CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Tribunal des conflits. — 17 mai 2010.

2Sentence arbitrale. — Recours en annulation. — Ordre de juridiction. — Contrat entre une personne morale de droit public française et une personne étrangère. — Intérêts du commerce international. — Compétence de la juridiction judiciaire. — Limites. — Régime administatif d’ordre public. — Compétence de la juridiciton administrative.

3Si, ne portant pas atteinte au principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires, le recours formé contre une sentence arbitrale rendue en France, sur le fondement d’une convention d’arbitrage, dans un litige né de l’exécution ou de la rupture d’un contrat conclu entre une personne morale de droit public française et une personne de droit étranger, exécuté sur le territoire français, mettant en jeu les intérêts du commerce international, fût-il administratif selon les critères du droit interne français, est porté devant la cour d’appel dans le ressort de laquelle la sentence a été rendue, conformément à l’article 1505 du code de procédure civile, il en va autrement lorsque, dirigé contre une telle sentence intervenue dans les mêmes conditions, le recours implique le contrôle de la conformité de la sentence aux règles impératives du droit public français constitutives d’un régime administratif d’ordre public, justifiant qu’il relève de la compétence du juge administratif (1).

4(Inserm c. Fondation Letten F. Saugstad)

5Le Tribunal : — Vu, enregistrée à son secrétariat le 6 août 2009, l’expédition de la décision du 31 juillet 2009 par laquelle le Conseil d’Etat statuant au contentieux, saisi de la requête de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) tendant, d’une part, à l’annulation de la sentence arbitrale rendue le 4 mai 2007 par l’arbitre désigné par le président du tribunal de grande instance de Paris dans le litige l’opposant à la Fondation Letten F. Saugstad à la suite de la rupture par celle-ci du protocole d’accord conclu entre eux et ayant pour objet la réalisation et le financement d’un bâtiment destiné à abriter un institut de recherche projeté dans le cadre d’un programme scientifique commun, et, d’autre part, à la condamnation de la Fondation au paiement de la somme de 3 506 327,40 €, a renvoyé au Tribunal, par application de l’article 35 du décret du 26 octobre 1849 modifié, le soin de décider sur la question de la compétence ;

6Vu, enregistré le 24 mars 2006, le mémoire présenté pour l’Institut national de la santé et de la recherche médicale qui, faisant valoir que la compétence de la juridiction administrative ou judiciaire pour statuer sur une sentence arbitrale dépend du caractère de droit public ou de droit privé de la convention sur le fondement de laquelle ladite sentence a été rendue, soutient que la circonstance que le litige mette en cause les intérêts du commerce international est indifférente, en soulignant que le texte qui fonde la compétence de la cour d’appel n’a qu’une valeur règlementaire et ne peut avoir pour objet ou pour effet de transférer aux juridictions de l’ordre judiciaire la compétence détenue, en vertu de la Constitution, par les juridictions de l’ordre administratif, et en exposant que le contrat litigieux répond aux critères du contrat administratif, et qui, en conséquence, conclut à la compétence de la juridiction administrative ;

7Vu, enregistré le 4 décembre 2009, le mémoire présenté pour la Fondation Letten F. Saugstad qui, soutenant que le protocole d’accord liant les parties ne formalisait aucun accord définitif mais n’était qu’un simple projet ou, au plus, un accord de principe, invoque le caractère de droit privé de celui-ci et fait valoir qu’il met en cause les intérêts du commerce international de sorte qu’il n’entre pas dans la catégorie des contrats administratifs et que la juridiction de l’ordre judiciaire est seule compétente pour connaître du recours formé par l’INSERM à l’encontre de la sentence arbitrale ; […]

8Considérant que, le 4 août 1998, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et la fondation Letten F. Saugstad, association de droit norvégien, ont conclu un acte sous seing privé, dénommé « protocole d’accord », par lequel les parties, eu égard à leurs missions respectives, sont convenues « de mettre en commun leurs efforts pour favoriser la réalisation d’un projet de construction d’un pôle de recherche en neurobiologie, appelé institut méditerranéen de neurobiologie (IMED), centre de recherche Saugstad-INSERM », la fondation s’obligeant à verser, à trois stades d’avancement de l’opération de construction du bâtiment à édifier sur un terrain appartenant à l’Université d’Aix-Marseille et destiné à abriter l’IMED, la somme totale de 25 millions de francs et l’INSERM s’engageant à formuler deux demandes budgétaires successives à concurrence de 5 millions de francs chacune ; que l’acte stipulait que, si apparaissaient des difficultés d’application du protocole d’accord, en l’absence de solution amiable et en cas de vaine médiation, les parties auraient recours à l’arbitrage ; qu’à la suite des différends survenus, la fondation Letten F. Saugstad, qui, le 28 avril 1999, avait versé la première tranche de 2 millions de francs, a, par lettre du 28 août 2000, notifié à l’INSERM la rupture de leurs relations ; que celui-ci ayant assigné la fondation en paiement du solde du montant de son engagement, soit 3 506 327,40 €, devant le Tribunal de grande instance de Paris qui a accueilli sa demande, la Cour d’appel de Paris a infirmé le jugement, déclaré le tribunal incompétent pour connaître de l’affaire et renvoyé les parties à se pourvoir devant la juridiction arbitrale, sur le fondement de la clause compromissoire stipulée dans le protocole d’accord ; que l’arbitre, désigné par ordonnance de référé du président du Tribunal de grande instance de Paris, saisi par l’INSERM, a rendu sa sentence le 4 mai 2007 aux termes de laquelle il a débouté l’INSERM de sa demande en paiement de la somme de 3 506 327,40 € » et a « condamné l’INSERM à restituer à la fondation Letten la somme de 304 878,03 € versée le 28 avril 1999 avec intérêts et anatocisme ; que, par requête présentée le 12 juillet 2007, l’INSERM a saisi la Cour administrative d’appel de Marseille d’un appel à l’encontre de la sentence arbitrale pour en voir prononcer l’annulation en raison de la nullité de la clause compromissoire et voir la fondation condamnée à exécuter ses obligations financières ; qu’ayant concomitamment saisi la Cour d’appel de Paris d’un recours en annulation de la même sentence arbitrale, cette juridiction a, par arrêt du 13 novembre 2008, rejeté son recours en annulation et l’a débouté de ses demandes, en retenant sa compétence sur le fondement de l’article 1505 du Code de procédure civile et en considérant que la prohibition pour un Etat de compromettre est limitée aux contrats d’ordre interne, sous réserve de dispositions législatives contraires, mais qu’au vu du principe de validité de la clause d’arbitrage international cette prohibition n’est pas d’ordre public international ; que, saisi de la requête présentée initialement à la Cour administrative d’appel, le Conseil d’Etat a estimé qu’elle présentait à juger des difficultés sérieuses de nature à justifier le recours à la procédure prévue par l’article 35 du décret du 26 octobre 1849 modifié par le décret du 25 juillet 1960 ;

9Considérant que le recours formé contre une sentence arbitrale rendue en France, sur le fondement d’une convention d’arbitrage, dans un litige né de l’exécution ou de la rupture d’un contrat conclu entre une personne morale de droit public française et une personne de droit étranger, exécuté sur le territoire français, mettant en jeu les intérêts du commerce international, fût-il administratif selon les critères du droit interne français, est porté devant la cour d’appel dans le ressort de laquelle la sentence a été rendue, conformément à l’article 1505 du Code de procédure civile, ce recours ne portant pas atteinte au principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires ; qu’il en va cependant autrement lorsque le recours, dirigé contre une telle sentence intervenue dans les mêmes conditions, implique le contrôle de la conformité de la sentence aux règles impératives du droit public français relatives à l’occupation du domaine public ou à celles qui régissent la commande publique et applicables aux marchés publics, aux contrats de partenariat et aux contrats de délégation de service public ; que, ces contrats relevant d’un régime administratif d’ordre public, le recours contre une sentence arbitrale rendue dans un litige né de l’exécution ou de la rupture d’un tel contrat relève de la compétence du juge administratif ;

10Considérant que le protocole d’accord conclu entre l’INSERM, établissement public national à caractère scientifique et technologique, et la fondation Letten F. Saugstad, association de droit privé norvégienne, dont l’objet est la construction en France d’un bâtiment destiné à abriter un institut de recherche juridiquement et institutionnellement intégré à l’INSERM et qui en prévoit le financement partiel par la fondation, met en jeu les intérêts du commerce international ; que, dès lors, le recours en annulation formé contre la sentence arbitrale rendue dans le litige opposant les parties quant à l’exécution et à la rupture de ce contrat, lequel n’entre pas au nombre de ceux relevant du régime administratif d’ordre public ci-dessus défini, relève de la compétence de la juridiction judiciaire ;

11Décide : — Article 1er : La juridiction judiciaire est compétente pour connaître du recours en annulation formé par l’INSERM à l’encontre de la sentence arbitrale rendue dans le litige qui l’oppose à la fondation Letten F. Saugstad ainsi que de la demande en paiement dirigée contre celle-ci ; […]

12Du 17 mai 2010. – Tribunal des conflits. – MM. Martin, prés., Gallet, rapp., Guyomar, comm. gouv. – SCP Waquet, Farge et Hazan, SCP Piwnica-Molinié.

13(1) V. sur cette décision, l’étude de M. Malik Laazouzi, « L’impérativité, l’arbitrage international des contrats administratifs et le conflit de lois », supra, p. 653.

14Cour de cassation (1re Ch. civ.). – 8 juillet 2010.

15Arbitrage international. — Compétence de l’arbitre pour statuer sur sa propre compétence. – Dispositions d’orde public régissant le fond du litige. — Dispositions imperatives constitutives de lois de police. — Indifférence. — Absence de nullité ou d’inapplicabilité manifeste de la clause.

16Lois de police. — Art. L. 442-6-1-5° C. com. — Applicabilité au fond du litige. — Indifférence. — Compétence de l’arbitre pour statuer sur sa propre compétence (oui).

17II appartient à l’arbitre de se prononcer par priorité sur sa propre compétence en présence d’une clause compromissoire qui, visant tout litige ou différend né du contrat ou en relation avec celui-ci, n’est pas manifestement inapplicable dès lors que la demande présente un lien avec le contrat puisqu’elle se rapporte notamment aux conditions dans lesquelles il y avait été mis fin et aux conséquences en ayant résulté, peu important que des dispositions d’ordre public régissent le fond du litige dès lors que le recours à l’arbitrage n’est pas exclu du seul fait que des dispositions impératives, fussent-elles constitutives d’une loi de police, sont applicables (1).

18(Soc. Doga c. Soc. HTC Sweden AB)

19La Cour : — Attendu, selon l’arrêt attaqué (Versailles, 9 avril 2009) que la société suédoise HTC a conclu le 19 novembre 1999 avec la société française Doga, un contrat de distribution exclusive de ses produits sur le territoire français ; que ce contrat contenait une clause compromissoire ; que, le 26 mars 2007, la société HTC a résilié le contrat ; que la société Doga a assigné la société HTC devant un tribunal de commerce en paiement de dommages-intérêts sur le fondement de l’article L. 442-6 I 5° du Code de commerce pour rupture abusive du contrat ; que la société HTC a soulevé l’incompétence de la juridiction étatique en se prévalant de la clause compromissoire ; […]

20Sur le second moyen, pris en ses deux branches : — Attendu que la société Doga fait grief à l’arrêt d’avoir rejeté son contredit et dit le tribunal de commerce de Versailles incompétent au profit de la juridiction arbitrale pour statuer sur le litige, alors, selon le moyen :

211°/ qu’après avoir relevé que la société Doga avait « introduit le présent litige sur le fondement des dispositions de l’article L. 442-6, I, 5° en faisant valoir que HTC avait rompu de manière brutale les relations commerciales établies », ce dont il résultait qu’était en cause l’application d’une loi de police, la cour d’appel, qui a néanmoins écarté la compétence, pourtant impérative en ce cas, des juridictions étatiques françaises revendiquée par la société Doga, n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, violant ainsi l’article 3 du code civil, ensemble les principes généraux du droit international privé ; 2°/ Alors, en tout état de cause et subsidiairement, que la rupture brutale d’une relation commerciale établie, en violation des dispositions d’ordre public de l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, constitue un délit civil, qui engage la responsabilité délictuelle de son auteur ; que même si cet agissement illicite a été commis à l’occasion d’un contrat, l’action en réparation intentée par la victime pour voir sanctionner la méconnaissance par l’autre partie d’une obligation légale est en elle-même sans lien avec le contrat, de sorte que la clause compromissoire qu’il contient est manifestement inapplicable au litige ; qu’en décidant le contraire, la cour d’appel a violé le texte susvisé, ensemble l’article 1458 du Code de procédure civile ;

22Mais attendu qu’ayant relevé que la clause compromissoire visant tout litige ou différend né du contrat ou en relation avec celui-ci n’était pas manifestement inapplicable dès lors que la demande de Doga présentait un lien avec le contrat puisqu’elle se rapportait notamment aux conditions dans lesquelles il y avait été mis fin et aux conséquences en ayant résulté pour Doga, peu important que des dispositions d’ordre public régissent le fond du litige dès lors que le recours à l’arbitrage n’est pas exclu du seul fait que des dispositions impératives, fussent-elles constitutives d’une loi de police, sont applicables, la cour d’appel en a exactement déduit qu’il appartenait à l’arbitre de se prononcer par priorité sur sa propre compétence ; que le moyen ne peut être accueilli ;

23Par ces motifs : — Rejette.

24Du 8 juillet 2010. – Cour de cassation (1re ch. civ.). – Pourvoi n° 09-67.013. – MM. Charruault, prés., Falcone, rapp., Legoux, av. gén. – SCP Delaporte, Briard et Trichet, SCP Gaschignard, av.

25(1) 1. Largement désactivée en présence de clauses attributives de juridiction (cf. Cass. civ. 1re, 22 octobre 2008, Monster Cable, cette Revue 2009. 69, et la Chronique, p. 1 ; JCP 2008. II. 10187, note L. d’Avout ; D. 2009. 200, note F. Jault-Seseke ; JDI 2009. 599, note M.-N. Jobard-Bachellier, F.-X. Train ; D. 2009. 2385, obs. S. Bollée ; D. 2009. 684, Chron. A. Huet ; H. Gaudemet-Tallon, in Liber Amicorum K. Siehr, Eleven International Publishing, 2010, p. 707 s.), l’impérativité des lois de police ne pouvait espérer la moindre réactivation d’une confrontation aux clauses compromissoires ; c’est donc sans surprise que l’on peut prendre connaissance de la décision ci-dessus rapportée (sur laquelle v. déjà : Rev. arb. 2010. 513, note R. Dupeyré ; D. 2010. 2884, note M. Audit, O. Cuperlier), rendue dans des circonstances de fait extrêmement proches de celles de l’arrêt Monster Cable.

26Dans les deux espèces en effet, était invoquée la rupture brutale d’une relation commerciale établie, la demande de dommages-intérêts étant fondée sur les dispositions de l’article L. 442-6-I, 5° du Code de commerce ; il s’agissait alors de savoir si la clause (attributive de juridiction ou compromissoire) pouvait produire effet, ce qui était contesté au motif que les dispositions précitées du Code de commerce entreraient dans la catégorie des lois de police et que la nature délictuelle d’une telle action rendrait inapplicables les dispositions d’origine contractuelle relatives au règlement des litiges.

272. La seule différence notable entre les deux affaires tient aux particularités du régime de l’arbitrage international progressivement élaboré par la jurisprudence française. En raison du principe de compétence-compétence (Cass. civ. 1re, 5 janvier 1999, cette Revue, 1999. 546, et la note ; Rev. arb. 1999. 620, note Ph. Fouchard), c’est en effet à l’arbitre lui-même qu’il appartient de trancher la question de sa propre compétence ; en présence d’une clause compromissoire, la juridiction étatique saisie d’un litige visé par cette dernière doit donc se déclarer incompétente, sauf nullité ou inapplicabilité manifeste de la convention d’arbitrage (Cass. civ. 1re, 26 juin 2001, Rev. arb. 2001. 529, note E. Gaillard ; Cass. civ. 1re, 16 octobre 2001, Rev. arb. 2002. 919, note D. Cohen). Le juge ne disposant à ce stade de la procédure que d’un pouvoir limité, c’est donc exclusivement à l’aune de ces deux exceptions que peut dès lors être mesuré en l’espèce le contrôle exercé par la Cour de cassation. Sous cette importante réserve, il n’en demeure pas moins que les décisions évoquées témoignent d’une très large convergence des solutions, autorisant une présentation d’autant plus brève que les nombreux commentaires de l’arrêt Monster Cable avaient assez fréquemment exploré la comparaison entre clauses attributives de juridiction et clauses compromissoires.

283. La première question abordée par l’arrêt Doga se pose de la manière suivante : l’existence d’une clause compromissoire – de nature contractuelle, donc – doit-elle conduire un juge étatique à se déclarer incompétent pour trancher un litige portant sur une action en responsabilité pour rupture de relations commerciales établies et fondée sur l’article L. 442-6-I-5° du Code de commerce, alors même que cette action est parfois analysée en termes délictuels (v. not. : Cass. com., 6 février 2007, JCP 2007. II. 10108, note F. Marmoz ; RTD civ. 2007. 343, obs. J. Mestre et B. Fages ; D. 2007. 1688, obs. A. Ballot-Léna ; RDC 2007. 731, obs. J.-S. Borghetti) ? La réponse est ainsi formulée : l’action serait-elle de nature délictuelle qu’elle ne rendrait pas manifestement inapplicable une clause compromissoire « visant tout litige ou différend né du contrat ou en relation avec celui-ci ». C’est, mutatis mutandis, la même solution qui avait été précédemment retenue dans l’arrêt Monster Cable au sujet d’une clause attributive de juridiction ; et l’on ne saurait évidemment s’étonner de la voir reprise en l’espèce, dès lors que la solution alors adoptée avait pu sembler inspirée elle-même de celle gouvernant … les clauses compromissoires (v. not. cette Revue, 2009. 10). Dans les deux cas, la solution semble d’ailleurs bienvenue, en ce que ses vertus simplificatrices permettent de surcroît d’assurer le respect de la parole donnée.

29En réponse à la seconde question soulevée par l’espèce, on rappellera qu’il était avancé de longue date que l’applicabilité d’une disposition d’ordre public, voire d’une loi de police, n’engendre pas l’inarbitrabilité du litige (v. not. : Paris, 29 mai 1991, Ganz, Rev. arb. 1991. 478, note L. Idot. Paris, 19 mai 1993, Labinal, Rev. arb. 1993. 645, note Ch. Jarrosson ; RTD com. 1993. 494, obs. E. Loquin, J.-Cl. Dubarry). Il n’est dès lors pas surprenant de voir la Cour de cassation affirmer ici qu’il importe peu « que des dispositions d’ordre public régissent le fond du litige dès lors que le recours à l’arbitrage n’est pas exclu du seul fait que des dispositions impératives, fussent-elles constitutives d’une loi de police, sont applicables ». En marge de ce simple rappel, on découvrira là l’expression réaffirmée de la désactivation des lois de police, résultant désormais très clairement du jeu des clauses relatives au règlement des différends, quelles qu’elles soient. Celles-ci reviennent, en désamorçant l’impérativité, à transformer la problématique des lois de police : devant le juge, la loi de police n’est qu’étrangère, devant l’arbitre; elle est inopérante.

30Désactivation d’autant plus certaine que le contrôle ex post des décisions rendues en de telles circonstances, qu’il s’agisse de jugements étrangers ou de sentences arbitrales internationales, ne permettra vraisemblablement de restaurer que très exceptionnellement l’impérativité des lois de police (v. déjà, sur ce point : G. Radicati di Brozolo, « Mondialisation, juridiction, arbitrage : vers des règles d’application semi-nécessaires ? », cette Revue, 2003. 1 ; aj. not., cette Revue, 2009. 18 s.). Ainsi, en dehors d’un contexte fédéral, où la maîtrise des conditions de circulation ou d’accueil des jugements et sentences résulte d’un régime uniforme apte à assurer l’effectivité des politiques dotées d’une vocation particulièrement contraignante (pour le droit de l’Union européenne, v. en ce sens les arrêts de la Cour de justice Eco Suisse, aff. C-168/05, et Mostaza Claro, aff. C-168/05), ces lois qui s’étaient signalées initialement par l’immédiateté de leur vocation à déroger à la loi du contrat se trouvent elles-mêmes en quelque sorte contrac tualisées. En d’autres termes, leur champ d’application n’est plus alors celui qu’elles s’assignent mais celui que délimite la mobilité juridictionnelle des parties.

314. Décision sans surprise, donc. Mais l’effet de synthèse résultant de ces solutions successivement affirmées, transposées sans le moindre heurt du domaine des clauses attributives de juridiction à celui des clauses compromissoires, invite à s’interroger à nouveau : qui donc encore subira désormais les foudres des lois de police ? Les seuls imprévoyants qui auront négligé d’introduire dans leurs contrats une clause relative au règlement de leur différend ? La très large diffusion de ces décisions devrait alors limiter singulièrement ce cas de figure, réduit à l’hypothèse d’école pour d’infortunés contractants … A moins que de nouveaux équilibres ne viennent à s’établir, par une qualification plus rigoureuse des lois de police conduisant à en diminuer le nombre et, corrélativement, à en assurer plus vigoureusement le respect. Sans que l’on puisse être assuré d’y déceler l’expression d’une véritable politique jurisprudentielle, certaines décisions récentes pourraient bien être interprétées comme marquant d’ores et déjà quelque inclination en faveur d’un tel rééquilibrage (Cass. com. 16 mars 2010, JCP G 2010. 530, note D. Bureau, L. d’Avout ; Il diritto marittimo 2010. 403, note Ph. Delebecque. Cass. com. 13 juillet 2010, JCP G 2010. 972, note D. Bureau, L. d’Avout), à contre-courant des arrêts Monster Cable et Doga. C’est dire l’attention avec laquelle seront observées les prochaines décisions qui placeront à nouveau les lois de police sur le devant de la scène.

32Dominique Bureau

33Horatia Muir Watt

34Cour de cassation (1re Ch. civ.). — 8 juillet 2010.

35Exequatur. — Ordre public international français. — Principes essentiels du droit français.

36Adoption. — Jugement étranger. — Partenariat enregistré. — Adoption de l’enfant d’une partenaire par l’autre. — Partage de l’autorité parentale. — Conformité à l’ordre public. — Exequatur.

37Le refus d’exequatur fondé sur la contrariété à l’ordre public international français de la décision étrangère suppose que celle-ci comporte des dispositions qui heurtent des principes essentiels du droit français (1).

38La décision qui partage l’autorité parentale entre la mère et l’adoptante d’un enfant ne heurte pas les principes essentiels du droit français (2).

39(Enfant Anna)

40La Cour : — Sur le moyen unique : Vu l’article 509 du code de procédure civile, ensemble l’article 370-5 du Code civil ; — Attendu que le refus d’exequatur fondé sur la contrariété à l’ordre public international français de la décision étrangère suppose que celle-ci comporte des dispositions qui heurtent des principes essentiels du droit français ; qu’il n’en est pas ainsi de la décision qui partage l’autorité parentale entre la mère et l’adoptante d’un enfant ;

41Attendu que Mme B, de nationalité française, et Mme N., de nationalité américaine, vivant aux Etats-Unis ont passé une convention de vie commune, dite « domestic partnership » ; que par décision du 10 juin 1999, la Cour supérieure du Comté de Dekalb (Etat de Georgie) a prononcé l’adoption par Mme B. de l’enfant Anna, née en 1999 à Atlanta après insémination par donneur anonyme de Mme N. ; que l’acte de naissance de l’enfant mentionne Mme N. comme mère et Mme B. comme « parent », l’une et l’autre exerçant l’autorité parentale sur l’enfant ;

42Attendu que pour refuser d’accorder l’exequatur au jugement étranger d’adoption, l’arrêt se borne à énoncer que, selon les dispositions de l’article 365 du Code civil, l’adoptante est seule investie de l’autorité parentale, de sorte qu’il en résulte que la mère biologique est corrélativement privée de ses droits bien que vivant avec l’adoptante ; En quoi la cour d’appel a violé les textes susvisés, le premier par refus d’application, le second par fausse application ;

43Et attendu que la Cour de cassation peut mettre fin au litige par application de la règle de droit appropriée, conformément à l’article L. 411-3 du Code de l’organisation judiciaire ;

44Par ces motifs : — Casse et annule, en toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 9 octobre 2008, entre les parties, par la Cour d’appel de Paris ; — Dit n’y avoir lieu à renvoi ; — Ordonne l’exequatur de la décision rendue le 10 juin 1999, entre les parties, par la Cour suprême du Comté de Dekalb (Etat de Georgie, Etats-Unis d’Amérique) ;

45Du 8 juillet 2010. – Cour de cassation (1re ch. civ.). – Pourvoi n° 08-21.740. – M. Charruault, prés., Mme Monéger, rapp., M. Domingo, av. gén. – SCP Thouin-Palat et Boucard, av.

46(1) Pour sa première confrontation aux effets d’une union homosexuelle créée à l’étranger, ici au regard de l’adoption, la Cour de cassation fait preuve d’un libéralisme inattendu, tant il contraste avec la tendance actuelle du droit interne français en la matière. Par cet arrêt novateur, voire provocateur, la première chambre civile reconnaît effet en France à un jugement étranger d’adoption de l’enfant de la partenaire de même sexe.

47En l’espèce, une Française et une Américaine vivent ensemble en Géorgie, Etats-Unis, où elles sont unies par une convention de vie commune (domestic partnership). En 1999, la partenaire américaine donne naissance à une enfant, née à la suite d’une insémination artificielle par donneur anonyme. La même année, la Cour supérieure du Comté de Dekalb (Géorgie) prononce l’adoption de l’enfant par la partenaire française et ordonne que l’acte de naissance de l’enfant mentionne l’adoptante comme « parent ». L’adoptante française sollicite ensuite l’exequatur en France de ce jugement américain d’adoption [1]. Tout comme les juges de première instance [2], la Cour d’appel de Paris, par un arrêt du 9 octobre 2008, refuse d’accorder l’exequatur à ce jugement américain en raison de sa contrariété à l’ordre public international français, en se fondant sur l’article 365 du Code civil, selon lequel l’adoptante est seule investie de l’autorité parentale, et partant, la mère biologique est privée de ses droits, bien que vivant avec l’adoptante.

48Cette décision est censurée par la Cour de cassation, au double visa des articles 509 du Code de procédure civile et 370-5 du Code civil, aux motifs que « le refus d’exequatur fondé sur la contrariété à l’ordre public international français de la décision étrangère suppose que celle-ci comporte des dispositions qui heurtent des principes essentiels du droit français ; qu’il n’en est pas ainsi de la décision qui partage l’autorité parentale entre la mère et l’adoptante d’un enfant ». Prononçant une cassation sans renvoi, la Cour ordonne l’exequatur du jugement américain.

49Derrière la relative technicité de sa motivation, associée à sa brièveté même, l’arrêt est porteur d’implications que l’on pourrait presque qualifier de révolutionnaires dans le paysage juridique français actuel, touchant à la question sensible par « l’intensité des passions qu’elle soulève » [3] de « l’homoparenté », à savoir l’admission d’un lien de filiation à l’égard des deux membres d’un couple de même sexe. En l’espèce, la reconnaissance de l’adoption mérite entière approbation, ne serait-ce que par la stabilité qu’elle assure à l’enfant, dont l’état a été entièrement établi aux seuls Etats-Unis. Mais on peut être plus perplexe sur la motivation même de l’arrêt, qui reste très en retrait, voire en décalage, par rapport aux enjeux véritables de la question posée – mais peut-être à dessein.

50Au vu de son attendu de principe, cette décision appelle des réflexions à un double titre. Pour l’internationaliste d’abord, elle apporte une utile précision quant aux conditions dans lesquelles il convient de faire jouer le contrôle de l’ordre public sur le terrain de l’effet des jugements étrangers. Quelques années après l’arrêt Cornelissen[4], la Cour de cassation poursuit son mouvement d’ouverture, puisque seule la violation des « principes essentiels du droit français » sera sanctionnée, concept flou dont il conviendra de rechercher le sens. Ensuite et surtout, c’est l’appréciation de l’ordre public international en l’espèce, qui retiendra l’attention. En centrant le contenu de l’ordre public sur les seuls effets de l’adoption, à savoir le partage d’autorité parentale entre adoptante et mère biologique, cette décision esquive habilement la véritable question de fond soulevée par « l’homoparentalité/homoparenté adoptive » et suscite de ce fait l’interrogation sur la méthode employée, mais aussi sur sa portée effective, dans le contexte international mais également interne.

51Après avoir précisé les contours de l’ordre public sur le terrain de l’effet des jugements étrangers (I), il conviendra de cerner le contenu de l’ordre public en matière d’adoption de l’enfant du partenaire de même sexe (II).

I. — Les contours de l’ordre public international sur le terrain de l’effet des jugements étrangers

52En sanctionnant la Cour d’appel de Paris pour refus d’application de l’article 509 du Code de procédure civile, et au-delà, fausse application de l’article 370-5 du Code civil, la Cour de cassation définit clairement la question posée dans toute sa dimension internationale : il s’agit de se prononcer sur l’accueil en France des effets d’une décision étrangère d’adoption prononçant un partage de l’autorité parentale. Il lui faut alors préciser les contours des conditions de régularité telles que résultant de l’arrêt Cornelissen. Ni la compétence indirecte du juge américain, ni la fraude à la loi n’étaient discutées en l’espèce ; c’est donc la condition de conformité de la décision étrangère à l’ordre public international français qui retient toute l’attention. A cet égard, la Cour pose d’emblée que « le refus d’exequatur fondé sur la contrariété à l’ordre public international français de la décision étrangère suppose que celle-ci comporte des dispositions qui heurtent des principes essentiels du droit français », avant d’exclure en l’occurrence une telle contrariété. Cet attendu de principe, s’il n’est en lui-même pas surprenant, étonne malgré tout du fait du recours – quant à lui inhabituel – à la notion de « principes essentiels du droit français » pour caractériser l’ordre public international en la matière [5]. Si cette formulation reflète une volonté de cantonner le jeu de cette condition de contrôle aux contrariétés manifestes avec l’ordre juridique français (A), reste encore à préciser ce que recouvre cette expression du seuil de tolérance de notre ordre juridique face aux jugements étrangers (B).

53A. — De prime abord, la formule employée par la Cour de cassation traduit indubitablement une volonté de restreindre le jeu de l’ordre public international sur le terrain de l’effet des jugements, ce qui n’est pas sans rappeler la nécessité d’une contrariété manifeste à l’ordre public de l’Etat requis, au sens des règlements Bruxelles I (art. 34-1°) et Bruxelles II bis (art. 22a et 23a). Justifiée de façon générale (1°), cette réponse l’est encore plus fortement au regard du domaine concerné, à savoir le statut personnel et familial (2°).

541°) Sur le terrain général de l’effet des jugements tout d’abord, la référence aux « principes essentiels » exprime clairement l’exigence que l’ordre public se doit d’intervenir en ce domaine « avec compréhension » [6]. Cette modération se traduit par le jeu de l’effet atténué de l’ordre public, classique depuis l’arrêt Rivière, qui se déploie naturellement sur ce terrain, où il s’agit de reconnaître un état de droit régulièrement créé à l’étranger et qui entend produire des effets en France. Ainsi, si le partage d’autorité parentale en cas d’adoption simple dans un couple de même sexe ne peut être prononcé en France [7], la reconnaissance de cette même solution régulièrement créée à l’étranger pourra être appréciée avec davantage de souplesse et de tolérance.

55Par ce maintien d’une intervention modérée de l’ordre public international, la Cour de cassation poursuit de façon heureuse le mouvement de libéralisation amorcé depuis l’arrêt Cornelissen et l’abandon du contrôle de la loi appliquée. Si la redéfinition des conditions de régularité a conduit à un certain « report (…) vers l’ordre public du foyer de régularité internationale » [8], la conformité à l’ordre public n’en a pas pour autant connu une hypertrophie malvenue. En exigeant que l’atteinte touche les « principes essentiels » du for, le présent arrêt conforte l’idée d’un effacement de l’ordre juridique d’accueil au profit de l’ordre juridique d’origine.

56Au-delà de ce constat, on relèvera que cet appel aux « principes essentiels » met l’accent sur le contenu même de l’ordre public – sur la nature des valeurs violées – pour justifier son déclenchement, plutôt que sur l’étroitesse des liens de la situation avec le for. Si l’atteinte est portée à une valeur considérée comme « essentielle », cette seule circonstance devrait être de nature à justifier l’intervention de l’ordre public. Les considérations de proximité ne devraient en revanche pas avoir d’incidence [9] – sauf à considérer qu’elles sont l’expression du champ d’application que s’assigne le principe essentiel lui-même.

57En l’espèce, une telle modération dans le recours à l’ordre public se justifierait d’ailleurs même en termes d’ordre public de proximité, puisque la situation familiale est entièrement ancrée aux Etats-Unis : la famille y est établie de longue date ; l’enfant y est née ; le partenariat y a été conclu ; l’adoption y est obtenue ; l’enfant et la mère biologique possèdent la nationalité américaine. Le seul lien avec la France tient à la nationalité française de l’adoptante. Et, contrairement à d’autres contentieux donnant lieu à un renforcement de l’ordre public en raison de considérations de proximité [10], aucun « principe essentiel », donc aucun droit fondamental, n’est ici mis en cause aux dires de la Cour de cassation.

582°) Replacé sur le terrain spécifique des jugements relatifs à l’état personnel et familial ensuite, ce cantonnement du recours à l’ordre public international trouve un renfort dans le nécessaire respect des droits fondamentaux des personnes en cause. En cela, l’arrêt rejoint l’actuel mouvement de protection dont bénéficient les situations personnelles et familiales, dont la circulation internationale se doit d’être le moins possible entravée [11], et ce au nom du « besoin de permanence du statut de la personne » [12]. Ainsi, l’Etat d’accueil ne peut-il exciper de ses règles de droit international privé pour remettre en cause l’état ou la situation familiale de l’individu, régulièrement créés au regard du droit de l’Etat d’origine. Dans le cadre spécifique de l’Union européenne, cette tendance prend appui sur certains principes communautaires fondateurs, tel en particulier le principe de libre circulation des personnes, associé aujourd’hui à la citoyenneté européenne. La jurisprudence relative au respect du nom de famille d’un ressortissant de l’Union en atteste clairement [13]. Au-delà, c’est principalement le droit au respect de la vie privée et familiale, consacré par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui constitue le fondement de cette faveur à la reconnaissance des rapports touchant à la personne. A ce titre, l’arrêt rejoint très nettement – même si par un biais méthodologique différent – la position adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Wagner[14], imposant la reconnaissance d’une adoption péruvienne, alors même que le droit luxembourgeois ne permettait pas cette adoption par une mère célibataire. On notera que le pourvoi de l’adoptante se plaçait aussi sur ce terrain, faisant grief à l’arrêt d’appel de « dénier le statut juridique créé valablement à l’étranger et correspondant à une vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, en faisant prévaloir ses règles de conflit sur la réalité sociale et la situation des personnes concernées », violant par là même ledit texte.

59La référence faite aux « principes essentiels » participe du même effacement des conceptions du for que le glissement méthodologique vers un raisonnement en termes de reconnaissance unilatérale des situations [15] fondé sur un tel respect des droits fondamentaux [16], sur le terrain propice qu’offre l’effet des jugements depuis l’arrêt Cornelissen[17].

60Mais il reste à déterminer quel champ est laissé à la défense des conceptions du for, et donc à son ordre public pour pouvoir le cas échéant être opposé à la situation étrangère. On touche alors au cœur du problème posé par cet appel aux « principes essentiels du droit français », à savoir leur teneur même.

61B. — Quel contenu donner à ces « principes essentiels du droit français » qui configurent ici l’ordre public international ? La référence est inhabituelle sous la plume de la Cour de cassation, du moins en cette matière, où elle se contente d’évoquer la conformité à l’ordre public international français de façon générale, sans spécifier les éléments qui le composent, si l’on excepte les références à la Convention européenne des droits de l’homme [18], et sans en principe que son fonctionnement ne soit affecté par la nature des valeurs en cause. Pourquoi la Cour a-t-elle jugé utile d’utiliser cette notion fuyante de « principes essentiels du droit français » ? En tant qu’expression du cantonnement de l’ordre public international face à la reconnaissance d’une situation durable acquise à l’étranger, le vocable devrait correspondre à un noyau dur de conceptions auxquelles le for ne peut en aucun cas renoncer [19]. Deux pistes viennent à l’esprit pour tenter de délimiter ce cœur inviolable de l’ordre public.

62Dans une première approche, l’on pourrait considérer que les principes essentiels du droit français ne sont autres que les principes dotés d’une nature fondamentale [20], au regard de leur source. En ce sens, les principes essentiels recouvriraient les droits fondamentaux issus des normes fondamentales, internes ou internationales. On rejoindrait alors l’interprétation donnée à l’ordre public dans le cadre du règlement de Bruxelles I, où il se concentre sur un noyau de droits fondamentaux et perçus comme tels à l’échelon européen. Ou encore celle conférée au volet procédural de l’ordre public depuis l’arrêt Bachir, qui se concentre là encore sur les droits fondamentaux du procès et de la défense [21]. Certains éléments conduisent cependant à rejeter cette première lecture. Tout d’abord, si seuls devaient être en cause les principes fondamentaux, pourquoi ne pas avoir utilisé ce dernier qualificatif, voire repris la célèbre formule de l’arrêt Lautour de « principes de justice universelle considérés dans l’opinion française comme doués de valeur internationale absolue » ? Ensuite, cette lecture cadre mal avec le fait que les principes seraient ceux « du droit français », ce qui évoque un ordre juridique de référence avant tout national [22]. Enfin et surtout, si certes l’ordre public doit intervenir de façon restreinte en cas de reconnaissance de jugements ou de situations, limiter son intervention aux seuls droits fondamentaux pourrait s’avérer trop restrictif, en ce que l’ordre public international ne serait plus à même de « préserver une certaine organisation de la vie sociale » [23] du for et par là même sa cohérence [24].

63Dans une seconde approche, la notion pourrait alors évoquer plus largement des valeurs qui, même non fondamentales au sens précédent, façonnent néanmoins l’ordre juridique français. On rejoint alors l’une des acceptions d’ailleurs parfois données au terme « fondamental », à savoir qu’un principe l’est « en raison d’une fonction d’identité et de cohérence d’un système juridique » [25]. Seraient alors essentiels les principes consubstantiels au droit français, ceux qui en sont le fondement, qui le caractérisent ou encore qui en déterminent le fonctionnement [26].

64Cette acception du terme employé, si elle traduit toujours l’idée que l’ordre public doit être employé avec modération puisqu’au service de « l’essence » du droit français, permet cependant de ne pas le réserver à la sauvegarde des seuls droits fondamentaux. Il doit également servir à la défense de certaines valeurs spécifiques au « droit français », sous-entendu de conception et d’origine nationale, tels certains choix sociétaux par exemple. L’on rejoindrait alors l’idée que ce qu’il convient de protéger découle d’exigences impératives du droit interne, qu’il convient aussi de sauvegarder à l’international – sans que ces exigences soient nécessairement partagées par d’autres ordres juridiques –, en raison du fait qu’elles façonnent l’ordre juridique français. C’est considérer par exemple que, dans certains cas, l’absence d’équivalence entre la situation familiale créée à l’étranger et les conceptions du for ne permet plus aux règles du for de s’effacer au profit du droit étranger, car il remettrait en cause des « valeurs particulièrement fortes pour l’ordre juridique français » [27]. Manque en effet dans ce cas un « fonds commun », ce qui justifie un retour des impératifs du for qui l’emportent alors sur le respect des prévisions des parties [28].

65En l’espèce, il pourrait s’agir par exemple de la conception de la famille que défend le droit français, notamment sur le terrain de la filiation, et que heurterait la reconnaissance d’une famille homoparentale. Or précisément, à s’en tenir à la position d’hostilité du droit interne français face à l’adoption au sein d’un couple de même sexe, la tendance première serait de penser qu’elle constitue un tel « principe essentiel » de notre droit de la famille, qu’il conviendrait alors de sauvegarder à l’international. Mais la Cour de cassation ne décèle ici aucune atteinte à un tel principe, accueillant sans difficulté le jugement américain instituant une adoption « homoparentale ». Comment percer cet apparent paradoxe ? L’examen du contenu au fond que la Cour de cassation donne à ces « principes essentiels du droit français » et partant à l’ordre public international livre quelques clés pour y parvenir.

II. — Le contenu de l’ordre public international en matière d’adoption au sein d’un couple de partenaires de même sexe

66Ce que l’on retiendra surtout de cet arrêt est évidemment la teneur qu’il donne à l’ordre public international sur le terrain de l’adoption de l’enfant au sein d’un couple homosexuel. La Cour de cassation estime en effet que n’est pas contraire aux principes essentiels du droit français « la décision qui partage l’autorité parentale entre la mère et l’adoptante d’un enfant ».

67S’il constitue en cela une première, et une véritable avancée, l’arrêt n’en reste pas moins intrigant. La solution en elle-même mérite approbation, mais sa motivation suscite la perplexité. En abordant la question exclusivement par le biais des conséquences de l’adoption sur le terrain de l’autorité parentale, l’arrêt se trouve en effet en porte-à-faux avec la position du droit interne français à l’égard du principe même de l’adoption par un couple de même sexe. Si l’ordre public international français peut sans doute admettre un partage d’autorité parentale entre mère biologique et adoptante (A), au-delà, la portée même de l’arrêt méritera d’être précisée (B).

68A. — Une décision étrangère partageant l’autorité parentale entre mère biologique et mère adoptive d’un enfant n’est pas contraire aux principes essentiels du droit français. Tel est l’enseignement immédiat de cet arrêt. Par sa faveur marquée pour le respect de la vie familiale, autant que de l’intérêt de l’enfant dans le cadre international, la solution adoptée par la Cour de cassation doit être approuvée quant à ses mérites pratiques : maintenir l’état de l’enfant tel qu’il a été consacré à l’étranger, en évitant le « déni de réalité » [29]. Mais pour y parvenir, la Cour a fait preuve d’habileté pour donner un contenu à l’ordre public international propice à cette reconnaissance (1°), ce qui révèle des ambiguïtés certaines au regard des principes du droit interne français qui sont censés le fonder (2°).

691°) Considérer que ce partage d’autorité parentale, conséquence d’une adoption simple de l’enfant de son partenaire de même sexe, n’est pas contraire aux principes essentiels du droit français commande de vérifier la teneur du droit français sur ce point.

70Si l’on se tourne vers le droit interne, force est de constater qu’une telle adoption ne pourrait pas être créée directement en France. Mais, paradoxalement, ce sont les raisons mêmes qui fondent ce refus en droit interne qui permettent ici l’adoption de la solution inverse à l’international.

71En droit interne français en effet, la Cour de cassation n’admet pas que la partenaire d’un couple homosexuel puisse adopter l’enfant biologique de sa partenaire, qu’elles soient ou non unies par un PACS [30]. La solution trouve son fondement dans la lettre de l’article 365 du Code civil, qui prévoit qu’en cas d’adoption simple, « l’adoptant est seul investi à l’égard de l’adopté de tous les droits d’autorité parentale (…), à moins qu’il ne soit le conjoint du père ou de la mère de l’adopté ». Ainsi, dans l’un des deux arrêts de principe en date du 20 février 2007 [31], la première chambre civile a-t-elle censuré pour violation de ce texte, une cour d’appel ayant prononcé l’adoption par une femme de l’enfant de sa partenaire, avec laquelle elle était liée par un PACS. Un partenaire n’étant pas un « conjoint », l’admission de l’adoption simple aurait entraîné un transfert d’autorité parentale à la seule adoptante, privant la mère biologique de ses droits, alors même qu’elle entendait continuer à élever l’enfant.

72A s’en tenir à cette lecture de la lettre de l’article 365 du Code civil, seulement centrée sur la question de la privation ou non d’autorité parentale de la mère biologique, l’on comprend aisément la position adoptée par la Cour de cassation dans le présent arrêt. De fait, dans la mesure où la décision américaine consacre un partage d’autorité parentale, elle ne conduit pas à un transfert d’autorité parentale vers la seule adoptante. Partant, la raison même qui fonde le refus de l’adoption dans les décisions de février 2007 ne se retrouve pas. En cela, sur ce point, le jugement américain n’engendre aucune contrariété avec un principe essentiel du droit français : si ces principes, tirés notamment de l’intérêt de l’enfant, imposent un maintien des droits parentaux de la mère biologique, ils sont pleinement respectés ici. Sous cet aspect, la logique de la Cour de cassation apparaît implacable.

73Pour parvenir à cette fin, la Première chambre civile a dû corriger la règle de droit international privé normalement applicable, au lieu d’utiliser l’ordre public à mauvais escient, à l’instar des juridictions du fond.

74Ces dernières avaient en effet toutes deux refusé de reconnaître le jugement américain d’adoption, sur le fondement de l’article 365 du Code civil, applicable par le truchement de l’article 370-5 du même code. Le raisonnement était le suivant [32] : l’adoption prononcée à l’étranger constitue une adoption simple, en ce qu’elle ne rompt pas irrévocablement les liens avec la famille par le sang ; à ce titre, en vertu de l’article 370-5 du Code civil, elle produit les effets attachés par la loi française à l’adoption simple ; parmi ceux-ci, l’article 365 du Code civil prévoit le transfert d’autorité parentale à l’adoptante, ce qui est contraire à l’intérêt de l’enfant et partant à l’ordre public international français. A s’en tenir là, la décision méritait assurément la censure. De fait, le refus d’exequatur du jugement américain ne tenait pas tant à son contenu intrinsèque, qu’aux fâcheuses conséquences auxquelles conduit la substitution des effets de l’adoption française à ceux fixés par le jugement étranger. En effet, ce n’est pas le contenu du jugement américain qui est confronté à l’ordre public, mais l’application d’une règle du droit français, à savoir l’article 365 du Code civil. C’est alors – curieusement – opposer l’ordre public au droit français lui-même [33].

75Sous cet aspect, le raisonnement suivi par la Cour de cassation apparaît plus heureux. Sanctionnant une fausse application de l’article 370-5 du Code civil, elle exclut donc les effets de l’adoption relatifs à l’autorité parentale du domaine de ce texte, car ils ont été fixés par le jugement étranger – ce qui pourrait se discuter au regard de la généralité de la lettre même de l’article 370-5 du Code civil [34]. Ecartant ainsi partiellement la substitution prévue par le texte, elle s’en tient aux effets de l’adoption tels que prévus par le jugement étranger. C’est alors bien le contenu du jugement étranger qui est confronté à l’ordre public du for. Or l’effet en cause est parfaitement conforme aux exigences du droit français, puisqu’il prévoit le partage d’autorité parentale et évite donc la privation de droits de la mère biologique que précisément le droit français condamne.

76Par ce raisonnement, la Cour de cassation évite l’impasse à laquelle conduit la substitution mise en place par l’article 370-5 du Code civil. Mais surtout, en s’en remettant aux effets attachés à l’adoption par le jugement d’origine lui-même, elle parvient à lier de façon indissociable ces effets au principe même de l’adoption. Ce faisant, le principe même de l’adoption profite de l’attitude accueillante retenue à l’égard du partage d’autorité parentale. Par ce biais, le jugement d’adoption se trouve donc reconnu en son entier en droit français. Justifié par le principe même de l’effet atténué, cette faveur serait identique dans un raisonnement fondé sur la reconnaissance [35].

77Apparaissent alors les limites de la teneur conférée par la Cour de cassation à l’ordre public international. En abordant la présente adoption uniquement sur le terrain de ses effets sur les droits parentaux – conforme en cela à l’approche du droit interne –, la première chambre civile occulte complètement le contexte de cette adoption, et donc la création même de la famille monosexuée, pourtant au cœur même du problème en droit interne français.

782°) De fait, derrière la justification technique avancée par la Cour de cassation, la position adoptée recèle de fortes ambiguïtés au regard des « principes essentiels du droit français », si on les aborde non plus sous l’angle des effets, mais sous celui du principe même de l’adoption de l’enfant du partenaire du même sexe.

79D’une part en effet, l’on a pu dénoncer « l’artifice » [36] qui affecte le motif justifiant le refus de l’adoption simple dans la jurisprudence de 2007, voire « l’impression de malaise » qu’il suscite par son inadéquation [37] : « n est-ce pas à l’homoparentalité que cette jurisprudence entend faire barrage » [38] ? La lettre même de l’article 365 du Code civil n’interdit en rien l’adoption au sein d’un couple de même sexe ; la lecture restrictive qu’en donne la Cour de cassation oui, puisque le refus d’assimiler conjoint et concubin empêche de fait la création d’une famille homosexuelle [39]. En atteste également le refus par la Cour des montages, notamment entre adoption et délégation d’autorité parentale, permettant de consacrer le rattachement juridique de l’enfant à une famille monosexuée [40]. Dès lors, derrière la raison de technique juridique se cache une motivation plus fondamentale, liée à la conception même de la famille, du couple et de la filiation qui continue d’être posée comme modèle en droit interne français. On avance en général plusieurs raisons, liées au concept même de parenté et à la réalité identitaire que devrait exprimer le lien juridique de filiation [41]. Dès lors, c’est la conception même que l’on se fait de la parenté, et plus généralement de l’état même de la personne qui est en cause. N’est-ce pas là alors un « principe essentiel du droit français » ?

80Cette interprétation est d’autre part confortée par la récente décision du Conseil constitutionnel, saisi par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par la Cour de cassation elle-même, de la conformité de l’article 365 du Code civil à la Constitution [42]. Dans sa décision du 6 octobre dernier [43], le Conseil estime le texte conforme à la Constitution. D’une part, il n’y a aucune discrimination à ne pas assimiler le partenaire au conjoint, « la différence de situation entre les couples mariés et ceux qui ne le sont pas (peut) justifier, dans l’intérêt de l’enfant, une différence de traitement quant à l’établissement de la filiation adoptive à l’égard des enfants mineurs » ; d’autre part « le droit de mener une vie familiale normale n’implique pas que la relation entre un enfant et la personne qui vit en couple avec son père ou sa mère ouvre droit à l’établissement d’un lien de filiation adoptive », partant le texte, « dans la portée que lui donne la jurisprudence constante de la Cour de cassation », n’y porte pas atteinte. En conférant, de façon curieuse, une réelle portée normative à la position de la Cour de cassation, le Conseil ferme donc la porte, en l’état actuel du droit interne, à toute adoption par un couple de même sexe.

81Face à ces constatations, la position adoptée par la Cour de cassation dans le présent arrêt apparaît en directe contradiction avec les fondements réels de sa jurisprudence en la même matière en droit interne. Ici en effet, elle valide nécessairement, mais sans le dire expressément, la création d’une famille homoparentale. L’enfant se voit dotée – pour reprendre les termes de l’arrêt – d’une « mère » et d’une « adoptante », en d’autres termes de deux mères, puisque l’adoption crée un réel lien de filiation. Or en droit interne, c’est précisément le refus de créer un lien de filiation entre un enfant de deux « parents » de même sexe qui justifie fondamentalement le refus de l’adoption simple : la Cour de cassation elle-même, par la portée qu’elle donne à l’article 365 du Code civil, « empêche » la création d’un tel lien de filiation, comme le note le Conseil constitutionnel [44]. Seule est possible – et jugée suffisante – une délégation d’autorité parentale au profit de la partenaire de l’adoptante, sans création d’un lien de filiation.

82En cela, quant à la création même du lien de filiation, l’arrêt introduit en droit français une situation qui peut être considérée comme contraire à une conception fondamentale du droit français actuel. Et ce, en raison d’un décalage entre la teneur donnée à l’ordre public, fixée en considération du seul effet de la situation, et le résultat auquel conduit l’accueil du principe même de l’adoption consacrée par le jugement étranger, qui touche d’autres principes, que l’on pourrait considérer comme essentiels. Ne faudrait-il pas alors écarter le recours à l’effet atténué pour sauvegarder la cohérence du droit français ?

83Mais ce n’est peut-être pas le moindre mérite de cette décision, sinon l’objectif poursuivi par la Cour de cassation, que de bousculer par ce biais les conceptions du droit interne français pour les faire évoluer. C’est aborder la question de la portée de cette décision.

84B. — Si en l’espèce la Cour de cassation a admis un jugement américain d’adoption partageant l’autorité parentale entre les deux partenaires de même sexe, il reste à préciser la portée de cette solution, au regard du droit international privé (1°) autant que du droit interne (2°).

851°) S’agissant en premier lieu des situations à caractère international, des interrogations subsistent tant quant au contenu de l’ordre public que quant à son fonctionnement.

86Pour ce qui est du contenu de l’ordre public, l’incertitude vient de ce qu’en l’espèce, seule la nécessité d’un partage d’autorité parentale est mise en avant. On peut aisément en déduire que, a contrario, toute décision d’adoption, quel que soit le contexte de couple, qui viendrait à priver la mère biologique de ses droits parentaux, serait contraire à l’ordre public international. De même sans doute en sera-t-il pour une décision laissant la question ouverte, puisque l’application de l’article 365 du Code civil conduirait alors à la même privation [45].

87Mais au-delà, cette décision ouvre-t-elle la voie à une reconnaissance plus générale des « familles homoparentales », voire des effets d’unions homosexuelles ? Une réponse positive serait souhaitable, du moins lorsque sont en cause des situations réellement « cristallisées » à l’étranger, où elles se sont constituées et ont durablement produit des effets.

88Ainsi, qu’en sera-t-il en l’espèce des autres effets de l’adoption, non définis par le jugement américain et qui resteront soumis au droit français de l’adoption simple, par le jeu de la substitution postulée par l’article 370-5 du Code civil ? Il n’est pas certain que tous les effets de l’adoption simple pourront se déployer. En effet, le mécanisme de substitution suppose une certaine proximité entre le concept utilisé par la règle substantielle française et celui correspondant à la création de la situation sous l’empire d’un droit étranger [46]. En l’occurrence, l’adoption américaine en cause doit présenter une équivalence avec la notion française d’adoption simple, dont les effets seront appliqués. Or, au regard de la teneur actuelle du droit français, il n’est pas certain que cela soit le cas, l’essence même de la notion de parenté et de filiation étant en cause.

89Plus avant, la décision implique-t-elle la reconnaissance en France du principe même de création d’un double lien de filiation, à l’égard de deux « parents » de même sexe, quelles que soient les conditions de sa création ? On songe notamment à la reconnaissance d’un lien de filiation issue d’une PMA, dans des circonstances impossibles en France. La réponse dépendra sans nul doute des circonstances entourant la création du lien, certaines pratiques illicites en France, tel le recours à la maternité de substitution, heurtant de front certains « principes essentiels » expressément formulés, justifiant alors la censure de l’ordre public [47].

90Enfin, si l’on quitte le terrain de la filiation, on peut se demander si cela n’implique pas plus généralement la reconnaissance des couples homosexuels, notamment unis par un mariage célébré à l’étranger. On rejoindrait alors la voie du libéralisme tracée par l’article 515-7-1 du Code civil quant à la reconnaissance de toute forme de partenariat enregistrée.

91Mais tout restera tributaire du fonctionnement de l’ordre public. De fait, on a vu qu’en l’espèce la reconnaissance du jugement américain se justifie d’autant plus que la situation ne présente que des liens relativement faibles avec la France. Quasi exclusivement ancrée aux Etats-Unis, il apparaît légitime de ne pas porter atteinte à cette vie familiale pour les rares moments où elle touchera la France.

92Mais qu’en serait-il dans l’hypothèse d’une situation plus fortement liée avec la France ? On songe évidemment à des cas de tourisme procréatif, où un couple de même sexe, de nationalité française ou résidant en France, obtiendrait à l’étranger tout d’abord l’accès à la PMA, puis un jugement d’adoption au profit de la partenaire de la mère biologique, jugement qu’il entend ensuite voir reconnaître en France pour y produire ses principaux effets.

93La lettre de l’arrêt ne fait état d’aucune condition de proximité – ou d’éloignement en l’occurrence, ce qui, on l’a vu, s’explique par les contours donnés à l’ordre public. Mais surtout, la teneur même de l’ordre public ne permettrait pas de faire obstacle à un tel jugement, du moins s’il prescrit un partage d’autorité parentale. De deux choses l’une alors. Soit il faudrait modifier la teneur de l’ordre public et se fonder sur un « principe essentiel du droit français » pour faire obstacle à ce forum shopping procréatif. Mais, si le droit français peut effectivement comporter un tel principe [48], on voit mal comment la Cour de cassation pourrait y avoir recours sans se mettre en totale contradiction avec le présent arrêt. Soit, s’il est impossible de renforcer le jeu de l’ordre public, il faudrait se placer sur le terrain des deux autres conditions de régularité, particulièrement le contrôle de compétence indirecte tel que posé par l’arrêt Simitch : pourrait être évoquée notamment l’absence de lien caractérisé avec le juge étranger ou encore la fraude au jugement.

942°) Concernant en second lieu la portée de la solution en droit interne français, l’hésitation est à nouveau permise. L’interprétation minimale tendrait à considérer que la Cour de cassation entend simplement se prononcer face à des situations internationales, faisant une application classique de l’effet atténué de l’ordre public, sa position à l’encontre des situations purement internes restant inchangée [49]. Un second arrêt rendu le même jour [50] pourrait le laisser penser, car il maintient une position exigeante quant à la délégation d’autorité parentale au profit du partenaire, quant à la démonstration de l’intérêt de l’enfant justifiant cette délégation.

95Une lecture peut-être plus optimiste tendrait au contraire à voir dans cette décision un appel au législateur français, afin qu’il modifie la position du droit français à l’égard des couples de même sexe, par un élargissement de l’adoption à leur profit. En assouplissant les exigences du droit français pour les situations internationales, en laissant sous-entendre qu’aucun principe essentiel de notre droit ne fait obstacle à la reconnaissance de « l’homoparenté » créée à l’étranger, l’arrêt pourrait ouvrir la voie pour une évolution du droit français dans le même sens. Mais rien n’est moins sûr.

96Petra Hammje

97Cour d’appel fédérale des Etats-Unis (2e Circuit). — 17 septembre 2010.

98Droits de l’homme. — Violation. — Crimes contre l’humanité. — Tortures, traitements inhumains et dégradants. — Alien Tort Claims Act. — Entreprise multinationale. — Complicité. — Responsabilité des personnes morales. — Action de groupe des victimes. — Irrecevabilité.

99Action de groupe. — Crimes contre l’humanité. — Tortures, traitements inhumains et dégradants. — Alien tort claim act. — Entreprise multinationale. — Complicité. — Responsabilité des personnes morales. — Irrecevabilité.

100Est irrecevable sur le fondement de l’Alien Tort Claims Act l’action de groupe portée devant les juridictions fédérales des Etats-Unis d’Amérique et dirigée contre une entreprise multinationale pour complicité avec un gouvernement étranger dans la violation du droit des gens par voie de crimes contre l’humanité, torture et traitements cruels et dégradants infligés sur le territoire de celui-ci (1).

101(Kiobel v. Royal Dutch Petroleum Co plc) [51]

102Résumé : Les demandeurs sont des habitants de la Région Ogoni au Nigéria, qui allèguent que les sociétés défenderesses du groupe Shell – Royal Dutch Petroleum Company (« Royal Dutch ») et Shell Transport and Trading Company PLC (« Shell »), qui sont des sociétés holding incorporées respectivement aux Pays-Bas et au Royaume-Uni – par le truchement d’une filiale de droit nigérian – Shell Petroleum Development Company of Nigeria, Ltd. (« SPDC ») – ont été les complices du gouvernement du Nigéria dans la commission de diverses violations de droits de l’homme. La filiale de droit local, SPDC, déploie des activités de forage et de production de pétrole dans la région Ogoni du Nigeria depuis 1958. Les effets environnementaux nocifs de cette activité ont conduit à la constitution d’un groupe de protestation (Movement for Survival of Ogoni People : « MOSOP »), auquel les sociétés défenderesses auraient réagi à leur tour en 1993 en en appelant au gouvernement nigérian en vue d’éradiquer la résistance Ogoni. Au cours des années 1993 et 1994, il est allégué que les forces militaires de ce pays avaient mis à sac les villages de ce peuple, tuant, violant et arrêtant les villageois et volant leur biens, le tout avec l’assistance du groupe Shell. En 1995, Ken Saro-Wiwa, leader du « MOSOP » et John Kpuinen, vice-président de l’aile jeunesse du même mouvement, ont été pendus après avoir été condamnés pour meurtre au terme d’une procédure conduite devant un « tribunal spécial » dont il est allégué que le groupe Shell aurait orchestré le déroulement.

103Une première action sur le fondement du Alien Tort Statute avait été engagée au nom de Ken Saro-Wiwa, de son adjoint, et des membres de sa famille, dont sa mère et son fils, qui ont été battus et torturés pendant le procès. Les comportements délictueux invoqués sont l’exécution sommaire (la pendaison de Ken Saro-Wiwa et John Kpuinen) et des crimes contre l’humanité (actes cruels, inhumains et dégradants commis de façon systématique contre une population civile pour des raisons raciales ou idéologiques). Cette première demande, qui se déroulait parallèlement à des poursuites pénales contre les dirigeants de Royal Dutch, est favorablement accueillie lors des diverses phases liminaires de la procédure par la Cour de District du District Sud de New York. Que ce soit en raison de la probabilité d’une issue favorable en appel ou de la médiatisation de l’affaire, ce premier contentieux a été transigé la veille de la procédure d’appel et un fonds significatif établi par le groupe Shell, à grand renfort de publicité autour d’un geste présenté comme étant d’ordre humanitaire, et sans aucune reconnaissance de responsabilité, au bénéfice du peuple Ogoni. Entre temps, le groupe Shell s’apprêtait à mener une bataille juridique acharnée contre la seconde action engagée : celle, potentiellement bien plus dangereuse, d’une action de groupe.

104Cette seconde action est menée au nom de l’ensemble du people Ogoni. En particulier, il est allégué que le groupe Shell assurait le transport des soldats nigérians, avait autorisé l’utilisation de ses terrains comme lieux d’attaque, pourvoyait les soldats en nourriture et salaires. Au regard du Alien Tort Statute, ces faits caractériseraient une complicité avec le gouvernement nigérian dans la violation du droit des gens et la perpétration de crimes contre l’humanité, à travers le meurtre extra-judiciaire, la torture et des traitements cruels et dégradants infligés (arrestation et détention arbitraires, violation des droits à la vie, à la liberté, à la sécurité et à l’association ; exil forcé ; destruction des biens). Déclarée recevable en première instance par le juge Kimba Wood, elle a été soumise à la Cour d’appel du Second Circuit, qui, dans son arrêt du 17 septembre 2010, infirme le jugement de première instance et déclare l’action irrecevable sur le fondement du Alien Tort Statute. Ce faisant, elle prend position contre la justiciabilité des personnes morales de droit privé au regard du Alien Tort Statute.

105Du 17 septembre 2010. – Cour d’appel fédérale des Etats-Unis (2e Circuit). – MM. Jacobs, prem. juge, Leval, et Cabranes, juges.

106(1) 1. Jugée par la prestigieuse (et réputée progressiste) Cour fédérale d’appel du Deuxième Circuit, l’affaire Kiobel v. Royal Dutch Shell représente une étape significative dans l’élaboration du régime juridique de l’Alien Tort Statute[52], eu égard à la question de la responsabilité des entreprises multinationales pour violation des droits de l’homme. Ressuscitée dans les années 1980 dans des hypothèses d’actions individuelles portées contre des défendeurs également individuels, cette loi a ensuite rempli un rôle symbolique essentiel dans la réparation civile des préjudices liés à l’Holocauste, où les importantes transactions intervenues sous la pression des Etats impliqués ont cependant laissé sans réponse la question de savoir si ce Statute était de nature à fonder la compétence des juridictions fédérales à l’égard de défendeurs personnes morales de droit privé [53]. La voie était cependant tracée vers un contentieux privé des droits de l’homme, dans laquelle se sont immédiatement engagés de nombreux groupes de victimes-demandeurs étrangers, portant des actions collectives contre des sociétés-mères de droit américain, canadien ou européen, déployant une activité industrielle, à travers les filiales du groupe, dans le monde entier. Les comportements qui leur étaient reprochés intervenaient dans des champs très variés, allant du travail forcé à l’expérimentation pharmaceutique sur des enfants dans des pays en développement, en passant par des activités dangereuses pour la santé humaine ou destructrices de l’habitat et de l’environnement de peuples riverains. Dans un grand nombre de cas, de tels comportements avaient été facilités par les autorités du pays d’accueil, qui assuraient manu militari la coopération de la main d’œuvre locale ou plus généralement la mise à disposition des ressources humaines sur place.

1072. Indubitablement, cet arrêt marque un coup d’arrêt significatif à l’expansion du contentieux engagé contre les multinationales à raison de dommages – qu’ils revêtent ou non une dimension aussi sinistre que ceux imputés ici au groupe Shell – survenus à l’occasion de leurs activités délocalisées [54]. Il est vrai que l’action collective semblait en réalité mal engagée en l’occurrence ; du moins, même le juge Laval, auteur d’une opinion individuelle très favorable au développement de principe de tels contentieux et radicalement critique du raisonnement de l’opinion de la majorité sur ce point, estime que la preuve – exigée par la jurisprudence de la propre Cour d’appel du Deuxième Circuit lorsqu’il s’agit de fonder une responsabilité sur le fondement du Alien Tort Statute pour complicité (aiding and abetting) – n’avait pas été rapportée de faits de nature à induire plausiblement l’intention de la société défenderesse de s’associer délibérément à la violation des droits de l’homme par l’Etat nigérian. Cependant, la position prise par la majorité va beaucoup plus loin en ce qu’à supposer cette preuve de complicité rapportée, l’action ne peut en toute hypothèse être dirigée contre une personne morale. Cette position vaut au demeurant a fortiori pour les cas où les activités de la multinationale sont à l’origine d’un dommage – explosion meurtrière, dommage écologique, conditions de travail de la population locale inhumaines, etc. –, qui n’a d’intentionnel que l’exploitation délibérée des carences dans les normes locales de sécurité, de travail ou de protection de l’environnement, et en tout cas sans qu’il y ait de volonté de nuire ni complicité (aiding and abetting) avec les forces militaires locales.

1083. Le raisonnement de la majorité est fondé sur le constat, auquel aboutit une analyse approfondie des sources du droit international coutumier, que le droit international n’a jamais imposé aucune responsabilité civile à des défendeurs personnes morales de droit privé. L’opinion concurrente conteste, non pas l’analyse du droit international telle qu’elle a été menée, mais la conception qu’a la majorité de l’articulation du droit interne fédéral et du droit international sur le fondement du Alien Tort Statute, soulevant par là même une discussion sur plusieurs points qui ont en commun de dépendre d’un choix d’ordre essentiellement méthodologique. Pareille discussion révèle en effet diverses difficultés profondes affectant le sens du Alien Tort Statute qui n’avaient pas été tranchées par la Cour Suprême dans son grand arrêt Sosa[55], faute pour cet arrêt, qui concernait le cas « classique » d’enlèvement et de torture par un individu agissant sous couvert d’une fonction gouvernementale, de porter sur la question de la responsabilité des multinationales.

1094. Pour la majorité, la seule question que pose la responsabilité civile des sociétés du groupe Royal Dutch Shell dans le contexte du Alien Tort Statute est de savoir si le droit international, auquel ce statut se réfère, tient les personnes morales de droit privé pour justiciables de ses normes (« Whether a defendant is liable under the ATS depends entirely upon whether that defendant is subject to liability under international law. It is inconceivable that a defendant who is not liable under customary international law could be liable under the ATS »). Cette question se traduit alors par un choix d’ordre méthodologique. Elle oblige en effet à rechercher parmi toutes les sources du droit international définies à l’article 38 du statut de la Cour internationale de Justice, s’il existe un précédent ou un texte consacrant la responsabilité d’une personne morale. Le juge procède ainsi à une analyse très approfondie de l’état du droit international, passant en revue, par exemple, le procès de Nuremberg où la responsabilité de la société I.G. Farben pour avoir fabriqué les produits nécessaires à la poursuite du projet nazi était discutée puis refusée. Le statut de la Cour pénale internationale consacre pareillement sa compétence à l’égard des seules personnes physiques. Pareille analyse conduit à exclure toute sujétion des entreprises à la responsabilité au regard du droit international. Reprenant les termes utilisés par le Tribunal de Nuremberg, la majorité dans Kiobel souligne que les crimes du droit international sont commis par des hommes, non des entités abstraites, de sorte que la mise en œuvre du droit international exige de punir les premiers et non les secondes [56].

1105. Le juge Laval, auteur de l’opinion individuelle divergente sur le raisonnement suivi, ne conteste pas, en soi, l’état du droit international tel que dégagé par la majorité. Il est vrai, reconnaît-il, que les juridictions internationales ne semblent jamais avoir retenu la responsabilité d’une entreprise. Mais les précédents examinés concernent le droit pénal international, qui entretient une relation malaisée avec les personnes morales lorsque la violation exige la preuve d’une intention, difficilement imputée à une entité abstraite. Peu importe que, sur ce point, le droit comparé démente quelque peu l’incompatibilité absolue entre le droit pénal et les sociétés. Le problème ici n’est pas de savoir si les entreprises peuvent ou non être pénalement responsables, mais de savoir si, en l’occurrence, il existe une norme de droit international dont la violation est démontrée. Dans l’affirmative, il importe peu que les juridictions internationales elles-mêmes aient eu ou non l’occasion d’en sanctionner la violation en termes de responsabilité pénale ou civile à l’égard d’une personne morale. En effet, c’est alors le droit fédéral, s’exprimant sous la forme du Alien Tort Statute, qui prend le relais, attachant à cette violation la sanction (remedy) qu’il estime appropriée (en l’occurrence la responsabilité civile) et à l’égard des défendeurs que lui-même désigne (personnes physiques ou morales ; auteur direct ou complice, etc.). Pour le juge minoritaire, aucun principe de droit national ou international ne justifie la conclusion selon laquelle les normes mises en œuvre à travers le Alien Tort Statute – telle que la prohibition par le droit international du génocide, de l’esclavage, des crimes de guerre, de la piraterie, etc. – ne s’appliqueraient qu’aux personnes physiques, conférant aux personnes morales une immunité à l’égard des actions en justice et libres de retenir les profits résultant de tels actes.

1116. C’est dire que l’opposition entre les juges porte sur l’étendue de la référence au droit international et son articulation avec le droit national. Pour le juge Laval, la « fenêtre » ouverte dans la norme interne vers le droit des gens est de portée restreinte ; il suffit de constater la violation de la norme qui, selon la terminologie continentale, sera alors prise en considération par le droit fédéral applicable par ailleurs aux conséquences de celle-ci. En revanche, pour la majorité, la référence au droit international par le Alien Tort Statute comprend la totalité du régime de la responsabilité. La même Cour n’avait-elle pas décidé dans Karadic qu’il revenait à la norme internationale elle-même de déterminer si sa violation était constituée quel qu’en fût l’auteur public ou privé, et si elle étendait son champ d’application personnel aux complices privés d’une autorité étatique ? Pour l’observateur extérieur, le débat méthodologique paraît insoluble, puisque les termes du Alien Tort Statute, pourtant invoqués comme allant « clairement » dans un sens ou l’autre [57], sont singulièrement sibyllins car extrêmement laconiques. Rien ne s’oppose, bien évidemment, à ce qu’un Etat mette à disposition un for pour violation du droit international, soit en laissant à celui-ci désigner l’ensemble du régime de la responsabilité encourue, soit au contraire en lui réservant la seule définition de la norme violée, dont il pourvoit lui-même la sanction, civile ou pénale. Il faut dire que le fait que le Alien Tort Statute prévoie lui-même un aspect essentiel du régime de la responsabilité encourue, qui est en tort only, semble faire pencher la balance plutôt en faveur du second sens.

1127. Des arguments dans les deux sens sont tirés par ailleurs d’une note en bas de page (n° 20) de l’arrêt Sosa, aux termes de laquelle il reviendrait au droit international de déterminer la qualité de défendeur au regard du texte du Alien Tort Statute. Notamment, il y est observé que la question reste ouverte de savoir « whether international law extends the scope of liability for a violation of a given norm to the perpetrator being sued, if the defendant is a private actor such as a corporation or an individual ». Si la majorité dans l’arrêt Kiobel y voit une confirmation explicite de sa propre thèse, le juge minoritaire invite à restituer ce dictum dans son contexte, où il était destiné en réalité à opposer la conduite des Etats à celle des acteurs privés (et non différentes catégories d’acteurs privés entre eux). En effet, les arrêts Tel-Oren[58] et Kadic[59] s’interrogent sur le statut au regard du droit international d’actes de torture puis de génocide commis indépendamment de toute action étatique par un acteur privé. C’est ainsi que l’arrêt Kadic conclut que le génocide est toujours une violation du droit international quel qu’en soit l’auteur, public ou privé. Mais parmi les acteurs de droit privé, rien ne paraît justifier de distinguer les personnes physiques des personnes morales et, affirme le juge minoritaire il n’était nullement le sens de la note d’instaurer pareille distinction.

1138. Devant cette impasse, ce sont par conséquent des arguments politiques qui feront pencher la balance pour ou contre la mise en œuvre de la responsabilité éthique des entreprises au regard du Alien Tort Statute. Rejetés en raison de leur caractère hypothétique, les cas pratiques inventés par le juge Laval pour souligner les conséquences de la position de la majorité revêtent pourtant une force de conviction non négligeable. Ils tendent à démontrer en effet, qu’une multinationale qui a tiré des profits de violations de droits de l’homme, comme dans le cas où elle se livrerait à l’esclavage, ne serait tenu ni de restituer ces profits ni n’encourrait aucune responsabilité. Or, d’une part, il est peu probable qu’un tel résultat soit compatible avec le droit des gens, dont le contenu et l’orientation sont d’ordre moral et humanitaire. D’autre part, si les personnes morales peuvent être responsables de délits non intentionnels tels les fuites de pétrole ou les accidents nucléaires, il ne serait guère cohérent qu’elles ne le soient pas pour des violations moralement plus répréhensibles comme le génocide, l’esclavage ou la torture.

1149. On ajoutera à cela une considération propre au droit de la compétence internationale en droit commun américain, c’est-à-dire en dehors du Alien Tort Statute. En effet, dès lors que ce dernier ne permettrait pas d’assigner en responsabilité des personnes morales, celles-ci bénéficieront du régime très favorable de compétence résultant de l’exercice du forum non conveniens tel qu’illustré notamment par l’emblématique affaire Bhopal[60]. Il semble en effet, bien que la question ait été discutée, que la compétence universelle instaurée par le Alien Tort Statute exclue la mise en œuvre du forum non conveniens, dont le jeu priverait cette disposition de son objet même, qui est d’offrir un for de protection des droits de l’homme lorsque les victimes – par hypothèse étrangères – ne peuvent trouver de for ailleurs ; en revanche, ce mécanisme reste d’actualité s’agissant de la compétence personnelle ordinaire. Or, dans l’affaire Bhopal, le défendeur était un groupe multinational dont la société-mère avait son siège aux Etats-Unis. Un contentieux du type de Royal Dutch Shell, où le groupe a ses centres de décision ailleurs, dans des pays qui offrent un « for alternatif » effectif [61], aura a fortiori toutes les chances de se heurter à un refus d’exercice de la compétence américaine.

11510. Il est certain en revanche que tant la responsabilité éthique des multinationales que la compétence civile universelle sont des outils à manier avec une prudence extrême. L’analyse de la jurisprudence récente de la Cour Suprême, de Sosa à Morrison en passant par Empagram montre que l’heure est certainement à la modération, sinon dans l’abstention, dans l’extension de la compétence américaine dans le monde. Le juge Laval s’y montre sensible, mais estime que la jurisprudence même de la Cour contient la clé d’une solution équilibrée à l’égard des multinationales. Dans le schéma des faits de l’affaire Kiobel, celles-ci, engagées dans l’extraction de matières premières à travers le monde, sont poursuivies pour complicité ou action conjointe avec le gouvernement local, qui commet des violations graves des droits de l’homme en vue d’assurer la présence permanente de la multinationale et des revenues qu’engendre son activité. Or le risque est évidemment qu’il soit mis à la charge de la multinationale des actions répressives de la part de l’Etat d’accueil à l’égard de certaines parties de la population, auxquelles la firme est en réalité étrangère [62]. Cependant, comme le rappelle le juge Laval, la jurisprudence du Deuxième Circuit démontre qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter d’une telle dérive, en raison de l’exigence d’une preuve de l’intention de l’entreprise de provoquer les abus ainsi commis [63].

11611. Bien que cette dernière considération ne soit pas inintéressante, un autre facteur, qui n’a pas été relevé mais qui reste frappant dans l’affaire Kiobel, est que les rattachements hollandais et anglais du groupe Royal Dutch Shell étaient eux-mêmes de nature à légitimer davantage l’irrecevabilité de l’action portée devant les juridictions américaines que le statut juridique des entités défenderesses. On peut ainsi se demander si la réintroduction d’une dose de modération de la compétence – à défaut de forum non conveniens, une sorte d’exigence d’épuisement « latéral » des voies de recours disponibles dans le pays du centre décisionnel du groupe – n’aurait pas contribué à équilibrer le for universel perçu dans l’esprit de beaucoup d’observateurs, même en dehors du milieu des affaires, comme un risque excessif pour l’investissement direct à l’étranger.

117Horatia Muir Watt

Notes

  • (1)
    A toutes fins utiles, car étant relatif à l’état des personnes, le jugement bénéficie en principe d’une autorité de plein droit en France, sous réserve d’un contrôle incident de régularité.
  • (2)
    TGI Paris, 23 mai 2007, Gaz. Pal. 2007. 3247 note G. de Geouffre de La Pradelle.
  • (3)
    H. Fulchiron, « Du couple homosexuel à la famille monosexuée ? Réflexions sur ‘l’homoparentalité », AJ fam. 2006. 392.
  • (4)
    Cass. civ. 1re, 20 février 2007, cette Revue, 2007. 420 note B. Ancel et H. Muir Watt.
  • (5)
    V. depuis, utilisant la même formule, Cass. civ. 1re, 4 novembre 2010, pourvoi n° 09-15.302.
  • (6)
    B. Ancel et Y. Lequette, sous arrêt Munzer, Grands arrêts n° 41, spéc. n° 8, p. 361.
  • (7)
    En raison de l’article 365 C. civ., v. sur ce point infra II.
  • (8)
    D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, t. I, 2e éd. 2010, spéc. n° 281. Rappr. sur le sens de ce report, B. Ancel et H. Muir Watt, note préc., spéc. n° 19 s.
  • (9)
    Rappr. L. Gannagé, « L’ordre public international à l’épreuve du relativisme des valeurs », Trav.Com.fr. DIP 2006-2008, p. 205, not. p. 221.
  • (10)
    On songe spécialement à la reconnaissance en France des répudiations musulmanes, v. Cass. civ. 1re, 17 février 2004, Grands arrêts, n° 64, dans lequel proximité et droit fondamental sont imbriqués pour justifier l’atteinte à l’ordre public international.
  • (11)
    V. sur ce point D. Bureau et H. Muir Watt, ouvrage préc., spéc. n° 575 s.
  • (12)
    P. Lagarde, « La reconnaissance mode d’emploi », Mélanges H. Gaudemet-Tallon, Dalloz 2008, p. 481, spéc. p. 491.
  • (13)
    V. not. CJCE 2 oct. 2003, Garcia Avello, cette Revue, 2004. 184 note P. Lagarde ; D. 2004. 1476 note M. Audit ; CJCE 14 oct. 2008, Grunkin Paul, cette Revue, 2009. 80 note P. Lagarde ; JDI 2009. 203 note L. d’Avout ; JCP 2009. II. 10071 note A. Devers.
  • (14)
    CEDH 28 juin 2007 Wagner, cette Revue, 2007. 807 note P. Kinsch ; RTD civ. 2007. 738, obs. J.-P. Marguénaud ; JDI 2008. 183 note L. d’Avout.
  • (15)
    Sur les liens entre effet atténué et reconnaissance unilatérale, v. S. Bollée, « L’extension du domaine de la méthode de reconnaissance unilatérale », cette Revue, 2007. 307, spéc. p. 341 s.
  • (16)
    V. aussi le nouvel article 515-7-1 C. civ. relatif aux partenariats enregistrés, participant du même esprit mais là encore d’une méthode différente.
  • (17)
    Rappr. D. Bureau et H. Muir Watt, ouvrage préc., spéc. n° 579, p. 626.
  • (18)
    V. surtout dans le contentieux bien connu des répudiations musulmanes, v. encore dernièrement, Cass. civ. 1re, 4 novembre 2009, cette Revue, 2010. 369.
  • (19)
    Sauf évidemment à considérer que « principes essentiels du droit français » et « ordre public international » sont synonymes.
  • (20)
    Rappr. L. d’Avout, note préc., JDI 2008, spéc. p. 198.
  • (21)
    On notera au passage que c’est souvent dans ce dernier domaine que le terme de « principes essentiels » apparaît devant la Cour de cassation.
  • (22)
    Rappr. P.-L. Lucas, « La fraude à la loi étrangère », cette Revue, 1962. 1, spéc. p. 9, distinguant « principes essentiels du droit français » et « tous les principes essentiels, d’où qu’ils viennent ».
  • (23)
    B. Ancel et Y. Lequette, Grands arrêts, obs. sous l’arrêt Munzer, spéc. n° 8, p. 361.
  • (24)
    Rappr. P. Mayer, « Les méthodes de la reconnaissance en droit international privé », Mélanges P. Lagarde, Dalloz, 2005, p. 547, spéc. n° 46.
  • (25)
    V. Champeil-Desplats, « La notion de droit “fondamental” et le droit constitutionnel français », D. 1995. Chron. 323, spéc. p. 325.
  • (26)
    Pour reprendre les termes utilisés par V. Champeil-Desplats pour caractériser cette acception du terme « fondamental », donnant l’exemple des principes fondamentaux du droit communautaire ibid.
  • (27)
    L. Gannagé, op. cit., p. 220.
  • (28)
    P. Mayer, op. cit. Rappr. l’idée de l’existence d’un « ordre public du statut personnel des français », P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, 9e éd. 2007, spéc. n° 209-1.
  • (29)
    G. de Geouffre de La Pradelle, note préc.
  • (30)
    La même solution valant d’ailleurs, pour les mêmes raisons, pour des concubins de sexe différent.
  • (31)
    Cass. civ. 1re, 20 février 2007, Grands arrêts de la jurispr. civile, 12e éd., n° 5455 ; D. 2007. 1047 note D. Vigneau (1re esp) ; JCP 2007. II. 10068 note C. Neir-inck ; Gaz. Pal. 2007. 480 avis Cavarroc ; Defrénois, 2007. 791 obs. Massip ; AJfam. 2007. 182 obs. F. Chénedé ; RTD civ. 2007. 325 obs. J. Hauser.
  • (32)
    V. les motifs du jugement de première instance, adoptés par la cour d’appel.
  • (33)
    V. sur ce point G. de Geouffre de La Pradelle, note préc. Une telle utilisation curieuse de l’exception d’ordre public n’est pas inconnue, puisqu’on la trouve également dans le contentieux de la polygamie, v. not. le second arrêt Baaziz, Cass. civ. 1re, 6 juillet 1988, cette Revue, 1989. 71 note Y. Lequette. On notera d’ailleurs que dans les deux cas, ce recours à l’ordre public peut s’expliquer par une inadéquation des règles de droit international privé.
  • (34)
    Contra P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, 9e éd. 2007, spéc. n° 636 indiquant que les effets prévus par le jugement étranger d’adoption « ne pourront qu’être reconnus en France » ; A. Devers, veille, JCP 2010, n° 30, 809 ; v. aussi le pourvoi qui soulevait une violation de l’article 370-5, qui ne s’applique pas aux effets de l’adoption tranchés par le jugement étranger. Comp. G. de Geouffre de La Pradelle, note préc., qui préconise cette mise à l’écart partielle de l’article 370-5 en termes d’adaptation.
  • (35)
    V. P. Lagarde, « La reconnaissance mode d’emploi », Mélanges H. Gaudemet-Tallon, Dalloz, 2008, p. 481, spéc. p. 495 s.
  • (36)
    A. Bénabent, Droit civil — Droit de la famille, Montchrestien, 2010, spéc. n° 1032.
  • (37)
    D. Vigneau, note préc., spéc. II.
  • (38)
    A. Bénabent, op. cit.
  • (39)
    V. D. Vigneau, note préc. ; rappr. Ph. Malaurie, H. Fulchiron, Droit civil — La famille, Defrénois, 3e éd., 2009, spéc. n° 1425 indiquant qu’il suffirait que la Cour change son interprétation du texte pour que l’adoption soit possible.
  • (40)
    V. en ce sens Cass. civ. 1re, 20 février 2007 (2e esp), Bull. civ. I, n° 70, relevant le caractère « antinomique » et « contradictoires » de la combinaison des deux mécanismes. V. plus généralement, F. Terré et Y. Lequette, Grands arrêts de la jurispr. civile, obs. sous n° 55, spéc. n° 4 s.
  • (41)
    V. H. Fulchiron, article préc., AJfam. 2006. 392 ; F. Terré et Y. Lequette, op. cit. ; C. Neirinck, « Une famille homosexuelle ? », in H. Fulchiron (dir.), Mariage-conju-galité-parenté-parentalité, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2009, p. 143, spéc. p. 158.
  • (42)
    arrêt n° 12143 du 8 juillet 2010.
  • (43)
    Décis. n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010.
  • (44)
    Décis. n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010.
  • (45)
    En ce sens A. Devers, obs. préc.
  • (46)
    V. sur ce point, D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, t. 1, 2e éd. 2010, spéc. n° 478 s.
  • (47)
    Rappr. l’annulation de la transcription à l’état civil français d’actes de naissance établis aux Etats-Unis dont les énonciations découlaient d’une convention de mère porteuse, Cass. civ. 1re, 17 décembre 2008, cette Revue, 2009. 320 note P. Lagarde ; JCP 2009. II. 10020 note A. Mirkovic et II. 10021 note L. d’Avout.
  • (48)
    On peut songer aux dispositions impératives tenant à la PMA par exemple ; ou encore au détournement de l’institution de l’adoption.
  • (49)
    en ce sens I. Gallmeister, D. 2010. 1787.
  • (50)
    Cass. civ. 1re, 8 juillet 2010, pourvoi n° 09-12.623.
  • (51)
    Docket n° 06-4800-cv, 06-4876-cv. Esther Kiobel, individuellement et au nom de son mari décédé, Dr. Barinem Kiobel, Bishop Augustine Numene John-Miller, Charles Baridorn Wiwa, Israel Pyakene Nwidor, Kendricks Dorle Nwikpo, Anthony B. Kote-Witah, Victor B. Wifa, Dumle J. Kunenu, Benson Magnus Ikari, Legbara Tony Idigima, Pius Nwinee, Kpo-bari Tusima, individuellement et au nom de son père décédé, Clement Tusima (demandeurs) v. Royal Dutch Petroleum co., Shell Transport and Trading Company PLC, Shell Petroleum Development Company Of Nigeria, Ltd. (défendeurs).
  • (52)
    Le texte de la loi dispose que « les cours fédérales peuvent connaître des actions engagées par des étrangers et fondées sur la seule responsabilité civile (for a tort only) en violation du droit des gens ». Pour des explications plus complètes, v. D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, Puf, Thémis, 2e éd., t. 1, n° 63, 68, 79, 225.
  • (53)
    En l’occurrence, notamment, la société IG Farben, fabricant du Zyklon B.
  • (54)
    Pour le rôle joué par cette affaire dans la question plus vaste de la responsabilité éthique des multinationales, v. notre contribution aux travaux du colloque Droit et Morale, Paris II, à paraître Dalloz, 2011.
  • (55)
    Sosa v. Alvarez-Machain, 542 U.S. 692, 2004.
  • (56)
    Sur les aspects comparatifs de la question de la responsabilité pénale des personnes morales, v. S. Beck, « Meditating the different concepts of corporate criminal liability in England and Germany », 11 German Law Journal 1093 (2010) et bien sûr, pour France, l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 30 mars 2010, dans l’affaire de l Erika, où il est même question de la responsabilité du groupe Total mère-filiale.
  • (57)
    V. pour un exemple très récent, l’arrêt du 18 octobre 2010 de la Cour de District (dépendant du 11e Circuit), suivant l’arrêt Kiobel et se référant à la clarté des termes du Alien Tort Statute : Boimah Flomo, et al. v. Firestone Natural Rubber Company (United States District Court Southern District ofIndiana Indianapolis Division, Case 1:06-cv-00627-JMS-TAB Filed 10/05/10).
  • (58)
    726 F.2d at 794-95 (Edwards, J., opinion concurrente).
  • (59)
    Kadic, 70 F.3d at 241-42.
  • (60)
    634 F.Supp.842 (SDNY 1986). Sur cet arrêt et sa signification économique, v. H. Muir Watt, « Aspects économiques du droit international privé », RCADI t. 307, p. 242.
  • (61)
    L’existence d’un for alternatif approprié est une condition sine qua non d’exercice du forum non conveniens, lequel aboutirait sinon à un déni de justice.
  • (62)
    « Many argue with considerable force that imposition of liability in such circumstances would go too far in impeding legitimate business, by making a business corporation responsible for the illegal conduct of local government authorities that is beyond the corporation s’control, and which the corporation may even deplore ».
  • (63)
    V. not. Khulumani v. Barclay National Bank Ltd., 504 F.3d 254 (2d Cir.2007), per le juge Katzmann.
Dominique Bureau
Horatia Muir Watt
Petra Hammje
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.104.0740
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