CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1SCI Senior Home c/ Gemeinde Wedemark, Hannoversche Volksbank eG

2[…] Sur la question préjudicielle

316. Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 5 du règlement n° 1346/2000 doit être interprété en ce sens que constitue un « droit réel », aux termes de cet article, une sûreté constituée en vertu d’une disposition de droit national, telle que celle en cause au principal, selon laquelle l’immeuble du débiteur de taxes foncières est grevé de plein droit d’une charge foncière de droit public et ce propriétaire doit tolérer l’exécution forcée, sur cet immeuble, du titre constatant la créance fiscale.

417. À cet égard, il y a lieu de rappeler, en premier lieu, que ce règlement repose, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général aux points 21 à 23 de ses conclusions, sur un modèle dit d’« universalité atténuée », selon lequel, d’une part, la loi applicable à la procédure principale d’insolvabilité et à ses effets est celle de l’État membre sur le territoire duquel cette procédure a été ouverte, alors que, d’autre part, ledit règlement prévoit plusieurs exceptions à cette règle. L’article 5, § 1, du même règlement prévoit l’une de ces exceptions.

518. En ce qui concerne, plus précisément, l’article 5, § 1, du règlement n° 1346/2000, qui énonce que l’ouverture de la procédure d’insolvabilité n’affecte pas le droit réel d’un créancier ou d’un tiers sur des biens appartenant au débiteur et qui se trouvent, au moment de l’ouverture de la procédure, sur le territoire d’un autre État membre, il ressort de la jurisprudence de la Cour que la justification, la validité et la portée d’un tel droit réel doivent normalement se déterminer en vertu de la loi du lieu où se trouve le bien faisant l’objet dudit droit. Par conséquent, l’article 5, § 1, de ce règlement permet, en dérogeant à la règle de la loi de l’État membre d’ouverture, d’appliquer au droit réel d’un créancier ou d’un tiers sur certains biens appartenant au débiteur la loi de l’État membre sur le territoire duquel se trouve le bien en question (v., en ce sens, arrêts du 5 juill. 2012, ERSTE Bank Hungary, C-527/10, EU:C:2012:417, points 40

6à 42, et du 16 avr. 2015, Lutz, C-557/13, EU:C:2015:227, point 27).

719. Par conséquent, s’agissant de l’affaire au principal, la question de la qualification du droit concerné de droit « réel » aux fins de l’application de l’article 5, § 1, dudit règlement s’examine au regard du droit national, en l’occurrence du droit allemand.

820. À cet égard, il ressort de la décision de renvoi que les charges foncières en cause au principal constituent des droits patrimoniaux réels étant donné que le propriétaire de l’immeuble grevé doit tolérer l’exécution forcée du titre constatant la créance fiscale, sur cet immeuble. En tout état de cause, il appartient à la juridiction de renvoi de constater et d’apprécier les faits du litige dont elle est saisie ainsi que d’interpréter et d’appliquer le droit national (arrêt du 8 juin 2016, Hünnebeck, C-479/14, EU:C:2016:412, point 36) afin d’établir si la créance de taxe foncière en cause au principal peut être considérée comme un droit réel selon le droit allemand.

921. En deuxième lieu, il convient de rappeler que, si l’article 5, § 2 et 3, du règlement n° 1346/2000 ne définit pas la notion de « droit réel », il précise néanmoins, au moyen d’une série d’exemples de droits qualifiés de « réels » par ce règlement, la portée et, partant, les limites de la protection accordée par cette disposition aux privilèges, aux garanties ou aux autres droits, prévus par le droit interne des États membres, des créanciers d’un débiteur insolvable.

1022. En effet, comme l’a relevé, en substance, M. l’avocat général, aux points 43 et 44 de ses conclusions, afin de ne pas priver de son effet utile la limitation du champ d’application de l’article 5 dudit règlement aux droits « réels », il y a lieu de considérer que les droits considérés comme « réels » par la législation nationale concernée doivent remplir, pour relever dudit article 5, certains critères.

1123. En l’occurrence, s’agissant d’un droit tel que celui en cause au principal, il convient de constater que celui-ci, sous réserve des vérifications qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’effectuer, remplit ces critères énumérés à l’article 5, § 2, du règlement n° 1346/2000, dans la mesure où, d’une part, il constitue une charge grevant directement et immédiatement un bien immobilier taxé et où, d’autre part, le propriétaire de l’immeuble doit en tolérer l’exécution forcée sur celui-ci, aux termes de l’article 77, § 2, première phrase, de l’AO. En outre, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 49 de ses conclusions, au cours d’une procédure d’insolvabilité, l’administration fiscale bénéficie, au titre de la charge foncière en cause au principal, de la qualité de créancier privilégié.

1224. En troisième lieu, cette constatation n’est pas de nature à être remise en cause par la circonstance, relevée par la Commission dans ses observations, selon laquelle ledit article 5 doit être interprété de manière stricte en ce qu’il constitue une exception à la règle générale consacrée à l’article 4 de ce règlement de telle sorte qu’il ne viserait que les droits réels octroyés dans le cadre de transactions commerciales.

1325. En effet, d’une part, si, selon une jurisprudence constante, une disposition dérogatoire doit être interprétée de manière stricte, il n’en convient pas moins de veiller à ce que cette disposition ne soit pas privée de son effet utile (v., en ce sens, arrêt du 13 déc. 2012, BLV Wohn- und Gewerbebau, C-395/11, EU:C:2012:799, point 33 et jurisprudence citée).

1426. D’autre part, ni le libellé des dispositions du règlement n° 1346/2000 ni les objectifs poursuivis par celui-ci ne permettent d’interpréter l’article 5 de ce règlement en ce sens qu’il ne couvrirait pas les droits réels accordés en dehors du cadre d’une transaction commerciale.

1527. S’agissant du libellé des dispositions en cause, il y a lieu de relever que ledit article 5 ne comporte aucun élément susceptible de limiter le champ d’application de cet article en fonction de l’origine du droit réel concerné ou de la nature, de droit public ou de droit privé, de la créance garantie par ce droit réel.

1628. En ce qui concerne les objectifs poursuivis par cette disposition, il ressort du considérant 24 du règlement n° 1346/2000 que les exceptions à la règle générale de désignation de la loi applicable, consacrée à l’article 4 de ce règlement, visent à « protéger la confiance légitime et la sécurité des transactions dans des États différents de celui de l’ouverture », le caractère commercial des droits ou des créances concernés étant, à cet égard, indifférent.

1729. En outre, rien ne permet de déduire du considérant 25 du règlement n° 1346/2000, aux termes duquel il est « particulièrement » nécessaire de prévoir, pour les droits réels, un rattachement particulier qui déroge à la loi de l’État d’ouverture, ces droits revêtant une importance considérable pour l’octroi de crédits, que cette exception ne couvrirait que les garanties réelles accordées dans le cadre des seuls contrats commerciaux ou de crédit. Il apparaît, au contraire, qu’une limitation du champ d’application de l’article 5 du même règlement en fonction de l’origine commerciale du droit réel concerné se heurterait à l’objectif, expressément énoncé au considérant 24 de ce règlement, de protéger la confiance légitime et la sécurité des transactions.

1830. En tout état de cause, il y a lieu de constater qu’une interprétation de l’article 5 du règlement n° 1346/2000 en ce sens que l’exception qu’il prévoit ne couvrirait que les seuls droits réels constitués dans le cadre de transactions commerciales ou de crédit aboutirait à un traitement défavorable des titulaires de droits réels accordés dans le cadre de transactions autres que commerciales.

1931. Or, comme l’a relevé, en substance, M. l’avocat général aux points 64 à 67 de ses conclusions, le règlement n° 1346/2000 repose sur le principe d’égalité de traitement des créanciers et sur celui selon lequel ses dispositions doivent être appliquées indépendamment de la nature, commerciale ou autre, des créances garanties par les droits réels. Ainsi, s’agissant de la possibilité pour les créanciers de produire leurs créances par écrit dans le cadre de la procédure d’insolvabilité, l’article 39 de ce règlement exclut toute discrimination des autorités fiscales et des organismes de sécurité sociale des États membres autres que l’État sur le territoire duquel la procédure d’insolvabilité a été ouverte.

2032. Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la question que l’article 5 du règlement n° 1346/2000 doit être interprété en ce sens que constitue un « droit réel », au sens de cet article, une sûreté constituée en vertu d’une disposition de droit national, telle que celle en cause au principal, selon laquelle l’immeuble du débiteur de taxes foncières est grevé de plein droit d’une charge foncière de droit public et ce propriétaire doit tolérer l’exécution forcée du titre constatant la créance fiscale, sur cet immeuble […].

21Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit : – L’article 5 du règlement (CE) n° 1346/2000 du Conseil, du 29 mai 2000, relatif aux procédures d’insolvabilité, doit être interprété en ce sens que constitue un « droit réel », au sens de cet article, une sûreté constituée en vertu d’une disposition de droit national, telle que celle en cause au principal, selon laquelle l’immeuble du débiteur de taxes foncières est grevé de plein droit d’une charge foncière de droit public et ce propriétaire doit tolérer l’exécution forcée du titre constatant la créance fiscale, sur cet immeuble.

22Du 26 octobre 2016 – Cour de justice de l’Union européenne (5e ch.) – aff. C-195 /15 – M. da Cruz Vilaça, prés., Mme Berger, rapp., M. Szpunar, av. gén.

23(1) 1. « La notion de droit réel qui figure à l’article 5, § 1, du règlement n° 1346/2000 vise-t-elle une règle nationale (…) qui prévoit que les créances de taxe foncière constituent de plein droit une charge foncière de droit public grevant l’immeuble et que le propriétaire doit par conséquent tolérer l’exécution forcée sur l’immeuble ? ». Telle est la question posée en l’espèce à la Cour de justice de l’Union européenne, question qui lui donne l’occasion de revenir sur l’interprétation qu’elle retient de l’article 5 du règlement n° 1346/2000 « Insolvabilité » (v. D. 2017. 852, note R. Dammann ; BJS 2017. 248, note F. Jault-Seseke et D. Robine ; JCP n° 9, 2017, p. 391, obs. M. Menjucq ; BJE 2017. 139, obs. L.-C. Henry ; Rev. proc. coll. mai 2017. Comm. 59, note T. Mastrullo).

24En l’espèce, une société civile immobilière de droit français a acquis un immeuble dans la commune allemande de Wedemark. Le 6 mai 2013, cette société est mise en redressement judiciaire par le Tribunal de grande instance de Mulhouse. La commune de Wedemark saisit alors les juridictions allemandes d’une demande de vente forcée de l’immeuble sis sur son territoire, afin d’obtenir le recouvrement de taxes foncières impayées : le droit allemand prévoit, en effet, au profit de l’administration fiscale, une charge foncière de droit public grevant l’immeuble et ne faisant pas l’objet d’une publicité foncière (sur la teneur du droit allemand, v. R. Dammann, note préc.).

252. Aux termes de l’article 5 précité, « l’ouverture de la procédure d’insolvabilité (dans un État membre de l’Union européenne) n’affecte pas le droit réel d’un créancier ou d’un tiers sur des biens corporels ou incorporels, meubles ou immeubles (…) appartenant au débiteur, et qui se trouvent, au moment de l’ouverture de la procédure, sur le territoire d’un autre État membre ». Le sens de cette disposition a pu faire débat. L’arrêt SCI Senior Home confirme (point 3) qu’elle revêt une double signification.

26Il s’agit, à titre principal, d’une règle matérielle immunisant les sûretés réelles assises sur un ou plusieurs bien(s) situé(s) dans un État membre contre les effets de la procédure collective ouverte dans un autre État membre. Dès lors, de deux choses l’une en l’espèce : ou bien le droit dont se prévaut la commune allemande est un droit réel au sens de cet article 5 du règlement « insolvabilité » et son exécution « n’est pas affectée » par l’ouverture d’une procédure collective en France dès lors que le droit réel allemand était constitué avant l’ouverture de la procédure d’insolvabilité : en clair, tout se passe, à l’égard du droit réel en cause, comme si la procédure collective n’avait pas été ouverte ; ou bien ce droit échappe à la qualification de droit réel, et la procédure française de redressement judiciaire fait obstacle à son exécution forcée. Mais l’article 5 implique aussi – c’est son second sens – que les droits réels qu’il protège restent soumis à la loi du lieu de leur situation (en ce sens, CJUE 5 juill. 2012, aff. C-527/10, Erste Bank, Europe 2012. Comm. 361, obs. L. Idot ; Rev. proc. coll. 2012. Comm. 182, note M. Menjucq ; JCP E 2012, n° 1622, obs. M. Menjucq ; D. 2012. 2340, obs. L. d’Avout ; Rev. crit. DIP 2014. 145, note C. Chalas ; cf. point 25 du préambule du règlement n° 1346/2000), lex rei sitae qui est alors applicable dans ses dispositions de droit commun – et non dans ses dispositions relatives aux procédures collectives.

273. La Cour européenne a, par exemple, accordé la qualification de droit réel à la saisie d’un compte bancaire localisé en Autriche (CJUE 16 avr. 2015, aff. C-557/13, Lutz, Procédures 2015. comm. 193, obs. C. Nourissat ; Rev. sociétés 2015. 551, obs. L.-C. Henry ; RTD com. 2015. 383, obs. J.-L. Vallens). Mais sa jurisprudence pêche jusqu’à présent par son ambiguïté, tant elle entretient le doute sur la méthode utilisée par elle pour aboutir à la qualification de « droit réel » pour les besoins de l’article 5 du règlement « insolvabilité ». La Cour allemande de renvoi, en l’espèce, l’a bien compris. En se demandant « si la question de l’existence ou non d’un droit réel aux fins de l’application de l’article 5, § 1, dudit règlement doit être appréciée sur le fondement du droit allemand, ou s’il y a lieu, au contraire, d’interpréter de manière autonome la notion de « droit réel » (point 14), cette dernière incite la Cour de justice de l’Union européenne à clarifier sa méthode de qualification : c’est l’apport principal de l’arrêt commenté.

28En l’espèce, pour décider que la charge foncière allemande litigieuse est un droit réel au sens du règlement « insolvabilité », la Cour de justice retient une méthode de qualification à double détente qui associe qualification lege rei sitae (de droit allemand ici) et qualification autonome du droit de l’Union européenne selon une combinaison qui appelle des explications tant elle est particulière (I). Générales, ces directives d’interprétation ont vocation à s’appliquer sans distinction à toutes les procédures collectives relevant du règlement, et à tous les droits réels au sens de l’article 5. Pareilles directives ne trouvent pas moins des points d’application particuliers dans l’affaire commentée, points d’application qui sont autant de mise à l’épreuve de la méthode de qualification consacrée par la Cour de justice de l’Union européenne en l’espèce (II).

I – Explications

294. Pour qualifier le droit litigieux de droit réel en l’espèce, la voie de la Cour de justice était étroite. Ne pouvant s’en remettre ni à une pure qualification lege rei sitae, ni à une pure qualification autonome de droit de l’Union européenne (A), elle a opté pour une combinaison des deux approches (B).

A – Les méthodes de qualification exclues par la Cour de justice de l’Union européenne

305. La voie d’une pure qualification lege rei sitae – outre qu’elle malmène l’objectif d’application uniforme du règlement – est compromise par les termes mêmes de l’article 5 dans la mesure où les alinéas 5-2 et 5-3 proposent une liste de droits devant être considérés comme réels pour les besoin du règlement « insolvabilité », de sorte que la structure même de cet article commande de se détacher des qualifications internes aux États membres.

316. Quant à la qualification autonome de droit de l’Union européenne, elle aurait pu, certes, s’appuyer sur la liste des droits réels prévue à l’article 5-2. Elle aurait pu également se recommander de la qualification autonome de « droits réels immobiliers » d’ores et déjà dégagée par la Cour de justice en application du règlement « Bruxelles I ». Mais, la qualification autonome ne doit pas moins être écartée dans la mesure où elle est susceptible de venir contrecarrer les objectifs mêmes de l’article 5. De même que la qualification autonome des « droits réels immobiliers » dans le règlement « Bruxelles I » est dictée par une analyse téléologique de la disposition – des considérations de proximité juridictionnelle et de souveraineté propres à la matière immobilière –, de même, ce sont les objectifs de l’article 5 qui commandent, cette fois-ci, d’écarter la qualification autonome. Le préambule du règlement (point 25) rappelle, en effet, d’une part, que les sûretés « revêtent une importance considérable pour l’octroi de crédits » et d’autre part, que l’article 5 a pour but « d’assurer la sécurité juridique des créanciers » et, au-delà, de favoriser les relations économiques et l’activité des entreprises. L’objectif recherché est de rassurer les créanciers qui accordent un crédit quant à l’efficacité de leurs sûretés réelles, créanciers qui ne doivent pas voir leurs prévisions remises en cause (v. sur les justifications de l’article 5, F. Jault-Seseke et D. Robine, Le sort des droits réels dans le règlement insolvabilité, Mélanges en l’honneur de Jean-Luc Vallens, Joly éd., spéc., n° 10, à paraître). Or, une qualification autonome serait un facteur d’insécurité, dans la mesure où les créanciers munis de sûretés réelles créées conformément à la lex rei sitae pourraient craindre qu’en application d’une qualification autonome, ces sûretés perdent leur caractère « réel », et, avec lui, leur efficacité (c’est une des raisons avancée par le rapport Virgos-Schmit ; contra, considérant que la protection due aux créanciers résulte, non pas de la qualification selon la lex rei sitae, mais, question distincte, de l’application effective de la lex rei sitae, F. Jault-Seseke et D. Robine, note préc., n° 10). En clair, une manière efficace d’assurer la sécurité juridique des créanciers munis de sûretés réelles est de leur assurer que la valeur attachée à leur sûreté, non seulement est invariable, mais, qui plus est, ne diffère pas selon que leur exécution est demandée dans le cadre d’une procédure d’insolvabilité de droit interne ou de droit international.

B – La méthode de qualification retenue par la CJUE

327. Quittant le terrain de l’implicite (CJUE 16 avr. 2015, Lutz, préc.), la Cour de justice européenne prend soin, pour la première fois aussi clairement, de préciser les directives qu’impose l’interprétation de l’article 5, et procède en deux temps.

338. Primauté est d’abord accordée aux qualifications lege rei sitae : vérification doit être faite que, selon la lex rei sitae, le droit litigieux reçoit une qualification réelle ; dans le cas contraire, le droit en cause ne pourra vraisemblablement accéder à la qualification de « droit réel ». L’ordre juridique du situs a donc la main sur la qualification de droit réel. En l’espèce, la Cour, reprenant l’analyse de la juridiction de renvoi, considère que, du point de vue du droit allemand, « les créances exigibles au titre des taxes foncières constituent (…) des charges foncières de droit public qui sont des droits réels » (point 14).

349. Une fois cette première étape franchie, il faut ensuite s’en remettre aux directives offertes par l’article 5-2 du règlement, lesquelles ont pu être regardées comme des « critères de qualification autonome [venant] limiter la qualification nationale d’un droit subjectif en tant que droit réel aux fins de l’application de l’article 5 de ce règlement » (CJUE 16 avr. 2015, Lutz, préc., point 35). Dans la mesure où la liste de l’article 5-2 n’est pas exhaustive, la Cour de justice prend soin de préciser que tous les exemples ainsi formulés remplissent au moins trois critères cumulatifs qui permettent d’identifier un droit réel : d’abord, ils grèvent « directement et immédiatement » le bien litigieux ; ensuite, le droit réel se définit par son « caractère absolu de l’attribution du droit au titulaire, ce qui signifie que le titulaire peut opposer son droit réel à quiconque le méconnaît ou lui porte préjudice sans son accord » et, enfin, il doit conférer la qualité de « créancier privilégié » à son titulaire (point 23). De la sorte, la propriété, les sûretés réelles classiques (hypothèque, gage, nantissement) ou certaines propriétés-sûretés, pour autant qu’elles soient exclues de l’article 7 du règlement, sont susceptibles de remplir ces critères (sur ce point, cf. R. Dammann, note préc. p. 854-855).

35À certains égards, la méthode ainsi consacrée par la Cour de justice n’est pas sans rappeler celle utilisée par Batiffol (H. Batiffol et P. Lagarde, Traité de droit international privé, t. I, 9e éd., LGDJ, n° 294) pour qualifier les institutions étrangères : le droit réel suit d’abord une phase d’analyse de la structure du droit en cause réalisée in casu – cette procédure est menée lege causae, c’est-à-dire ici selon la lex rei sitae – puis intervient la phase de jugement, c’est-à-dire le rapprochement avec les catégories préétablies – ici celles de l’article 5-2, c’est-à-dire celle du droit de l’Union européenne. La Cour s’essaye ainsi à l’articulation des qualifications lege rei sitae et des qualifications autonomes européennes.

3610. On notera que les directives d’interprétation ici énoncées par la Cour de justice pour les besoins de l’article 5 du règlement n° 1346/2000 n’ont pas vocation à être remises en cause par l’entrée en vigueur, le 26 juin 2017, du nouveau règlement européen « insolvabilité » n° 2015/848 du 20 mai 2015, dans la mesure où ce dernier reprend (à quelques détails près sans incidence ici), en son article 8, les termes de l’article 5.

II – Applications

3711. L’article 5 du règlement « insolvabilité » trouve ici deux points d’application particuliers. D’une part, la créance litigieuse est de nature fiscale (A). D’autre part, la société mise en redressement judiciaire est une société civile immobilière établie en France et propriétaire d’actifs hors de France (B).

A – La particularité de la créance litigieuse, créance fiscale

3812. En l’espèce, la Cour de justice a discuté la question de savoir si la nature fiscale de la créance garantie au profit de la commune allemande pourrait priver le droit litigieux de sa qualification de droit réel. La Commission européenne, dans ses observations, avait en effet suggéré que, texte dérogatoire, l’article 5 devait recevoir une interprétation stricte qui commandait de limiter ses effets aux seuls « droits réels octroyés dans le cadre de transactions commerciales » (point 24).

3913. La Cour ne le pense pas, et mobilise une série d’arguments en ce sens. D’abord, note la Cour, il n’y a pas lieu de distinguer là où le règlement ne distingue pas : « l’article 5 ne comporte aucun élément susceptible de limiter le champ d’application de cet article en fonction de l’origine du droit réel concerné ou de la nature, de droit public ou de droit privé, de la créance garantie par ce droit réel » (point 27). Ensuite, un tel distinguo contreviendrait aux objectifs assignés à l’article 5, à savoir protéger la sécurité juridique de tous les titulaires de droits réels et des tiers (point 31), objectif à l’égard duquel « le caractère commercial des droits ou créances concernés [est] (…) indifférent » (point 28).

40Pour la Cour de justice, distinguer selon les créances instituerait une discrimination entre créanciers selon l’origine de leur créance qui serait contraire, d’une part, au principe d’égalité de traitement des créanciers prévu par le règlement n° 1346/2000 et, d’autre part, à son objectif de confiance légitime et de sécurité des transactions. Aucun obstacle de droit ne s’oppose donc, selon la Cour, à la qualification réelle de la charge foncière de droit allemand litigieuse.

4114. La solution ainsi consacrée a été diversement appréciée. Pour les uns, elle doit être approuvée (en ce sens, M. Menjucq, note préc. ; T. Mastrullo, note préc.), car, conforme à une lecture littérale de l’article 5, elle est, qui plus est, un facteur de lisibilité du droit, et de simplicité : elle évite les arguties qui naîtraient de la mise en œuvre de la distinction entre transactions commerciales et non commerciales. Pour les autres, la solution ne serait pas conforme à l’esprit de l’article 5, que reflète le considérant n° 24 du préambule du règlement, et dont la Cour minimise curieusement la portée (F. Jault-Seseke et D. Robine, note préc., n° 15 s.). On observera simplement ici qu’il paraît douteux que l’article 5 du règlement « insolvabilité » ait été rédigé dans l’intention de protéger le fisc des États membres.

B – La particularité de la société en faillite, SCI de droit français propriétaire d’actifs à l’étranger

4215. En l’espèce, la société débitrice est une société civile immobilière établie en France et propriétaire d’un immeuble en Allemagne. Elle a toutes les apparences d’une société immobilière « transfrontalière », puisqu’installée en Alsace, elle exerce tout ou partie de ses prestations en Allemagne. Compte tenu de ce que l’activité de la société porte directement sur des immeubles à l’étranger, on pourrait s’interroger sur la possibilité d’ouvrir une procédure collective en Allemagne, dans l’hypothèse où, au moment où la procédure s’ouvre, l’ensemble (voire la grande majorité) des actifs immobiliers détenus par cette société se trouve en Allemagne.

43Cette interrogation est d’autant plus légitime, que l’article 5 crée, pour les créanciers bénéficiant d’un droit réel sur un bien situé hors de l’État d’ouverture, « un véritable effet d’aubaine » qui peut conduire à « instrumentaliser la règle au moyen de montages » (selon l’expression de F. Jault-Seseke et D. Robine, art. préc., n° 10) afin de protéger ces biens des effets de la procédure d’insolvabilité. Il peut être utile de s’interroger, précisément, sur les possibilités de circonscrire cet effet d’aubaine lorsqu’une société immobilière est en cause. Il faut, pour cela, s’en tenir aux chefs de compétence prévus par le règlement, et deux possibilités peuvent être envisagées.

4416. La première possibilité consisterait à ouvrir une procédure secondaire dans l’État membre de situation des biens grevés, ici en Allemagne (solution qui serait possible en vertu du droit commun allemand de la faillite selon l’article §. 354 InsO). C’est le seul moyen de neutraliser les effets de l’article 5 du règlement, et d’intégrer les « droits réels des tiers » dans le traitement de l’insolvabilité transfrontalière du débiteur. Encore faut-il, pour cela, qu’il existe un établissement du débiteur dans cet État, à défaut de quoi, aucune procédure secondaire ne peut être ouverte. En l’espèce, rien n’indique qu’un tel établissement secondaire en Allemagne existe, d’autant que la Cour de justice précise que « la seule présence de biens isolés » de la société débitrice dans un État ne suffit pas à caractériser l’existence d’un « établissement » dans cet État au sens de l’article 3-2 du règlement (CJUE 20 oct. 2011, aff. C-396/09, Interedil Srl, Rev. proc. coll. 2011. Étude 32, note M. Menjucq ; Europe 2011, n° 501, obs. V. Michel ; Rev. sociétés 2011. 726, obs. Ph. Roussel-Galle ; Rev. sociétés 2012. 116, note T. Mastrullo). Cette voie de neutralisation des effets de l’article 5 est vraisemblablement fermée.

4517. Le seconde possibilité consisterait à faire abstraction, un moment de raison, de l’ouverture de la procédure d’insolvabilité en France, lieu du siège social statutaire de la société en faillite, et d’envisager la possibilité d’ouvrir la procédure principale en Allemagne, lieu de l’activité économique effective (exclusive ou principale) de la société. L’article 3-1 donne compétence aux tribunaux de l’État dans lequel se situe « le centre des intérêts principaux du débiteur », lequel est, en principe, réputé situé au lieu du siège social et s’applique « dès lors que le débiteur considéré a dans l’État membre de son siège une activité économique réelle, ne fut-elle pas prépondérante » (B. Audit et L. d’Avout, Droit international privé, 7e éd., n° 1110). Cette présomption ne cède donc pas facilement. Il faut, pour cela, que l’administration centrale et le siège statutaire soient dissociés, et que « des éléments objectifs et vérifiables par les tiers permettent d’établir l’existence d’une situation réelle différente de celle que la localisation audit siège statutaire est censée refléter » (CJUE 20 oct. 2011, Interedil Srl, préc., point 51).

46De manière générale, la Cour de justice accorde plus d’importance au lieu à partir duquel les organes de direction et de contrôle prennent les décisions de gestion de façon vérifiable par les tiers qu’au lieu où la société poursuit effectivement ses activités et où se trouvent ses actifs. Le simple fait qu’une société civile immobilière établie en France exploite à titre principal un immeuble en Allemagne ne paraît donc pas suffisant à renverser la présomption édictée en faveur de l’État du siège social statutaire. L’arrêt Interedil (CJUE 20 oct. 2011, préc. point 53) ne dit pas autre chose lorsqu’il précise que « la présence d’actifs sociaux comme l’existence de contrats relatifs à leur exploitation financière dans un État membre autre que celui du siège statutaire de cette société ne sauraient être considérées comme des éléments suffisants pour renverser la présomption posée par le législateur de l’Union ». Il faudra donc des circonstances exceptionnelles doublées d’un faisceau d’indices disqualifiant le siège social statutaire français pour qu’une procédure collective affectant une société civile immobilière de droit français propriétaire d’immeubles en Allemagne puisse être ouverte dans ce pays.

47Louis Perreau-Saussine

Français

L’article 5 du règlement (CE) n° 1346/2000 du Conseil, du 29 mai 2000, relatif aux procédures d’insolvabilité, doit être interprété en ce sens que constitue un « droit réel », au sens de cet article, une sûreté constituée en vertu d’une disposition de droit national selon laquelle l’immeuble du débiteur de taxes foncières est grevé de plein droit d’une charge foncière de droit public et ce propriétaire doit tolérer l’exécution forcée du titre constatant la créance fiscale, sur cet immeuble (1).

Mots clés

  • Règlement (CE) n° 1346/2000
  • Article 5
  • Notion de « droits réels des tiers »
  • Charge publique grevant les biens immobiliers et garantissant la perception de la taxe foncière
Louis Perreau-Saussine
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.173.0449
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Dalloz © Dalloz. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...