CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La Cour : – Sur le moyen unique : Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 21 oct. 2014), que le décret de naturalisation du 16 novembre 1993 de M. X a été rapporté par un décret du 21 novembre 1994 dont il a reçu notification le 3 juin 1995 ; qu’après assignation de son fils Bradley par le ministère public en constatation d’extranéité, M. X a souscrit le 13 mars 2012 une déclaration acquisitive de nationalité pour lui-même et ses enfants mineurs, Bradley X et Chantal Y, dont le ministère public a demandé le 10 janvier 2013 d’annuler l’enregistrement ;

2Attendu que M. X et Mme Sophie Y font grief à l’arrêt d’annuler l’enregistrement intervenu le 13 mars 2012, sous le n° 102/2012, de la déclaration de nationalité française souscrite par M. X et de dire en conséquence que M. X et ses enfants mineurs ne sont pas français, alors, selon le moyen :

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  • 1°/ que peuvent réclamer la nationalité française par déclaration les personnes qui ont joui, d’une façon constante, de la possession d’état de Français, pendant les dix années précédant leur déclaration, dès lors que cette possession est non équivoque, de bonne foi, et n’a pas été constituée et maintenue par fraude ; que le seul fait de douter de sa nationalité, voire même d’avoir conscience de son extranéité, ne suffit pas à caractériser la fraude, laquelle suppose la mise en œuvre, par l’intéressé, de manœuvres destinées à faire accroire qu’il possède la nationalité française ; que la cour d’appel, qui a retenu que la possession d’état de M. X avait été maintenue par fraude au seul motif qu’il avait reçu notification, le 3 juin 1995, de la décision du Premier ministre de rapporter son décret de naturalisation, la cour d’appel, qui n’a caractérisé aucune manœuvre de la part de M. X visant à faire accroire qu’il possédait la nationalité française, a privé sa décision de base légale au regard de l’article 21-13 du Code civil ;
  • 2°/ que caractérise une possession d’état de Français, le fait d’avoir été traité, par l’administration française, durant plus de dix ans comme un ressortissant français ; qu’en refusant de reconnaître la possession d’état de Français de M. X et de ses enfants quand il résulte de ses propres constatations que celui-ci s’est valablement vu délivrer par l’État un passeport français, une carte nationalité d’identité et une carte d’électeur, qu’il a pu participer à l’ensemble des scrutins électoraux depuis 1993 et qu’il a obtenu un emploi réservé aux seuls ressortissants français, la cour d’appel, qui a ainsi constaté que M. X avait été traité par l’administration française pendant dix ans exactement comme un ressortissant français et qu’il a pu exercer des prérogatives qui sont réservées aux ressortissants français, n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a ainsi violé, par refus d’application, l’article 21-13 du Code civil ; Mais attendu qu’après avoir relevé que le décret de naturalisation de M. X avait été rapporté au motif que, s’étant marié le 22 avril 1992 en Côte-d’Ivoire avec une ressortissante ivoirienne demeurant dans ce pays, l’intéressé ne pouvait, à la date de signature de ce décret être regardé comme ayant fixé en France de manière stable le centre de ses intérêts, la cour d’appel a souverainement estimé que les éléments fournis par le déclarant étaient inopérants, dès lors que la possession d’état avait été constituée puis maintenue par fraude puisqu’il savait ne plus pouvoir prétendre à la nationalité française depuis le 3 juin 1995, date à laquelle le décret du 21 novembre 1994 rapportant la décision de naturalisation lui avait été notifié ; que le moyen n’est pas fondé ;

4Par ces motifs : – Rejette le pourvoi ;

5Du 2 décembre 2015 – Cour de cassation (Civ. 1re) – Pourvoi n° 14-28.047 – Mme Batut, prés. – SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, av.

6(1) 1. À quelles conditions la possession d’état exigée par l’article 21-13 du Code civil est-elle établie ? Comment comprendre la fraude dans ce contexte ? Ce sont ces questions délicates que la Première chambre civile de la Cour de cassation aborde dans son arrêt du 2 décembre 2015 (n° 14-28.047). Lorsqu’on connaît la rareté des arrêts rendus en interprétation de l’article 21-13 du Code civil et, à plus forte raison, celle des décisions se prononçant sur la fraude dans ce contexte, on comprend que l’arrêt reproduit, bien que non publié, mérite que l’on s’y arrête quelques instants.

72. En l’espèce, le décret de naturalisation d’un homme de nationalité ivoirienne a été rapporté en novembre 1994, au motif que s’étant marié dans son pays d’origine avec une ressortissante de ce même pays qui y résidait, l’intéressé ne pouvait, à la date de signature de ce décret, être considéré comme ayant fixé en France de manière stable le centre de ces intérêts. Dix-huit ans plus tard, après assignation de son fils par le ministère public en constatation d’extranéité, l’intéressé a souscrit une déclaration acquisitive de nationalité pour lui-même et ses enfants mineurs. À la demande du ministère public, les juges du fond ont annulé l’enregistrement de cette déclaration. C’est à l’encontre de cette décision que l’intéressé s’est pourvu en cassation au motif que le doute, voire la conscience de son extranéité ne suffit pas à caractériser la fraude, laquelle suppose la mise en œuvre de manœuvres, absentes en l’espèce, destinées à faire croire à la nationalité française de l’intéressé et que le fait d’avoir été traité par l’administration française pendant dix ans comme un ressortissant français caractérise la possession d’état de français au sens de l’article 21-13 du Code civil.

8Le moyen est rejeté par la Cour de cassation au motif que la cour d’appel a souverainement estimé que les éléments fournis par le déclarant étaient inopérants dès lors que la possession d’état avait été constituée puis maintenue par fraude puisqu’il savait ne plus pouvoir prétendre à la nationalité française depuis le 3 juin 1995, date à laquelle le décret rapportant la décision de naturalisation lui avait été notifié. En rejetant en ces termes le pourvoi, la Haute juridiction maintient dans une certaine mesure une confusion regrettable entre la conscience de l’extranéité (I) qui devrait demeurer indifférente et la fraude (II) qui permet d’annuler la déclaration.

I – Conscience de sa propre extranéité et possession d’état

93. Contrairement à ce qui se passe en matière de filiation, le Code civil ne définit pas la possession d’état de Français. Néanmoins, on s’accorde généralement à penser que celle-ci consiste pour le déclarant à s’être comporté comme un Français et à avoir été traité comme tel par les pouvoirs publics (en revanche le fait de vivre en concubinage avec une Française et d’en avoir des enfants, n’est pas constitutif de possession d’état de Français, v. Civ. 1re, 3 oct. 1995, n° 93-17.672, D. 1995. 228). De tels éléments objectifs (délivrance de documents officiels, inscription sur les listes électorales) étaient nombreux dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt commenté. Néanmoins il est intéressant de noter que la formule utilisée en jurisprudence n’est pas toujours la même et que certaines décisions considèrent que la possession d’état est le fait pour le déclarant de « s’être considéré comme Français et d’avoir été traité comme tel par l’autorité publique » (par ex., Paris, 13 mai 1993, D. 1993. 483) Or, on comprend qu’une telle conception pose la question délicate de l’incidence de l’état d’esprit du déclarant. Faut-il que le déclarant ait cru en sa nationalité française ? Quelle est l’incidence d’un doute, voire d’une conscience de son extranéité ?

104. Même si les parallèles avec d’autres domaines sont difficiles (parce que par exemple la possession d’état ne constitue pas en elle-même, et sans déclaration, un mode d’acquisition de la nationalité française) il est intéressant de remarquer qu’en matière de filiation la doctrine (v. par ex. J. Hauser, RTD civ. 2000. 556) estime que la possession d’état est un fait et non un acte juridique et qu’elle est donc totalement indépendante de l’état d’esprit des intéressés, de leur conscience ou erreur sur la réalité de la filiation. De même, en matière de nationalité, la loi ne dit rien sur l’état d’esprit du déclarant. La condition de bonne foi qui introduit ce paramètre ne figure pas dans l’article 21-13 du Code civil. Bien que l’administration considère avec constance que cette condition est exigée, la doctrine est favorable à son abandon et semble suivie par la jurisprudence.

11En effet, outre l’absence de fondement textuel, aucun argument décisif ne semble imposer cette condition. La bonne foi, entendue comme la croyance en sa nationalité française, doit être distinguée à la fois de la condition d’absence d’équivoque et de la condition d’absence de fraude. D’un côté, l’absence d’équivoque, autre exigence introduite par la jurisprudence, est une condition purement objective qui requiert que les éléments permettant de croire que l’intéressé est Français ne coexistent pas avec d’autres éléments conduisant à le considérer comme étranger. Elle est tout à fait indépendante de l’état d’esprit du déclarant. D’un autre côté, la fraude, dont l’adage fraus omnia corrumpit impose l’absence et qui, bien évidemment, comporte un élément subjectif ne peut être réduite au doute de l’intéressé sur sa propre nationalité. Comme l’écrit Paul Lagarde, « il n’y a pas de fraude à tenter sa chance auprès des autorités françaises, même si l’on a soi-même des doutes, en leur présentant des documents – sincères – dont il est espéré qu’ils emporteront leur conviction. Pour retenir la fraude il faudrait beaucoup plus » (Rev. crit. DIP 1994. 63, note sous. Civ. 1re, 24 nov. 1993). La jurisprudence fournit d’ailleurs des exemples où le déclarant était conscient de son extranéité sans qu’on puisse lui reprocher une quelconque fraude. Ainsi, dans une affaire jugée par la Cour de cassation le 11 juin 1991 (Rev. crit. DIP 1992. Somm. 745) un Sénégalais dont les demandes de réintégration dans la nationalité française avaient échoué et qui avait donc nécessairement conscience de son extranéité, avait réussi à se faire délivrer une carte d’identité et un passeport. Les juges du fond approuvés par la Cour de cassation rejettent la demande d’annulation du ministère public. Il n’y avait en l’espèce aucune fraude, au mieux l’intéressé avait-il profité d’une confusion entre différents documents, voire d’une erreur de l’administration. Une autre illustration est fournie par un arrêt de la Première chambre civile de la Cour de cassation en date du 24 novembre 1993 (Rev. crit. DIP 1994. 63, note P. Lagarde), et on pourrait multiplier les exemples.

125. En l’espèce, la Cour de cassation ne reprend pas la condition de bonne foi. Au contraire, elle se fonde sur le fait que la possession d’état avait été constituée puis maintenue par fraude. Ce premier constat est un motif de satisfaction. La difficulté vient de la formule de la Cour de cassation évoquant le fait que le déclarant savait ne plus pouvoir prétendre à la nationalité française, formule qui entretient une certaine confusion avec la condition de bonne foi telle que traditionnellement entendue par l’administration. Mais au-delà de la formule, y avait-il, en l’espèce fraude, justifiant l’annulation de la déclaration ?

II – Fraude et possession d’état

136. Fraus omnia corrumpit. Chacun s’accordera sur le fait que la fraude justifie l’annulation de la déclaration. Néanmoins la notion même de fraude pourra être discutée. Doit-elle être limitée à la fourniture de faux documents (v. pour l’exemple d’une telle fraude Civ. 1re, 17 janv. 2006, n° 03-18.146) ou peut-on en avoir une conception plus large ? En l’espèce, la fraude avait permis à l’intéressé d’obtenir la nationalité française. Il s’agissait de l’hypothèse classique de dissimulation de sa situation matrimoniale, l’individu ayant épousé en Côte d’Ivoire une ressortissante ivoirienne résidant dans ce même pays. Après que la situation a été portée à la connaissance des autorités françaises, le décret a été rapporté, mais semble-t-il pour non satisfaction des conditions légales et plus précisément de la condition de résidence. En dépit de ce rapport, le demandeur au pourvoi n’a cessé d’être considéré comme Français par l’autorité publique puisqu’il a obtenu un passeport, une carte d’identité, a été inscrit sur des listes électorales et a même occupé un emploi réservé aux seuls nationaux. Néanmoins, la Cour de cassation considère que le point de départ de la possession d’état étant une fraude, les éléments postérieurs fournis par le déclarant peuvent être considérés comme inopérants. Même si cette fraude n’est pas aussi directe que la première, la jurisprudence ne fait aucune distinction et, à la réflexion, il convient de l’en approuver. La Haute juridiction a déjà eu l’occasion de se prononcer sur cette hypothèse et elle a déjà considéré qu’une telle fraude rendait la possession d’état inutile et justifiait l’annulation de la déclaration (Civ. 1re, 4 mai 2011, n° 10-11.649). Les termes de l’arrêt étaient à cet égard particulièrement éclairants lorsqu’il affirmait que « les autorités françaises n’avaient traité – le demandeur – comme un Français qu’en raison de l’enregistrement, de sa déclaration acquisitive de nationalité par mariage, qui avait été obtenu par fraude, dès lors qu’il avait dissimulé, lors de la souscription de sa déclaration, l’existence de son second mariage contracté deux mois auparavant avec une ressortissante étrangère… ». Dans le même sens, on notera que lorsqu’il estime que pour retenir la fraude, il faudrait plus que la simple conscience de son extranéité Paul Lagarde (op. cit.) cite les « manœuvres telles que celles qui peuvent justifier le retrait d’un décret de naturalisation ».

14Il convient donc d’approuver la solution (notons d’ailleurs qu’on peut se demander pour quelle raison la déclaration souscrite en 2012 n’a pas été jugée tardive, alors que la notification du rapport du décret de naturalisation date de 1995 ; raison supplémentaire s’il en fallait pour estimer la solution justifiée). Néanmoins on ne peut que regretter la formule utilisée qui laisse penser que la fraude réside dans la connaissance de son extranéité. À cet égard le précédent de 2011 paraissait davantage satisfaisant.

Français

L’enregistrement de la déclaration acquisitive de nationalité fondée sur la possession d’état a pu être annulé par la cour d’appel qui a souverainement estimé que les éléments fournis par le déclarant étaient inopérants, dès lors que la possession d’état avait été constituée puis maintenue par fraude puisqu’il savait ne plus pouvoir prétendre à la nationalité française depuis la date à laquelle le décret rapportant la décision de naturalisation lui avait été notifié (1).

Mots clés

  • Déclaration acquisitive
  • Article 21-13 du Code civil
  • Possession d’état
  • Conditions
  • Absence de fraude
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.163.0501
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