémisses d’un récit proprement juridique de la (première) globalisation.

2Les auteures décrivent l’apparition d’un projet de mise en ordre du monde par le droit, qui a été diffusé à travers l’Empire britannique non pas par une volonté centralisatrice, mais par le truchement de multiples lieux et figures de conflits normatifs noués dans tous les coins du globe. Les artisans de la transformation, écrivent-elles, étaient des captifs, des convicts, des marins, des opposants (élites et subalternes) du règne britannique et de nombreux bureaucrates mobiles, administratifs ou judiciaires, passant de poste en poste à travers l’empire. Celui-ci était composé de milliers de ressorts juridictionnels, petits ou grands et lieux de tiraillements ou de tensions violentes, d’abus de pouvoir et de résistance. Ils devinrent l’objet d’une attention soutenue de la part du pouvoir impérial en raison de la perception d’un risque de contagion de la périphérie vers le centre. La réponse consistait à juridiciser et à bureaucratiser : une véritable rage d’ordre à travers l’empire ! La constitution impériale apparaissait ainsi comme « un langage fluide dans des lieux multiples », émergeant de l’interdiction du commerce des esclaves, du statut des citoyens de l‘empire, de la marge d’autonomie des gouverneurs, de la légitimité de la conquête, mais aussi du souci de sauvegarder le pluralisme juridique ou garantir l’équité procédurale.

3Cette évolution de la légalité impériale portait ainsi l’habit modeste de la quotidienneté, expliquant peut-être le manque d’attention des historiens du droit international, plus intéressés par les grandes constructions doctrinales du droit naturel, ou de la souveraineté, d’un Vattel. Ce que les auteures appellent ainsi la « Vernacular Constitution » émerge des rapports laborieux des bureaucrates coloniaux, mais aussi des contentieux judiciaires et des protestations ou révoltes contre les abus de pouvoirs aux quatre coins de l’empire et à ses confins. Des commissions d’enquête cherchaient à rassembler des informations sur le droit pratiqué dans les colonies, à l’ombre de quelques grands principes assez rudimentaires (telle l’équité procédurale, mais aussi des exigences d’ordre public colonial qui condamnait l’adoption de lois répugnant au droit anglais. L’élaboration progressive d’un régime juridique quasi-constitutionnel accompagne ainsi la consolidation d’un pouvoir médian (middle power) aux mains des fonctionnaires et des archivistes qui constituaient la colonne vertébrale de l’autorité impériale dans les localités les plus périphériques.

4Un chapitre particulièrement intéressant et instructif pour les internationalistes- privatistes est celui consacré à la mise en ordre des océans (Chapter five : Ordering the Oceans). On connaît bien l’importance des pirates et esclavagistes dans l’émergence du droit international moderne – ne serait-ce qu’à travers les vicissitudes récentes du Alien Tort Sta-tute de 1789 et sa référence au droit des gens, dont une des préoccupations centrales consistait à assainir les mers. Le contexte historique est également celui de l’essor du pouvoir maritime britannique – la Pax britannica – notamment après les guerres napoléoniennes. Inoccupés, les capitaines de la marine s’engageaient alors avec armes et énergie dans la police des mers. Des traités bilatéraux furent signés pour distribuer les compétences juridictionnelles, notamment pour adjuger le fruit des captures. Si le résultat en était la libération d’entre 80 000 à 160 000 esclaves jusqu’au déclin de ce commerce en Atlantique vers 1860, il a conduit également à l’endettement massif des captifs et à des rentes pour des milliers d’agents auxiliaires.

5L’analyse des auteures sur ce point s’oppose donc au point de vue généralement soutenu par les historiens internationalistes, qui y voient souvent la préfiguration dès le début du xviiie siècle d’une lutte éclairée et internationalement coordonnée contre les violations des droits de l’homme. Mais si certains des acteurs étaient mus incontestablement par des valeurs morales (il en allait sans doute même des capitaines, habitués en un demi-siècle de guerres maritimes à attaquer des navires belligérants voire même neutres en haute mer et à en extorquer des revenus) les principes du droit des nations étaient remarquablement absents des débats politiques ou judiciaires de l’époque ; à ce titre, soulignent les auteures, la progressive diffusion globale de pratiques et attitudes anti-esclavagistes est encore plus frappante, car elle signale « l’interaction complexe entre le droit impérial et le droit des nations qui continue de caractériser l’ordre international – un ordre qui reste enraciné dans des principes obscurs du droit international et dans les stratégies locales des pouvoirs hégémoniques » (p. 119). En somme, cette première globalisation était faite, comme le seraient les suivantes, d’une large part de bricolage et d’une synergie imprévisible entre des intérêts très divers. À cet égard, la description présentée dans cet ouvrage des multiples processus qui ont ainsi préparé le terrain pour l’avènement plus grandiose du droit international moderne est fascinante, vivante et iconoclaste. À lire absolument !

6Horatia Muir Watt

Traité des rapports entre ordres juridiques par Baptiste Bonnet (dir.), LGDJ, 2016, 1821 p.

7Une somme. Ainsi se présente d’emblée ce monumental Traité des rapports entre ordres juridiques, forçant l’admiration. Qu’on en juge : 1821 pages, écrites en petits caractères sur des lignes serrées, rédigées par 126 auteurs d’une quinzaine de nationalités différentes réunis pour offrir plus d’une centaine de contributions, en langue française ou anglaise. Quiconque a connu la moindre expérience de direction d’un ouvrage collectif mesurera aisément l’exploit réalisé par Baptiste Bonnet pour mener à son terme pareille entreprise.

8Une somme. Tel est bien d’ailleurs l’ambitieux objectif annoncé, consistant à « construire un instrument de travail complet et même exhaustif (si tant est que cela soit possible) » (B. Bonnet, p. 34), afin d’offrir un « magasin d’idées » dédié à l’étude interdisciplinaire des rapports entre ordres juridiques, étant préalablement observé que chacun de ces derniers n’est plus désormais intelligible en lui-même mais se doit d’être nécessairement appréhendé par rapport aux autres. D’où une conception particulièrement étendue du champ d’analyse, ordonné autour de prolégomènes (visant à replacer la question dans la pensée classique et dans une perspective historique), d’une partie préliminaire (destinée à repenser les modes de réflexion eux-mêmes, autrement dit à déconstruire les outils traditionnels) et de six parties, respectivement consacrées à : repenser – au crible des rapports entre ordres juridiques – les notions fondamentales (la définition du droit, l’État, la souveraineté, la légitimité, la Constitution et l’organisation des pouvoirs, l’ordre juridique, les outils de l’articulation des ordres juridiques, l’unité du droit, l’Union européenne, le rôle du juge) ainsi que les disciplines (droit des contrats, droit de la famille, droit administratif, droit constitutionnel, droit du travail, droit public financier, droit des affaires) et l’enseignement du droit ; analyser les rapports entre ordres juridiques devant le juge (Conseil d’État, Cour de cassation, Conseil constitutionnel, CEDH, CJUE, arbitre international) ; présenter le regard de la doctrine sur elle-même, quant à son analyse des rapports entre ordres juridiques ; étudier l’interpénétration des systèmes (à partir des droits fondamentaux, du droit européen, du droit international privé, mais aussi de la famille, de l’enfant, des règles sportives) ; dialoguer (entre disciplines, entre juges, ou bien encore à partir de points de vue comparatistes) ; proposer enfin de libres propos sur les rapports entre ordres juridiques. Si c’est d’un magasin d’idées qu’il s’agit, chacun aura compris au vu de cette simple énumération qu’il tient davantage de la grande surface que de la simple échoppe.

9Il ne saurait donc être question de rendre compte de ce Traité dans son ensemble, en sorte qu’il s’agira simplement ici d’en souligner certains aspects, subjectivement choisis par l’un de ses lecteurs, chargé d’en rendre compte pour les lecteurs de cette Revue. Ce cadre est d’ailleurs éminemment propice, tant il est vrai que le droit international privé a pu être lui-même décliné maintes fois en termes d’analyse des rapports entre ordres juridiques, de Batiffol (Aspects philosophiques du droit international privé, Dalloz, 1956) à P. Mayer (Le phénomène de la coordination des ordres juridiques étatiques en droit privé, RCADI, t. 327, 2007, où l’auteur relève, dès la première ligne de son Cours général, que la coordination entre ordres juridiques étatiques est, selon une vue répandue, l’objet même du droit international privé). Que l’on ne s’y trompe pas cependant : le Traité dépasse de beaucoup, on vient de l’indiquer brièvement, le cadre du droit international privé. Mais réciproquement, si trois contributions seulement (quatre si l’on intègre l’arbitrage international, qui fait l’objet d’une étude de M. Laazouzi, p. 1025) se réfèrent explicitement dans leur intitulé au droit international privé (C. Kessedjian, p. 1183 ; J.-P. Laborde, p. 1323 ; S. Bollée et J. Heymann, p. 1333), celui-ci est en réalité au cœur de l’ouvrage, de manière principale (v. ainsi la contribution de P. Deumier, p. 497 s., où, dans l’étude du conflit de normes, le droit international privé fait figure de modèle) ou incidente (voire sous-jacente, dans de très nombreuses contributions : à titre d’illustration, les représentations de l’État, de la souveraineté, de la hiérarchie des normes, des raisonnements interprétatifs, et bien d’autres encore, ne sont évidemment pas dépourvues d’incidence sur la discipline). Au point d’inviter à mesurer – osons ! – l’évolution de la pensée juridique en ce domaine depuis le livre-phare de Batiffol, à l’orientation philosophique clairement exprimée dans un contexte alors marqué par une perception des rapports internationaux entre individus fondée sur une conception westphalienne de la division du monde en États, et précédant par ailleurs le subversif développement des droits fondamentaux (arg., pour la rareté des appels au droit naturel, Aspects philosophiques, § 64). Le contexte ayant radicalement changé, c’est le défi d’un tel renouvellement que ce nouveau Traité permet de relever, au-delà même des aspects de pure technique internationaliste qu’il évoque naturellement (v. ainsi, P. Deumier, not. sur la distinction des vrais et des faux conflits, p. 500, ou sur le conflit de règles de conflit, p. 507. C. Kessedjian sur : l’application d’un droit étranger par le juge, p. 1185 ; le renvoi, p. 1187 ; la place de la méthode conflictuelle face au développement de la méthode de la reconnaissance, p. 1188 s. ; l’ordre public, p. 1190 ; S. Bollée, J. Heymann, sur l’incidence du droit de l’Union européenne, p. 1333 s.). Ainsi invite-t-il par exemple à s’interroger sur les frontières de la discipline (entre droit international privé classique, si l’on peut s’exprimer ainsi, et droit international public ou droit européen par exemple), ou sur sa représentation classiquement proposée en termes de coordination entre ordres juridiques étatiques exclusivement (v. ainsi – au-delà des diverses contributions évoquant, d’une manière ou d’une autre, les phénomènes de mondialisation ou de globalisation – l’investigation menée vers les ordres juridiques sportifs transnationaux, notamment ; on pourra regretter – le lecteur devient vite très exigeant – que la question des ordres juridiques religieux ou mercatiques, par exemple, ne fasse pas l’objet de développements particuliers). De même revient-il sur l’émergence d’un ordre mondial – au cœur des problématiques essentielles du droit international privé contemporain – lui-même décliné sous divers aspects (v. ainsi, en termes de cinétique juridique, M. Delmas-Marty, p. 141 s.) ou, à partir d’une approche fictionnelle de la gouvernance globale, sur la prétendue maîtrise par l’État libéral des volontés privées ou la portée territoriale des lois (H. Muir Watt, G. Tusseau, p. 169 s. ; à nouveau, on pourra ici mesurer aisément le chemin parcouru depuis les Aspects philosophiques, op. cit., spéc. § 28 s., § 113).

10Au-delà des quelques incontournables de la matière (les thèses de H. Kelsen, p. 65, ou de S. Romano, p. 93), l’ouvrage invite ainsi à « repenser » (l’emploi du terme, fréquemment utilisé dans l’ouvrage et justifié en introduction, p. 37, est le plus souvent convaincant) les notions, les méthodes, les matières, au point d’offrir au droit international privé – lato sensu, mais peut-il en être autrement désormais ? – un spectre d’analyse singulièrement renouvelé, et d’inciter corrélativement l’internationaliste à repenser lui-même à son tour, par effet de miroir, maints aspects de sa propre discipline (ou de son propre rôle : v. ainsi à partir de J.-Cl. Gautron, S. Platon, La naissance d’une singularité doctrinale : les européanistes, p. 109 s., qui pourrait inviter les plus pessimistes à prolonger le propos vers une réflexion désabusée résultant de la distance qui pourrait désormais séparer, en termes d’influence, la doctrine classique – cf. spéc. Y. Lequette, L’influence de l’œuvre de H. Batiffol sur la jurisprudence française, Trav. Com.fr. DIP 1991-1992, p. 32 s. – et la doctrine contemporaine dont les commentaires nationaux de la jurisprudence européenne semblent se perdre le plus souvent dans un vaste désert). Un magasin d’idées ? Assurément ; et puisque les portes en sont désormais grandes ouvertes, on ne saurait trop conseiller aux internationalistes de venir y puiser.

11Dominique Bureau

Invitation to the Sociology of International Law par Mosche Hirsche, Oxford University Press, 2015 (édition paperback 2017), 218 p.

12En quoi peut consister une théorie sociologique du droit international ? Du côté privé, la réponse est relativement claire, même s’il reste relativement peu exploré. Elle recouvre ainsi, par exemple, l’analyse socio-économique des administrateurs coloniaux (v. par ex., L. Benton et L. Ford, Rage for Order, Harvard University Press, 2017 et notre compte rendu supra, p. 693) ; ou celle de l’origine culturelle des arbitres internationaux (Garth et Dezalay, Dealing in Virtue : International Commercial Arbitration and the Construction of a Transnational Legal Order, Chicago University Press, 1998) ; ou celle des flux de populations mobiles, désormais migrantes (v. C. Labrusse, La compétence et l’application des lois nationales face au phénomène de l’immigration étrangère, in Trav. Com. fr. DIP 1975-1977, Éd. du CNRS, 1977, p. 111-143) ; ou encore celle de la part du droit dans la formation de l’identité (D. Gutmann, Le sentiment d’identité : étude de droit des personnes et de la famille, LGDJ, 1996, préf. F. Terré et notre compte rendu Rev. crit. DIP 2000. 947). Dans chaque cas, il s’agit d’étudier avec les outils de la sociologie, l’incidence de ces divers facteurs sur la fabrique du droit et, réciproquement, l’intériorisation de la norme juridique par les acteurs ainsi considérés. En effet, selon l’approche que l’on nomme « droit et société », les institutions juridiques, saisies à travers leurs évolutions, ou les modèles juridiques, appréhendés à travers leurs modes de circulation, ont autant d’influence sur les phénomènes sociaux que ceux-ci informent, inversement, le droit. Droit et société sont ainsi mutuellement constitutifs. Comme le dit au demeurant Mosche Hirsche dès le début de son ouvrage, les règles du droit international reflètent et affectent simultanément les processus sociaux (p. 1).

13Par conséquent, l’application de cette analyse au droit international intrigue, dès lors que les sujets restent des États ou des organisations étatiques. Il est vrai qu’il existe une abondante littérature du côté des relations internationales qui tente de comprendre pourquoi un État souverain obéirait à un droit extérieur (supranational) dépourvu de force contraignante. D’une certaine façon, c’est s’interroger sur les mécanismes d’intériorisation de la norme par une entité qui à, défaut de conscience ou de surmoi, peut néanmoins être comprise comme poursuivant des intérêts stratégiques. Par ailleurs, on peut toujours s’interroger sur les projets et tactiques des personnes physiques qui composent les gouvernements à l’oeuvre derrière l’écran de la personnalité juridique. À cet égard, l’important courant critique du droit international initié par M. Koskenniemi (La politique du droit international, préf. B. Stern, Pédone, 2007, et notre compte rendu Rev. crit. DIP 2007. 669) qui envisage le champ, sous l’angle de la linguistique structuraliste, comme une pratique discursive d’agents diplomatiques ou bureaucratiques, s’allie bien aussi avec une telle approche.

14La lecture de l’ouvrage de Mosche Hirsche suggère cependant une perspective un peu différente. Celle-ci traverse allègrement la frontière entre droit international public et privé et représente donc un intérêt réel pour ceux qui, d’un côté ou de l’autre, s’intéressent en particulier au droit des personnes et donc à la formation de l’identité ou de la mémoire collective. Elle revient en outre sur l’existence d’une communauté de juristes (arbitres, académiques, avocats) s’agrégeant autour de l’arbitrage d’investissement, et s’interroge sur les liens entre sa composition et la difficulté d’intégrer dans la doctrine arbitrale des considérations relatives aux droits de l’homme. Mais elle recouvre aussi de nombreuses autres thématiques généralement plus prisées par la science politique ou les relations internationales (la formation d’accords régionaux ; les attitudes des États à l’égard de la soft law ; le régime de la dette souveraine et les perceptions des populations concernées ; l’identité européenne, etc.).

15L’un des apports les plus intéressants de cet ouvrage réside dans l’effort pédagogique consenti par l’auteur, sociologue, de présenter les grands axes de sa méthodologie pour les non-sociologues. Il s’agit, comme l’indique le titre, d’une simple « invitation » à partager sa perspective, dans le but d’« élargir notre compréhension des facteurs sociaux impliqués dans la formation et la mise en œuvre du droit international » (p. 2). Sans surprise, il indique à cet égard à titre liminaire qu’il ne s’agit pas de se limiter, au titre du droit, aux textes juridiques, et que les sources non officielles ou informelles, de même que, plus largement, les dispositifs normatifs de « contrôle social », seront pris en considération. Car le droit formel n’est pas en soi de nature à induire, immédiatement, un changement d’attitude au sein d’une communauté épistémique (État, groupe d’États, ou autre) ; bien au contraire, il peut susciter une résistance culturelle liée à des facteurs sociologiques. On ne peut qu’être d’accord avec cette approche – mais le fait même que le sociologue la signale comme innovante en dit long sur l’habituelle perception du droit (interne ou international) en dehors de la discipline : les juristes sont très souvent compris comme pensant le droit à travers les seules règles formelles et leur interprétation judiciaire, avec des méthodologies très figées. Le malentendu, qui rend le dialogue interdisciplinaire difficile, est à la fois le fait des autres disciplines qui retiennent une certaine idée du droit sans véritablement s’interroger sur ce qu’en pensent les juristes (cela concerne la sociologie mais aussi l’économie ou la philosophie du droit), mais inversement, les juristes participent très rarement dans les discussions avec les autres sciences sociales (ou les autres sciences, tout court).

16Quoi qu’il en soit, la présentation que nous fait l’auteur des axes méthodologiques de sa propre science, à l’usage des juristes internationaux, est à la fois pédagogique et utile. En somme, comme on le sait, la perspective sociologique estime que le comportement des individus et leurs choix normatifs sont affectés par des facteurs et processus socio-culturels (en même temps que ces derniers sont reflétés dans les structures sociales, dont le droit). Cependant, à partir de ce fond commun, des divergences apparaissent dans la théorie sociologique sur deux terrains, qui correspondent à deux dichotomies. D’abord, la division structure/agence. La tradition macro-sociologique voit les individus comme porteurs et contraints par des schémas (des structures) sociaux, tandis que l’école micro-sociologique souligne le rôle actif des individus ou des petits groupes et leurs choix individuels, secrétant les structures par leur interaction. La seconde dichotomie est celle qui oppose les théories conflictuelles et celles qui mettent en avant les consensus. Les premières voient l’ordre social comme habité par des conflits permanents entre groupes pour le contrôle des ressources économiques ou culturelles, tandis que les secondes pointent la force intégrative des valeurs communes et l’importance de l’ordre social. Ces différents positionnements, qui peuvent ou non se recouper, projettent alors des visions différentes sur une série de concepts-clés de la sociologie, à savoir la culture, les valeurs, la société (ou la communauté), l’identité sociale, les mécanismes de contrôle social et la norme.

17À partir de ces prémisses, on peut se demander comment se construit une sociologie du droit international, ou tout au moins quelles sont les grandes questions auxquelles une telle discipline serait à même de répondre. Sur ce point la conceptualisation offerte par l’ouvrage est moins convaincante. Soulignant que le droit est enraciné dans la culture qui a son tour l’informe, on apprend sans trop de surprise que le droit international est pareillement enraciné dans les caractéristiques et pratiques socio-culturelles des différentes communautés qu’il régit et qui en sont simultanément affectées. Cependant, il est difficile de comprendre comment ces relations intègrent la spécificité structurelle du droit international. À beaucoup d’égards, on a l’impression que le sujet traité est plutôt un assemblage du droit transnational (comment le droit secrété par la communauté des arbitres est le reflet de facteurs socio-culturels que ceux-ci ont en partage), des différentes orientations matérielles du droit international tendant vers la reconnaissance de droits socio-économiques ou culturels, ou encore l’émergence d’accords régionaux qui traduisent des conceptions changeantes de communautés culturelles.

18Sur tous ces points, la théorisation emprunte également à la discipline des relations internationales en ce qu’elle développe une conception constructiviste du droit, à savoir, fondée sur la conviction que le système international n’existe pas indépendamment des croyances intersubjectives et des attentes partagées des acteurs impliqués. Peut-être que la partie la plus instructive de l’ouvrage concerne, sous cet angle, la formation de la mémoire et de l’identité collectives dans des cadres institutionnels différents, et la façon dont la conscience ainsi formée rétroagit sur l’interprétation et la mise en œuvre du droit international. Ce serait certainement une piste intéressante à suivre en droit international privé, qui manie quotidiennement des concepts tels que la nationalité et l’extranéité, mais aussi l’ordre public et les valeurs, ou encore la reconnaissance érigée en méthode, qui influent sans aucun doute sur le champ d’application attribué aux lois. Celui-ci traduit en effet une certaine idée de la relation entre l’individu et le groupe, ou le sujet de droit et la communauté. De tels enjeux sous-tendent aujourd’hui les discussions sur le renouvellement des méthodes (par la reconnaissance) ou sur la signification du tandem territorialité/extraterritorialité dans le contexte aussi bien des droits de l’homme que des conflits de régulation économique. L’ouvrage invite alors à un salutaire décentrement et oblige à réfléchir aux apports possibles de l’interdisciplinarité en même temps qu’il en souligne une nouvelle fois les limites.

19Horatia Muir Watt

Irresolvable Norm Conflicts in International Law. The Concept of a Legal Dilemma par Valentin Jeutner, Oxford monographs in international law, OUP, 2017, 182 p.

20Le titre de cet ouvrage ne peut qu’attirer le regard de l’internationaliste-privatiste, même si, ou parce qu’il suggère une problématique de droit international public, avec un intriguant arrière-fond théorique fait de questionnement sur le concept de dilemme juridique. Ainsi, l’ouvrage s’emploie d’abord à cerner cette dernière notion, la distinguant par rapport à des catégories voisines, comme le conflit de lois ou de normes, l’indétermination (en ce sens qu’il pourrait y avoir plusieurs bonnes réponses à une question d’interprétation juridique donnée), la lacune (bien que l’idée d’une absence de méta-règle de conflit ou Kollisionslücke se rapprocherait en réalité de l’idée de dilemme), le paradoxe, le désaccord ou le hard case (entendu comme se situant dans la zone grise d’une règle juridique). On apprend aussi, peut-être sans grande surprise, que les dilemmes apparaissent en droit international public en raison de la fragmentation, du déclin de la hiérarchie des normes ou de la rédaction imparfaite des textes. Il est souligné également que le dilemme peut prendre l’une de deux formes : épistémologique, en présence d’une normativité trop complexe ou inaccessible, et métaphysique, en présence d’une situation d’indécidabilité morale ou politique.

21L’auteur passe en revue les divers outils ou mécanismes que le droit met à disposition de l’interprète pour résoudre les conflits de normes, pour conclure à leurs imperfections. Il en irait ainsi des diverses doctrines de dérogeabilité (lex specialis, etc.), de la proportionnalité, et – catégorie qui nous intéresse ici – des approches relevant du droit international privé. Or, il est toujours intéressant de voir comment cette discipline est perçue de l’extérieur. Par exemple, on sait que Neil Walker (Intimations of Global Law, compte rendu Rev. crit. DIP 2015. 516) la disqualifie très vite en tant que modèle conceptuel pour affronter de nouvelles normativités, car elle ne serait qu’un simple « garde-frontières » à horizon pré-global. M. Jeutner en retient pareillement une idée étroite, l’écartant au motif qu’elle ne serait utile qu’en présence de deux régimes (ensembles de normes) juridiques différents, qu’elle n’empêcherait pas des batailles juridictionnelles d’avoir lieu, et n’éliminerait pas le dilemme résultant d’appréciations divergentes du caractère approprié d’un rattachement ou d’une loi donnée.

22Cela signifie surtout que la perception du droit international privé comme pourvoyeur d’un certain « style intellectuel », comme l’ont si richement décrit K. Knop, R. Michaels et A. Riles (v. compte rendu Rev. crit. DIP 2009. 417), ne semble pas avoir traversé la frontière disciplinaire. En tout cas, l’auteur n’y fait aucune référence lorsqu’il examine, pour les écarter à leur tour, les dispositifs d’ajustement des normes antinomiques (plutôt que de règlement des conflits) en droit international, qui n’apporteraient aucune réponse à la difficulté qui apparaît lorsque le fait d’obéir à une norme constitue la violation d’une autre. Pourtant, on sait qu’en droit international privé, pareille situation constitue un « vrai conflit » (en termes fonctionnalistes), qui peut engendrer (en termes conflictualistes) des conflits de systèmes. Divers outils y ont été développés pour les traiter, qu’il s’agisse de la prise en considération, de l’application incidente, de l’effet atténué de l’ordre public, du recours à la lex fori, etc. En somme, la discipline s’applique bien, sous l’égide de Currie, de Wengler ou de Quadri, à appréhender et à répondre au dilemme qu’est le Pflichtenkonflikt.

23Cependant, l’auteur propose plutôt un système spécifique, une théorie autonome du dilemme juridique en droit international. Constatant que certains conflits normatifs sont irréductibles, il suggère que le juge qui en est saisi devrait d’abord faire apparaître l’antinomie des normes en présence en déclarant l’existence d’un « conflit dilemmique », puis en déléguer la solution aux souverains (aux organes étatiques) impliqués, de façon à provoquer un débat et une négociation, avec la participation possible de tiers affectés. Sur le terrain de la théorie du droit tout court, il souligne que le fait d’admettre qu’un état des choses donné ne relève pas d’une logique binaire (légal/illégal) ouvre le champ juridique à des « éclairs » venus d’un monde devenu ainsi visible au-delà des confins du droit. Par ailleurs, il s’agirait d’admettre que la contradiction est inhérente à, ou en tout cas tolérable par l’ordre juridique, qui pourrait ainsi accepter de faire place simultanément à des discours ou récits multiples. Sur ces divers points, on ne peut qu’être d’accord ; il y a là une conclusion qui fédère de nombreuses théories critiques du droit depuis longtemps, y compris en droit international. Le droit international privé y adhère également, dans la gestion des dilemmes qui guettent les acteurs privés (plutôt que les diplomates ou les juridictions internationales), et en fait même le fondement de sa méthode lorsqu’il se décline sur un mode néo-statutiste ou pluraliste. On ne peut donc que regretter que l’apport n’en soit pas davantage exploré par les disciplines voisines. Cet ouvrage par ailleurs instructif en aurait certainement gagné en intérêt.

24Horatia Muir Watt

Le tiers et le contrat. Étude de conflit de lois par Sarah Laval, préface de P. de Vareilles-Sommières, Larcier, 2016, 458 p.

25Sujet d’innombrables études en droit interne, le problème des rapports entre le contrat et les tiers est également, aujourd’hui, au cœur des préoccupations des internationalistes. En atteste la thèse de Sarah Laval, soutenue en 2014 et parue en octobre 2016.

26L’auteur y aborde la difficulté avec un mélange d’audace et de sagesse : audace, tant les questions sont diverses et complexes, sagesse, dans la mesure où ces questions sont abordées par le seul prisme du conflit de lois. Ce choix permet à la thèse de conserver sa cohérence, et évite à l’auteur de s’engager dans une entreprise absolument tentaculaire. Nul n’ignore, sur ce chapitre, le nombre et la difficulté des questions suscitées, en matière de compétence, par les actions intentées par et contre le tiers : que l’on songe, notamment, à la qualification, contractuelle ou délictuelle, desdites actions, ou encore au problème de l’extension des clauses de règlement des litiges à leur égard.

27À l’origine de la thèse de Mme Laval se trouve l’intuition d’un paradoxe entre le déclin de l’autonomie de la volonté en droit interne – dont on rappellera toutefois qu’elle n’a jamais été reçue en tant que telle – et son essor en droit international privé, incarné par les conquêtes du principe d’autonomie. Plus que jamais aux prises avec les tiers en droit interne, le contrat demeurerait en revanche la chose des parties dans le domaine du conflit de lois. Aux fins de dépasser ce paradoxe, il y aurait lieu de restituer, sous les auspices de la méthode conflictualiste, leur juste place aux tiers et à leurs prévisions légitimes. Mais parce que ces tiers sont aussi divers que les contrats auxquels ils peuvent être confrontés, des distinctions s’imposent. Pour l’auteur, la principale d’entre elles, qui structure la thèse en deux parties, devrait opposer les contrats à « opposabilité renforcée » tels que le contrat de société, de mariage, ou les divers contrats « relatifs à des droits réels », et les contrats à « opposabilité simple », qui regroupent les contrats « créateurs d’obligations ».

28Les contrats à opposabilité renforcée seraient ceux dont l’objet même intéresse les tiers. Aussi bien ne devraient-ils pas, pour cette raison, relever du principe d’autonomie, lequel serait impuissant à préserver leurs intérêts et autorise l’application d’une loi à laquelle ils ne pourraient légitimement s’attendre. D’ores et déjà acquise en droit positif au sujet du contrat de société, qui relève de la lex societatis, et du mariage, dont les conditions de fond sont régies par la loi nationale des époux, l’éviction du principe d’autonomie devrait, plus largement, gagner tous les contrats relatifs aux droits réels, qu’il s’agisse de contrats translatifs ou créateurs de tels droits. Les solutions pour l’heure applicables à cette catégorie d’accords ne seraient en effet guère satisfaisantes : étayées par un maintien contestable du principe d’autonomie, dont l’application est simplement tempérée par l’intervention de la lex rei sitae s’agissant des droits réels, elles s’avéreraient excessivement complexes et soulèveraient, entre autres difficultés, d’inextricables conflits mobiles. Quant au recours, préconisé par certains auteurs, à des mécanismes d’exception, tels que les lois de police ou l’apparence, aux fins de corriger les inconvénients du principe d’autonomie pour les tiers, il ne convaincrait pas davantage. L’application de la méthode des lois de police se heurterait en particulier à deux objections, dont la conciliation ne nous semble d’ailleurs pas chose aisée : elle ne serait pas justifiée, la protection des tiers ne constituant pas en soi un objectif précis poursuivi par l’État, et pourrait conduire à une application systématique de la lex rei sitae. La clé du problème résiderait dès lors non pas dans l’éviction de la qualification contractuelle des contrats relatifs aux droits réels – il serait, de fait, curieux de soustraire la vente ou le bail à la qualification de contrat – mais à un abandon pur et simple du principe d’autonomie en la matière. Les contrats relatifs à des droits réels immobiliers seraient ainsi soumis, globalement, à la loi du lieu de situation de l’immeuble. Quant aux contrats portant sur des droits réels mobiliers, ils relèveraient de la loi de l’État de la résidence habituelle du débiteur de la prestation caractéristique. Ces rattachements objectifs et impératifs présenteraient le double avantage de préserver les prévisions légitimes des parties, sans méconnaître celles des tiers.

29Après les contrats à opposabilité renforcée, Mme Laval envisage, dans la seconde partie de son étude, le cas des contrats à opposabilité simple. Au rebours des premiers, dont l’objet même concernerait les tiers, les seconds intéresseraient les tiers par le truchement de leurs seuls effets. Une nouvelle subdivision est ici proposée entre les contrats créant un lien juridique entre les parties et les tiers, tels que la cession de créances ou la représentation, et les autres contrats « créateurs d’obligations ». Les premiers font, de lege lata, l’objet d’une règle de conflit de lois spéciale en ce sens que, si la relation unissant les parties relève de la lex contractus, qui peut être librement choisie, le lien entre tiers et parties relève, lui, d’une loi qui lui est propre et dont l’application vise à préserver les attentes du tiers. Les seconds relèvent, pour leur part, de la règle de conflit de lois générale applicable en matière contractuelle, qui n’est autre que le principe d’autonomie. L’application d’une règle générale se justifie ici par l’idée que les effets du contrat vis-à-vis des tiers se présentent à l’identique dans tous les contrats, et revêtent par exemple les traits d’une action directe du tiers, ou d’une action en responsabilité civile fondée sur le manquement contractuel de l’une des parties. Si l’application du principe d’autonomie ne soulève alors, selon l’auteur, pas de difficulté particulière pour autant que le tiers manifeste sa volonté d’être lié par les effets du contrat – l’exemple pris de la stipulation pour autrui suscite ici une réserve tant il est vrai que si le tiers bénéficiaire manifeste bien sa volonté d’être lié en sollicitant l’exécution de la promesse, l’existence même de sa créance ne requiert pas son consentement –, elle s’avère plus problématique lorsque le tiers n’a pas exprimé une telle volonté, comme lorsqu’il exerce une action directe ou en responsabilité contre le débiteur contractuel – de telles actions ne dénotent-elles toutefois pas, à l’instar de celle du tiers bénéficiaire d’une stipulation pour autrui, une volonté du tiers de se prévaloir des effets du contrat ? Après une minutieuse pesée des avantages et des inconvénients du principe d’autonomie dans ce type d’hypothèses, l’auteur se prononce en faveur de son maintien, mâtiné de correctifs tels que l’adaptation exceptionnelle de la règle de conflit de lois dans les contrats liés, pour éviter les incohérences suscitées par l’application de lois distinctes aux différents contrats, et surtout les lois de police. Ainsi parviendrait-on à forger un juste équilibre entre la préservation des intérêts des parties, qui conserveraient le bénéfice du principe d’autonomie, et ceux des tiers.

30Cette brève esquisse des grandes lignes de la thèse de Mme Laval ne fournit qu’un aperçu parcellaire des développements très riches qu’elle renferme. Ce travail constitue en effet une intéressante tentative de mise en ordre, autour d’un sujet dont a rappelé à titre liminaire la complexité et les nombreuses ramifications. Des figures contractuelles très variées, allant du contrat de fiducie au mandat, en passant par la cession de créances, y sont analysées dans une perspective critique, ménageant une place importante aux méthodes du droit international privé. Les propositions, parfois résolument innovantes, qui en résultent, incitent à la réflexion, même si elles ne déploient pas toutes la même force de conviction.

31Il est permis, à cet égard, de nuancer le paradoxe initial pointé par l’auteur, qui sert de fondement à sa réflexion : la place croissante occupée, en droit substantiel, par les tiers dans la sphère contractuelle, ne contredit pas, en ellemême, la prévalence du principe d’autonomie en droit international privé. Comme le rappelle d’ailleurs Mme Laval lorsqu’elle critique la conception « maximaliste » (n° 8, p. 31) visant à bannir de manière générale le libre choix de la lex contractus par les parties, les deux questions relèvent de registres distincts, celui de la justice substantielle pour la première, celui de la justice conflictuelle pour la seconde. La protection des tiers en droit substantiel ne passe dès lors pas fatalement par une objectivation de la règle de conflit de lois : la loi librement choisie peut fort bien octroyer aux tiers un traitement bien plus enviable qu’une loi désignée par des rattachements objectifs telle que celle du lieu de situation l’immeuble ou celle de la résidence habituelle du débiteur de la prestation caractéristique.

32Le jeu du principe d’autonomie peut, certes, également s’avérer problématique sous l’angle de la justice conflictuelle : comme le rappelle l’auteur, les tiers peuvent éprouver quelque difficulté à prévoir et à identifier la loi librement choisie par les parties, laquelle peut n’entretenir aucun lien avec la situation contractuelle. Encore conviendrait-il, selon nous, de distinguer selon les questions posées plutôt que selon le type de contrats en cause.

33Que les parties puissent choisir la loi applicable au contenu obligationnel d’un contrat de vente ou de bail ne nous semble ainsi guère choquant : ce contenu n’intéresse pas spécifiquement les tiers, du moins pas davantage que dans d’autres contrats, et le libre choix de lois est à ce point entré dans les mœurs que les tiers seraient bien mal venus de plaider la surprise lorsqu’ils y sont confrontés. Quant aux difficultés soulevées par la connaissance de la teneur du choix de loi, elles existent indéniablement, mais ne doivent pas, en pratique, être surestimées.

34Sans doute la question se pose-t-elle avec davantage d’acuité à l’égard de certains effets non obligationnels, tels que la création ou la transmission de droits réels. Les tiers sont ici étroitement concernés et le choix de loi pourrait, au moins dans certains cas, mettre à mal leurs prévisions légitimes ainsi que leurs intérêts.

35Pareille préoccupation ne nous paraît toutefois pas justifier une solution aussi radicale, et peu réaliste, que celle qui consisterait à exclure le jeu du principe d’autonomie d’un pan extrêmement large de la matière contractuelle. Rien ne garantirait en effet que les tiers seraient mieux protégés par l’application de la loi objectivement désignée. Il n’est pas sûr, de surcroît, qu’ils puissent spontanément s’attendre à l’application aux droits réels mobiliers de la loi de la résidence habituelle du débiteur de la prestation caractéristique : sans doute sont-ils plus enclins à privilégier la loi du lieu de situation du bien concerné. Dans ces conditions, évincer à titre de principe le libre choix de la loi applicable au bénéfice de rattachements objectifs tels que la résidence habituelle du débiteur de la prestation caractéristique pourrait manquer doublement sa cible : les tiers ne seraient pas forcément mieux protégés au fond et la solution ne répondrait probablement pas à leurs prévisions légitimes quant au droit applicable.

36À cela s’ajoute le fait que la protection des tiers est certes capitale, mais n’est pas l’objet premier du contrat. Plus qu’un renversement de la solution de principe, qui ferait passer l’accessoire avant le principal, la protection des tiers devrait, à nos yeux, relever de méthodes d’exception qui, au rebours de la règle de conflit savignienne, véhiculent des considérations substantielles. L’on songe ici notamment à l’exception d’ordre public ainsi qu’aux lois de police du lieu de situation du bien. Ces mécanismes interviendraient de façon ponctuelle, à propos de questions intéressant directement les tiers telles que le transfert de propriété, et uniquement lorsque le for estime les intérêts des tiers insuffisamment protégés par la loi choisie. Les problèmes soulevés par une application systématique de la lex rei sitae, tels que les conflits mobiles, seraient de la sorte résolus et le principe du libre choix de lois maintenu, quel que soit le contrat concerné.

37Cette manière d’envisager les rapports du contrat et des tiers à l’aune des questions de droit posées plutôt que par référence aux types de contrat en cause nous semble d’autant plus nécessaire que certaines questions intéressant les tiers sont, comme le rappelle Mme Laval, virtuellement communes à tous les contrats. L’on pense ici, par exemple, à l’action directe ou à l’action en responsabilité civile intentée par un tiers à l’encontre d’un débiteur contractuel, et fondée sur un manquement de celui-ci. Ce dernier problème se pose assurément dans les mêmes termes qu’il s’agisse d’une vente, d’un bail, ou d’une prestation de services. Le fondement de la demande du tiers réside à cet égard dans une violation du contenu obligationnel du contrat – lequel n’est rappelons-le, pas absent des contrats relatifs aux droits réels. Or dès l’instant où la question se pose dans les mêmes termes, elle nous semble devoir être traitée de manière identique. Ainsi, lorsque les parties ont choisi la loi applicable à un contrat de vente, l’on ne voit guère de raison de ne pas l’appliquer à l’action du tiers se prévalant d’un manquement contractuel. Pourquoi, en effet, substituer à la loi choisie celle de la résidence habituelle du vendeur ou celle du lieu de situation de l’immeuble, alors que pareille substitution serait exclue s’agissant d’un contrat de prestation de services dont la violation est invoquée par un tiers ?

38Le principe d’autonomie peut certes être utilisé par les parties aux fins d’empêcher les tiers de se prévaloir du contrat. Ce constat vaut toutefois pour tout type de contrat, et appelle donc, là encore, une réponse unique. Celle-ci ne devrait au reste pas faire l’impasse sur le fait que la démarche des parties n’est pas nécessairement illégitime : ainsi peuvent-elles être fondées à vouloir, par leur choix de lois, octroyer au débiteur contractuel un traitement plus clément que celui dont il bénéficie en droit français depuis un fameux arrêt d’Assemblée plénière du 6 octobre 2006. Et dans l’hypothèse où les intérêts du tiers, demandeur à l’action en responsabilité ou à une action directe, seraient jugés particulièrement dignes de sollicitude, rien n’empêcherait le for d’évincer ponctuellement la loi choisie sur le fondement de l’exception d’ordre public ou des lois de police.

39Ces quelques remarques, qui n’engagent que leur auteur, n’enlèvent évidemment rien au mérite de Mme Laval : celle-ci a eu le courage de s’attaquer à un sujet difficile. Elle est, qui plus est, parvenue à y jeter un regard fin, original et servi par un propos d’une parfaite clarté.

40David Sindres

La nationalité française dans l’océan Indien par Élise Ralser et Jonas Knetsch (dir.), Société de Législation comparée, coll. « Colloques », vol. 30, 2017

41Cet ouvrage réunit les contributions à un colloque organisé par les professeurs Élise Ralser et Jonas Knetsch à l’Université de La Réunion le 9 novembre 2015. Ainsi qu’ils le précisent dans leur allocution d’ouverture, l’idée du colloque est venue aux deux organisateurs lors de l’étude de la jurisprudence de la Cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion en matière de relations privées transfrontières. Il leur est en effet apparu que les affaires traitées mettaient en avant des problématiques, qu’ils pensaient dépassées, liées dans la région à la succession de souverainetés née de la Décolonisation et de l’Indépendance. L’importance de l’immigration dans l’océan Indien, essentiellement à Mayotte, mais aussi à La Réunion, et des raisons historiques conduisent en effet à des difficultés importantes concernant la détermination et la preuve de la nationalité des individus ainsi qu’à des interrogations relatives tout autant à l’application du droit transitoire qu’à la circulation des actes de l’état civil. Ainsi, si les contributions montrent que la nationalité ne revêt pas, en tant que concept, de particularité selon le lieu d’étude, elle prend un intérêt accru dans ce contexte, et le colloque a permis de constater la diversité des règles qui président à son attribution ou à son retrait, ce qui peut d’ailleurs poser des difficultés au regard des droits fondamentaux.

42De façon très intéressante, les organisateurs ont choisi d’envisager la nationalité autour de trois axes qui sont autant de façon de l’étudier dans sa relation avec d’autres concepts proches que sont le territoire, la citoyenneté et l’identité. Ils ont également adopté une approche pluridisciplinaire mêlant de façon bienvenue l’histoire du droit, la science politique, le droit de la nationalité et le droit international privé tout en faisant intervenir des universitaires et des praticiens de différentes origines territoriales et nationales.

43L’intérêt spécifique de cet ouvrage est de proposer d’abord, au titre de l’axe sur le territoire, un véritable état des lieux du droit de la nationalité dans l’océan Indien. Présentant la situation à La Réunion et à Mayotte bien sûr mais aussi à l’Île Maurice, aux Comores, à Madagascar et en Inde, les diverses contributions permettent de rendre compte d’une situation contrastée, notamment au regard du jus soli, et présentent des spécificités régionales, à l’image de la citoyenneté économique existant aux Comores et conférée aux partenaires économiques du gouvernement des Comores. Le droit de la nationalité s’adapte en réalité aux évolutions historiques et, notamment, au moment de l’indépendance des États, au souhait éventuel du nouveau législateur de favoriser une approche plus ethnocentrique du droit de la nationalité dont l’objectif avoué est le renforcement de la cohésion de la communauté nationale.

44Du point de vue du droit de la nationalité française, les actes du colloque font apparaître un droit largement dérogatoire par rapport au droit commun applicable en métropole. À cet égard, la notion de territoire de la République française peut d’ailleurs apparaître dans certaines hypothèses polysémique.

45Les contributions relatives aux liens entre la nationalité et la citoyenneté reviennent utilement sur les relations qui peuvent exister entre la citoyenneté européenne et la nationalité des États membres, y compris sous l’angle des droits fondamentaux et des libertés établies par le droit de l’Union européenne. Mais elles permettent également d’élargir de façon très intéressante la réflexion aux hypothèses de chevauchement entre la nationalité française et le maintien d’un statut personnel dérogatoire.

46Enfin, les liens entre nationalité et identité, pourtant en principe assez évidents dès lors que la nationalité est un élément de l’état civil, apparaissent dans certaines hypothèses plus complexes ainsi que l’enseigne l’exemple de l’Île Maurice où un sentiment d’appartenance à la France peut exister, y compris chez des personnes qui n’ont pas la nationalité française. La construction d’une identité se trouve alors réalisée sans coïncidence avec la réalité juridique découlant de la nationalité. Au-delà de cette spécificité propre au contexte territorial de l’océan Indien, et une fois admis que la nationalité est un élément de l’état des personnes reconnu comme un véritable droit au profit des individus, notamment par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, il reste à démontrer cette appartenance nationale. Cette preuve de la nationalité, qui incombe à celui dont la nationalité est en cause, est loin d’être la partie la plus évidente du processus identitaire et c’est l’intérêt de ces actes de montrer les difficultés pratiques auxquelles sont confrontées tribunaux et individus, principalement, mais pas seulement, dans l’océan Indien. La réflexion entamée ici est évidemment féconde de façon plus générale concernant la preuve de la nationalité, notamment lorsque les intéressés présentent des actes de l’état civil établis à l’étranger. L’analyse porte alors sur la preuve d’une éventuelle fraude, sur l’exigence de documents non prévus par les textes (notamment lorsque les autorités ne se contentent pas du certificat de nationalité présenté par l’intéressé) et sur l’interprétation de l’article 47 du Code civil, duquel découle une présomption de régularité, parfois mal maîtrisée, des actes d’état civil étrangers, le tout sous le regard de plus en plus sévère des droits fondamentaux.

47C’est tout l’intérêt des actes de ce beau colloque d’inciter à la réflexion sur ces questions essentielles dans une perspective plus générale, tout en apportant un regard tout à fait original et bienvenu sur les spécificités et les pratiques ayant cours dans l’océan Indien.

48Natalie Joubert

Mis en ligne sur Cairn.info le 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.174.0693
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