CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Du 25 mai 2016 – Cour de justice de l’Union européenne (1re ch.) – Aff. C-559/14 – MMes Silva de Lapuerta, prés. et rapp., Kokott, av. gén. – M. Škutans, av.

2(1) 1. Le régime de l’exécution automatisée (ou quasi-automatisée) des jugements étrangers dans l’espace commun européen laisse-t-il place à un recours (dans l’État requis) consistant à faire valoir l’absence de voies de recours (dans l’État d’origine) ? Répondant à cette question, l’arrêt Meroni de la Cour de justice a fait l’objet d’appréciations contrastées dans la blogosphère : « grand arrêt », voire exemple de véritable « légisprudence » pour les uns (C. Nourissat, Jeu de l’exception d’ordre public en matière d’exécution transfrontière dans l’espace intra-européen : inversion ou perversion du contentieux après l’arrêt Meroni ?, http://www.gdr-elsj.eu/2016/06/05/) ; témoignant pour d’autres d’une position « difficilement contestable, au point que l’on peut même s’interroger sur la pertinence de la saisine de la Cour de justice à ce sujet » (F. Mélin, Reconnaissance dans l’Union d’une décision affectant les droits d’un tiers, http://www.dalloz-actualite.fr, 15 juin 2016). Ailleurs, il est apparu comme la simple confirmation d’un précédent dans ses motifs, tout en témoignant par certains aspects d’une audace supérieure (JDI 2016. 1235, note L. Pailler). Sur le terrain des principes, il est vrai que le contenu de l’arrêt n’est pas inédit : il s’inscrit même dans une série jurisprudentielle, relative aux exigences et aux modalités de la condition de procès équitable en cas de circulation accélérée des décisions de justice. Il s’agissait en effet ici, au regard de l’article 34 § 1 du règlement Bruxelles I, de déterminer les rôles respectifs de l’État d’origine et de l’État requis pour sanctionner une atteinte à l’ordre public procédural (dont il est rappelé par la Cour qu’il est encadré par la Charte, n’intervient qu’à titre exceptionnel et ne permet en aucun cas une révision au fond du jugement étranger : cf. considérants 38-41). Plus spécifiquement, la question était de savoir si la possibilité de s’opposer à l’exequatur au nom de l’équité procédurale dans l’État requis présupposait l’épuisement des voies de recours portant sur le même point dans l’État d’origine. Sur ce point, la Cour avait déjà répondu par l’affirmative dans l’arrêt Diageo Brands (16 juill. 2015, aff. C-681/13, Rev. crit. DIP 2016. 367, note T. Azzi ; JDI 2016. 155, note J. Heymann ; Europe 2015. Comm. 398, obs. L. Idot ; Procédures 2015. Comm. 297, obs. C. Nourissat), dont elle se contente donc en l’espèce de reprendre la solution.

32. L’intérêt essentiel de cette décision – de notre point de vue du moins – était en revanche d’avoir eu à résoudre un cassetête juridique apparu à la faveur des zones d’ombre du régime de l’exequatur simplifié, dans l’hypothèse très spécifique d’un ordre de gel d’avoirs destiné à produire un effet transfrontière dans l’État requis. La question, ici posée au regard de l’équité du procès, portait en effet sur les conditions dans lesquelles un tiers affecté par une mesure conservatoire ordonnée dans un État membre (Angleterre) pouvait s’opposer à son exécution dans un autre État membre (Lettonie) pour des raisons d’ordre public procédural, sans avoir soulevé, ou pu soulever, la même objection dans l’État d’origine. La configuration particulière de l’espèce conduisait ainsi au « télescopage » de plusieurs complications juridiques, qui, signalées dans les conclusions de l’avocate générale Kokott, ont été réglées par la Cour elle-même avec une grande économie de raisonnement. Six considérants véritablement utiles (47 à 53) ont suffi à justifier pourquoi l’équité du procès était sauve ici, en dépit du fait que le tiers auquel la mesure faisait grief aurait dû se prévaloir des voies de contestation offertes par le droit anglais. Au stade de l’exequatur, il était trop tard pour se plaindre…

43. Si la solution semble ici raisonnable, la réponse de la Cour de justice est cependant bien trop concise pour permettre de saisir pleinement la véritable nature de la difficulté posée, qui était en réalité double. Elle tenait d’abord à la circularité du problème, au vu de l’objet particulier de l’iniquité alléguée : que faire lorsque le défendeur à l’exequatur dans l’État requis, tenu a priori d’épuiser les voies de recours dans l’État d’origine, se plaint de n’en avoir pas eu, précisément, la possibilité ? La logique de l’exécution transfrontière accélérée des jugements pourrait certes commander de passer outre une telle objection, mais au risque alors que l’exequatur accordé par l’État requis ne prolonge la violation originelle. Or, en 2014, la Cour européenne des droits de l’homme avait imposé, dans des circonstances proches, une vigilance particulière aux juges de l’État requis, rappelant que la liberté de circulation, pour exigeante qu’elle soit, n’est pas pour autant inconditionnelle et ne saurait en toute hypothèse prévaloir sur le respect des garanties conventionnelles (I). Sous un second aspect, la spécificité de l’espèce résidait en outre dans la nature particulière de l’ordonnance anglaise de gel des avoirs par voie d’injonction. Si nouveauté il y a dans l’arrêt, c’est sur ce dernier terrain, car bien qu’il semble acquis, nonobstant une polémique récurrente, que de telles mesures injonctives ne heurtent pas l’ordre public en tant qu’elles produisent effet à l’égard de leurs destinataires suffisamment informés (CJCE 2 avr. 2009, aff. C-394/07, Gambazzi, G. Cuniberti, La reconnaissance en France des jugements par défaut anglais – À propos de l’affaire Gambazzi-Stolzenberg, Rev. crit. DIP 2009. 685), étude G. Cuniberti), étaient ici en cause les effets d’un ordre de gel à l’égard d’un tiers (bien que M. Meroni ait eu en réalité ici deux « chapeaux », étant à la fois destinataire de la mesure et fiduciaire, représentant d’autres intérêts affectés) ; or, on sait que c’est dans la protection des tiers que se trouve l’extrême limite de l’acceptabilité des mesures de ce type (II).

5I. – 4. L’apparition de régimes d’exequatur automatisé – ou de circulation immédiate – dans le droit de l’Union s’est accompagnée inéluctablement de la question des rôles respectifs de l’État d’origine et de l’État d’accueil pour connaître d’un grief tiré de la violation de l’équité du procès initial, dès lors que l’étape de contrôle dans le second est réduite à une simple formalité par un instrument de droit dérivé, lorsque ce dernier ne la fait pas totalement disparaître. Cette interrogation se greffe d’ailleurs sur une autre, issue de la relation entre le droit de l’Union, mettant en œuvre une coopération renforcée en faveur de la célérité des procédures, et celui de la Convention européenne des droits de l’homme qui, sans aucunement s’opposer en tant que tel à ces régimes automatisés destinés à améliorer l’administration transfrontière de la justice, reste attentif à ce que cette automatisation ne porte pas indûment atteinte aux droits des justiciables. Il est donc utile de revisiter les exigences du procès équitable dans ce contexte, telles que déduites de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme et reflétées désormais dans l’article 47 de la Charte de l’Union (A) en vue de comprendre les aspects spécifiques de l’arrêt Meroni et sa contribution propre à la détermination des exigences de l’ordre public au stade de l’exequatur (B).

6A. – 5. On sait que les rencontres les plus sensibles entre le régime de circulation accélérée des jugements mis en place par le droit dérivé de l’Union et la protection des droits fondamentaux ont concerné la procédure de retour accéléré (« retour nonobstant » ou fast track) d’enfants illicitement déplacés, sur le fondement du règlement Bruxelles II bis (v. D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, t. II, 3e éd., Puf, coll. « Thémis », 2014, n° 798 ; cf. encore récemment : CJUE 19 nov. 2015, P. c/ Q., JDI 2016. 589, note L. Pailler). C’est ainsi que les juges de l’État de refuge (pris comme État d’exécution du jugement de retour émis dans l’État de la résidence habituelle de l’enfant) sont tenus selon la Convention de vérifier le respect des droits de l’enfant, nonobstant l’absence d’un tel contrôle selon le texte du Règlement Bruxelles II bis qui élimine cette intervention au nom de la célérité du retour (G. Cuniberti, Abolition de l’exequatur et présomption de protection des droits fondamentaux. À propos de l’affaire Povse c/ Autriche, Rev. crit. DIP 2014. 303 ; H. Muir Watt, Abolition of Exequatur and Human Rights, 5 oct. 2013, online symposium, conflictoflaws.net. Aj. D. Porcheron, La jurisprudence des deux Cours européennes (CEDH et CJUE) sur le déplacement illicite d’enfant : vers une relation de complémentarité ?, JDI 2015. 821. Et déjà M. Lopez de Tejada, La disparition de l’exequatur dans l’espace judiciaire européen, LGDJ, 2013, n° 293 s.). Autrement dit, l’intervention exceptionnelle de l’État de refuge, bien que non prévue par le règlement, se justifie cependant pour sanctionner l’atteinte à un droit fondamental qui serait autrement passé à la trappe par le simple mécanisme de la procédure de retour accéléré. La Cour de Strasbourg rappelle à cet égard que, lorsque les États contractants appliquent le droit de l’Union européenne, ils demeurent soumis aux obligations qu’ils ont contractées en adhérant à la Convention européenne des droits de l’homme. Ces obligations sont cependant à apprécier sous le bénéfice de la présomption de protection équivalente – des droits fondamentaux accordée par l’Union européenne – établie par la jurisprudence Bosphorus (à partir de CEDH 30 juin 2005, n° 45036/98), laquelle s’applique pleinement lorsque l’État qui met en œuvre le droit de l’Union ne dispose à cette occasion d’aucune marge d’appréciation.

76. Dans ce cas, est acquise pour la Cour de Strasbourg l’équivalence de la protection substantielle accordée par le droit de l’Union en tenant compte des dispositions de l’article 52 § 3 de la Charte des droits fondamentaux, aux termes desquelles, dans la mesure où les droits de la Charte correspondent à ceux qui sont garantis par la Convention, leur sens et leur portée sont les mêmes, sans préjudice de la possibilité pour le droit de l’Union d’accorder une protection plus étendue. À l’instar de l’ordre public du droit international privé, l’intensité du contrôle exigé de l’État requis sera donc atténuée lorsqu’en l’absence de marge d’appréciation nationale, la présomption de protection équivalente joue : seule « l’insuffisance manifeste de protection des droits fondamentaux » est de nature à renverser cette présomption. Imposée au nom de la Convention européenne des droits de l’homme grâce au dispositif élaboré par la Cour de Strasbourg pour gérer sa coexistence avec l’ordre juridique de l’Union, l’aménagement d’un regard exceptionnel sur la suffisance de la protection des droits fondamentaux à l’occasion des procédures accélérées semble donc devoir l’être également, par la Cour de justice de l’Union européenne, au nom de la Charte à la lumière de laquelle, selon son article 52 § 3, les juges des États membres interprètent le droit dérivé. Accepter du côté du droit de l’Union qu’il existe une soupape de sécurité analogue qui permettrait de sanctionner des points aveugles exceptionnels dans la mise en œuvre du droit dérivé éviterait donc d’aller directement au conflit entre les deux textes fondateurs. S’agissant de la suffisance des voies de recours dans le cadre de la procédure d’exequatur accéléré du règlement Bruxelles I, la Cour de justice semble avoir admis une telle soupape, au demeurant, dans l’arrêt Diageo Brands (auquel on reviendra, infra).

87. S’agissant précisément du règlement Bruxelles I, la Cour de Strasbourg a eu l’occasion d’appliquer la présomption Bosphorus dans l’affaire Avotinš, au sujet de l’exequatur allégé (CEDH, 25 févr. 2014, Avotinš c/ Lettonie, n° 17502/07, Rev. crit. DIP 2014. 679, note F. Marchadier ; RDC 2014. 428, obs. P. Deumier). L’espèce est d’autant plus remarquable qu’elle présentait de nombreux traits communs avec l’affaire Meroni (jusqu’au pays requis concerné, la Lettonie), à ceci près que le grief soulevé dans l’affaire Avotinš par le destinataire du jugement étranger (sur la question du statut du tiers dans l’affaire Meroni, v. infra) portait sur l’article 34 § 2, et non pas 34 § 1, du règlement Bruxelles I. Cette dernière différence ne saurait être négligée au regard des conditions d’application de la présomption Bosphorus, car l’article 34 § 2, qui fait du défaut de notification de l’acte introductif d’instance dans l’État d’origine une cause de refus de l’exequatur, ne comporte aucune marge d’appréciation pour sa mise en œuvre dans l’État requis, de sorte que la présomption joue pleinement dans ce contexte. Ainsi, dans l’affaire Avotinš, le contrôle exigé du juge requis sur le terrain des droits fondamentaux était atténué, et limité à « l’insuffisance manifeste » de protection dans l’État d’origine.

9Or, l’arrêt Avotinš semble bien considérer qu’il peut parfaitement être exigé du destinataire du jugement étranger, se plaignant de ne découvrir l’existence de l’instance de fond (chypriote) qu’à l’occasion de la procédure d’exequatur dans l’État requis (letton), d’épuiser préalablement les voies de recours susceptibles d’être exercées dans l’État d’origine, sans qu’il y ait d’atteinte à l’équité du procès en soi. La Cour de Strasbourg y justifie cette conclusion par deux considérations, lesquelles (du moins telles qu’alors formulées dans l’arrêt de chambre) ont été relevées dans les conclusions de l’avocate générale Kokott dans l’affaire Meroni car elles semblent valoir directement aussi dans ce contexte. La première concerne la question de savoir comment on pouvait exiger du défendeur défaillant dans l’instance de fond qu’il exerce un recours, alors qu’il prétendait précisément, par des arguments jugés plausibles, qu’il n’avait pas été mis au courant de la procédure d’origine. La réponse consista à rechercher si, concrètement, la loi de procédure de l’État d’origine (loi chypriote) lui aurait encore permis d’exercer une voie de recours pour contester le jugement à l’occasion de l’exequatur (en Lettonie) ; la Cour estima alors que selon les éléments dont elle avait pu avoir connaissance sur ce point, il n’aurait pas été trop tard au moment de l’exequatur d’engager un recours à Chypre, de sorte que l’atteinte à l’ordre public procédural n’était pas réalisée. Il en allait d’autant plus ainsi, que, selon une seconde considération, M. Avotinš était un professionnel dont il n’était pas excessif d’exiger qu’il se renseigne sur les recours disponibles à Chypre. Dès lors, selon la Cour de Strasbourg, il aurait dû notamment être conscient des conséquences juridiques de l’acte de reconnaissance de dette qu’il avait signé. Cet acte, régi par la loi chypriote, concernait une somme d’argent empruntée par lui à une société chypriote et contenait une clause en faveur des tribunaux chypriotes. Dès lors, il aurait dû veiller à connaître les modalités d’une éventuelle procédure devant les juridictions chypriotes. Par son inaction et son manque de diligence, M. Avotinš avait ainsi largement contribué à créer la situation dont il se plaignait et qu’il aurait pu éviter (attendus 117-124 de l’arrêt de grande chambre).

108. Dans l’affaire Meroni, l’avocate générale Kokott s’est donc référée à cette jurisprudence pour formuler la solution qu’elle proposait. Ici, M. Meroni était un fiduciaire professionnel et également capable de s’informer. Par ailleurs, selon le droit anglais applicable et les termes mêmes de l’ordonnance litigieuse, il avait la possibilité de contester la mesure d’origine. En revanche, la Cour de justice, qui reprend sous cet aspect la solution proposée par son avocate générale, abrège la motivation et s’abstient de toute mention de la jurisprudence Avotinš. Néanmoins, les exigences de l’article 47 de la Charte semblent bien converger avec celles de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme (comme le veut au demeurant l’art. 52 § 3 de la Charte qui prévoit, comme on l’a vu, le principe de l’interprétation conforme). Ce n’est donc que si, au vu de la diligence dont on peut s’attendre in concreto de la part du défendeur à l’exequatur, celui-ci ne disposait pas de la possibilité d’exercer un recours, que la protection des droits fondamentaux pourrait être tenue pour manifestement insuffisante. Cette idée est au demeurant présente a contrario dans l’article 34 § 2, en jeu dans l’affaire Avotinš, qui prévoit que la non-notification au défendeur de l’acte introductif d’instance est cause de refus de reconnaissance, « à moins qu’il n’ait pas exercé de recours contre la décision alors qu’il était en mesure de le faire ». De même, dans l’arrêt Diageo Brands (préc.), la Cour de justice semble faire écho à l’exigence formulée dans l’arrêt Avotinš en réservant le cas de « circonstances rendant trop difficile ou impossible l’exercice de voies de recours dans l’État membre d’origine ». C’est également pareille impossibilité qui était alléguée en l’espèce. Cependant, dans la présente affaire (comme dans Diageo Brands), l’opposition à l’exequatur était fondée sur l’article 34 § 1 du règlement Bruxelles I (et non l’art. 34 § 2), c’est-à-dire sur la violation de l’ordre public plus généralement. Cette différence est potentiellement significative.

11B. – 9. Il faut donc revenir à l’affaire Meroni, où l’article 34 § 1 était en cause devant la Cour de justice de l’Union européenne. Le grief soulevé sur ce fondement par M. Meroni au stade de l’exequatur en Lettonie était, en substance, qu’il n’avait pu être mis au courant du jugement en Angleterre (pour des raisons ici invoquées en tant que tiers lésé, comme on le verra sous II), de sorte que la condition d’épuisement des voies de recours dans l’État d’origine était ici de nature à le priver de tout droit d’être entendu. À ce dernier égard, l’arrêt Diageo Brands (préc.) de la Cour de justice avait confirmé que l’épuisement des voies de recours dans l’État d’origine constituait bien une pièce essentielle de l’économie du régime de l’exequatur dans le droit de l’Union. C’est bien dans cette affaire Diageo Brands, en effet, que l’on vit apparaître « l’idée fondamentale » (que réitère l’arrêt Meroni au considérant 48) selon laquelle la logique propre de la circulation accélérée des jugements, largement fondée sur la confiance mutuelle, oblige à purger le contentieux dans l’État d’origine afin d’empêcher une violation en amont de l’ordre public. Dès lors que le grief d’atteinte à l’ordre public aurait pu être soulevé dans l’État d’origine, il aurait dû l’être ; en conséquence, il ne peut plus être opposé dans l’État requis au stade de l’exequatur. Aucune condition d’épuisement des voies de recours n’étant prévue sur ce point dans le texte de l’article 34 § 1, l’apparition de ce principe correspondait alors très certainement à une anticipation interprétative de l’abolition de l’exequatur qui allait intervenir dans le règlement Bruxelles I révisé. Désormais, en effet, toute occasion a disparu de subordonner la force exécutoire transfrontière à un contrôle de conformité à l’ordre public dans l’État requis (sauf à s’opposer à l’exécution proprement dite).

1210. En attendant cette abolition pure et simple de l’exequatur, dans le régime (rétrospectivement transitionnel) du règlement Bruxelles I, la répartition des compétences ainsi dessinée fait sens. D’un côté, tout ce qui tend à faciliter les déclarations constatant la force exécutoire dans des cas où le défendeur n’a pas été entendu avant que le jugement soit rendu risque certes d’entrer en collision avec le principe du procès équitable. Mais d’un autre côté, dès lors que le défendeur à l’exequatur était informé de l’instance engagée dans cet État et aurait pu y soulever l’objection tirée de l’équité procédurale, il ne peut pas rattraper son omission au stade de l’exequatur, dont la fonction n’est pas destinée à corriger la procédure suivie dans l’État d’origine. En sorte que si la réserve de l’ordre public demeure, c’est seulement pour revenir sur d’éventuelles anomalies ou mésaventures liées au risque de la frontière (c’est-à-dire, aux difficultés inhérentes aux distances géographiques, culturelles et linguistiques à franchir par le jugement exequatur). C’est ce que l’avocate générale dans l’affaire Meroni appelle « un obstacle insurmontable », qui menacerait l’exercice du recours dans le pays d’origine (concl., point 48). En revanche, le grief d’inéquité procédurale passe nécessairement par un recours vertical (dans l’État d’origine) et non par une sanction latérale (dans l’État requis) comme en droit international privé commun. En d’autres termes, l’exception d’ordre public soulevé au stade de l’exequatur n’est que résiduelle, excluant par là-même le grief de violation du procès équitable dans l’État d’origine.

1311. Reste alors à déterminer la signification précise de cette répartition, s’agissant du contenu de source nationale de l’ordre public de l’État requis. Dans l’affaire Meroni, la Cour de justice s’aligne sur les conclusions de son avocate générale pour considérer qu’il n’y avait pas d’atteinte à l’équité du procès, étant donné que M. Meroni avait eu ou aurait pu avoir accès à l’information sur les voies de recours disponibles et aurait pu contester l’ordonnance en Angleterre. Mais comme le raisonnement justifiant cette solution est pour le moins rapide et que la Cour elle-même, à la différence de son avocate générale, fait l’économie de la référence à la jurisprudence Avotinš (et par là même à la présomption Bosphorus), on doit nécessairement supposer au vu du résultat consacré – l’absence d’atteinte à l’ordre public – que les exigences de l’équité procédurale sont les mêmes, quel que soit le cas de figure envisagé : autrement dit, que le juge requis soit saisi d’une contestation de l’exequatur sur le fondement de l’alinéa 1 ou 2 de l’article 34 du règlement Bruxelles I. Or, il semble bien que, du côté de la Convention européenne des droits de l’homme, la présomption Bosphorus ne devrait pas jouer de la même façon dans le contexte de ces deux alinéas. L’article 34 § 1 visant l’ordre public de façon générale, le juge de l’État requis semblait en effet disposer alors par définition d’une marge d’appréciation exclusive de la présomption d’équivalence (laquelle suppose, on le sait, que celui-ci soit lié par le droit de l’Union). Est-ce encore le cas ?

1412. On ne peut en effet que s’interroger sur le sens du motif, déjà formulé dans l’arrêt Diageo Brands (point 50) selon lequel la clause de l’ordre public de l’article 34 § 1 n’est appelée à jouer que dans le cas de « la violation manifeste d’une règle de droit essentielle dans l’ordre juridique de l’Union et donc dudit État membre » (c’est nous qui soulignons) requis. Reprenons l’entier motif : « l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001 doit être interprété en ce sens que le fait qu’une décision rendue dans un État membre est contraire au droit de l’Union ne justifie pas que cette décision ne soit pas reconnue dans un autre État membre au motif qu’elle viole l’ordre public de ce dernier État dès lors que l’erreur de droit invoquée ne constitue pas une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’Union et donc dans celui de l’État membre requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans ces ordres juridiques. Tel n’est pas le cas d’une erreur affectant l’application d’une disposition telle que l’article 5, § 3, de la directive 89/104 » (attendu 68). Il en irait autrement en revanche dans le cas de l’atteinte aux droits de la défense en violation de l’article 47 de la Charte. Il faut dès lors comprendre que, selon la Cour de justice, la violation de la Charte constitue par nécessité une violation de l’ordre public de l’État requis. On le savait, mutatis mutandis, depuis l’arrêt Krombach (28 mars 2000, aff. C-7/98, D. 2000. 122 ; Rev. crit. DIP 2000. 481, note H. Muir Watt). Mais faut-il aussi à présent lire l’équation en sens inverse et dire que la violation de l’ordre public de l’État requis consiste nécessairement en une violation de la Charte, alignant l’un parfaitement sur l’autre de façon à faire disparaître la part nationale de l’ordre public dans ce contexte, du moins pour ce qui est de l’ordre public spécifiquement procédural ?

15Faut-il aller plus loin encore pour considérer qu’en dépit du maintien d’affirmations rassurantes, formulées en termes d’interprétation stricte de la notion d’ordre public (attendu 38), de liberté pour les États de déterminer conformément à leurs conceptions nationales les exigences de leur ordre public (attendu 39) et de simple contrôle des limites dans lesquelles le juge d’un État membre peut avoir recours à cette notion pour ne pas reconnaître une décision émanant d’un autre État membre (attendu 40), la jurisprudence de la Cour de justice, à travers les motifs précités, en viendrait à accroître progressivement l’emprise de la Charte des droits fondamentaux sur la détermination du contenu de l’ordre public et à réduire corrélativement le champ des ordres publics étatiques ? De telles interrogations n’ont pas échappé à certains commentateurs de l’arrêt Diageo Brands (v. spéc. J. Heymann, note préc., spéc. n° 5-10) comme de l’arrêt Meroni lui-même (v. spéc. L. Pailler, note préc., spéc. p. 1243-1247), au point de faire porter l’interrogation sur un risque « d’absorption des ordres publics étatiques par ce que d’aucuns seront tentés de qualifier d’ordre public “européen” » (J. Heymann, op. et loc. cit.). Le risque n’est certes pas absolu : à le supposer avéré, la confrontation des jugements étrangers aux exigences de la Charte des droits fondamentaux ne serait par exemple pas dépourvue de limite au stade de la circulation internationale des jugements, dès lors que les décisions prononcées par des juges extérieurs à l’Union devraient toujours passer par le filtre de l’ordre public international propre à l’État d’accueil. Mais en matière de conflits de lois ? On se contentera ici de souligner le syllogisme qui pourrait en résulter : l’article 51 de la Charte des droits fondamentaux prévoit que les États membres doivent appliquer cette dernière lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union ; or, celui-ci couvre désormais la quasi-totalité du droit international privé des États membres, tandis que les règles de conflit qu’il édicte sont d’application universelle ; en conséquence, quelle soit la loi désignée par une règle de conflit issue du droit dérivé, la place conservée par l’ordre public national n’en serait plus que très résiduelle (cf. D. Bureau, H. Muir Watt, op. cit., spéc. n° 620-77). A suivre…

16II. – 13. Sous un tout autre aspect, et dans la configuration factuelle à l’origine de la question préjudicielle soumise à la Cour de justice par la Cour suprême lettone, la nouveauté tenait à ce que le jugement en question était un ordre de gel des avoirs, manifestation du pouvoir injonctif équitable du juge anglais. On connaît les spécificités de telles mesures et leur vocation à produire un effet « extraterritorial » (D. Bureau, H. Muir Watt, op. cit., n° 155 s.). C’est d’ailleurs sous ce dernier angle qu’elles sont souvent contestées, et que, dans l’ordre juridique de l’Union, leur conformité au régime des mesures conservatoires du règlement Bruxelles I est parfois mise en doute. Ces aspects de la question n’étaient cependant pas en cause ici, où était plus précisément évoquée la situation spécifique du tiers affecté par l’ordre de gel du fait que celui-ci l’aurait empêché d’exercer un droit sur un bien immobilisé.

17De ce point de vue, M. Meroni se trouvait il est vrai dans une situation complexe, car s’il se présentait comme un tiers, il était également ici le représentant du destinataire de la mesure « d’interdiction de disposer d’actifs relevant directement ou indirectement de son patrimoine ». Or, parmi ces actifs, figuraient des actions d’une société lettone VB. Dans le même temps, M. Meroni était de surcroît « bénéficiaire effectif » d’actions dans une autre société, qui détenait une participation significative dans la société VB. C’est à ce titre, en tant que tiers affecté, qu’il prétendait ne pas pouvoir, du fait l’immobilisation des actions, exercer les droits qui leur étaient attachés. Il ne pouvait cependant pas se plaindre en tant que tiers de la violation des droits de la défense ; il ne pouvait pas non plus – au titre des droits de la défense – invoquer les droits d’un « tiers ». Là réside manifestement la raison du choix par M. Meroni de l’article 34 § 1 du règlement Bruxelles I, pour tenter de s’opposer à l’exequatur de la mesure conservatoire anglaise en Lettonie, agissant en tant que tiers à la procédure initiale.

1814. Sous cet aspect, on rappellera ici que la protection des tiers affectés par une mesure injonctive portant sur des biens sis à l’étranger a été perçue comme problématique dès les origines de l’élaboration par les juges anglais du régime du pouvoir injonctif extraterritorial (sur lequel, v. G. Cuniberti, Les mesures conservatoires sur des biens sis à l’étranger, préface H. Muir Watt, LGDJ, 2000). Comme le rappelait L. Collins, ce pouvoir injonctif frôlait, à l’occasion, l’extrême limite de la légalité internationale (The Territorial Reach of Mareva Injunctions, 105 L.Q.Rev. 262 (1989) : « There can be no doubt that for an English court to treat as punishable acts of contempt acts done abroad by a foreigner, not subject to the personal jurisdiction of the English court, would be wholly exorbitant, and contrary to the comity of nations »). Dans le même temps, c’est bien l’aptitude de la mesure à atteindre les tiers (notamment des banques) dépositaires des avoirs du débiteur/défendeur, qui en assure l’efficacité. En effet, ces tiers sont tenus d’obtempérer, sous peine de contempt of court, dès lors qu’ils ont connaissance de la mesure. D’où la création de la clause (ou proviso) Banabaft (v. Babanaft International Co SA v. Bassatne and another [1990] Ch. 13 C.A.) destinée à sauvegarder les tiers qui se trouveraient par là même dans une situation de conflit d’obligations (légales ou contractuelles) à l’étranger. Lorsque le régime juridique de l’injonction – d’invention jurisprudentielle (Mareva Compania Naviera S.A. v. International Bulkcarriers S.A. [1975] 2 Lloyd’s Rep. 509 C.A.) – a été codifié sous le libellé « gel des avoirs », la réserve de la protection des tiers a été reprise (Civil Procedure Rules 1998). La pratique judiciaire elle-même reprend à son compte ces précautions et inclut au sein des ordonnances de gel diverses exigences destinées en outre à éviter toute interférence dans le jeu de la loi réelle. Ainsi, dès lors que la mesure doit prendre effet sur un bien, elle doit être autorisée par l’État étranger du lieu de situation. Autant que les droits des tiers, c’est le comity (courtoisie internationale) qui est en jeu ici.

1915. Dans l’affaire Meroni, le contenu de l’ordonnance émise par le juge anglais se laisse découvrir à travers les conclusions de l’avocate générale. Le bénéficiaire de la mesure était ici chargé du service de la notification ; il avait donc évidemment tout intérêt à notifier largement, puisque, comme on vient de le voir, c’est par l’entremise des tiers que dépend très largement l’efficacité de la mesure de gel. Mais une telle notification ouvre aussi la possibilité pour le tiers de contester le jugement. Selon les conclusions précitées (point 19) : « Les tiers qui n’étaient pas parties à la procédure en Angleterre, si l’ordonnance de gel des avoirs leur a été signifiée ou notifiée, peuvent également demander qu’elle soit modifiée ou annulée, mais ils doivent respecter l’interdiction dès lors qu’elle leur a été signifiée ou notifiée. S’agissant des actifs qui se trouvent en dehors de l’Angleterre et du Pays de Galles, ces tiers ne sont toutefois pas empêchés de continuer à remplir les obligations qui leur sont imposées sur la base d’un contrat ou autrement et de respecter des ordonnances étatiques ». Sans notification préalable, une « exécution à l’étranger » ne serait cependant possible que « pour autant que les ordres juridiques concernés le permettent » (ibid.). Or, l’obligation de notification comprenait en l’espèce la société VB dont les actions auraient été affectées.

20Au vu de ce qui précède, l’avocate générale avait pu conclure qu’il ne semblait donc pas que par l’effet de l’ordonnance de gel des avoirs, les tiers qui n’étaient pas parties à la procédure devaient faire face à « un blocage matériel qui pourrait être pertinent du point de vue de l’ordre public » (point 47). Par ailleurs, « dans la mesure où les tiers mentionnés dans l’ordonnance de gel des avoirs peuvent, le cas échéant, former un recours contre celle-ci et que, de surcroît, lesdits tiers sont des sociétés de capitaux, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de personnes manquant totalement d’expérience professionnelle, aucun élément de droit procédural n’indique non plus une quelconque violation de l’ordre public. Cela vaut en tout cas pour autant qu’aucun obstacle insurmontable ne menace la faculté de faire valoir un recours en Angleterre, ce qu’il faut supposer, conformément au principe de la confiance mutuelle dans la justice des États membres, en l’absence d’indices concrets en sens contraire » (point 48).

2116. Avec parcimonie, la Cour de justice observe quant à elle qu’« il ressort de la décision de renvoi que l’ordonnance litigieuse ne déploie pas d’effets juridiques à l’encontre d’un tiers avant qu’il n’en ait été informé et qu’il incombe aux parties requérantes qui cherchent à se prévaloir de celle-ci de veiller à ce que cette ordonnance soit dûment notifiée au tiers visé et de prouver que la notification a effectivement eu lieu. En outre, lorsque cette même ordonnance lui a été notifiée, un tiers qui n’était pas partie à la procédure devant la juridiction de l’État d’origine peut introduire devant celle-ci un recours contre ladite ordonnance et demander que cette dernière soit modifiée ou annulée » (attendu n° 49). Ce régime de protection juridictionnelle reflète les exigences posées par la Cour dans son arrêt Gambazzi (préc., spéc. points 42 et 44), en ce qui concerne les garanties procédurales assurant à tout tiers concerné une possibilité effective de contester une mesure adoptée par la juridiction de l’État d’origine. Il en résulte que ce régime ne saurait être considéré comme étant de nature à enfreindre l’article 47 de la Charte. Si l’on se réfère aux points pertinents de l’arrêt Gambazzi, on relèvera, s’agissant de deux mesures ancillaires – « disclosure order » et « unless order » – assortissant l’injonction principale, qu’il appartenait à la juridiction de renvoi de rechercher si, et dans quelle mesure, M. Gambazzi avait eu la possibilité d’être entendu, à un stade antérieur à son prononcé, sur son objet et sur sa portée ; qu’il lui appartenait également de rechercher de quelles voies de recours M. Gambazzi avait disposé, après le prononcé de cette « disclosure order », afin d’en demander la modification ou le retrait. Le souci qui en résulte de protéger les tiers par l’information est certainement cohérent. À ceci près que M. Gambazzi n’était pas un tiers au sens où l’était M. Meroni en l’occurrence, car il était directement visé par la mesure injonctive contestée ! Circulez (vite) ! … il n’y a rien à voir !

Français

L’article 34, point 1, du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000 lu à la lumière de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles en cause dans l’affaire au principal, la reconnaissance et l’exécution d’une ordonnance rendue par une juridiction d’un État membre, qui a été prononcée sans qu’un tiers dont les droits sont susceptibles d’être affectés par cette ordonnance ait été entendu, ne sauraient être considérées comme étant manifestement contraires à l’ordre public de l’État membre requis et au droit à un procès équitable au sens de ces dispositions, dans la mesure où il lui est possible de faire valoir ses droits devant cette juridiction (1).
Rudolfs Meroni c/ Recoletos Limited
[Les motifs décisoires de cet arrêt sont accessibles sur le site figure in1)

Mots clés

  • Règlement (CE) n° 44/2001
  • Reconnaissance et exécution des jugements
  • Mesure conservatoire
  • Gel des avoirs
  • Tiers affecté
  • Article 34 § 1
  • Ordre public
  • Charte de l’Union (art. 47)
  • Voies de recours dans l’État d’origine
  • Condition suffisante
Dominique Bureau
Horatia Muir Watt
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.171.0103
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