CAIRN.INFO : Matières à réflexion

INTRODUCTION

1 Depuis la fin de la guerre froide et l’effondrement du système bipolaire des blocs, de nouveaux acteurs nationaux ont investi le système international. Ces pays, dits émergents, sont issus aussi bien de l’ancien bloc communiste (Chine, Russie), des pays non alignés (Inde) que d’anciens régimes autoritaires ou dictatoriaux, qu’ils soient d’Afrique (Afrique du Sud) ou d’Amérique latine (Brésil, Argentine). En tant que nouvelles puissances économiques mondiales, trois pays – l’Inde, la Chine et le Brésil – font l’objet d’une attention particulière des médias, tant ils présagent d’une nouvelle configuration des rapports économiques et politiques sur l’échiquier mondial. Espoirs pour les uns, dangers pour les autres, le phénomène des pays émergents doit avant tout être appréhendé dans le contexte de la dynamique de la mondialisation, insufflée par les pays occidentaux. Ces économies émergentes suscitent l’engouement des entreprises européennes et américaines, qui y voient d’importantes perspectives de profits, tandis qu’elles génèrent de vives inquiétudes dans le corps social, à chaque fois que resurgit le thème de la délocalisation de la production vers des pays à bas salaires.

2 En effet, l’apparition de firmes organisées sur une base mondiale permet de mettre en contact direct producteurs et consommateurs d’un nombre croissant de biens et de services à cette échelle. Elle s’accompagne d’un essor spectaculaire des pratiques de délocalisation, qui remet en question la division internationale du travail traditionnelle. Bref, il y a dans la montée en puissance des pays émergents tous les ingrédients d’un bouleversement géopolitique.

3L’objectif de ce Courrier hebdomadaire est de mettre en lumière le contexte dans lequel ces nouveaux pôles économiques se sont développés et d’appréhender quelques questions clés que l’émergence de la Chine, de l’Inde et du Brésil soulève pour l’Union européenne en ce début du XXIe siècle. Il s’agit d’analyser les mécanismes de cette « révolution tranquille » qui nous concerne tous, car elle augure d’un monde de plus en plus multipolaire, à même de faire potentiellement basculer le centre de gravité économique et politique.

4Nous nous attacherons d’abord à esquisser les caractéristiques majeures des pays émergents, pour ensuite aborder le contexte de cette émergence. Nous analyserons ensuite, à l’aide de quelques exemples, les principaux enjeux qu’ils posent sur le plan économique, social, environnemental et en matière des droits de l’homme et la manière dont l’Union européenne y répond. Enfin, nous aborderons brièvement la manière dont le Brésil, la Chine et l’Inde sont en train de modifier le rapport de forces au sein des institutions internationales. Précisons que le rattrapage de la Russie s’inscrivant dans un contexte politique distinct – l’effondrement de l’Union soviétique –, nous ne l’aborderons pas dans ce Courrier hebdomadaire.

1. LES CARACTÉRISTIQUES DES PAYS ÉMERGENTS

5Le concept de « pays émergents » a supplanté celui de « nouveaux pays industrialisés » en usage dans les années 1980. Les pays émergents se caractérisent généralement par leur intégration rapide à l’économie mondiale d’un point de vue commercial (exportations importantes) et financier (ouverture des marchés financiers aux capitaux extérieurs).

1.1. L’INTÉGRATION DES PAYS ÉMERGENTS DANS L’ÉCONOMIE MONDIALE

6L’intégration des pays émergents dans l’économie mondiale est rapide et se caractérise par des taux de croissance élevés. À titre indicatif, sur la période 1995-2005, la croissance des exportations de marchandises a été de 18 % pour la Chine, de 13 % pour l’Inde et de 10 % pour le Brésil, contre 4 % pour les États-Unis  [1]. De même, tandis que le taux de croissance annuel pour les pays de l’Union européenne tourne généralement autour de 2 % cette dernière décennie, la Chine affiche pour sa part un taux de croissance qui oscille autour de 10 %. Pour l’Inde, ce taux avoisine les 8 % en 2007, contre 4 % pour le Brésil  [2].

1.2. BOOM DES INVESTISSEMENTS DIRECTS ÉTRANGERS

7Les investissements directs étrangers  [3], effectués entre autres dans le secteur manufacturier et dans les services des pays émergents, ont contribué à leur croissance rapide, notamment par le biais des transferts de technologies. Ce phénomène a plus particulièrement touché la Chine, où l’essor des investissements étrangers est considérable : ils représentent en effet 30 % du produit de l’économie privée chinoise  [4]. Selon le rapport 2007 sur l’investissement dans le monde, réalisé par la Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), le secteur manufacturier reçoit 63 % du capital étranger, tandis que les investissements directs étrangers des services sont fortement concentrés dans l’immobilier. Les plus grands fabricants d’ordinateurs, de produits électroniques, d’équipements de télécommunication et de produits pharmaceutiques, ou encore, les constructeurs d’automobiles ont massivement investi en Chine. On soulignera la présence des compagnies telles que Nokia, Ericsson, Siemens, Sony, Audi, Renault, Mercedes, etc. sur le vaste marché chinois  [5].

1.3. DES INFRASTRUCTURES FINANCIÈRES À RISQUE

8Le phénomène des pays émergents est étroitement lié à la libéralisation progressive des marchés de capitaux à l’échelle mondiale, par laquelle les pays industrialisés ont progressivement démantelé les barrières qui empêchaient les flux de capitaux privés de traverser les frontières. Dans le courant des années 1990, des pays comme la Chine, la Thaïlande, l’Indonésie, le Mexique ou le Brésil, ont ainsi pu enregistrer d’importantes entrées de capital privé en provenance des pays industrialisés.

9Sur le plan financier, on considère toutefois que les institutions financières des pays émergents ont montré une fragilité plus grande que celle des pays industrialisés (notamment en raison de réglementations bancaires déficientes), qui n’en est pas moins déstabilisatrice pour l’ensemble des économies du globe, dans la mesure où les flux financiers sont mondialisés. Ainsi, la crise des marchés émergents de 1997 a débouché, sous l’impulsion du Comité Bâle qui rassemble les autorités bancaires des principaux pays industriels, sur le renforcement de la coopération financière internationale, de façon à éviter que les activités financières ne fragilisent le système financier international dans son ensemble ou le menacent d’écroulement  [6].

10Par ailleurs, les désordres financiers qu’ont connus les pays émergents s’expliquent aussi par le fait que leurs banques se sont endettées sur les marchés internationaux. Dès lors que leur dette est libellée en devise étrangère (en dollars, le plus souvent), elles sont très vulnérables puisqu’elles sont soumises aux variations des taux de change, qui peuvent aggraver brutalement le coût de leur dette. Ainsi s’expliquent les nombreuses faillites bancaires enregistrées dans les pays émergents, et pourquoi ils ont subi plus que les autres les crises financières de la décennie 1990, qui les ont plongés dans de graves récessions économiques.

1.4. PAYS ÉMERGENTS ET BRICS

11Actuellement, sont considérés comme pays émergents des pays tels que l’Afrique du Sud, l’Arabie Saoudite, l’Argentine, l’Australie, le Brésil, la Chine, la Corée, l’Inde, l’Indonésie, le Mexique, la Russie et la Turquie. En raison de leur taille, on distingue généralement le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine des autres marchés émergents. Plus connus sous l’appellation BRICs (première lettre de chacun des quatre pays), ces « États-continents » sont amenés à jouer un rôle pivot sur l’échiquier mondial tant sur le plan économique que géopolitique.

12Sur le plan économique, ces pays ont réussi à s’imposer comme leader dans certains secteurs clés du commerce international, dont nous retiendrons, à titre principal le Brésil dans l’agriculture  [7], l’Inde dans les services et la Chine dans les produits manufacturiers et le textile. Chacun de ces pays a joué au mieux de ses « avantages comparatifs » (cf. infra) : le Brésil, qualifié de « ferme du monde », dispose d’immenses espaces cultivables, et par la variété de ses climats, d’une grande variété de produits ; la Chine possède généralement une main-d’œuvre abondante (dont les campagnes constituent un réservoir colossal), peu qualifiée, dont les bas salaires assurent la compétitivité de l’industrie chinoise ; l’Inde détient une main-d’œuvre anglophone qualifiée, à bas salaire, qui lui permet de s’imposer dans les secteurs des services, notamment des services aux entreprises  [8].

13Sur le plan géopolitique, la Chine et la Russie, qui sont membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies depuis 1945, sont des acteurs incontournables dans les enceintes internationales. Et à l’exception du Brésil, seul à ne pas détenir l’arme atomique, les BRICs sont d’ores et déjà des puissances politiques et économiques de taille, amenés à jouer un rôle croissant dans les affaires politiques, économiques et militaires de ce monde qui change.

14Du reste, l’adhésion de la Chine en 2001 à l’OMC, et le rôle déterminant qu’elle y joue (cf. infra), la tenue des Jeux olympiques à Pékin en 2008 et l’exposition universelle à Shangaï en 2010, sont autant de faits symboliques qui témoignent de la montée en puissance des pays émergents  [9].

1.5. LA MUTATION DES ÉCHANGES COMMERCIAUX

15Le commerce est sans conteste l’une des plus anciennes activités humaines. Le processus d’internationalisation de l’économie, largement antérieur à la révolution industrielle, est jalonné de nombreuses étapes. Parmi celles-ci, nous retiendrons notamment la grande poussée exploratrice, impulsée par les monarchies ibériques au XVe siècle, en ce qu’elle a joué un rôle déterminant dans le processus de désenclavement planétaire et de l’essor des échanges internationaux. De même, une autre étape décisive est franchie lors de la propagation du libéralisme, systématisée par les pères fondateurs de l’économie politique classique, Adam Smith et David Ricardo, dans la seconde moitié du XIXe siècle, et pour lesquels la spécialisation internationale du travail, dans un contexte de libre-échange, permet en théorie une allocation optimale des ressources.

16Le commerce international a fondé son essor sur le principe qu’il est potentiellement profitable pour l’ensemble des pays qui s’y adonnent. C’est David Ricardo, un économiste anglais, qui offre, au début du XIXe siècle, une explication simple des gains potentiels de l’échange, au moyen du concept d’avantage comparatif, selon lequel chaque pays a intérêt à se spécialiser dans le domaine où il est le plus compétent. La prédiction de base du modèle ricardien – à savoir que les pays tendent à exporter les biens dans lesquels leur productivité est relativement élevée –, continue à marquer la réflexion contemporaine. Il en va de même pour l’optique des penseurs libéraux du XIXe siècle, selon laquelle le commerce est facteur de paix, de progrès et de prospérité.

17Le concept de division internationale du travail, inhérent au principe de spécialisation du modèle ricardien, a pris différentes formes au cours du temps. Ainsi, depuis l’expansion du colonialisme européen du XIXe siècle jusqu’aux années 1970, qui marquèrent en partie l’achèvement d’un large mouvement de la décolonisation entrepris après la Seconde Guerre mondiale, le commerce entre pays industrialisés et les pays libérés de l’emprise coloniale (rebaptisés pays en voie de développement) consistait principalement en échange de biens manufacturés contre des matières premières et des produits agricoles. Ce commerce a généralement été qualifié de « commerce Nord-Sud », car la plupart des pays industrialisés provenaient de l’hémisphère Nord.

18Devenus politiquement indépendants, les pays issus de la vague de la décolonisation aspiraient cette fois à rendre leur pays économiquement souverain. C’est ainsi que la structure des échanges commerciaux a progressivement changé pour faire place à une nouvelle configuration des rapports Nord-Sud. Entre le début des années 1970 et 1990, les pays en voie de développement ont commencé à vendre de plus en plus de produits manufacturés vers les pays industrialisés, refusant de se laisser enfermer dans une division internationale du travail qui leur était préjudiciable, notamment en raison de l’instabilité des cours des matières premières et de la tendance lourde à l’effondrement des prix. Pour sortir du piège d’une spécialisation héritée pour la plupart de l’époque coloniale, ces pays ont eu à cœur de diversifier leurs productions.

19Cette tendance lourde ne doit pas occulter des différences nationales incontestables dans le rythme de mutation des échanges commerciaux. De fait, cette montée en puissance du monde en développement a, dans un premier temps, surtout concerné l’Asie, et plus particulièrement l’Extrême-Orient, où un véritable décollage industriel s’est amorcé à partir des années 1960. Le concept de « nouveaux pays industrialisés » s’est ensuite généralisé dans les années 1980 pour désigner les pays en développement d’Asie qui ont connu une phase d’industrialisation et de croissance économique rapide.

20Globalement, les exportations des nouveaux pays industrialisés consistaient en vêtements, chaussures, et autres produits relativement peu sophistiqués, alors que les exportations issues des pays avancés consistaient en biens intensifs en capital et en main-d’œuvre qualifiée, tels que les produits chimiques ou l’aéronautique.

21Toutefois, ces pays ne se sont pas limités à se spécialiser dans les industries intensives en main-d’œuvre, nécessitant une faible qualification. En trente ans, ces pays sont passés de structures d’exportation centrées sur des produits simples comme les vêtements, les produits du cuir ou les jouets, à des structures dominées par l’industrie lourde (construction navale, sidérurgie, pétrochimie), pour ensuite développer des filières technologiques de plus en plus élaborées (mécanique, chimie, informatique, automobile, électronique, etc.).

22Actuellement, la montée en puissance du Brésil, de l’Inde et de la Chine s’inscrit dans cette lignée. Ainsi, la Chine, centre manufacturier de la planète (50 % de la production mondiale de chaussures, de lecture DVD et d’appareils photos numériques, 70 % de la production des jouets…) remonte les filières et met sur le marché des produits toujours plus sophistiqués  [10]. Et tandis que le Brésil est une puissance agricole de plus en plus agressive, en particulier vis-à-vis des États-Unis et de l’Union européenne, dont il dénonce les restrictions au libre-échange agricole, l’Inde cherche entre autres à dominer le secteur des services informatiques.

23De façon générale, leur décollage économique s’explique par la maîtrise des activités liées à la « révolution numérique » de la fin du XXe siècle et à la généralisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication. De fait, s’ils ont conservé leur spécialisation traditionnelle dans le textile, comme en témoigne le poids de ces produits dans leurs exportations, ils se sont surtout spécialisés dans les technologies de l’information et de la communication au point de devenir des leaders mondiaux en la matière. La Chine réalise ainsi quelque 17 % des exportations mondiales d’électronique et l’Inde 21 % des exportations mondiales de services électroniques en 2005  [11].

24Du reste, si les chemins empruntés pour se hisser au statut de « pays émergents » sont différents, tant ils sont imprégnés d’un contexte historique et politique qui leur est propre, on peut appréhender leur ascension à la lumière des principales stratégies de décollage industriel qui ont prévalu jusqu’à nos jours.

1.6. LES PRINCIPALES STRATÉGIES D’INDUSTRIALISATION

25Après la Seconde Guerre mondiale et la grande vague de décolonisations, de nombreux pays pauvres ont essayé d’accélérer leur industrialisation en développant leur propre stratégie. La clé du développement économique résidant, à leurs yeux, dans la création d’un secteur manufacturier fort. Parmi les stratégies d’industrialisation mises en œuvre dans les pays en développement, nous en distinguerons deux principales : l’industrialisation par substitution d’importations et l’industrialisation par les exportations.

1.6.1 L’industrialisation par substitution d’importations

26Tant l’Inde que le Brésil se sont historiquement inscrits dans ce courant. L’argument de l’industrie naissante est au cœur de cette stratégie. Pour permettre aux nouvelles industries d’être florissantes, les gouvernements doivent pouvoir temporairement les soutenir jusqu’à ce qu’elles soient suffisamment fortes pour se mesurer à la concurrence internationale. L’industrialisation par substitution des importations consiste ainsi à limiter les importations de produits manufacturés au moyen de droits de douane ou d’imposition de quotas, afin de stimuler un secteur industriel destiné au marché national.

27Cette stratégie de développement protectionniste s’est imposée en Amérique latine pendant la Seconde Guerre mondiale : coupés de leurs fournisseurs traditionnels de biens manufacturés, ces pays se sont attelés à développer leur propre production. Mais elle n’était pas neuve en soi. Historiquement, les États-Unis et l’Allemagne ont commencé leur industrialisation à l’abri des barrières douanières, par le biais de l’imposition de droits de douane élevés sur les produits manufacturés au XIXe siècle. De façon générale, durant la période de l’après-guerre, la politique économique menée par le président brésilien de l’époque, Getulio Vargas, partait du postulat selon lequel l’État devait être le principal moteur de la croissance économique. Ainsi furent créées la Banque nationale de développement économique et la puissante entreprise pétrolière d’État, la Petrobras. Sous les gouvernements militaires qui lui ont succédé, le rôle attribué à l’État a été maintenu, les entreprises d’État continuant à fonctionner comme les instruments privilégiés des politiques publiques  [12].

28À partir des années 1970, la stratégie de développement protectionniste a toutefois suscité des critiques de plus en plus vives en Amérique latine, en raison de l’absence de résultats probants en termes de rattrapage économique  [13] et d’amélioration du niveau de vie des populations. Elle a ainsi progressivement été abandonnée au profit du credo libre-échangiste  [14]. Et c’est au cours de la dernière présidence militaire, celle du général João Figueiredo (1979-1984), que débuta également le processus de modification du rôle de l’État.

29L’année 1982 marque, à cet égard, un tournant dans l’histoire économique de l’Amérique. Le Mexique se déclare en cessation de paiement des intérêts de sa dette. La crise économique et financière qui s’ensuivit s’est propagée dans toute la région de l’Amérique latine. Pour éviter l’effondrement du système financier international, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale ont imposé aux États latino-américains un changement radical dans leurs orientations économiques, conforme à ce qu’on qualifie de Consensus de Washington  [15]. À la stratégie de développement autocentré, adoptée dans les années 1930, a donc succédé une politique de désengagement de l’État dans l’économie et d’ouverture des économies latino-américaines à la concurrence internationale. Ensuite, les années 1990 ont été marquées par l’afflux d’investissements directs étrangers qui ont contribué à l’insertion de l’Amérique latine dans le commerce international. L’essor économique est toutefois inégal : ce sont les pays participant aux processus d’intégration régionale – Mercosur (marché commun entre le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et le Venezuela) et ALENA (zone de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique) – qui ont le plus bénéficié de ces flux d’investissements. Du reste, la poursuite de ce modèle économique ne se fait pas sans mal. Le processus de libéralisation mondialisé a accentué la fracture entre le monde urbain et rural. À titre illustratif, les grandes sociétés étrangères (Monsato, John Deere, Bunge y Born, etc.) développent une agriculture productiviste intégrée aux filières agroalimentaires, face à laquelle l’agriculture traditionnelle des zones rurales peine à se maintenir  [16]. De même, le Brésil reste un des plus inégalitaires, les populations indigènes et noires souffrant davantage de la pauvreté : 25,3 % des indigènes ne savent ni lire ni écrire ; 18,3 % des afro-descendants et 8,1 % des Blancs sont dans ce cas  [17].

30Pour sa part, l’Inde s’est également progressivement détournée de la stratégie de développement autocentrée pour s’ouvrir davantage vers l’extérieur, dès le début des années 1990. Concrètement, si de 1947 à 1965, les gouvernements successifs ont donné la priorité à l’industrialisation, avec une orientation nettement inspirée du modèle soviétique, l’Inde a mis en œuvre, à partir de 1993, une politique de privatisation de grandes entreprises, qui a touché successivement les secteurs des télécommunications, des banques, de l’automobile, des compagnies maritimes, etc. Dès cette période, la stratégie de développement indienne s’est axée sur une ouverture des frontières et un appel accru à des investisseurs étrangers, ainsi qu’aux membres de la diaspora  [18]. Ce tournant idéologique s’est également accompagné de nombreux effets pervers, dont notamment l’exacerbation de la dualisation de la société indienne. Tandis que la classe moyenne s’enrichit, l’écart entre la population la plus riche et la plus pauvre ne cesse de s’accroître. Dans un autre registre, alors que 60 % de la population indienne dépendent de l’agriculture, le désengagement public dans la politique agricole, et le passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture libéralisée, tournée vers l’exportation, a provoqué une vague de suicides dans la paysannerie qui n’arrive plus à survivre.

1.6.2 L’industrialisation par les exportations

31Ce deuxième modèle d’industrialisation concerne essentiellement les pays asiatiques. De fait, au lieu de créer leur base industrielle en substituant les importations par des biens manufacturés locaux, ceux-ci ont démontré, à partir de la moitié des années 1960, qu’il existait une autre voie vers l’industrialisation, en s’orientant vers l’exportation de biens manufacturés, principalement en direction des trois grands pôles de l’économie mondiale : les États-Unis, l’Europe, le Japon. Le « miracle asiatique » a procédé par vagues successives. C’est le Japon qui a ouvert la marche  [19]. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce pays a connu une croissance économique rapide et le revenu par habitant s’est rapidement hissé au niveau de celui des États-Unis et de l’Europe occidentale. Puis sont apparus les « dragons asiatiques » (Corée du Sud, Taiwan, Singapour, Hong Kong) dans les années 1960, suivis des « tigres asiatiques » (Malaisie, Thaïlande, Indonésie) dès la fin des années 1970. Enfin, alors que le régime communiste chinois sous Mao Tsé-toung avait largement isolé le pays du commerce international de 1949 à 1978, la Chine est devenue en un quart de siècle une grande puissance économique et commerciale, sous l’impulsion de Den Xiaoping, qui a succédé à Mao. La nouvelle stratégie de développement qu’il a insufflée à partir de 1979 repose principalement sur l’ouverture sur l’extérieur, la croissance chinoise étant principalement tirée par les exportations et les investissements étrangers, qui ont joué un rôle essentiel dans la modernisation et le développement des secteurs économiques, en leur permettant de bénéficier de transferts de technologies. En jouant le jeu des investissements étrangers et de l’exportation, la Chine est ainsi passée en quelques années d’une économie maoïste, inspirée du modèle soviétique, à une économie de marché. Elle a libéralisé l’économie en procédant à une décollectivisation de l’agriculture, à une dérégulation des prix, à la fermeture ou à la privatisation des industries d’État, mais sans pour autant réformer le système politique, ni réduire le rôle et les pouvoirs du parti. Ainsi, le nouveau concept de « socialisme de marché » insufflé par Den Xiaping, avec son adage « Enrichissez-vous, selon vos moyens », n’est autre qu’une version du libéralisme sous régime de parti unique. Néanmoins, si les pays asiatiques émergents ont été moins protectionnistes que d’autres, ils n’ont nullement suivi une politique de libre-échange complet.

32De l’avis général, le succès asiatique  [20] relève d’une combinaison de facteurs dont les principes fondamentaux sont :

  • une réforme agraire : le décollage industriel commence le plus souvent par des réformes agraires importantes, propices à la création d’une demande interne dynamique, soutenue par la montée de la classe moyenne ;
  • une stratégie de la politique commerciale tournée vers l’extérieur, où les États asiatiques ont tiré parti d’une main-d’œuvre abondante et bon marché ;
  • une intervention active de l’État : le taux de croissance élevé s’explique également par la politique industrielle menée par ces États (création d’infrastructures et investissements dans des secteurs jugés prioritaires pour l’industrialisation, etc.) ;
  • une généralisation de l’éducation : les progrès dans le domaine éducatif ont agi sur le développement économique de ces pays à trois niveaux. Premièrement, l’éducation favorise l’apprentissage des techniques modernes qui contribue à renforcer la productivité des travailleurs. Deuxièmement, elle agit positivement sur la distribution des revenus et facilite l’émergence d’une classe moyenne ayant accès au marché de consommation. Troisièmement, l’éducation des filles accélère la chute de la fécondité, ce qui réduit à terme les tensions démographiques et sociales et permet aux familles d’épargner une part plus importante de leur revenu  [21] ;
  • un taux d’épargne élevé.

33Alors que les pays à bas revenu génèrent habituellement une épargne trop faible pour pouvoir financer leurs investissements (ils doivent dès lors emprunter à l’étranger), les économies asiatiques ont financé l’essentiel de leurs investissements sur l’épargne nationale.

34Enfin, la conjonction de ces facteurs explique pourquoi les pays asiatiques, et en premier lieu la Chine, sont progressivement devenus les principales destinations des investissements directs étrangers, dans les catégories « pays en développement » et « pays en transition  [22] ». Tandis que les conditions favorables à l’investissement étranger étaient créées, les investissements directs étrangers ont ensuite contribué à leur essor économique  [23].

2. LES CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES DE L’ÉMERGENCE SUR LES PAYS INDUSTRIALISÉS

35Avec l’internationalisation de l’économie, les gouvernements se sont préoccupés au fil du temps de l’incidence de la concurrence internationale sur la prospérité de leurs industries. Dans ce chapitre, nous nous attacherons aux effets de l’essor des pays émergents sur l’économie des pays industrialisés. Nous esquisserons la stratégie des pays de l’Union européenne pour relever ces principaux enjeux économiques.

2.1. HAUSSE DES PRIX DES PRODUITS AGRICOLES, PÉTROLIERS ET DES MATIÈRES PREMIÈRES

36De façon générale, l’offre massive de produits des pays émergents, dont principalement les produits chinois manufacturés à bas prix (lecteurs DVD, téléviseurs, appareils photos numériques, etc.), a, d’une part, poussé les prix mondiaux à la baisse. D’autre part, l’accroissement de la demande d’importation d’hydrocarbures de produits agricoles et des matières premières pour soutenir leur croissance industrielle a, au contraire, poussé leurs prix à la hausse.

37En conséquence, la hausse des cours mondiaux des matières premières a provoqué récemment, dans les pays pauvres, des émeutes de la faim. Tandis qu’elle se fait globalement au bénéfice des États « rentiers » (y compris la Russie et le Brésil, dont les revenus dérivent notamment de la valorisation de leurs ressources en matières premières), elle affecte dans nos pays le pouvoir d’achat de la population, par le biais de la hausse du taux d’inflation.

38Des facteurs d’ordre conjoncturel (mauvaises récoltes, conflits d’ordre géopolitique, etc.) sont à l’origine de cette hausse spectaculaire des prix des matières premières.

39Toutefois, l’envolée des prix du pétrole et des matières premières s’annonce durable dans le plus long terme pour au moins deux raisons majeures.

40Du côté de la demande, la croissance accélérée des économies émergentes explique l’essentiel de la progression de la consommation mondiale de brut depuis 2003. Cette demande soutenue en énergie et en matière première est amenée à faire pression durablement sur les prix, à plus forte raison que les alternatives aux énergies fossiles restent largement insuffisantes. Ainsi, la dépendance de nos économies vis-à-vis des énergies fossiles explique le caractère inélastique de la demande au prix du pétrole, à savoir la relative insensibilité de la consommation à la flambée des prix, malgré la dégradation du pouvoir d’achat qu’elle occasionne. À l’inélasticité de la demande se conjugue la rigidité de l’offre qui résulte, à court terme, des délais nécessaires pour la découverte et la mise en valeur des gisements pétrolifères ou pour le développement des énergies renouvelables. À plus long terme, la rigidité de l’offre est intrinsèquement reliée à la finitude des ressources de la planète. En bref, qu’il s’agisse de pétrole  [24] ou d’autres matières premières, l’offre n’est pas à même de suivre une demande effrénée et exponentielle, qui résulte essentiellement de la montée en puissance des pays émergents, dont en premier lieu l’Inde et la Chine, qui totalisent, à eux deux, plus du tiers de la population mondiale. Par exemple, la Chine est le troisième importateur du pétrole, tandis que l’Inde est le sixième consommateur mondial d’énergie et sa demande croît extrêmement vite.

41Par ailleurs, en matière de produits agricoles, des facteurs d’ordre structurel expliquent également la hausse des prix actuels, dont la modification de la structure de l’offre et de la demande.

42Globalement, le problème de malnutrition dans le monde n’est pas imputable à un manque de nourriture. Les causes sont à rechercher ailleurs, notamment dans le manque de redistribution des ressources et dans l’abandon des cultures vivrières au profit des cultures de rente. Cependant, la loi de l’offre et de la demande en produits agricoles est tributaire de la poussée démographique et de l’affectation de la surface agricole mondiale. Concrètement, on estime qu’en quarante ans, la surface agricole mondiale a augmenté de seulement 9 % alors que la population a fait un bond de 50 %  [25]. Du reste, les terres agricoles dont on dispose pour l’agriculture sont constamment menacées par la désertification, la salinisation des sols qui fait de plus en plus de ravages, ou encore, l’urbanisation massive et étalée, qui empiète sur les surfaces agricoles disponibles. De même, on assiste globalement à une modification de l’affectation des sols. Plutôt que de se concentrer sur des cultures absolument nécessaires pour l’alimentation (cultures dites « vivrières »), comme les céréales, les terrains agricoles sont de plus en plus souvent destinés à d’autres utilisations, en particulier pour l’industrie (par exemple, le coton), la production d’énergie (bois à brûler, agrocarburants), ou encore, pour l’alimentation du bétail ou les zones de pâturage (dont les surfaces qui leur sont allouées augmentent, au fur et à mesure que les habitudes alimentaires changent dans les pays émergents, pour devenir de plus en plus carnées). En l’occurrence, la loi de l’offre et de la demande à l’échelle mondiale s’en trouve structurellement affectée, ainsi que l’action régulatrice des marchés.

43Enfin, compte tenu de l’intervention des matières premières dans la production de produits variés, la hausse des prix de l’énergie et des matières premières se diffuse progressivement dans toute la chaîne industrielle. Dès lors, si la montée en puissance des pays émergents a poussé dans un premier temps le prix des produits industriels à la baisse, cette tendance initiale est susceptible de s’arrêter à moyen et long terme. En effet, la hausse du prix des matières premières renchérit le coût de production de l’ensemble des produits manufacturés à l’échelle de la planète. En outre, en supposant que les classes moyennes des pays émergents gagnent davantage en importance, ce mouvement se répercutera immanquablement sur leurs prix. En conclusion, la hausse des prix des produits agricoles, pétroliers et des matières premières témoigne d’un changement de l’ordre économique mondial. À terme, on peut supposer que la contribution des pays émergents à la modération de l’inflation dans l’Union européenne, par le biais de la baisse des prix des produits manufacturés importés, soit à même d’être enrayée.

2.2. APPRÉCIATION DE L’EURO FACE AUX DEVISES ÉTRANGÈRES

44La politique des taux de change influe sur la croissance. En règle générale, un euro qui s’apprécie pénalise les biens et les services européens, aussi bien à l’exportation (ils deviennent plus chers) que sur le marché intérieur (les importations deviennent moins chères).

45Ces dernières années, l’euro (qui constitue la deuxième monnaie au monde après le dollar américain  [26] ) s’est apprécié par rapport au dollar, mais aussi par rapport aux monnaies asiatiques, qui sont le plus souvent arrimées au dollar à un niveau très bas (c’est le cas de la Chine). En conséquence, les produits européens deviennent plus chers que leurs concurrents, ce qui contraint les entreprises européennes à réduire leurs marges bénéficiaires ou à perdre des parts de marché. Par exemple, Airbus a délocalisé une partie de sa production aux États-Unis pour parer aux effets négatifs d’un euro fort. A contrario, l’économie des pays de la zone euro est moins grevée par la hausse des prix pétroliers, puisque ceux-ci sont exprimés en dollars. L’économie européenne tire avantage, dans ce cas, de la baisse du dollar et du renchérissement de l’euro.

46Au vu des effets qu’il occasionne sur l’essor économique, la question des taux de change a toujours fait l’objet de nombreux débats, entre les partisans du taux de change fixe ou flottant. Concrètement, on entend par taux de change fixe un taux déterminé par rapport à une monnaie de référence (en général le dollar US ou l’euro) par l’État qui émet une monnaie. Le taux ne peut alors être modifié que par une décision de dévaluation (ou de réévaluation) de cet État. Un taux de change flottant est, pour sa part, déterminé par les marchés.

47Sur le plan de l’Union européenne, la création de l’Union économique et monétaire, dont on fête actuellement le dixième anniversaire, a consacré le choix européen de la fixation du taux de change entre les monnaies participant à la zone euro. Sur le plan extérieur, alors que le Traité de l’Union européenne confie la responsabilité de la politique des taux de change au Conseil pour combattre les déséquilibres globaux, le Conseil des ministres de l’Économie et des Finances (ECOFIN) n’a jamais utilisé cette prérogative et la politique de change est conduite, de fait, par la Banque centrale européenne selon laquelle cette politique doit être décidée par les marchés. Par contre, les pays émergents ont opté pour une politique d’intervention sur les marchés de change. Pour rester compétitifs, ils refusent que leur monnaie s’apprécie. Dès lors, les pays émergents d’Asie, qui ne veulent pas voir leurs devises devenir trop chères par rapport au dollar américain, interviennent sur les marchés de change en achetant massivement des dollars, ce qui gonfle leurs réserves de change  [27].

48In fine, au vu des dissensions entre les États membres  [28], et faute d’une politique de taux de change coordonnée sur le plan européen, les pays de la zone euro en viennent à assumer seuls le poids de la baisse du dollar. Dans le contexte de l’intensification déséquilibrée des échanges commerciaux entre la Chine et l’Union européenne  [29] et de la montée du cours de l’euro vis-à-vis du dollar et de la monnaie chinoise (le yuan), l’enjeu monétaire des relations Chine-Union européenne acquiert toutefois une dimension stratégique de première importance.

49Tandis que l’euro représente la deuxième monnaie sur l’échiquier mondial, l’Europe continue pourtant à peser moins lourd dans les priorités chinoises, en raison de son incapacité à développer une politique étrangère commune face à la Chine, mais aussi, faute d’une gouvernance économique adéquate  [30]. En ce sens, la question de la réévaluation du yuan renvoie à la question de la représentation concertée de la zone euro sur la scène internationale, mais aussi, à celle de la coopération entre les présidents de l’Eurogroupe et de la Banque centrale européenne, pour défendre au mieux les intérêts de l’Union européenne sur la scène internationale.

2.3. LES MULTINATIONALES DU SUD À L’ASSAUT DU NORD

50Si dans l’ensemble le phénomène des multinationales reste encore largement une affaire de pays développés, les firmes des pays émergents ont, dès les années 1990, investi les marchés des pays industrialisés par le biais de la poursuite de la dynamique de la libéralisation des échanges, des politiques de déréglementation interne, de la réduction des coûts du transport et de l’essor d’internet. En particulier, les firmes chinoises et indiennes, qui se sont familiarisées avec les standards mondiaux de qualité, les normes techniques, les besoins des marchés étrangers, se sont progressivement implantées dans pratiquement tous les pays européens, avec toutefois une concentration marquée en Europe occidentale. Les cinq pays les plus investis sont le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, l’Italie et les Pays-Bas, qui totalisent les trois quarts des opérations  [31].

51Du reste, l’internationalisation des entreprises, par le biais de grandes opérations de fusion-acquisition, n’est plus l’apanage des multinationales du Nord : le rachat d’entreprises étrangères par des groupes du Sud est de plus en plus fréquent. Il ne s’agit pas seulement d’entreprises intervenant dans le secteur de l’énergie et des matières premières (par exemple, le groupe russe Gazprom, le groupe chinois PetroChina, etc.). Ces groupes investissent également l’industrie (par exemple, le rachat d’Arcelor par l’homme d’affaires indien Lakshmi Mittal dans le domaine de la sidérurgie), la filière automobile (par exemple, le groupe indien Tata Motors a racheté les marques automobiles Jaguar et Land Rover et s’apprête à lancer la voiture la moins chère du monde, la Nano), le secteur pharmaceutique (par exemple, le rachat du département générique de Bayer en 2000 et de celui d’Adventis en 2004 par la firme indienne Ranbaxy), les services (le groupe chinois Lenovo a racheté la division PC d’IBM en 2005), ou dans la finance (par exemple, la prise de participation chinoise dans la banque d’affaires Morgan Stanley, etc.).

52Mais encore, selon une étude effectuée en 2007 par le Boston Consulting Group  [32] , un cabinet de consultants en stratégie qui identifie 100 « étoiles montantes » en provenance des pays émergents en passe de devenir de sérieux concurrents pour les multinationales du Nord, les « nouveaux challengers » sont chinois pour 41 d’entre eux, indiens pour 20 et brésiliens pour 13  [33]. Parmi ces multinationales, l’étude cite, à titre illustratif, les groupes suivants : Changhong Electric (appareils électriques), COFCO (alimentation), Chery Automobile (véhicules), CSIC (secteur maritime) pour la Chine ; JBS-Friboi (boissons et alimentation), Marcopolo (équipements d’automobile) pour le Brésil, Suzlon Energy (secteur éolien) pour l’Inde  [34].

53L’inquiétude générée par l’affirmation de ces géants mondiaux grandit, à mesure que les centres de décision de l’entreprise se regroupent dans le pays de l’entreprise acquéreuse, le plus souvent aux dépens de l’entreprise achetée. En outre, les multinationales du Sud ayant généralement un lien étroit avec leur pays d’origine – c’est particulièrement le cas de la Chine qui souhaite bâtir des « champions nationaux  [35] » –, elles sont des concurrents redoutables pour les pays développés. C’est particulièrement vrai dans l’Union européenne, où une politique industrielle coordonnée fait largement défaut, et où elle se résume le plus souvent à plaider pour un désengagement accru de l’État dans la sphère économique, au bénéfice des forces du marché (comme l’attestent par exemple la politique de réduction des aides d’État et la vague de libéralisation en Europe, qui a touché l’ensemble des services publics). A contrario, dans le cas de la Chine par exemple, en dépit des réformes conduites depuis les années 1990 et qui ont abouti à la création de nombreuses entreprises privées, l’État chinois continue à se servir, en les ayant assouplis et allégés, de certains outils précédemment utilisés sous l’ère de Mao : les plans quinquennaux (dont le 11e couvre la période 2006-2010). Ainsi, l’État reste le grand décideur des stratégies d’entreprises à l’échelle internationale  [36], fussent-elles officiellement indépendantes. Par exemple, la firme Huawei (spécialisée dans le secteur des télécommunications), qui a été fondée par un officier supérieur de l’Armée populaire de la libération, a gardé de nombreux liens avec les responsables politiques chinois, en dépit de son statut de firme privée. Les responsables, présidents et membres du conseil d’administration des firmes privées sont souvent nommés par le gouvernement ou par le Parti communiste. L’État chinois contrôle les grandes banques et donc, l’essentiel des prêts aux entreprises privées de taille importante (cf. infra)  [37], etc. En clair, aucune stratégie significative d’entreprise, surtout au niveau international, n’est menée sans l’aval du Parti  [38].

54De façon générale, ce « patriotisme économique » s’inscrit dans le désir des autorités chinoises de rattraper un retard consécutif à la longue période de repli. Leur aspiration étant de donner à la Chine, sur le plan international, la place de grande puissance qui lui revient, d’être traitée sur un pied d’égalité et non plus en pays sous-développé dans les instances internationales, et de ravir dès que possible aux USA leur position de leader économique. D’où la volonté de l’État chinois de lancer les multinationales à l’assaut de certaines firmes occidentales et de leur octroyer les largesses financières nécessaires pour être à la hauteur des ambitions de Pékin, sous forme d’aides d’État variées. Cette stratégie porte ses fruits, puisque les entreprises chinoises ont déjà commencé à changer l’équilibre général au niveau de la concurrence mondiale  [39].

55A contrario, l’Union européenne, par le primat qu’elle accorde à la politique de concurrence, s’oppose à la constitution de champions nationaux, voire européens, et rejette toute forme de patriotisme économique. L’ossature de la Stratégie de Lisbonne, dont l’objectif est de faire de l’Union européenne l’économie la plus compétitive du monde, repose d’ailleurs essentiellement sur l’approfondissement du marché intérieur, avec l’élimination des entraves aux échanges, en vue d’optimaliser le fonctionnement du marché. De même, le programme « Mieux légiférer », – qui consiste à privilégier les outils de « législation douce » (à savoir l’autorégulation des entreprises, codes de bonne conduite, etc.) sur les outils de régulation classique (impliquant de plein droit les institutions législatives que sont le Conseil et Parlement européen) –, témoigne de la volonté de désengager davantage le rôle de l’État dans la sphère économique.

2.4. MONDIALISATION FINANCIÈRE : L’EFFET BOOMERANG

56La libéralisation des capitaux à l’échelle internationale a débuté dans le courant des années 1980, sous l’impulsion des dirigeants Ronald Reagan et Margaret Thatcher, marquant le retour en force, sur la scène internationale, du credo libéral. La mondialisation financière qui s’en est suivi a profité aux pays émergents, dont la Chine  [40]. Globalement, elle leur a permis, d’une part, de recevoir de nombreux investissements étrangers qui ont directement contribué à leur développement. Il s’agit principalement des investissements directs étrangers en provenance du secteur privé (cf. supra). D’autre part, la mondialisation financière leur a ouvert des possibilités de placements pour leur épargne. Celle-ci est particulièrement colossale dans un pays comme la Chine, avec un taux de 40 %.

57Jusqu’à présent, ces placements étaient principalement confinés aux bons du Trésor américain et de quelques autres grands pays industrialisés (la Chine finance ainsi en grande partie l’endettement des États-Unis). Étant donné que ces placements sont peu risqués, tout en étant rémunérateurs, ils étaient largement acceptés par les puissances occidentales. Et ce, en dépit des menaces majeures que la Chine pourrait par exemple faire peser sur le système monétaire international si elle se libérait brusquement d’une part importante de ses dollars.

58Cependant, la donne a changé. Les placements des pays émergents se dirigent de plus en plus vers les grands marchés boursiers, où le critère du rendement des investissements effectués devient plus important  [41]. Au vu de la sévère crise financière des derniers mois, provoquée par l’éclatement aux États-Unis d’une « bulle immobilière », l’émergence de ces nouveaux opérateurs de grande taille risque, à défaut d’une responsabilisation des règles du jeu de la finance internationale, de bouleverser davantage les conditions de fonctionnement des marchés. En outre, l’accumulation des réserves de change dans les pays exportateurs nets (Chine et pays pétroliers) a conduit à la multiplication des fonds souverains  [42] (sovereign wealth fund), dans lesquels les gouvernements exercent une influence directe ou indirecte. Ceux-ci ciblent les investissements de différents types (actifs financiers, technologie, réseaux de services, matière première ou énergie) selon différentes stratégies : diversification des portefeuilles et des avoirs en devise pour les producteurs de matières premières (pour les pays du Golfe, par exemple), stratégie industrielle et de sécurité d’approvisionnement pour la Chine  [43].

59Si le phénomène des fonds souverains n’est pas nouveau en soi  [44], ces fonds, dont le montant en capital est estimé à 2 500 milliards de dollars (soit plus que les fonds spéculatifs, estimés à quelque 2 000 milliards de dollars), font actuellement débat  [45]. Car s’ils restent malgré tout des acteurs d’assez petite taille par rapport aux investisseurs tels que les fonds d’investissement traditionnels, les fonds de pension ou les compagnies d’assurance, ces fonds d’investissements publics sont progressivement en train de s’imposer comme des nouveaux acteurs de la finance internationale. D’ailleurs, les grands groupes financiers occidentaux – tels que Citigroup, Morgan Stanley, Merril Lynch, UBS, etc. –, mis en difficulté suite à la crise des crédits immobiliers américains, ont dû leur faire appel pour obtenir de l’argent frais. Concrètement, rien qu’avec son nouveau fonds, la Chine pourrait racheter sans problème Microsoft, EDF ou la Société générale  [46] … Et face à la perspective de voir leurs grandes entreprises passer sous le contrôle indirect de l’État chinois ou russe par exemple (puisqu’il s’agit de sociétés d’investissement contrôlées par les États), ces fonds souverains font peur aux gouvernements des pays industrialisés, qui craignent notamment une prise de contrôle d’entreprises stratégiques (défense, énergie, etc.). Enfin, même s’ils concèdent que les fonds souverains peuvent contribuer à la stabilité financière internationale (il s’agit généralement d’investissement à long terme), les pays de l’Union redoutent que les pays émergents les utilisent comme arme de politique étrangère, à cause de l’opacité générale de leurs stratégies d’investissement.

60Ainsi, alors que les pays de l’Union européenne combattent tout « patriotisme économique  [47] » par le biais de la promotion de champions nationaux, et s’ils n’ont eu de cesse de prôner les vertus de la libéralisation financière internationale, ils semblent à présent peu préparés à en accepter les effets pervers  [48]. Pour preuve, la Commission européenne a publié en février 2008 une communication sur les fonds souverains dans laquelle elle estime qu’il y a des limites à la libre circulation des capitaux. Ce qui laisse potentiellement présager d’un mouvement en faveur d’un protectionnisme financier, pour préserver la souveraineté nationale. Par ailleurs, même si la commission réitère son attachement au principe d’ouverture aux investissements, tant dans l’Union européenne que dans le reste du monde, elle envisage de légiférer pour empêcher la prise de contrôle des entreprises européennes du secteur énergétique par des fonds souverains  [49].

61Quoi qu’il en soi, force est de constater que l’apparition des fonds souverains est révélateur de la mutation des relations économiques internationales. D’une part, ils témoignent de l’accession de certains pays émergents au statut de puissance financière. D’autre part, après des années de dérégulation des marchés financiers, ils augurent potentiellement d’un retour à un certain capitalisme d’État, les fonds souverains n’engageant pas un investisseur privé, mais bien l’État, qui dispose de pouvoirs et de potentiel d’influence nettement plus importants  [50].

3. LES CONSÉQUENCES SOCIALES

62L’engagement des États à prôner le libre-échange dans le cadre d’une économie mondiale ouverte trouve ses fondements dans le modèle ricardien, qui suggère que l’ouverture des marchés conduit à un accroissement du bien-être de toutes les nations, mais aussi de l’ensemble des individus. Dans le monde réel cependant, les bénéfices de l’échange sont souvent distribués de manière très inégale. Le libre-échange et l’ouverture des marchés affectent prioritairement les travailleurs et les régions des secteurs d’activités les plus exposés à la concurrence internationale.

63En outre, les salariés qui perdent leur emploi dans des secteurs exposés à une forte concurrence internationale sont généralement les moins qualifiés. Ce sont donc eux qui pâtissent en premier lieu des mutations de la structure du commerce international.

64Pour ces différentes raisons, en fonction de leur niveau de développement, les pays ont généralement protégé un éventail plus ou moins vaste de leurs industries à la concurrence étrangère, dont les exemples historiques les plus notoires sont certainement l’Allemagne et les États-Unis, puisque leur décollage économique s’est initialement fait à l’abri de barrières douanières élevées.

65En règle générale, les préoccupations majeures des pays développés ou en voie de développement sont de deux ordres. D’un côté, les pays en voie de développement craignent que l’ouverture de leur économie au commerce ne conduise au désastre, leurs industries n’étant pas en mesure de supporter la rude concurrence des produits importés (argument de l’industrie naissante). De l’autre côté, les pays développés s’émeuvent des effets des importations de pays à bas salaires sur leurs conditions de travail ou sur la pérennité de leur emploi (risque de délocalisation des entreprises). Ces inquiétudes sont d’autant plus palpables que ces pays connaissent à des degrés divers un taux de chômage élevé (7,2 % pour l’ensemble de la zone euro  [51] ). Les économies des pays industrialisés étant aussi des marchés généralement saturés comparativement aux pays émergents, le processus de création de nouveaux emplois a tendance à se faire dans ces pays, qui sont aussi des nouveaux marchés à conquérir pour les entreprises.

66Ainsi, les opérations de sous-traitance internationale et les investissements étrangers effectués par les entreprises des pays développés expliquent l’essor des activités liées à la révolution numérique en Inde et en Chine. En même temps, le départ des entreprises des pays développés vers le Sud est devenu l’une des grandes peurs économiques de notre temps.

3.1. LES FORMES ET LES DANGERS DE LA DÉLOCALISATION

67La délocalisation (offshoring) est une notion mal définie, et difficile à appréhender, notamment en termes d’emplois concernés. Au sens strict, c’est le déplacement d’une activité économique existante d’un pays vers un autre. Au sens large, c’est la création d’unités de production dans des pays étrangers. La délocalisation prend généralement la forme de « l’externalisation » (outsourcing), c’est-à-dire l’abandon de fonctions de l’entreprise, confiées à la sous-traitance, et qui génère des pertes d’emploi dans les pays industrialisés. Par exemple, de nombreux services sont sous-traités en Inde, comme les centres d’appel, la gestion des fiches de paye ou la maintenance informatique à distance. Concrètement, des sociétés telles que Axa ou la Société générale ont délocalisé leur comptabilité en Inde, British Airways et Swissair leur activité de réservation, etc. Certains secteurs sont plus touchés que d’autres. C’est le cas des secteurs de l’habillement, du cuir, du textile, de la métallurgie, mais aussi de l’électronique, par exemple  [52].

68À côté de la peur liée à la perte d’emploi, le débat sur les délocalisations est marqué par deux autres craintes majeures. La première concerne la désindustrialisation (hollowing out), qui est particulièrement vive aux États-Unis, mais aussi au Japon, où l’on part du principe que l’innovation se fait largement dans l’atelier. Dans ce contexte, la délocalisation de l’industrie ferait perdre le contact avec l’innovation, à un moment où celle-ci devient capitale pour répondre aux exigences d’une concurrence globale acharnée.

69La seconde crainte porte sur les conditions d’existence et de rémunérations de leurs travailleurs les plus exposés à la concurrence internationale (risque de dumping social). Parce qu’ils disposent d’une main-d’œuvre abondante et bon marché, les pays émergents sont accusés de concurrence déloyale, tirant les salaires vers le bas.

70Dans ce contexte, la menace réelle ou supposée de délocalisation pèse aussi sur les négociations salariales, et l’ascension des pays émergents suscite de nombreuses angoisses chez les travailleurs des pays industrialisés. Ils craignent n’avoir d’autres choix que celui d’accepter une détérioration des conditions de travail ou de se résigner à voir leur emploi disparaître.

3.2. UNE MENACE RÉELLE QUI DOIT ÊTRE NUANCÉE

71Il convient de nuancer les risques de délocalisation des entreprises vers les pays émergents pour diverses raisons. Premièrement, en dépit du fait que la Chine se soit hissée au rang de second exportateur et de troisième importateur mondial, son impact sur l’économie mondiale ne doit pas être surestimé. Car tant pour les États-Unis que pour l’Europe, la Chine reste encore un marché d’importance marginale. Il en est de même pour l’Inde, dont la part dans les échanges avec l’Union européenne est modeste (1,8 %)  [53]. Au sein de l’Union européenne, l’essentiel du commerce est ainsi intra-européen, et amené à le rester durablement  [54].

72Deuxièmement, la forte croissance économique que connaissent des pays comme l’Inde ou la Chine par exemple, a pour effet d’augmenter les salaires dans certains secteurs tournés vers l’exportation, qui sont soumis à une forte concurrence internationale (c’est le cas du secteur des services informatiques en Inde où les salaires du personnel se rapprochent des niveaux occidentaux). Ce relèvement progressif des salaires dans certains secteurs est donc à même de diminuer l’incitation des entreprises occidentales à avoir recours à la sous-traitance pour des raisons exclusivement salariales.

73Troisièmement, l’implantation des groupes européens et américains dans les pays émergents relève principalement d’une logique de conquête de marché, et pas seulement de diminution des coûts de production. Et l’avantage conféré par les bas salaires peut être limité si la mécanisation est poussée (besoin de peu de main-d’œuvre), si les institutions sont médiocres (manque de stabilité politique ou économique, corruption, etc.), ou si les infrastructures sont défectueuses (routes, télécommunications, électricité, etc.). Ces faiblesses entraînent des surcoûts qui peuvent, dans la plupart des cas, annihiler l’avantage des bas salaires. Ainsi, malgré le fait que l’Inde dispose d’une main-d’œuvre compétente (200 000 ingénieurs anglophones sortent chaque année des universités), et que les coûts salariaux sont bas, l’Inde accueille peu d’entreprises étrangères  [55], en raison de ses routes  [56] encombrées, de ses pannes d’électricité récurrentes, de la corruption, etc.

74En outre, dans un contexte de concurrence internationale exacerbée, la compétitivité des entreprises dépend notamment de sa faculté d’innover et de diversifier la production. Ce qui implique que la main-d’œuvre soit polyvalente et capable de s’adapter constamment aux innovations technologiques. Ce qui suppose donc un niveau de formation élevé, qui fait toujours défaut dans beaucoup de pays en développement ou émergents.

75En résumé, parce que la qualité de la main-d’œuvre, des institutions et des infrastructures, autant que les coûts de travail, sont des facteurs déterminants pour la localisation des activités d’entreprises, les risques de délocalisation encourus par la montée en puissance des pays émergents doivent être nuancés. De façon générale, la compétitivité de certains pays du Sud est limitée par l’absence de conditions propices à l’implantation des entreprises, dont l’accès à une main-d’œuvre qualifiée. Toutefois, l’avenir reste très préoccupant pour les systèmes socio-économiques occidentaux, pour deux raisons majeures, que nous allons à présent aborder.

3.3. UNE DIVISION INTERNATIONALE DU TRAVAIL EN MUTATION

76Selon la théorie traditionnelle du commerce international, un pays se spécialise dans les produits pour lesquels il dispose d’un avantage comparatif, imputable aux facteurs travail, capital, technologique ou encore, à ses ressources naturelles. Auparavant, nous avons vu que les pays développés se spécialisaient dans les activités technologiques ou à forte intensité en travail qualifié, tandis que les pays en voie de développement se spécialisent dans les activités de main-d’œuvre non qualifiée et à faible contenu technologique. Cependant, ce schéma de division internationale du travail, par lequel il faut entendre la répartition de la production entre territoires selon les spécialisations, a vécu.

77La concurrence internationale a modifié substantiellement les rapports Nord-Sud. À côté des secteurs traditionnels, comme le textile par exemple, les pays émergents exportent désormais dans tous les domaines. La Chine par exemple occupe une position dominante dans de nombreux secteurs, comme les vêtements, les équipements télécoms, l’informatique, les composants électroniques, les jouets, les chaussures, les appareils électroménagers, ou les téléviseurs couleur  [57]. De même, les investissements indiens en Europe comme dans le reste du monde concernent les hautes technologies, l’énergie et la santé  [58].

78De façon générale, les pays émergents ont ainsi conquis d’importantes parts de marché dans les pays industrialisés, particulièrement dans les produits à haute technologie  [59]. La spécialisation se fait désormais au niveau des variétés des produits et non pas à celui de secteurs  [60]. Autrement dit, le commerce international sélectionne, au sein des firmes, les plus productives et parmi les produits qu’elle offre, les plus performants.

79Au vu de la modification de la pression concurrentielle en provenance du Sud, les pays industrialisés n’ont d’autre alternative que de miser sur les produits haut de gamme. Cette stratégie de différenciation s’avère toutefois très coûteuse, car la qualité se paie. Elle se produit avec du travail qualifié, une nouvelle organisation des tâches, de lourds investissements en marques et en image, etc.  [61] C’est donc au prix d’une recherche permanente de la qualité, qui implique des efforts constants dans la recherche et l’innovation, et l’adaptation continue de la main-d’œuvre à ces nouvelles exigences, que les pays d’ancienne industrialisation pourront conserver des parts de marché face à la concurrence des émergents.

80Or, l’Union européenne a beau clamer que les États membres doivent augmenter leur investissement dans la recherche et développement à hauteur de 3 % du PIB, force est de constater que les montants alloués à la recherche stagnent, pour l’ensemble des pays de l’Union européenne, à une moyenne de 1,85 %. À titre comparatif, la Chine dispose, depuis 2000, du plus grand nombre de chercheurs, derrière les États-Unis, mais devant le Japon. Malgré de maigres résultats en termes d’innovation, les dépenses en recherche et développement ont progressé, sur la période 1995-2005, au rythme de 19 % en moyenne annuelle pour atteindre le 6e rang mondial  [62]. Quant à l’Inde, elle émerge progressivement comme une économie de la connaissance, pour laquelle l’innovation, les services, la propriété intellectuelle occupent une place centrale. Elle est ainsi en voie de détenir les clés de la compétitivité et constitue, de la sorte, un concurrent majeur pour l’Europe.

81Globalement, au vu de l’importance stratégique que revêt l’innovation pour rester compétitif, la lutte contre la contrefaçon et la protection des droits de propriété intellectuelle deviennent des enjeux majeurs lors de la conclusion d’accords commerciaux entre l’Union européenne et les pays émergents, que ce soit dans le cadre de leur partenariat stratégique ou au sein de l’instance de l’OMC. À titre indicatif, la Chine était en 2006 à l’origine de 80 % des produits contrefaits écoulés en Europe. Quant à l’Inde, une grande partie des doléances des entreprises et de ses partenaires occidentaux porte également sur le respect des droits de propriété intellectuelle.

3.4. L’EUROPE FACE AUX SPÉCIFICITÉS CULTURELLES DES PAYS ÉMERGENTS

82Jusqu’à la fin du XXe siècle, l’Europe, assurée de sa supériorité matérielle, technique et scientifique, a pris l’habitude d’imposer sa vision du monde comme le modèle d’une société avancée qui devait être adopté par les autres (démocratie, droits de l’homme, économie de marché, etc.). Dans cette optique, l’insertion des pays émergents dans le processus de mondialisation, et en particulier l’Inde et la Chine, est saluée par les pays industrialisés, en ce qu’il atteste de la convergence de leur économie sur notre mode capitaliste d’économie de marché. Au-delà des similitudes, l’émergence économique des pays d’Asie ne cesse toutefois de surprendre, des pays comme l’Inde ou la Chine fonctionnant selon des paramètres culturels et civilisationnels différents des valeurs occidentales. De fait, « à l’instar de la Grèce, l’Inde ou la Chine font partie des grands berceaux de l’humanité qui ont permis à l’homme d’appréhender son destin, de proposer une vision de la vie, de la nature, de l’univers tout à fait originale  [63] ». Ainsi, l’identité de ces pays-continents dépasse largement le cadre de l’État-nation, mais revêt celle de civilisation  [64]. Parmi les pays émergents, l’Inde, qui sera bientôt le pays le plus peuplé du monde  [65], est un cas d’école pour les puissances occidentales, dans le contexte d’une économie mondialisée : les différences culturelles les confrontant à des modes de développement économique qui ne cadrent pas avec leur modèle occidental. Tout en étant un des pays les plus pauvres de la planète, le dynamisme de la croissance indienne repose sur une main-d’œuvre abondante, qualifiée et peu coûteuse, son faible coût s’expliquant par son abondance, les écarts de coûts de la vie par rapport aux pays développés, mais aussi, par l’absence quasi généralisée de charges sociales. Seuls 10 % des salariés disposent d’une protection sociale  [66].

83En dépit des inégalités profondes qui la traversent, l’Inde, dont la superficie est comparable à celle de l’Europe, s’illustre néanmoins comme étant la plus grande démocratie du monde. Elle jouit d’une stabilité politique et sociale d’autant plus remarquable que les inégalités, forgées dans un système de castes  [67], se maintiennent durablement. Ce système où le décollage économique s’accommode de profondes disparités sociales, acceptées par la population, contraste avec nos sociétés occidentales, marquées depuis plus d’un demi-siècle, par le déploiement de l’État-Providence. En clair, dans un contexte mondialisé de libre-échange, la concurrence avec les pays développés sera d’autant plus ardue et déstabilisante pour les pays occidentaux qu’elle provient de pays dépourvus de système de protection et de redistribution sociale.

84Le décollage économique en Inde est riche d’enseignement pour nos sociétés occidentales. Il bat en brèche le modèle occidental selon lequel le développement économique et social va systématiquement de pair et il démontre que d’autres voies de développement sont possibles. À la nécessité des entreprises européennes d’innover constamment pour garder des parts de marchés mondiaux, s’ajoute donc la difficulté d’intégrer dans la stratégie commerciale européenne le poids des spécificités religieuses et culturelles. Celles-ci ont pour effet de maintenir les inégalités sociales et de la sorte, de préserver durablement leur avantage compétitif. Ce qui est source de frictions avec les Occidentaux, qui l’associent à toute forme de dumping social (par exemple, le travail des enfants).

85Dans le cas de la Chine, si les tensions sociales sont nettement plus palpables (ce qui laisse à penser que le gouvernement chinois devra tôt ou tard donner des gages à sa population), le fait qu’elle ait déjà accompli sur plus d’un quart de siècle une transformation aussi profonde de son économie dans la continuité du pouvoir politique du parti communiste, est en soi une nouvelle démonstration pour les pays industrialisés qu’il existe d’autres voies de développement dans la mondialisation, en dehors du fameux « Consensus de Washington ». Que la notion d’État de droit ne constitue pas l’étalon de la Chine dans l’important mouvement de réformes qu’elle entreprend bouleverse ainsi la vision des Occidentaux, selon laquelle l’adoption des institutions politiques juridiques occidentales est préalable à toute réforme économique d’envergure. Autrement dit, la viabilité du miracle économique chinois n’est tenable, à leurs yeux, que s’il s’accompagne de davantage de démocratie et du respect des droits fondamentaux. Et tandis qu’on peut s’interroger sur la pérennité de leur système économique, la Chine poursuit sa propre stratégie. En imposant à son peuple l’adoption d’un mode économique occidental, qui fait fi des structures sociales traditionnelles qui s’étaient maintenues pendant deux millénaires, la Chine entend rompre avec son passé, effacer l’humiliation nationale imposée jadis par les guerres de l’opium, qui ont conduit à l’ouverture forcée de l’Empire du Milieu aux appétits des puissances occidentales. Dans cette optique, l’occidentalisation à marche forcée du modèle économique doit être comprise comme une volonté de retrouver la face, et de saisir la chance historique de la mondialisation pour occuper une place prépondérante dans le monde  [68].

86Dans le cas du Brésil, l’intégration économique et politique de l’Amérique du Sud, en vue de faire contrepoids à la prépondérance des États-Unis dans la région, est la ligne directrice de la politique étrangère conduite par Luiz Inacio Lula da Silva. Et si son accession aux commandes de l’État en janvier 2003 n’a pas fondamentalement remis en cause les principes de base du modèle néolibéral – ouverture des frontières, rôle primordial des marchés, économies orientées vers l’exportation –, Lula a néanmoins voulu s’en distancier en rompant avec la logique du « moins d’État », prônée par le Consensus de Washington. Concrètement, le Brésil, à l’instar d’autres pays d’Amérique latine, s’atèle à reconstruire sa légitimité en redéfinissant le rôle de l’État, dont la fonction est jugée indispensable pour reconstituer des tissus sociaux qui se délitent, pour lutter efficacement contre certains maux endémiques qui sévissent en Amérique latine (mafias, narcotrafiquants, guérillas, etc.) et pour rétablir la confiance des investisseurs. De même, en étant l’hôte à plusieurs reprises des forums altermondialistes (Porto Alegre), le Brésil entend jouer un rôle pionnier dans la formulation d’un nouvel ordre économique, où les revendications des pays en voie de développement qui s’estiment lésés du processus de mondialisation, sont notamment mieux prises en compte.

87En résumé, pour répondre aux enjeux socio-économiques que présente l’émergence de ces nouveaux géants économiques, l’Union européenne est confrontée à l’intégration de la dimension sociétale dans laquelle elle s’inscrit. En mésestimant les fondements culturels  [69] qui sous-tendent la diversité des formes de capitalisme, l’Union européenne risque de se méprendre sur la réalité de ces pays émergents, et de développer, en l’occurrence, une stratégie inadaptée.

3.5. LA STRATÉGIE DE LISBONNE FACE À LA COMPÉTITION GLOBALE

88Sur le plan socio-économique, les requêtes de la Commission européenne (qui reçoivent généralement l’appui du Parlement européen et du Conseil) en vue de la suppression des mécanismes d’indexation salariale, de la différenciation accrue des salaires (notamment en ce qui concerne la législation sur les salaires minimum) ou de davantage de libéralisation dans le domaine des services, etc., doivent être comprises dans le contexte d’une concurrence plus sévère sur le marché global  [70]. Mais, alors que la préoccupation de l’Union européenne était jusqu’ici de combler un déficit de productivité en comparaison avec le marché des États-Unis, c’est à présent la nécessité de faire face à la concurrence intensifiée des pays émergents qui justifie, selon les institutions communautaires, l’urgence d’appliquer des réformes structurelles au sein de l’Union européenne. Si les marchés occidentaux sont inondés de produits à bas prix provenant en particulier de Chine, les dirigeants des pays européens s’en tiennent au credo libéral (même s’il est mâtiné d’une volonté de limiter les dégâts occasionnés par la mondialisation  [71] ), car ils espèrent en contrepartie exporter des produits et services de haute technologie. Autrement dit, de l’avis des institutions communautaires, l’Europe peut à la fois être plus compétitive que la Chine et l’Inde et résoudre le problème du chômage par la solution miracle de ses exportations high tech, au moyen d’une stratégie européenne axée sur la formation, la promotion de la recherche et du développement, combinée avec plus de flexibilité des conditions de travail. C’est cette stratégie, qui constitue le cœur de la Stratégie de Lisbonne pour la croissance et l’emploi, qui est censée compenser les dégâts causés par le déclin industriel, l’augmentation des délocalisations et l’importation de biens à très bon marché, etc.

89À ce stade, force est de constater que cette stratégie est peu probante, au vu de l’importance croissante du déficit commercial de l’Union européenne envers la Chine  [72] et de l’intensification de cette tendance pour l’Europe.

90Plutôt que d’analyser les conséquences sociales de la globalisation, et de recadrer le cadre macro-économique et commercial en conséquence, l’Union européenne en appelle à davantage de libéralisation du commerce international, notamment dans le secteur des services  [73]. In fine, il en revient ainsi aux systèmes sociaux des États membres de l’Union de s’ajuster aux exigences d’une compétition globale plus acharnée. Car dans un contexte de concurrence mondialisée, ce sont principalement les travailleurs qui doivent supporter le choc du processus global d’ajustement. Du même coup, cela laisse présager que le modèle de flexisécurité, inspiré du modèle scandinave, et entendu comme la promotion d’une protection des travailleurs et de leurs opportunités de réemploi plutôt que comme le maintien des emplois existants, n’est qu’un alibi, inhérent à la Stratégie de Lisbonne, pour mieux faire accepter de facto l’ensemble des réformes du marché du travail pour toujours plus de flexibilité… Par ailleurs, s’il existe un modèle social européen, il est d’autant plus en danger que la préoccupation de l’Union européenne de s’adapter aux pays émergents à bas salaires et aux normes environnementales minimales a supplanté la préoccupation initiale de l’Union européenne de combler un déficit de productivité en comparaison avec le marché des États-Unis.

4. LES CONSÉQUENCES ENVIRONNEMENTALES

91Les conditions du développement des pays émergents sont particulièrement coûteuses et alarmantes sur le plan environnemental. À titre indicatif, en Inde, le secteur de l’énergie est dominé par le charbon, qui représente 53 % de la consommation totale. La vétusté ou l’inexistence des installations d’adduction d’eau, et l’absence, dans 75 % des cas, de traitement des eaux usées polluent considérablement les cours d’eau, tandis que les niveaux de pollution de l’air et de l’eau des grandes villes sont élevés. Jusqu’à présent, le recours important aux OGM se fait uniquement pour les cultures de coton. Mais le recours aux biotechnologies est amené à s’étendre en agriculture, etc.

92En Chine, l’accès à l’eau devient un problème crucial. La pollution des cours d’eau atteint des proportions effarantes. On estime à 360 millions d’habitants la population qui n’aurait pas accès à une eau potable de bonne qualité, car les eaux usagées d’origine industrielle et ménagère s’y déversent sans aucun traitement. En outre, les ressources en eau sont parfois impropres à l’irrigation, tant elles sont dégradées par l’utilisation d’engrais, de pesticides, ou le développement de l’élevage intensif  [74]. Enfin, 50 % des cours d’eau sont considérés comme biologiquement morts, et des fleuves aussi emblématiques que le fleuve Bleu n’arrivent même plus jusqu’à leur embouchure certaines années. La pollution atmosphérique est catastrophique. Les pluies acides sont récurrentes ; le taux de maladies pulmonaires est cinq fois plus élevé en Chine qu’aux États-Unis et empire avec le chauffage au charbon qui représente toujours 70 % de sa consommation énergétique. Le trafic automobile est par ailleurs en hausse de 80 % par an  [75], etc.

93Au Brésil, plus de 17 % de la forêt ont déjà disparu au cours des cinquante dernières années, dont les principaux responsables sont les grands éleveurs de bovins, qui détruisent la forêt pour installer leurs troupeaux, et les producteurs de soja transgéniques. La qualité de l’air est désastreuse dans les mégapoles, comme Rio de Janeiro et Sao Paulo. Outre le secteur des transports, d’autres activités rendent l’air irrespirable dans certaines contrées d’Amérique latine : les raffineries de pétrole, les activités minières, les pesticides agricoles, les feux de forêt, etc.

4.1. LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE

94La finitude de la planète rend la généralisation du modèle occidental explosive. L’enjeu climatique en constitue sans conteste l’exemple le plus emblématique. Il nous rappelle que les mutations que les pays émergents sont en train d’opérer nous concernent tous, tant leur croissance énergivore pousse davantage les dérèglements climatiques, enclenchés par les pays occidentaux, vers un point de non-retour. Deux visions s’opposent pour relever ce défi. À la vision européenne, qui plaide pour des objectifs contraignants et chiffrés pour la révision du Protocole de Kyoto, s’oppose celle des États-Unis, qui défendent une approche volontariste et la participation des pays émergents aux efforts collectifs de réduction de gaz à effet de serre. Ceux-ci sont pour leur part sur la défensive : ils sont d’avis qu’on ne peut empêcher leur essor économique, fut-ce au nom de la lutte contre le réchauffement climatique. Ainsi, ils considèrent tout engagement de réduction de gaz à effet de serre comme une entrave à leur développement.

95Si la reconnaissance formelle de la spécificité des pays en développement s’est traduite, dans le cadre du Protocole de Kyoto, par leur exonération de tout objectif chiffré et contraignant de réduction des émissions, la pression des pays développés pour qu’ils portent à présent une part du fardeau climatique s’accentue. En effet, alors que la responsabilité de la pollution incombe principalement aux pays occidentaux, pour lesquels l’essor économique a démarré un ou deux siècles avant les pays en développement, l’essentiel de l’accélération de l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre est à présent imputable à la Chine, à l’Inde ainsi qu’à quelques autres pays en voie de développement. Ainsi, vu sous l’angle environnemental, le miracle chinois par exemple donne plutôt le vertige, en raison des pressions de la croissance sur les écosystèmes.

4.2. LE « PAQUET ÉNERGIE - CLIMAT » EUROPÉEN

96Au sommet européen de printemps des 13 et 14 mars 2007, les chefs d’État et de gouvernement ont adopté un « paquet énergie », dont les principaux objectifs consistent à améliorer l’efficacité énergétique, atteindre l’objectif de 20 % d’énergie renouvelable d’ici 2020 et réduire, à cette même date, les émissions de gaz à effet de serre de l’Union de 20 % (par rapport à leur niveau de 1990), voire de 30 % en cas d’accord international satisfaisant sur le renouvellement du Protocole de Kyoto, lequel arrive à échéance en 2012.

97En vue de respecter ses engagements, l’Union européenne a mis en place un système communautaire d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre (SCEQE ou Emission Trading System). Pour l’industrie lourde, qui est fortement émettrice de ces gaz (aciéries, cimenteries, raffineries, etc.), ce système implique jusqu’à présent qu’elle se voit attribuer gratuitement des quotas, c’est-à-dire les volumes de CO2 qu’elle a le droit de relâcher dans l’atmosphère. À partir de 2012, ces quotas seront en revanche vendus aux enchères. Ce qui revient à taxer le CO2 émis, et non plus simplement à plafonner les émissions comme c’est le cas pour l’instant. Par ce mécanisme, l’Union européenne entend inciter les industriels européens à réduire leur consommation d’énergie. Dans le contexte d’une concurrence mondialisée, les marges de manœuvre des États membres de l’Union européenne se trouvent toutefois fortement érodées. De fait, étant donné que les concurrents de l’Union – Chinois et Indiens en tête –, ne prennent pas les mesures qui s’imposent pour limiter leurs propres émissions, les États membres de l’Union subissent la pression des industriels européens, qui agitent la menace de la délocalisation (la « fuite du carbone ») pour assouplir la réglementation.

98Au sein des institutions communautaires, diverses pistes de réflexion sont débattues pour empêcher qu’un durcissement de la législation sur les émissions de CO2 ne pousse l’industrie à s’expatrier vers des pays non signataires du Protocole de Kyoto (par exemple, les États-Unis), ou de pays faisant appliquer de faibles contraintes environnementales (par exemple, les pays émergents). Par exemple, il y a l’idée défendue par l’eurodéputé vert Claude Turmes, que le produit des enchères soit alloué aux industriels pour qu’ils améliorent l’efficacité énergétique de leurs installations. De façon significative, si l’ensemble des États membres de l’Union européenne est d’avis que celle-ci doit user de son poids commercial pour inclure la dimension climatique dans les accords bilatéraux, aucun consensus ne se dégage en faveur de l’instauration d’une taxe CO2 aux frontières.

99Une taxe sur les produits importés provenant d’États ne respectant pas certaines normes environnementales ou le Protocole de Kyoto aurait pourtant un double mérite. Tout d’abord, elle permettrait d’apporter une réponse crédible à la menace du réchauffement climatique, une taxe d’ajustement aux frontières étant un instrument clé pour internaliser le coût en effet de serre du commerce de l’Union européenne avec le reste du monde. Ensuite, elle rétablirait les conditions d’une concurrence non faussée – qui constitue la pierre angulaire du marché intérieur –, avec les pays qui continueraient à ne pas respecter la convention contre le changement climatique. De fait, dans le contexte de la mondialisation, ces pays concourent non seulement à l’accélération du réchauffement climatique planétaire, mais ils procurent en outre un avantage concurrentiel à leurs entreprises par rapport aux entreprises européennes contraintes de supporter le coût de normes environnementales plus rigoureuses.

100Malgré ses avantages, ce projet n’a, jusqu’à ce jour, pas été retenu au sein de l’Union européenne  [76], sous prétexte qu’une telle taxe serait contraire aux accords de l’Organisation mondiale du commerce. Pour lutter contre le dumping environnemental, il conviendrait donc de réformer ses règles en profondeur. Mais les résistances aux changements sont légion, tant au sein des pays développés, qui s’en tiennent généralement au dogme du libre-échange, qu’au niveau des pays émergents et en voie de développement, qui voient d’un mauvais œil toute mesure qu’ils qualifient de protectionniste.

4.3. LA QUESTION DES AGROCARBURANTS

101Dès lors que le cours du baril du dollar bat tous les records, les agrocarburants connaissent un véritable essor, dans un secteur de transport qui repose actuellement à 95 % sur le pétrole. La ruée vers « l’or vert » soulève toutefois de nombreuses questions, dont la principale est sans conteste liée à la flambée des prix agricoles qu’elle alimente. De fait, alors que la production ne représente que 2 % environ de la demande mondiale de carburants et mobilise 1 % seulement des terres arables, on estime que la ruée vers l’or vert contribue déjà notablement à la flambée des prix agricoles. C’est le cas du maïs, par exemple, qui constitue la matière privilégiée aux États-Unis pour la production d’éthanol (alors que son rendement énergétique est médiocre, à l’inverse de la canne à sucre utilisée au Brésil), mais qui constitue aussi l’aliment de base dans le Mexique voisin. De par le jeu de l’offre et de la demande, la croissance des agrocarburants produits à base de maïs alimente, par ce biais, la flambée des prix.

102De façon plus fondamentale, les agrocarburants posent un conflit d’intérêt entre rouler et manger, vu que la surface agricole consacrée à leur production se fait aux dépens de celle nécessaire à l’alimentation. En effet, tout développement, même limité, des agrocarburants risque immanquablement de se faire au détriment de la sécurité alimentaire, dans un monde où 800 millions d’hommes et de femmes ne mangent pas à leur faim et qui comptera 2,5 milliards de bouches supplémentaires à nourrir d’ici 2050.

103Cependant, les chefs d’État et de gouvernement des États membres de l’Union européenne ont convenu, au sommet européen de printemps des 13 et 14 mars 2007, d’atteindre d’ici 2020 l’objectif de 10 % d’agrocarburants dans les transports. Ces agrocarburants sont produits principalement à partir de la canne à sucre (au Brésil), du maïs (aux États-Unis), du colza (en Europe), et de l’huile de palme (en Asie du Sud-Est). Cette décision européenne affecte les relations entre l’Union européenne et le Brésil. Ayant lancé, dès 1975, son plan de fabrication d’éthanol à partir de la canne à sucre, en réponse au premier choc pétrolier, le Brésil est effectivement de très loin le plus gros producteur mondial d’agrocarburants. De même, la décision européenne influe sur la stratégie globale de l’Union européenne de lutte contre le changement climatique.

104Tout d’abord, au vu des surfaces agricoles disponibles en Europe, l’Union européenne ne peut raisonnablement atteindre cet objectif de 10 % sans importer directement l’éthanol du Brésil, pays où les rendements sont nettement plus élevés que dans les pays développés. Ou encore, l’Union européenne pourrait envisager de recourir massivement à l’importation des produits agricoles brésiliens (au soja, par exemple, qui intervient dans la fabrication de biodiesel), pour les transformer en Europe en agrocarburants. En effet, à défaut de choisir une de ces options, la production européenne d’agrocarburants provoquerait immanquablement une hausse accrue des prix des produits agricoles européens. Car si l’Europe voulait atteindre cet objectif sans l’importation, elle devrait mobiliser une surface considérable de sa surface agricole aujourd’hui consacrée aux cultures arables.

105Cette politique européenne comporte des conséquences désastreuses pour le Brésil : elle conduit de facto à l’intensification de la déforestation du pays (entrepris jusqu’à ce jour principalement par les grands groupes céréaliers comme Cargill, Monsanto, etc. aux fins de cultiver entre autres du soja transgénique), et exacerbe, du même coup, les conflits locaux entre rentiers du pétrole vert et paysans pauvres sans terre. En outre, elle est contreproductive par rapport aux objectifs que l’Union européenne s’assigne sur le plan de la lutte contre le réchauffement climatique. Comme le rappellent précisément les conclusions du groupe de travail sur les forêts du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat fondé en 1988 à la demande du G7), la réduction de la déforestation constitue de loin le premier levier pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (et non pas le financement de projets de plantation)  [77].

106Autrement dit, la politique européenne en matière d’agrocarburants apparaît comme contradictoire. D’un côté, l’Union européenne affiche l’objectif de montrer la voie dans la lutte contre le changement climatique. D’un autre côté, tant l’Union européenne que les États-Unis encouragent de facto la déforestation, tout en dénonçant ses conséquences sur la lutte contre le changement climatique.

107En outre, la tendance n’est pas prête à s’inverser dans le contexte de la libéralisation internationale des marchés agricoles, régie par les règles de l’OMC. En tant que grande puissance agro-exportatrice  [78], le Brésil est devenu, depuis quelques années, un des protagonistes majeurs de l’OMC. Il anime le groupe du G20, créé en août 2003 à l’occasion de la cinquième conférence ministérielle de l’OMC à Cancun. Ce groupe, réunissant les deux tiers des producteurs de la planète, plaide pour la fin des distorsions du marché mondial, par le biais d’une ouverture accrue des marchés agricoles des pays riches (cf. infra). Du reste, il fait également partie du Groupe du Cairns  [79], qui rassemble les pays exportateurs agricoles. Au sein de l’OMC, ces pays défendent âprement le principe de la libéralisation des marchés, et particulièrement ceux de l’Union européenne et des USA. Défendant peu leur agriculture, ces pays considèrent en effet que les politiques de soutien agricole conduisent à une concurrence déloyale sur les marchés mondiaux et les empêchent de profiter pleinement de leurs avantages comparatifs.

108Dans ce contexte, le marché des agrocarburants pourrait également servir de monnaie d’échange dans le cadre des négociations de l’OMC, avec pour conséquence, l’aggravation du processus de la déforestation de l’Amazonie, aux dépens de la lutte contre le changement climatique.

5. POLITIQUE ÉTRANGÈRE ET GÉOSTRATÉGIE

109Au fil des années et des traités, l’Union européenne a accru la place accordée aux droits de l’homme dans ses relations extérieures, que ce soit dans son action diplomatique, son aide au développement, ses accords commerciaux et sa politique de sécurité  [80]. Concrètement, la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) prévoit parmi ses objectifs le « développement et la consolidation de la démocratie et de l’État de droit, le respect des droits humains et des libertés fondamentales ». La politique d’aide au développement intègre ces mêmes principes et les érige en élément transversal (mainstreaming) de son action  [81]. Enfin, la « clause des droits de l’homme » illustre par excellence cette prétention européenne à mener une politique extérieure fondée sur des principes éthiques. Soumettant les accords de coopération avec les pays tiers au respect des principes fondamentaux des droits de l’homme, elle offre ainsi à l’Union européenne la possibilité de suspendre pareils accords en cas de violation grave dans le pays partenaire.

110Dans les faits, les limites de la diplomatie européenne des droits de l’homme sont dictées par la realpolitik. L’Union européenne se montrant d’autant plus résolue dans sa condamnation de la violation des droits de l’homme qu’elle a d’autant moins d’intérêts économiques et géopolitiques en jeu  [82].

111Par ailleurs, l’implantation offensive des pays émergents sur le continent africain – en premier lieu la Chine, mais aussi l’Inde –, bouscule l’« ordre ancien » en offrant une alternative à des gouvernements dictatoriaux agacés par les conditionnalités européennes, qu’elles soient de l’ordre éthique, économique, social ou liées au principe de bonne gouvernance. Face à la concurrence de ces nouvelles puissances, les tenants européens du réalisme marquent des points.

112De façon plus générale, la politique différenciée des droits de l’homme de l’Union européenne est à même de s’exacerber, dans le contexte de l’installation des géants asiatiques en Afrique.

5.1. LA CHINE EN AFRIQUE

113En soi, la politique chinoise dans le continent africain n’est pas neuve, et remonte à l’époque des premières indépendances africaines. Plus précisément, le lien sino-africain est initié avec la conférence de Bandung (1955), prolongée par celle de Belgrade (1961), qui lança le « mouvement des non-alignés ». Réunissant des pays ayant subi le joug colonial ou une longue période d’occupation étrangère, il se fondait sur l’idée de rejet de la logique d’affrontement Est-Ouest de la guerre froide. Ainsi, la Chine s’est historiquement distinguée par la lutte contre le colonialisme et l’hégémonisme.

114Depuis, l’installation chinoise en Afrique s’explique principalement par son taux de croissance effréné, et par son corollaire, la nécessité de sécuriser son approvisionnement en matières premières. En effet, étant donné que les ressources naturelles de la Chine ne suffisent plus à alimenter son marché intérieur  [83], l’économie chinoise a un besoin gigantesque de matières premières (au point de surpasser en dix ans l’Union européenne en tant qu’importateur des ressources naturelles), mais aussi, de débouchés pour ses produits.

115Concrètement, l’essentiel des importations chinoises est composé par le pétrole, les minerais, le coton et le bois. La Chine réalise parallèlement des investissements stratégiques sur le continent africain, en vue de sécuriser son approvisionnement en ressources naturelles. Ainsi, les investissements chinois dans le secteur des infrastructures de transports (routes, aéroports et surtout les voies ferrées) sont directement liés à l’exploitation des ressources naturelles. Par exemple, au Soudan (pays au ban de la communauté internationale), les investissements chinois visent à construire pipelines, infrastructures de transports et raffineries pour relier les zones pétrolières de l’hinterland à la mer Rouge. « Ces investissements sont stratégiques dans la mesure où les autorités chinoises créent une voie d’approvisionnement dont ils contrôlent toutes les étapes : le site minier, la concession ferroviaire, les installations de stockage, le port et parfois le transport maritime. Cette politique a porté ses fruits, puisque l’Afrique fournit d’ores et déjà 28 % des importations chinoises d’hydrocarbures  [84] … » Du reste, la Chine est devenue le principal fournisseur de plusieurs pays africains en produits manufacturés bon marché. Ce qui a permis à ceux-ci de diversifier leurs partenaires commerciaux et de bénéficier de produits moins onéreux.

5.2. IMPACTS ÉCONOMIQUES POUR L’UNION EUROPÉENNE

116L’ouverture des marchés africains s’est effectuée par le biais du démantèlement des barrières tarifaires, sous la houlette des institutions financières internationales qui se sont fait le chantre de la libéralisation internationale. Pour mener à bien sa stratégie économique en Afrique, la Chine s’est dotée, pour sa part, d’une série d’instruments, parmi lesquels des organismes financiers (l’Export and Import Bank of China – Exim Bank, et la China Construction Bank), qui mènent une politique agressive de prêts à taux préférentiels, des champions nationaux (dont trois entreprises nationales dominent le secteur pétrolier : SINOPEC, CNOOC et CNPC), une assistance technique importante  [85], etc.

117L’emprise économique de la Chine en Afrique inquiète les pays de l’Union européenne. Car à l’instar des échanges entre les pays industrialisés et le continent noir, la structure du commerce sino-africain s’apparente à un commerce Nord-Sud. La Chine importe ainsi des ressources naturelles (pétrole et minerais) et exporte vers l’Afrique des produits manufacturés, sous la forme de biens de consommation (habillement, tissus, électronique) et de biens d’équipements (télécommunications, etc.).

118L’ouverture des marchés africains sous l’impulsion des puissances industrialisées occidentales bénéficie principalement à l’industrie chinoise. À titre indicatif, les industries chinoises se sont implantées en Algérie (pétrole Adrar, hôpital d’Oran, hôtel Hilton d’Alger), au Sénégal (l’autoroute de Dakar), au Nigeria (un satellite de télécommunication), en Angola (25 % de l’industrie du pétrole)  [86]. Plus globalement, la Chine – qui s’est hissée au rang de troisième partenaire commercial de l’Afrique, après les États-Unis et l’Union européenne –, est ainsi à même de supplanter la présence commerciale européenne en Afrique (c’est notamment le cas de la France)  [87]. Dans la plupart des cas, les produits industriels chinois se substituent à des biens importés d’Europe ou du Japon pour offrir des produits moins chers qui les mettent à la portée du plus grand nombre.

5.3. IMPACTS EN MATIÈRE DE DÉMOCRATIE ET DES DROITS DE L’HOMME

119En quête de reconnaissance politique internationale dans le climat de la guerre froide, la politique chinoise d’aide au développement en Afrique remonte aux années 1960. À l’époque, les Chinois étaient plus pauvres que les Africains. Mais l’aide était considérée par la Chine comme un instrument diplomatique dans la concurrence qui l’opposait à Taïwan et à l’Union soviétique. Cette aide a culminé avec l’achèvement, en 1976, du chemin de fer reliant la Zambie à la Tanzanie pour transporter le cuivre zambien à Dar Es Salam, un projet qui a mobilisé 15 000 travailleurs chinois.

120Si l’aide a diminué dans les années 1980 à la suite des réformes économiques qu’elle entamait sur le plan intérieur, la Chine a réinvesti massivement le continent africain, dès le début des années 2000. On estime l’aide chinoise en Afrique à 2 milliards de dollars par an, mais il n’existe pas de statistiques officielles pour le certifier, car la première caractéristique de l’aide chinoise en Afrique est son opacité. L’aide chinoise s’inscrit cette fois dans une stratégie qui cherche à sécuriser l’accès aux matières premières. Si les Américains ont la même préoccupation, les Européens sont plus sensibles aux questions d’émigration.

121L’aide chinoise diverge de l’aide européenne sur deux points essentiels. Sur le plan économique, elle lie son aide à l’achat de biens et de services chinois, alors que les pays de l’OCDE ont abandonné cette pratique depuis dix ans (ils appliquent le principe de l’aide déliée), car elle force les pays à se fournir auprès du donneur d’aide plutôt qu’au meilleur marché  [88]. Cependant, compte tenu que la Chine parvient progressivement à diversifier ses exportations et que les entreprises chinoises sont régulièrement les moins chères, le déliement de l’aide aurait vraisemblablement peu d’impact sur les relations commerciales Afrique-Chine. Sur le plan politique, dans la droite ligne du credo tiers-mondiste et de la promotion de voies alternatives au développement  [89], l’aide chinoise se veut inconditionnelle, du point de vue des exigences économiques, sociales, environnementales ou en matière de droits de l’homme. La Chine attend toutefois des pays africains qu’ils la soutiennent sur ses positions internationales, notamment vis-à-vis de Taïwan et du Tibet, selon la notion de « Chine unique », qui est le principe cardinal de la politique étrangère de Pékin.

122L’aide inconditionnelle chinoise envers les pays africains est source de nouvelles instabilités pour l’Union européenne. À titre d’exemple, contrairement aux conditions drastiques imposées par les institutions financières internationales (telles que les exigences d’ajustements structurels imposées par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale), l’aide chinoise ne s’embarrasse pas de conditionnalité économique, ou encore, de codes de bonne conduite qui visent à la moralisation des relations économiques avec les pays du Sud (par exemple, la lutte contre la corruption).

123Si des institutions telles que le Fonds monétaire international et de la Banque mondiale se sont vues discréditées principalement dans les pays du Sud – au vu de leurs exigences draconiennes jugées inadaptées, voire totalement contreproductives – une aide économique inconditionnelle n’est pas sans poser de réels problèmes. Ainsi, la politique de crédits développée par la Chine, dictée par sa vision de ses intérêts stratégiques en Afrique, inquiète entre autres les institutions financières internationales, en ce qu’elle crée une nouvelle vague d’endettement en Afrique  [90]. Tandis que certains pays africains ont pu bénéficier de remises de dette dans le cadre de l’Initiative des pays pauvres très endettés (PPTE), la Chine s’emploie à présent à octroyer ses propres prêts, qui auront à présent plus de chance d’être remboursés. Autrement dit, la Chine viendrait à tirer parti de la baisse des niveaux d’endettement des pays africains après les annulations de dettes consenties par les pays de l’OCDE, dans le cadre de leur politique de développement, pour défendre ses propres intérêts économiques et commerciaux.

124De la même façon, l’aide chinoise n’est pas assortie de clause des droits de l’homme. Avec pour résultat que la Chine est apparue depuis quelques années comme le meilleur soutien des régimes dictatoriaux zimbabwéen et soudanais, par exemple, pourtant mis au ban de la communauté internationale. Autrement dit, l’aide chinoise fournit un appui inespéré à ceux qui veulent échapper au diktat de la bonne gouvernance et de la transparence  [91]. En outre, elle devient également un important fournisseur d’armes pour le continent africain. Ce qui ne contribue aucunement à instaurer la stabilité sur le continent africain.

125Parce que la Chine met l’accent, dans ses relations avec l’Afrique, sur la non-ingérence (respect de la souveraineté étatique) et sur refus des conditionnalités (en matière des droits de l’homme, de gouvernance, etc.), l’aide chinoise devient une alternative tentante pour les pays africains, fatigués des exigences de l’aide occidentales au développement et soucieux de non-ingérence, au point que la Chine s’impose de plus en plus comme bailleur alternatif  [92].

126D’ailleurs, la stratégie chinoise porte ses fruits en Afrique. Sur le plan diplomatique, le gouvernement chinois a gagné sa bataille contre Taïwan. Seuls cinq pays africains reconnaissent encore Taipeh (le Burkina-Faso, la Gambie, le Malawi, le Swaziland, Sao-Tomé et Principe). Du reste, en modifiant la donne économique sur le plan international, la Chine renforce sa position stratégique vis-à-vis des puissances industrialisées. Elle instaure notamment, avec l’appui des pays africains (qui forment près d’un tiers des États membres au sein des Nations unies) un rapport de forces en sa faveur dans les institutions internationales multilatérales (Nations unies, OMC, FMI, Banque mondiale, etc.), sans pour autant œuvrer en faveur de la démocratie ou des droits de l’homme. Dans ce contexte, le partenariat stratégique « Chine-Afrique », scellé en 2006 par le sommet sino-africain, prend tout son sens. Loin de se cantonner à des impératifs d’ordre économique ou énergétique, il conforte le poids de la Chine en tant qu’acteur de plus en plus incontournable sur la scène internationale.

5.4. IMPACTS SUR LE DÉVELOPPEMENT AFRICAIN

127Si certains pays producteurs d’Afrique sub-saharienne, qui disposent de puissantes industries extractives dans les hydrocarbures, les minerais ou le bois, ont pu bénéficier de l’appétit de la Chine et de l’Inde en matières premières, la politique chinoise en Afrique a néanmoins des effets ambigus sur le développement africain, surtout lorsque les produits chinois concurrencent une offre locale : au Nigéria, au Cameroun, en Afrique du Sud, en Zambie, les importations chinoises ont par exemple provoqué la faillite de nombreuses entreprises dans le secteur du textile.

128Dans ce contexte, cette concurrence en provenance des pays émergents ne fait qu’exacerber les effets désastreux du libre-échange en provenance des pays de l’Union. Les marchés africains sont inondés de produits à bas prix, comme le rappelle, à titre illustratif, la polémique suscitée par l’écoulement de poulets européens congelés dans les pays d’Afrique occidentale. Largement subsidiés par la politique agricole commune de l’Union européenne, ceux-ci menaçaient directement les éleveurs locaux de poulets, qui ne pouvaient faire face à des prix défiant toute concurrence.

129En outre, dans un contexte de libre-échange généralisé, les exportations chinoises peuvent miner le développement africain lorsqu’elles entrent également en concurrence avec des produits africains sur des pays tiers. Dans le secteur de l’habillement par exemple, après la suppression des quotas textiles imposés par les pays développés jusqu’en 2005, les exportations africaines, notamment vers les États-Unis, ont fortement souffert.

130Du reste, en perpétuant une structure commerciale Nord-Sud, la montée en puissance des géants asiatiques n’est a priori pas à même de conduire à la diversification des économies africaines ou à réduire la pauvreté. Au contraire, l’expérience des dernières décennies montre que la spécialisation dans les industries extractives ou autres matières premières leur a été largement préjudiciable. Elle n’a pas conduit à une stratégie d’industrialisation où la manne financière générée par l’exploitation des ressources naturelles a favorisé l’émergence de l’économie locale, et au développement de secteurs à forte intensité de main-d’œuvre.

131Au vu de ce contexte, et en dépit d’une idéologie tiers-mondiste qu’elle s’efforce de préserver, le sentiment anti-chinois a commencé à s’exprimer dans certains pays africains (par exemple, la Zambie et la Namibie), où la Chine se voit accusée d’être un nouveau colonisateur, qui exploite leurs ressources.

5.5. QUELLE SOLUTION POUR L’EUROPE : CONCURRENCE OU COOPÉRATION ?

132La Chine populaire est devenue un acteur important de la scène politique africaine. Le partenariat stratégique qu’elle a scellé en 2006 avec ce continent conforte non seulement son emprise économique mais également son influence politique.

133Du reste, même si l’offensive politique et commerciale de l’Inde en Afrique ne fait que commencer (à l’instar de la Chine, l’Inde cherche à sécuriser son approvisionnement en hydrocarbures), l’Inde est un pays avec lequel l’Union devra apprendre à compter. Car en développant activement sa stratégie d’influence en Afrique (notamment pour décrocher un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU), l’Inde érode davantage la place de l’Union européenne en Afrique  [93].

134Face à l’essor des géants asiatiques en Afrique, l’Union n’a pas d’autre alternative que de jouer la carte de la coopération et notamment d’ouvrir un dialogue politique avec la Chine sur la question du développement, pour ensuite l’élargir à l’ensemble des pays émergents. Car à défaut d’une stratégie globale pour sortir le continent africain de la pauvreté, la politique de développement menée par les États membres de l’Union risque plus que jamais d’être largement insuffisante, voire complètement inadaptée aux défis actuels. Sans compter que les frictions entre l’Europe et la Chine sur le continent africain risquent de s’aggraver. Le développement de l’Afrique en appelle non seulement à une révision des règles du commerce international, mais aussi, dans un premier temps, au développement d’un partenariat trilatéral entre l’Europe, l’Afrique et la Chine, qui repose sur la coopération.

135Parmi les domaines où une coopération avec la Chine s’avère urgente, nous en retiendrons trois.

136Premièrement, sur la question d’endettement des pays africains, il importe que l’Union européenne noue un dialogue avec la Banque chinoise pour le développement afin de discuter des problèmes qu’engendre la pratique des prêts sans condition. L’enjeu étant donc d’éviter que la politique de prêts chinoise ne plonge l’Afrique dans une nouvelle spirale d’endettement.

137Deuxièmement, sur la question de l’absence de conditionnalité politique à l’aide au développement, l’Union européenne n’a d’autre option que de coopérer avec la Chine, spécialement dans les domaines de la bonne gouvernance, de la démocratie et des droits humains, mais aussi sur des questions épineuses comme la lutte contre la prolifération des armes légères, dans l’optique de stabiliser le continent africain.

138Troisièmement, sur la question de l’environnement, au vu de la prise de conscience progressive des enjeux écologiques planétaires, et plus spécifiquement de l’urgence de lutter contre le réchauffement climatique, l’Union se doit de développer une coopération étroite avec la Chine, pour que cesse entre autres la mise à sac des ressources naturelles du continent africain comme l’atteste par exemple le déboisement des forêts tropicales du Congo ou du Gabon, qui est préjudiciable à l’humanité entière.

139En résumé, l’enjeu pour les pays développés consiste à encourager les pays émergents à inscrire leur action dans un cadre multilatéral, de façon à favoriser la coopération et non l’affrontement.

6. LA NOUVELLE CONFIGURATION INTERNATIONALE

140Dans ce chapitre, nous nous attacherons essentiellement à esquisser les alliances que la Chine, l’Inde et le Brésil tendent à nouer entre eux, en ce qu’elles augurent de la définition de nouveaux équilibres géopolitiques à l’échelle mondiale. Ces pays font effectivement face à plusieurs défis politiques et économiques similaires qui les poussent à coopérer dans des domaines variés. En jouant tantôt la carte des pays du Nord, tantôt celle des pays du Sud, les BRICs œuvrent à la redistribution des cartes au sein de forums multilatéraux.

6.1. LE JEU DES ALLIANCES AVEC LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT

141Pour l’Inde et la Chine, nous avons vu que la défense des intérêts des pays en développement est ancrée dans leur histoire. La Chine s’est traditionnellement distinguée, dans les années 1960, par la lutte contre le colonialisme et contre l’hégémonisme. Elle œuvre, depuis la fin de la guerre froide, à l’édification d’un monde multipolaire, où elle pourrait jouer un rôle important. Le positionnement de l’Inde en leader des pays du Sud remonte, pour sa part, à la conférence de Bandung en 1955, qui a lancé, en pleine guerre froide, le Mouvement des non-alignés. À l’époque, il s’agissait surtout de préserver la souveraineté des États nouvellement indépendants face aux deux superpuissances (URSS et États-Unis). Très vite cependant, l’écart grandissant entre le niveau de vie des pays développés et celui des anciennes colonies a amené le combat sur le front économique. Dans cette logique, la stratégie commerciale de l’Inde consiste le plus souvent à consolider ses alliances avec les pays du Sud, notamment avec le Brésil, dans les divers forums internationaux. Toutefois, l’Inde se positionne à présent de plus en plus comme un pays émergent, et non pas comme champion des pays du Sud. Quant à la Chine, elle joue également de son double statut de puissance émergente et de porte-parole des pays en développement.

142Enfin, contrairement à l’Inde et la Chine, l’engagement du Brésil pour la défense des intérêts des pays en développement est un phénomène récent, qui coïncide avec l’arrivée au pouvoir des civils en 1985, mettant fin à un long règne militaire. Jusque-là, la politique étrangère brésilienne se limitait essentiellement à suivre les grands axes privilégiés par Washington sur la scène internationale. Ensuite, pour contrer l’influence des États-Unis sur le continent américain, le Brésil s’est attelé, au moyen d’accords de coopération régionale, à favoriser l’avènement d’un monde multipolaire. Par ce biais, le Brésil entend renforcer son autonomie économique, qui contribue, en retour, à amplifier son poids politique sur la scène mondiale. De façon plus générale, en privilégiant les alliances avec l’Inde et la Chine, le Brésil entend obtenir leur soutien dans ses prétentions à accéder au statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, qui confirmerait son nouveau statut d’acteur global.

6.2. LA COOPÉRATION SUD-SUD

143Il arrive parfois que le Brésil, l’Inde et la Chine proposent un leadership conjoint au sein de grandes organisations internationales que sont la Banque mondiale, le FMI et l’OMC. Pour eux, l’OMC représente le contexte idéal pour exprimer les intérêts des pays en développement. S’ils forment incontestablement un groupe hétéroclite, tant les situations économiques varient entre eux, ils partagent avec les trois grandes puissances émergentes des intérêts manifestes et une certaine analyse commune des rapports commerciaux à l’échelle internationale. Ainsi, ils estiment généralement que la mondialisation apporte actuellement des bénéfices disproportionnés aux pays occidentaux, aux dépens du monde en développement.

144Dans cette instance, l’Inde, la Chine et le Brésil jouent un rôle charnière, jouant tantôt la carte de la défense des intérêts des pays en développement, pour infléchir les règles qui gouvernent l’économie mondiale dans un sens qui leur est plus favorable (coopération Sud-Sud), tantôt la carte des pays industrialisés, en défendant l’ouverture des marchés ou la libéralisation des échanges dans les secteurs où ils sont concurrentiels (alliance Nord-Sud).

145Jusqu’à présent, les alliances nouées entre l’Inde, la Chine et le Brésil ont marqué quelques points. À titre d’exemple, sous l’impulsion de l’Inde, l’alliance Sud-Sud a joué lors de la conférence de l’OMC à Doha en 2001 sur la question des médicaments génériques ou encore sur la question du textile sous l’influence de la Chine. Plus globalement, nous retiendrons la création du G20 sous l’impulsion du Brésil  [94], à la veille de la conférence ministérielle de Cancun, en septembre 2003 (cf. supra), pour exiger la libéralisation des marchés agricoles des États-Unis et de l’Union européenne, et plus particulièrement, la fin des subventions agricoles des pays riches. Mené par des pays comme l’Inde, la Chine et le Brésil, le G20 représente plus de la moitié de la population mondiale et crée, de cette façon, un nouveau rapport de forces au sein de l’OMC. À la conférence ministérielle de l’OMC à Hong Kong en 2005, les pays industrialisés ont tenu compte de l’émergence du G20, en programmant la suppression des subventions à l’exportation des produits agricoles dès 2013. Plus tard, le G4 a vu le jour (il rassemble l’Union européenne, les États-Unis, le Brésil et l’Inde), pour sortir de l’ornière le processus de Doha. L’idée étant qu’un compromis au sein du G4 ouvrirait la voie à une convergence multilatérale. Enfin, les ultimes négociations de l’OMC en juillet dernier ont vu l’apparition d’un nouveau G7 qui regroupe les sept principales puissances commerciales de l’OMC (Union européenne, USA, Chine, Inde, Japon, Australie, Brésil). En résumé, l’évolution des processus de négociations commerciales dans l’enceinte de l’OMC est révélatrice de l’ascension des pays émergents sur l’échiquier international. En moins de deux décennies, on est effectivement passé de la « Quad » (USA, Union européenne, Canada et Japon) qui dominait le GATT jusqu’à l’Uruguay Round, à un nouveau G7 pour tenter de boucler le Cycle du millénaire, lancé à Doha en 2001.

146Dans un autre registre, les pays émergents s’organisent pour accroître leur influence au sein des Nations unies. Par exemple, le Brésil s’est associé à l’Inde, ainsi qu’à l’Allemagne et le Japon (constitution du G4) en vue d’accéder à la qualité de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, etc.

147Ces quelques exemples parlent d’eux-mêmes. Ces trois nouvelles puissances économiques sont devenues incontournables dans l’enceinte des institutions internationales, et principalement au sein de l’OMC.

6.3. QUEL AVENIR POUR LES NOUVEAUX GÉANTS ÉCONOMIQUES ?

148À l’avenir, leur influence sur la scène internationale est susceptible de s’accroître pour autant qu’ils intensifient leur coopération mutuelle et qu’ils continuent à rallier derrière leur position l’appui d’une majorité de pays en développement. La partie n’est pas gagnée d’avance.

149Pour asseoir sa position sur l’échiquier international, le Brésil, par exemple, s’est inscrit dans une logique d’intégration économique : l’indépendance économique et politique se renforçant mutuellement. Concrètement, l’accession de Lula au pouvoir en 2003 s’est accompagnée d’une offensive diplomatique, en vue de faire contrepoids à l’influence américaine, tout en consolidant sa position dans les négociations internationales. Le Mercosur – le marché commun du cône Sud –, créé en 1991, joue, à ce titre, incontestablement un rôle pivot dans la stratégie brésilienne, non seulement pour faire émerger les intérêts de l’Amérique latine dans les instances internationales, mais aussi, pour affirmer son propre leadership, dans un monde de plus en plus multipolaire. Le Mercosur est d’ailleurs devenu l’épicentre du processus de régionalisation en Amérique du Sud.

150La dynamique d’intégration régionale dépasse toutefois les objectifs purement commerciaux pour s’étendre à d’autres domaines, tels que la coopération en matière énergétique, où les initiatives foisonnent (projets de construction d’oléoducs, de gazoducs, d’interconnexion électrique, etc. entre les pays du cône Sud). Et avec la création, en décembre 2004, de la Communauté sud-américaine des nations  [95], sous l’instigation principale du Brésil, un nouveau pas supplémentaire vers l’intégration régionale de l’Amérique du Sud a été franchi. Si elle entend principalement faire converger les douze pays membres dans le développement d’infrastructures de transport et de communication au niveau sud-américain, son ambition est d’unifier politiquement et économiquement l’Amérique du Sud, en s’inspirant du processus de construction européenne. Ce qui augure de l’émergence d’une Amérique du Sud forte sur la scène internationale et d’une volonté de s’émanciper de l’influence nord-américaine sur leur continent. De fait, cette nouvelle instance régionale a pour objectif de faire contrepoids au projet de création d’une zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), défendu âprement par les États-Unis. Cependant, face à l’opposition que ce projet a suscitée dans les pays du Mercosur, et notamment au Brésil, la création de ce grand marché continental (entre les 34 pays du continent à l’exception de Cuba) n’a toujours pas vu le jour.

151Toutefois, si l’Amérique latine s’érige progressivement en tant que pôle régional émergent, notamment par l’entremise du Brésil, elle doit encore surmonter de nombreuses difficultés, tant les divisions entre les pays sont réelles. À titre d’exemple, les déficits commerciaux de l’Argentine et de l’Uruguay à l’égard du Brésil attisent les tensions au sein même du Mercosur, où les divergences d’intérêts entravent le processus d’intégration régionale. De façon plus symptomatique, les conflits d’intérêts sur la réforme du Conseil de sécurité des Nations unies (l’Argentine et le Chili s’opposent à ce que le Brésil y décroche un siège permanent) témoignent des problèmes que le Brésil et l’Amérique latine doivent surmonter pour significativement changer les règles du jeu.

152Quant à l’Inde et la Chine, de nombreux obstacles doivent également être surmontés pour consolider leur influence. Par exemple, des tensions risquent de surgir entre eux, que ce soit pour la conquête des marchés dans les pays asiatiques ou par le fait qu’ils ambitionnent chacun d’étendre leur influence sur les pays de la péninsule indochinoise. Sur le plan diplomatique, il subsiste entre les deux pays des conflits territoriaux en suspens, sans compter que l’Inde voit toujours d’un mauvais œil la coopération entre la Chine et le Pakistan sur le plan militaire, etc. De même, une concurrence est amenée à s’intensifier entre l’Inde et la Chine sur le continent africain pour l’accès aux matières premières minières et énergétiques, et où l’Inde entre dans un jeu de séduction à l’égard des États africains, pour pouvoir décrocher un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, dans la perspective de sa réforme (cf. supra).

153La coopération Sud-Sud, privilégiée dans les forums internationaux comporte aussi ses limites, tant l’Inde, la Chine ou le Brésil jouent avant tout leur propre carte dans la mondialisation. Par exemple, dans les secteurs à faible intensité technologique (comme ceux de l’électroménager ou de l’électronique) ou dans les industries où elle domine le marché en raison de sa main-d’œuvre bon marché, nous avons vu que la Chine entre immanquablement en compétition avec les pays en développement. L’ouverture du marché mondial des textiles au 1er janvier 2005, qui fait suite au démantèlement des accords multifibres  [96], en constitue un autre exemple emblématique : elle a fragilisé l’industrie du textile des pays émergents du Maghreb. Dans le cas du Brésil, ses prises de positions en faveur des pays en développement dans l’enceinte de l’OMC tranchent avec la stratégie commerciale qu’il mène en Amérique du Sud, où ses rapports commerciaux avec ses voisins sont du type Nord-Sud. Le Brésil exporte en effet des biens à forte valeur ajoutée en échange de matières premières et de ressources énergétiques  [97]. Enfin, l’échec en juillet dernier des dernières négociations de l’OMC à Genève (cf. supra) a clairement mis en évidence les dissensions qui existent entre les pays dits du Sud sur l’épineux dossier agricole. D’une part, le Brésil s’en est tenu au principe de la libéralisation des marchés, dans l’intérêt de ses firmes agro-alimentaires. D’autre part, l’Inde, dont la forte population rurale dépend pour sa survie de la production d’une agriculture vivrière, s’est fait l’écho d’autres préoccupations : la préservation de mécanismes de protection douanière pour l’agriculture (qualifiés mécanismes de sauvegarde) face à un afflux d’importations de produits agricoles ou à une forte baisse des prix pour ces produits sur son marché.

CONCLUSION

154La montée en puissance des pays émergents atteste de la situation très hétéroclite des pays du Sud. Bénéficiant de taux de croissance très forts ces dernières années, ils ont comblé une partie de leur retard économique par rapport aux pays développés. Pour des pays comme l’Inde et la Chine, mais aussi pour la Russie, on peut difficilement dire qu’ils émergent sur la scène internationale, mais qu’ils retrouvent le rang qu’ils occupaient dans les siècles passés.

155Les pays émergents, et en premier lieu les BRICs, augurent d’un monde de plus en plus multipolaire. Leur intégration dans la mondialisation en fait des acteurs de plus en plus incontournables, qui marqueront sans conteste ce nouveau siècle, et insuffleront un nouvel ordre mondial.

156Pour les pays industrialisés, qui ont toujours cherché à imposer leur conception de la démocratie, des valeurs universelles des droits de l’homme, ou encore, leurs règles du jeu économique, en ce qu’ils les perçoivent comme préalable au développement économique, l’enjeu est de taille. En effet, en modifiant l’équilibre de la planète, les pays émergents ébranlent la vision occidentale du modèle de développement économique, selon laquelle toute réforme économique d’envergure doit au préalable adopter les institutions politiques et juridiques occidentales.

157Jusqu’à présent, la prise en considération de la montée en puissance des pays émergents s’est principalement marquée, au sein de l’Union européenne, par la conclusion d’accord de partenariat stratégique avec les nouveaux géants. Ces partenariats revêtent la forme d’un accord-cadre qui englobe tous les domaines des relations bilatérales que l’Union européenne noue avec ces pays (économie, commerce, énergie, environnement, droits de l’homme, etc.)  [98]. Dans le contexte de la mondialisation, l’Europe n’a d’autre choix que de développer davantage la coopération avec ces puissances émergentes sur des questions aussi cruciales que les droits sociaux, l’environnement, la sécurité énergétique, ainsi que certains grands dossiers politiques (Corée du Nord, Iran, réforme de l’ONU, Cour pénale internationale, etc.), de façon à les ancrer dans les instances multilatérales, afin que le droit l’emporte sur les rapports de forces. De façon plus générale, l’émergence de ces pays doit amener les pays de l’Union européenne à une réflexion sur le rapprochement des civilisations, et à intégrer les paramètres culturels dans l’appréhension des problèmes, en vue de solutions communes.

158Par ailleurs, le poids de la Chine, de l’Inde et du Brésil sur l’échiquier mondial dépendra non seulement de leur faculté de nouer des alliances pour influencer les politiques de diverses organisations internationales comme l’OMC, le FMI, la Banque mondiale ou l’Organisation des Nations unies, mais aussi de leur capacité à œuvrer pour un environnement stable et pacifique, favorable à leur développement. Le basculement du centre de gravité économique et politique en leur faveur en dépend. En outre, pour asseoir durablement leur développement économique et renforcer leur position sur la scène internationale, les puissances émergentes n’ont d’autre choix que de faire place, sur le plan de leur politique intérieure, aux aspirations de leurs populations à des conditions de vie et de travail plus décentes. Tels sont les principaux défis auxquels ils sont désormais confrontés.

159Face au nouvel équilibre des forces qui se dessine sur la scène internationale, la question du vivre ensemble à l’échelle de la planète, sans polluer et sans s’exterminer se pose désormais avec plus d’acuité.

Notes

  • [1]
    « Les chiffres de l’économie 2008 », Alternatives économiques, hors série n° 74,4e trimestre, 2007.
  • [2]
    Cf. les études économiques effectuées par l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) sur ces pays : <www. ocde. org>.
  • [3]
    Selon la définition donnée par l’OCDE, un investissement direct étranger est une activité par laquelle un investisseur résidant dans un pays obtient un intérêt durable et une influence significative dans la gestion d’une entité résidant dans un autre pays. Cette opération peut consister à créer une entreprise entièrement nouvelle (investissement de création) ou, plus généralement, à modifier le statut de propriété des entreprises existantes (par le biais de fusions et d’acquisitions).
  • [4]
    Cf. la note de synthèse du numéro spécial Chine (juillet 2008), publiée par le ministre français de l’Écologie, de l’Énergie et du Développement durable et de l’Aménagement du territoire, sur la base des données statistiques de l’OCDE.
  • [5]
    Pour plus d’informations, cf. Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, Rapport sur l’investissement dans le monde, 2007.
  • [6]
    P. R. KRUGMAN, M. OBSTFELD, Économie internationale, Traduction de la sixième édition américaine, A. HANNEQUART et F. LELOUP, 4e édition, De Boeck, 2003, p. 735.
  • [7]
    Notons que l’aéronautique est aussi un secteur très important, avec Embrear, quatrième constructeur mondial d’avions.
  • [8]
    « Les chiffres de l’économie 2008 », Alternatives économiques, hors série n° 74,4e trimestre, 2007. p. 67.
  • [9]
    Notons toutefois que la Russie n’est actuellement toujours pas membre de l’OMC.
  • [10]
    V. PAES, « Chine, Inde, Brésil : les nouveaux géants », Alternatives économiques, hors série n° 74, 4e trimestre, 2007.
  • [11]
    F. LEMOINE et D. ÜNAL-KESENCI, « Chine et Inde dans le commerce international, les nouveaux meneurs du jeu », La Lettre du CEPII, n° 272, novembre 2007.
  • [12]
    Cf. E. J. SARAVIA, « La réforme de l’État au Brésil : l’influence du new public management », Revue française d’administration publique, 2003/1-2, n° 105-106, pp. 55-65.
  • [13]
    L’exemple de la construction du hardware informatique par les sociétés brésiliennes illustre, à cet égard, les limites de la politique d’industrialisation protectionniste. Dans les faits, celle-ci a conduit à la production de hardware informatique de mauvaise qualité à un prix élevé. Ce qui a, en retour, pénalisé une série d’activités économiques faisant appel à l’informatique. Cette politique fut dès lors abandonnée par le gouvernement brésilien en 1994, dans le contexte de la finalisation des accords du Cycle de l’Uruguay.
  • [14]
    Sur le plan commercial, cela s’est traduit par la suppression des quotas d’importation et de la diminution des tarifs douaniers.
  • [15]
    Terme forgé par l’économiste John Williamson en 1990 pour désigner un ensemble de réformes prescrites aux pays d’Amérique latine pour sortir de la crise de la dette. Le « Consensus de Washington », selon lequel le développement des pays suppose plus de libéralisation du commerce, de privatisation et de dérégulation, est ensuite devenu ensuite un modèle économique « clé sur porte » pour l’ensemble du monde en développement.
  • [16]
    M.-C. MACIAS, « Un développement marqué par de fortes inégalités économiques et sociales », Questions internationales, « Amérique latine », n° 18, La Documentation française, mars-avril 2006, p. 29.
  • [17]
    Ibidem.
  • [18]
    P. MARCHAT, « Coup d’œil sur l’Inde d’aujourd’hui et de demain, Revue du marché commun et de l’Union européenne, n° 515, février 2008.
  • [19]
    Si le décollage économique du Japon s’est effectué au moyen d’une stratégie commerciale tournée vers l’extérieur, ce pays n’a nullement suivi une politique de libre-échange complet : le Japon a effectivement utilisé des contrôles généralisés sur les importations jusque dans les années 1970.
  • [20]
    Cf. l’analyse de J. ADDA, La mondialisation de l’économie. Problèmes (tome 2), Paris, Éditions La Découverte, 1997, p. 23.
  • [21]
    Ibidem.
  • [22]
    Pour plus d’informations, cf. le rapport sur l’investissement dans le monde, publié par la CNUCED en 2007.
  • [23]
    Pour attirer les investissements directs étrangers, la Chine a par exemple taxé moins cher les sociétés étrangères (25 %) que les sociétés chinoises. Ce n’est que depuis le 1er janvier 2008 que le taux est le même pour tous : 25 %.
  • [24]
    Selon le Fonds monétaire international, les deux tiers des nouvelles capacités de production requises pour équilibrer le marché mondial au cours des années à venir ne feront que compenser le déclin rapide de la production des puits existants, aux États-Unis et en mer du Nord notamment.
  • [25]
    B. PARMENTIER, Nourrir l’humanité. Les grands problèmes de l’agriculture mondiale au XXIe siècle, Paris, Éditions La Découverte, 2007, p. 44.
  • [26]
    Cf. UUME@ 10 :Bilan de l’Union économique et monétaire dix ans après sa création, Communication de la Commission européenne, 7 mai 2008.
  • [27]
    À présent, comme la croissance chinoise s’appuie un peu moins sur les exportations, mais un peu plus sur la demande de son marché intérieur, les autorités chinoises acceptent le principe d’une appréciation plus rapide du yuan, mais au rythme qu’ils auront décrété.
  • [28]
    Par exemple, tandis que la France fustige l’euro fort qui freine la croissance, l’Allemagne s’oppose farouchement à faire pression sur la Banque centrale européenne (au nom de la préservation de son indépendance).
  • [29]
    À titre d’exemple, en 2006, le déficit commercial de l’Union européenne s’était élevé à plus de 128 milliards d’euros, soit une augmentation de 57 % par rapport à 2003. K. LISBONNE - DE VERGERON, « La dimension stratégique des relations commerciales et monétaires Chine-Union européenne », Questions d’Europe, n° 96, Fondation Robert Schuman, 14 avril 2008.
  • [30]
    La seule structure qui réunit les membres de la zone euro est l’Eurogroupe. Mais ce groupe informel, qui ne peut se passer d’un vote du Conseil à 27 pour toute décision, n’est que l’ombre d’un gouvernement économique.
  • [31]
    F. HAY, C. MILELLI et Y. SHI, Présence et stratégies des firmes chinoises et indiennes en Europe. Une perspective dynamique et comparative, Ministère français de l’Économie, des Finances et de l’Emploi, Direction générale des Entreprises, janvier 2008.
  • [32]
    Boston Consulting Group, The 2008 BCG 100 New Global Challengers, décembre 2007.
  • [33]
    Cf. M. CHEVALIER, « Les multinationales du Sud à l’assaut du monde », hors série, « L’État de l’économie », Alternatives économiques, n° 76,2e trimestre 2008, p. 72.
  • [34]
    Cf. également le rapport rédigé par F. HAY, C. MILELLI et Y. SHI, Présence et stratégies des firmes chinoises et indiennes en Europe. Une perspective dynamique et comparative, op. cit.
  • [35]
    La notion de « champions nationaux » renvoie à l’idée de « patriotisme économique » : la « nationalité » du capital détenu par les dirigeants d’entreprise ainsi que le lieu d’implantation du siège social représentant dans ce cas un enjeu politique de premier ordre.
  • [36]
    La Chine joue un rôle actif dans leur développement en tant qu’investisseur, en tant que financier avec des prêts à faible taux d’intérêt ou encore par le transfert de technologies et d’innovations développées dans le giron public.
  • [37]
    F. HAY, C. MILELLI et Y. SHI, Présence et stratégies des firmes chinoises et indiennes en Europe. Une perspective dynamique et comparative, op. cit.
  • [38]
    CCE et HEC Eurasia Institute, « Un phénomène récent : les investissements chinois dans le monde », Rapport de la commission Asie-Pacifique et HEC, Problèmes économiques, 20 juin 2007.
  • [39]
    Ibidem.
  • [40]
    Notons que la Chine continue à contrôler les mouvements de capitaux. Par exemple, les sociétés étrangères sont limitées à une participation en capitaux de 20 %, portées à 25 % dans le cadre d’un consortium international.
  • [41]
    Généralement, les réserves de change étaient placées sur des produits financiers non risqués et directement mobilisables comme les bons du Trésor américain, de façon à parer à une éventuelle fuite de capitaux. Parce que le niveau des réserves dépasse désormais largement celui nécessaire pour se protéger en cas de crise, les banques centrales des pays émergents, ainsi que celles des pays pétroliers, investissent donc de plus en plus sur les bourses des pays riches. Cf. C. CHAVAGNEUX, « L’arrivée des banques centrales émergentes », Alternatives économiques, n° 75, premier trimestre 2008.
  • [42]
    Par fonds souverains, il faut comprendre des fonds de placements financiers (actions, obligations, etc.) détenus par un État.
  • [43]
    P. DEFRAIGNE, Bilan social de l’Union européenne 2007, Bruxelles, Observatoire social européen, 2008.
  • [44]
    En effet, certains fonds souverains existent depuis 1953, par exemple, le Koweit Fund for Generations. Du reste, les pays industrialisés détiennent également des fonds souverains : tel est le cas de la Norvège, depuis 1996. Les États-Unis en possèdent également. Par exemple, l’Alaska Permanent Fund Corp. existe depuis 1976.
  • [45]
    C. CHAVAGNEUX, « Histoire et bilan de la mondialisation financière », Alternatives économiques, n° 75, op. cit.
  • [46]
    Idem, « Quand les États investissent la finance », Alternatives économiques, n° 262, octobre 2007.
  • [47]
    Le patriotisme économique vise dans ce cas à protéger certains secteurs d’une mainmise par des firmes ou des fonds souverains étrangers.
  • [48]
    « La finance fonctionne sans force de rappel », débat avec Anton Brender et André Orléan, propos recueillis par C. CHAVAGNEUX, Alternatives économiques, n° 75, op. cit.
  • [49]
    Notons toutefois que l’Union européenne n’est pas à une contradiction près. Car cela ne l’empêche pas, à l’instar des organisations internationales telles que le FMI, la Banque mondiale ou l’OMC, de plaider en faveur de l’ouverture des économies des pays émergents aux investisseurs étrangers dans des secteurs aussi stratégiques que la distribution d’électricité, d’eau, les transports, etc.
  • [50]
    Les Fonds souverains, La Documentation française, Problèmes économiques, Dossier n°2951,2 juillet 2008.
  • [51]
    Eurostat, 1er juillet 2008.
  • [52]
    P. AUBERT et P. SILLARD, Délocalisations et réductions d’effectifs dans l’industrie française, Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE, France) Direction des études et synthèses économiques, 2005.
  • [53]
    D. LECUYER et C. VADCAR, « Inde : de l’intérêt pour l’Union européenne de négocier un accord ambitieux », Revue du marché commun et de l’Union européenne, n° 506, mars 2007.
  • [54]
    Par exemple, en 2005,70,4 % des importations de l’Union proviennent de l’Europe. L’Asie ne pesant que quelque 12 %. D. LECUYER et C. VADCAR, « Inde : de l’intérêt pour l’Union européenne de négocier un accord ambitieux », op. cit.
  • [55]
    A contrario, la domination chinoise de certains marchés mondiaux (l’industrie mondiale de la chaussette, par exemple localisée dans la région de Datang) s’explique par la présence de milliers de PME, d’un vaste marché accueillant les acheteurs internationaux, d’un complexe portuaire et de la non-application généralisée du droit du travail, ce qui permet de valoriser les bas salaires.
  • [56]
    Exemple : 55 % des routes ne disposent pas de revêtement et 40 % des villages de moins de 1 500 habitants ne sont pas reliés au réseau routier.
  • [57]
    Selon les statistiques de l’OMC, les exportations chinoises (1 218 milliards de US$ en 2007) se répartissent comme suit : machines et équipement de transport (47,4 %); vêtements et textile (14 %); produits chimiques (5 %); fer et acier (4,2 %); produits miniers (3,4 %) ; produits semi-finis (7,7 %); biens agricoles ( 3,2 %), et autres biens de consommation (14,9 %).
  • [58]
    Au plan sectoriel, une grande partie des investissements européens en Inde concerne pour leur part l’énergie, les télécommunications et les transports. D. LECUYER et C. VADCAR, « Inde : de l’intérêt pour l’Union européenne de négocier un accord ambitieux », op. cit.
  • [59]
    Selon le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), la montée des exportations chinoises s’est surtout faite sur les produits de haute technologie, alors que les exportations européennes ou japonaises vers les États-Unis sont majoritairement constituées de produits de moyenne technologie. L. FONTAGNÉ et R. PAILLACAR, « La Chine vend plus de produits aux États-Unis que l’Allemagne », La Lettre du CEPII, n° 270, septembre 2007.
  • [60]
    Ibidem.
  • [61]
    A. BENASSY-QUÉRÉ et L. FONTAGNÉ, « Comment faire face à la concurrence chinoise », La Tribune, 23 mai 2007.
  • [62]
    Alternatives économiques, n° 262, octobre 2007, p. 68.
  • [63]
    C. COULOMB, Chine. Le nouveau centre du monde ?, Éditions de l’Aube, 2007, p. 12.
  • [64]
    Dans le cas de la Chine par exemple, le peuple chinois aux origines diverses ne pouvait se rattacher à une seule et même race, mais s’est fédéré autour du sentiment d’appartenance à une même civilisation. Le terme de nation étant peu adapté à un ensemble territorial aussi immense qu’hétéroclite. C. COULOMB, Chine. Le nouveau centre du monde ?, op. cit., p. 115.
  • [65]
    En 2015, avec une population estimée à 1,25 milliard d’habitants, l’Inde dépasserait la Chine en termes de population. Du reste, avec la moitié de la population en dessous de 25 ans, l’Inde est déjà le pays le plus jeune du monde, la Chine connaissant, pour sa part, une population vieillissante, à l’instar des pays occidentaux, en raison de sa politique d’enfant unique.
  • [66]
    Rapport d’information du Sénat français à la suite d’une mission effectuée en Inde du 6 au 14 septembre 2006, Sénat, session ordinaire de 2006-2007, n°146.
  • [67]
    Malgré son abrogation constitutionnelle, le régime des castes persiste.
  • [68]
    C. COULOMB, Chine. Le nouveau centre du monde ?, op. cit., p. 117.
  • [69]
    Par exemple, les valeurs morales confucéennes en Chine font office de régulateur social.
  • [70]
    L’ensemble de ces réformes, qualifiées de « réformes structurelles », forment l’ossature du programme économique européen.
  • [71]
    Toutefois, pour les « perdants » de la mondialisation, l’Union européenne a instauré un Fonds européen d’ajustement à la mondialisation (FEM). Le FEM vise à apporter une aide aux travailleurs qui perdent leur emploi suite à des modifications de la structure du commerce mondial afin qu’ils puissent trouver un autre travail aussi rapidement que possible. Le fonds a été lancé par l’Union européenne en 2007 et apportera une aide pouvant aller jusqu’à 500 millions d’euros par an.
  • [72]
    Selon les statistiques de l’OMC (2007), les exportations chinoises vers l’Union européenne sont au moins deux fois plus importantes que celles de l’Union européenne vers la Chine.
  • [73]
    Pour l’Union européenne, l’amélioration de l’accès au marché chinois est a priori l’un des dossiers clés pour résoudre le déficit de la balance des échanges sino-européens. Les limites imposées par la Chine aux investissements étrangers concernent différents secteurs, tels que l’automobile, les télécoms, la pétrochimie, l’énergie, les services financiers, etc.
  • [74]
    C. COULOMB, Chine. Le nouveau centre du monde ?, op. cit., p. 161.
  • [75]
    Ibidem, p. 160.
  • [76]
    Au niveau de la Commission, les avis sont mitigés (par exemple, le commissaire au Commerce, Peter Mandelson, s’y oppose). Au Conseil, ce projet, défendu âprement par la France, est contré par la Grande-Bretagne, par exemple, pour qui cette taxe signifierait un retour au protectionnisme. Enfin, au sein du Parlement européen, il est combattu par les partis de droite (dont le PPE et le groupe libéral).
  • [77]
    Comparativement aux forêts primaires qui constituent de véritables puits de carbone, l’écosystème simplifié et appauvri d’une plantation offre un faible potentiel en matière de stockage de carbone. Cf. Final Draft IPCC Fourth Assessment Report, Working Group III ; Chapter 9, Forestry, p. 3.
  • [78]
    Premier exportateur mondial de café, de sucre ou de jus d’orange depuis assez longtemps, le Brésil a connu un essor de ses exportations de soja, sous forme de graines et de tourteaux (pour l’alimentation du bétail). À présent, le Brésil s’affiche également comme grand exportateur de viande (de bœuf et de volailles). La compétitivité de l’agriculture brésilienne repose sur une combinaison de nombreux facteurs : foncier peu cher, exploitations de très grande taille, main-d’œuvre peu onéreuse, usines agroalimentaires ultramodernes, peu d’exigences en matière environnementale, etc. J.-P. CHARVET, L’agriculture mondialisée, La Documentation française, Documentation photographique, Dossier n° 8059, septembre-octobre 2007, p. 56.
  • [79]
    Le groupe de Cairns est très hétérogène. Il comprend en effet trois pays développés (l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande), des pays du Mercosur (le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay), d’autres pays d’Amérique latine (la Bolivie, le Chili, la Colombie, le Costa Rica et le Guatemala), des pays asiatiques (l’Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande et les Philippines) ainsi qu’un pays africain (l’Afrique du Sud).
  • [80]
    La protection des droits de l’homme est officiellement l’un des objectifs prioritaires des programmes de prévention des conflits mis en place par l’Union européenne ainsi que de la participation de ses forces armées aux opérations de maintien de la paix ou de nation-building. L’Union européenne s’est aussi identifiée à des causes spécifiques, comme la lutte pour l’abolition de la peine de mort, le renforcement de la Cour pénale internationale, qui l’ont mise en porte-à-faux avec son principal allié, les États-Unis. Cf. J.-C. MARTHOZ, « Europe et les droits de l’homme », Politique, Revue de débats, n° 53, février 2008.
  • [81]
    Ibidem.
  • [82]
    La clause des droits de l’homme a provoqué les mêmes déceptions, car elle n’a été appliquée qu’à l’encontre de pays insignifiants sur le plan politique ou économique, comme Haïti en 1991, la Gambie en 1994 ou le Zimbabwe en 2002. cf. J.-C. MARTHOZ, « Europe et les droits de l’homme », op. cit.
  • [83]
    En 1993, la Chine a cessé d’être autosuffisante sur le plan pétrolier. Selon les estimations du gouvernement chinois, à l’horizon 2010,55 % du pétrole, 57 % du minerai de fer, 70 % du cuivre et 80 % de l’aluminium devront être importés. La Chine est désormais le second consommateur mondial de pétrole, qui représente 70 % de ses importations d’Afrique : le Soudan, l’Angola et le Nigéria assurent un tiers de ses besoins. Elle est aussi le premier acheteur de bois tropicaux, souvent importés en contrebande du Gabon, du Congo et de Guinée équatoriale, etc. T. VIRCOULON, « La nouvelle question sino-africaine » , Études, novembre 2007.
  • [84]
    Ibidem, p. 456.
  • [85]
    Ibidem, p. 454.
  • [86]
    V. PAONE, « L’influence de la Chine en Afrique : une alternative au post-colonalisme ? », Annuaire français des relations internationales par le Centre Thucydide de Panthéon-Assas et le Quai D’Orsay, 2007.
  • [87]
    Ibidem.
  • [88]
    J.-R. CHAPONNIÈRE, « La Chine s’installe en Afrique », Alternatives économiques, n° 268, avril 2008.
  • [89]
    Les principes de non-ingérence et de respect de la souveraineté étatique par exemple s’inscrivent dans la lignée de l’esprit de la conférence de Bandoung de 1955. « Le discours diplomatique chinois en Afrique reste dans la continuité de l’histoire des décolonisés, dont l’idéal actualisé est de sortir du joug (économique cette fois) d’un Occident fondamentalement dominateur. » T. VIRCOULON, « La nouvelle question sino-africaine » , op. cit., p. 453.
  • [90]
    À cet égard, notons qu’après le terme d’« État voyous » (rogue state) créé par les néo-conservateurs de la Maison Blanche, la politique de crédits vaut à présent à la Chine d’être qualifiée de rogue creditor (« créditeur voyou ») par le Trésor américain.
  • [91]
    Le Soudan en offre un exemple caricatural : mises sous pression par les ONG occidentales, de nombreuses firmes européennes et nord-américaines ont abandonné ce pays lors des années 1990, laissant ainsi la place aux entreprises chinoises, indiennes ou malaises, nettement moins soucieuses du respect de normes éthiques. L. A. PATEY, « La malédiction du pétrole », Enjeux internationaux, n° 14,4e trimestre 2006.
  • [92]
    « La Chine bouscule l’agenda de la gouvernance en Afrique établi par les grands bailleurs (Banque mondiale, FMI, OCDE, Commission européenne) en soutenant les gouvernements autoritaires, en recourant à la corruption et en refusant le principe des conditionnalités éthiques, sociales et environnementales pour ses investissements. » T. VIRCOULON, « La nouvelle question sino-africaine » , op. cit., p. 459.
  • [93]
    Alors que l’influence indienne se cantonnait principalement dans les pays anglophones de l’Afrique de l’Est, New Delhi a surtout élargi son influence en Afrique francophone ces dernières années.
  • [94]
    Les leaders de ce groupe sont l’Afrique du Sud, le Brésil et l’Inde.
  • [95]
    Elle rassemble les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Paraguay, Uruguay), de la Communauté andine des nations (Venezuela, Colombie, Pérou, Équateur et Bolivie) ainsi que du Chili, de la Guyane et du Surinam.
  • [96]
    Les accords multifibres (1974), négociés par les pays industrialisés dans le contexte du GATT, visaient à limiter les exportations du textile sur les marchés de l’Union européenne et des États-Unis par un système de quotas. La libéralisation du secteur textile, négociée dans le cadre de l’OMC, a pris cours le 1er janvier 2005.
  • [97]
    Par exemple, au sein du Mercosur, l’Argentine s’est transformée en pays exportateur de matières premières et de produits à faible valeur ajoutée alors que le Brésil est demeuré un exportateur de biens davantage industrialisés. Pour plus d’informations, cf. l’étude de F.-P. DUBE, L. TASSE, F. Sylvan, F. TURCOTTE, Les relations Inde-Brésil-Chine : Nouveaux axes de coopération et d’affrontement, Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, note de recherche, mai 2002, p. 31.
  • [98]
    Le partenariat Chine-Union européenne a été établi en 1998, au premier Sommet Chine-Union européenne, et s’est développé par la suite. Un partenariat stratégique lie également l’Union européenne et l’Inde depuis 2004, l’Union européenne et le Brésil depuis 2007.
Français

La montée en puissance des pays émergents augure d’un monde de plus en plus multipolaire. Leur intégration dans la mondialisation en fait des acteurs incontournables et construit un nouvel ordre mondial. Pour les pays industrialisés, qui ont toujours cherché à imposer leurs conceptions de la démocratie et des droits de l’homme ou leurs règles du jeu économique, l’enjeu est de taille. Les pays émergents ébranlent la vision du modèle de développement, selon laquelle toute réforme économique d’envergure doit reposer sur des institutions politiques et juridiques de type occidental.
Inès Trépant met en lumière le contexte dans lequel les nouveaux pôles économiques ont émergé. Elle soulève les questions clés que l’émergence de la Chine, de l’Inde et du Brésil pose à l’Union européenne. Elle analyse ensuite les principaux enjeux sur le plan économique, social, environnemental et en matière des droits de l’homme, et la manière dont l’Union européenne y répond. Enfin, elle aborde la manière dont ces trois pays modifient le rapport de forces au sein des institutions internationales.

  1. INTRODUCTION
  2. 1. LES CARACTÉRISTIQUES DES PAYS ÉMERGENTS
    1. 1.1. L’INTÉGRATION DES PAYS ÉMERGENTS DANS L’ÉCONOMIE MONDIALE
    2. 1.2. BOOM DES INVESTISSEMENTS DIRECTS ÉTRANGERS
    3. 1.3. DES INFRASTRUCTURES FINANCIÈRES À RISQUE
    4. 1.4. PAYS ÉMERGENTS ET BRICS
    5. 1.5. LA MUTATION DES ÉCHANGES COMMERCIAUX
    6. 1.6. LES PRINCIPALES STRATÉGIES D’INDUSTRIALISATION
      1. 1.6.1 L’industrialisation par substitution d’importations
      2. 1.6.2 L’industrialisation par les exportations
  3. 2. LES CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES DE L’ÉMERGENCE SUR LES PAYS INDUSTRIALISÉS
    1. 2.1. HAUSSE DES PRIX DES PRODUITS AGRICOLES, PÉTROLIERS ET DES MATIÈRES PREMIÈRES
    2. 2.2. APPRÉCIATION DE L’EURO FACE AUX DEVISES ÉTRANGÈRES
    3. 2.3. LES MULTINATIONALES DU SUD À L’ASSAUT DU NORD
    4. 2.4. MONDIALISATION FINANCIÈRE : L’EFFET BOOMERANG
  4. 3. LES CONSÉQUENCES SOCIALES
    1. 3.1. LES FORMES ET LES DANGERS DE LA DÉLOCALISATION
    2. 3.2. UNE MENACE RÉELLE QUI DOIT ÊTRE NUANCÉE
    3. 3.3. UNE DIVISION INTERNATIONALE DU TRAVAIL EN MUTATION
    4. 3.4. L’EUROPE FACE AUX SPÉCIFICITÉS CULTURELLES DES PAYS ÉMERGENTS
    5. 3.5. LA STRATÉGIE DE LISBONNE FACE À LA COMPÉTITION GLOBALE
  5. 4. LES CONSÉQUENCES ENVIRONNEMENTALES
    1. 4.1. LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE
    2. 4.2. LE « PAQUET ÉNERGIE - CLIMAT » EUROPÉEN
    3. 4.3. LA QUESTION DES AGROCARBURANTS
  6. 5. POLITIQUE ÉTRANGÈRE ET GÉOSTRATÉGIE
    1. 5.1. LA CHINE EN AFRIQUE
    2. 5.2. IMPACTS ÉCONOMIQUES POUR L’UNION EUROPÉENNE
    3. 5.3. IMPACTS EN MATIÈRE DE DÉMOCRATIE ET DES DROITS DE L’HOMME
    4. 5.4. IMPACTS SUR LE DÉVELOPPEMENT AFRICAIN
    5. 5.5. QUELLE SOLUTION POUR L’EUROPE : CONCURRENCE OU COOPÉRATION ?
  7. 6. LA NOUVELLE CONFIGURATION INTERNATIONALE
    1. 6.1. LE JEU DES ALLIANCES AVEC LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT
    2. 6.2. LA COOPÉRATION SUD-SUD
    3. 6.3. QUEL AVENIR POUR LES NOUVEAUX GÉANTS ÉCONOMIQUES ?
  8. CONCLUSION
La montée en puissance des pays émergents augure d’un monde de plus en plus multipolaire. Leur intégration dans la mondialisation en fait des acteurs incontournables et construit un nouvel ordre mondial. Pour les pays industrialisés, qui ont toujours cherché à imposer leurs conceptions de la démocratie et des droits de l’homme ou leurs règles du jeu économique, l’enjeu est de taille. Les pays émergents ébranlent la vision du modèle de développement, selon laquelle toute réforme économique d’envergure doit reposer sur des institutions politiques et juridiques de type occidental. Inès Trépant met en lumière le contexte dans lequel les nouveaux pôles économiques ont émergé. Elle soulève les questions clés que l’émergence de la Chine, de l’Inde et du Brésil pose à l’Union européenne. Elle analyse ensuite les principaux enjeux sur le plan économique, social, environnemental et en matière des droits de l’homme, et la manière dont l’Union européenne y répond. Enfin, elle aborde la manière dont ces trois pays modifient le rapport de forces au sein des institutions internationales
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/09/2008
https://doi.org/10.3917/cris.1991.0006
Pour citer cet article
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