CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1I. La "liquidation des séquelles de la répression de l’incivisme "est un problème politique que depuis plus de dix ans les gouvernements se proposent de résoudre. Il a provoqué plusieurs "accidents" ministériels dont le plus retentissant fut la démission du Ministre de la Justice, M. Pholien, le 1er semtembre 1952. Deux de ses prédécesseurs, M. Struye et Van Glabbeke, avaient déjà été amenés à démissionner.

2Actuellement encore, les projets gouvernementaux et leur répercussion provoquent une tension au sein du Gouvernement, dans la majorité sociale chrétienne – libérale et dans l’opinion publique. La divergence de vues entre les deux partis de la majorité pourrait amener une crise ministérielle, par le fait que les problèmes de la répression reprennent de l’acuité dans une situation caractérisée par la crise économique et l’opposition du parti socialiste. Plutôt que la cause, ils seraient dans cette perspective, l’occasion d’une rupture de la majorité.

3* * *

4Au cours du mois de Janvier, le Ministre de la Justice, M. Merchiers (libéral), a exposé aux commissions parlementaires et surtout à celle du Sénat les mesures que le Gouvernement envisage dans la politique de liquidation de la répression.

5Ces mesures ont doux volets : d’une part, la clémence à l’égard des inciviques, d’autre part, la satisfaction de revendications morales des associations patriotiques (par cette expression on désigne les groupements d’ancien combattants, résistants, prisonniers politiques, prisonniers de guerre, etc..)

6Les mesures de clémence visent notamment :

71° à permettre de restituer leurs droits civiques et politiques [1], soit totalement soit partiellement, à de nombreuses catégories d’inciviques, notamment à ceux qui ont été frappés de plein droit, en vertu de l’arrêté – loi du 19 septembre 1945 relatif à l’épuration civique [2], des déchéances inscrites à l’article 123 sexies du code pénal [3].

8Le bénéfice total ou partiel de cette mesure est également prévu pour les inciviques ayant fait l’objet de sanctions administratives et pour les condamnés dont la peine ne dépasse pas cinq ans de privation de liberté (l’effet de la grâce ou des grâces dont aurait bénéficié le condamné est considéré : il ne s’agit donc pas nécessairement de la peine initiale).

92° de revoir l’ensemble des cas de tous les condamnés encore détenus, soit 118 dont 105 ont été frappés de la peine capitale et ont ensuite bénéficié d’une commutation de peine par mesure de grâce ; celle-ci a été prise dans plus de la moitié des cas par "arrêté motivé".

10L’arrêté motivé, que M. Moeyersoen imagina en 1951 alors qu’il était Ministre de la Justice, est un signalement des cas les plus graves ; du moins le ministre le donnait-il pour tel et y attachait-il la signification que rien d’autre que le temps et nos traditions humanitaires empêchaient encore l’application de la sentence capitale à des criminels réputés "les plus odieux".

11L’arrêté motivé était une mise en garde contre toute mesure de grâce ultérieure et l’application de la loi Lejeune sur la libération conditionnelle. En droit, ces mesures demeurent dépourvues de valeur.

12Tous les dossiers de condamnés détenus seraient donc rééxaminés par le Comité Consultatif des prisons [4] qui proposerait au ministre un classement selon la gravité des cas et probablement aussi selon d’autres critères (sociaux) qu’on ignore encore. Cet examen-avis conduirait à échelonner dans le temps des libérations conditionnelles… Ce but n’est pas exprimé.

133° de permettre le retour en Belgique de certains condamnés par coutumace, la libération de détenus qui n’avaient pas 13 ans au moment où ils se sont mis au service de l’ennemi, etc…

14Ces projets restent, toutefois, très imprécis voire même douteux. Ils n’appellent pas, en effet, d’acte législatif et ne dépendent que du pouvoir exécutif.

154° à permettre la réduction des peines pécuniaires frappant certains inciviques condamnés à des amendes, dommages et intérêts, confiscations (projet de loi dit De Gryse).

16Actuellement, comme ce fut le cas plusieurs fois depuis dix ans, le Ministre des Finances a suspendu la récupération des dettes pécuniaires, préjugeant ainsi de la décision du Parlement. Cette mesure peut se défendre par des considérations d’équité ; elle n’en est pas moins illégale et suspecte d’arbitraire.

17On se trouve là en présence de situations inextricables du fait de l’excès des sanctions pécuniaires, l’impossibilité légale de frapper certains coupables qui ont mis une partie de leurs biens hors d’atteinte (cas Cornélis, par exemple, longuement débattu au Parlement, en 1953), et de l’effet des intérêts de parties et des groupes de pression.

18Les satisfactions envisagées par le gouvernement en faveur des associations patriotiques sont :

  1. la création d’un Institut National du Civisme.
  2. une loi réprimant l’apologie de la trahison.

19Ces deux mesures ne sont demandées que par une partie des associations patriotiques. Certaines d’entre elles rejettent la première telle qu’elle est projetée et réclament la création d’un ministère, secrétariat d’Etat ou haut-commissariat des affaires des anciens combattants et résistants.

II – LES REACTIONS SUR CES PROJETS

201. Le gouvernement ne semble pas unanime sur les projets. Les ministres libéraux marquent de la réserve. Certains ministres de droite, tel M. Van Houtte, ne cachent pas qu’"on" a entraîné les libéraux fort loin… Ces derniers s’inquiètent de ce qui pourrait leur être demandé on vertu de l’accord – qui reste secret – passé lors de la formation du cabinet Eyskens-Lilar.

212. La majorité parlementaire est divisée.

22Les groupes sociaux chrétiens de la Chambre et surtout du Sénat sont mécontents, comme d’ailleurs plusieurs ministres, de l’imprécision actuelle des mesures de clémence.

23Les parlementaires "flamingants" – tels que M. Custers, sénateur, M. de Gryse, député – ne cachent pas leur hostilité pour M. Merchiers, dont les projets sont, à leur estime, largement insuffisants.

24Une bonne partie de l’aile flamande des groupes sociaux-chrétiens est ralliée à l’amnistie "en faveur de tous ceux qui n’ont pas de sang sur les mains". (Notons que le Ministre de la Justice estime qu’il n’y a pas cinq cas de condamnés détenus auxquels on puisse appliquer la mention, d’ailleurs élastique et discutable de "criminel politique": Elias, chef du V.N.V., Van de Wiele, chef du "De Vlag", Hellebaut, officier d’active passé à la "Légion Wallonie"). Ces mêmes parlementaires désirent également obtenir le libre retour du professeur Daels et du peintre Servaes. Ce sont ces coutumaces que désignait la mention des "condamnés de plus de 70 ans" dans la déclaration ministérielle de novembre 1958, mais le ministre de la Justice ne semble pas avoir été avisé du sens de cette mention. Il se défend, en tout cas, de l’accepter.

25Les députés et sénateurs "flamingants" du P.S.C., c’est-à-dire, ceux qui épousent les vues des organisations du "Mouvement flamand" demandent que le projet Merchiers, élargisse jusqu’à la catégorie des condamnés à 10 ans le bénéfice de la restitution des droits civils et politiques.

26Les autres membres des groupes parlementaires sociaux-chrétiens, même les Wallons (minoritaires) n’ont pas manifesté d’opposition à cette extension du projet Merchiers. Le gouvernement a laissé entendre qu’il ne s’y opposerait pas non plus et laisserait liberté de vote à sa majorité.

273. Mais les groupes libéraux se sont émus de cette intention, d’autant plus que M. Merchiers est l’objet d’une vive campagne de la part de la presse flamande de droite d’expression néerlandaise et de la "Libre Belgique".

28Le groupe libéral de la Chambre, présidé par M. Janssens, a fait connaître qu’il n’entendait pas qu’on aille "ni au delà, ni en deçà" du programme de M. Merchiers. Cette résolution passe pour un avertissement au gouvernement et pour l’expression d’un mécontentement libéral.

29"Ni au delà", veut dire que les libéraux n’acceptent pas la possibilité de l’amendement "des dix ans" "Ni en deçà" signifie qu’il ne partagent pas l’hostilité de la droite aux "satisfactions" envisagées par M. Merchiers pour les associations patriotiques. Il semble même que les libéraux refuseront toute mesure de libération et d’indulgence envers les condamnés tels qu’Elias, Daels, etc…

304. Du côté socialiste, on est d’accord assez généralement sur des restitutions de droits a certaines catégories d’inciviques, mais on n’acceptera, pas plus que les libéraux, semble-t-il, ni que certains sociaux-chrétiens, que ces mesures rétroagissent dans leurs effets pécuniaires (pensions, traitements). L’idée d’un examen-avis des cas de condamnés rencontre des objections du côté de M. Rolin et d’autres juristes : ceux-ci redoutent que le respect du principe de la chose jugée souffre d’une telle procédure.

31Des réserves s’expriment aussi sur la mission d’un Institut National de civisme.

325. Une vive campagne, hostile aux projets Merchiers et favorable à l’amnistie est menée par la presse de droite d’expression néerlandaise et par des groupements (sauf libéraux et socialistes) du Mouvement flamand. Elle se conjugue avec la campagne contre le recensement linguistique de 1960.

33Parmi les gourpements flamands ainsi engagés citons les associations d’universitaires catholiques, l’association des pèlerinages de l’Yser, le Vlaams Toeristenbond, le Vl. Automobilistenbond, le Vl. Volksbeweging, le Verbond van het Vl. Verzet (dont le plus actif dirigeant est le député P.S.C., Louis Kiebooms), le Jeugd verbond, le Davids fonds, etc…

346. Les associations patriotiques sont à l’opposé. Elles estiment que le gouvernement va trop loin et qu’il s’engage, comme l’exigent les associations flamingantes, sur la pente de l’amnistie.

35Toutefois, il n’y a pas de "front" entre les quelque 50 à 60 associations où se groupent de plusieurs façons les anciens combattants, résistants, etc…

36L’expérience de 1952-53 du Comité d’Appel au Pays, réalisant pour la première fois un seul front entre toutes les associations, ne s’est pas renouvelée.

37Actuellement l’opinion est surtout faite par le Comité d’Action de la Résistance, présidé par le général Ivan Gérard (qui fut vice-président en 1953 du Rassemblement social – chrétien de la liberté, fondé par le député Saint-Remy) et qui compte parmi ses dirigeants MM. Demany, Dispy, Louette, Van der Stickelen – Rogiers et Halin, exattaché au cabinet Premier ministre. Le C.A.R. groupe les délégués d’une quinzaine d’associations : résistance armée, presse clandestine, réfractaires et résistance civile. (Deux associations d’un crédit incontesté, l’Union des Services de Renseignement et d’Action et l’Union des Fraternelles de l’Armée Secrète ont conclu récemment un pacte d’action. Elles sont d’accord sur une indulgence mesurée, mais hostiles comme le C.A.R. à une partie des projets gouvernementaux. Elles rejettent l’idée d’un Institut National de civisme et réclament un secrétariat d’Etat des combattants.

38Les fédérations d’anciens combattants F.N.C., F.N.I. et celles qui comme les U.F.A.C. et les Croix du Feu sont rassemblées au sein du C.N.A.C., n’ont pas manifesté aussi publiquement que les précédents leur inquiétude ou leur opposition. Tel est aussi le cas de la F.N.A.P.G. (Prisonniers de guerre), de la C.N.P.P.A. (Prisonniers politiques), des associations de mères, veuves et orphelins. Leurs réactions, surtout pour les derniers ne font cependant aucun doute. Elles s’affirmeront avec les débats parlementaires et l’effet des facteurs cités plus haut. Si l’opposition socialiste se manifeste contre le gouvernement dans le domaine de la répression et si se poursuit en même temps la campagne "flamingante" pour l’amnistie, les associations, patriotiques interviendront avec plus de vigueur. Cependant, il est aussi certain que louis forces et leur influence ont diminué durant les dernières années, tandis que "le Mouvement flamand", au contraire, a pris une importance dont la guerre l’avait privé.

397. Une seule réaction de groupement wallingant s’est manifestée, celle du Directoire de "Wallonie Libre", défavorable à la politique gouvernementale.

408. Dans la presse d’expression française, un seul journal critique les projets de M. Merchiers pour l’insuffisance des mesures d’indulgence : la "Libre Belgique". Elle reproche aussi au ministre le projet d’institut National du civisme et de prendre l’avis d’un comité consultatif "abusif". Généralement, comme la presse de droite d’expression néerlandaise, ce journal combat l’influence des associations patriotiques. Il tient leurs interventions auprès du gouvernement et leur consultation par celui-ci pour des intrusions.

CONCLUSIONS

41En résumé, les projets gouvernementaux, encore imprécis, suscitent une hostilité, à droite pour insuffisance, à gauche pour excès. Ils soulèvent une vive campagne du "mouvement flamand" de droite, c’est-à-dire, celui qui s’appuie sur le P.S.C. et la Volksunie (un député, M. Van der Elst). Ils ne rallient aucune association patriotique.

42Cependant, dans tous les milieux, il existe une conviction que des mesures d’indulgence prononcée sont aujourd’hui nécessaires. Cette conviction se rencontre dans les associations patriotiques et dans l’opposition parlementaire. Dans les premières, comme dans la seconde ainsi que chez les libéraux on est convaincu aussi que la campagne du "Mouvement flamand" de droite est foncièrement inspirée de mobiles politiques plus que de soucis humanitaires.

La récupération des égarés

43Il est impossible d’expliquer par le mouvement humanitaire le fait que la Flandre et la Wallonie réagissent de façon si différente. Tandis qu’en Flandre des groupements culturels et autres réclament l’amnistie comme une mesure d’équité, aucun groupement wallon, n’intervient même pour des mesures limitées d’indulgence.

44Il y a sans doute dans le phénomène de la résistance et de la collaboration ainsi que dans la répression, des différences entre les trois régions du pays : Flandre, Bruxelles, Wallonie. Mais ce ne sont pas des différences essentielles qui justifieraient en soi une différence d’attitude morale aujourd’hui.

45On s’en rend compte en analysant la situation de guerre et la répression. Il n’y a pas eu une résistance wallonne et une collaboration flamande, ni une répression sévère pour la Flandre et lénitive pour la Wallonie et Bruxelles. La résistance a été un fait général. Elle ne s’est pas plus recrutée dans des milieux de gauche que dans des milieux de droite, mais il est incontestable qu’après la guerre elle fut souvent classée à gauche, pour deux sortes de raisons. La première c’est qu’après une guerre où les régimes s’affrontèrent autant sinon plus que les patries, la gauche s’est trouvée – à la différence de ce qui se passa après la première guerre – plus d’affinités que la droite avec la résistance et les anciens combattants.

46On notera qu’après la première guerre, la droite et un journal comme la "Libre Belgique", appuyaient le plus souvent les anciens combattants et ne trouvaient pas abusifs les comités formés pas ces derniers lorsqu’ils faisaient pression sur les gouvernants.

47Il est de fait que depuis la guerre les gouvernements de gauche ont généralement vécu en meilleurs termes avec les associations patriotiques et évité les difficultés de la politique de la répression. A tort ou à raison la droite s’est généralement comportée de façon très différente en ces mêmes matières pour cette raison qu’elle a du compter ou qu’elle a délibérément compté (les deux intentions existent) avec le mouvement flamand.

48Or et c’est là l’explication principale de la situation présente, ce mouvement a pratiqué depuis la guerre une politique de récupération – que l’on peut juger différemment selon les mobiles – dans la masse de ceux qui avant la guerre étaient du V.N.V. et durant la guerre, de la collaboration avec l’ennemi. Cette politique, exprimée, par exemple, en 1948 – 49, par l’opération de "verruiming" (élargissement) conduite par M. P.W. Segers au soin du P.S.C., visait à rallier les égarés et à leur faire place même dans les cercles dirigeants. Elle eut tort d’être menée de manière sonore de sorte que la clientèle visée prit conscience de sa valeur et que les partis adverses dénoncèrent parfois sans vergogne, une récupération qu’eux-mêmes ne se refusaient pas. Elle était moindre, toutefois, pour eux, puisque la collaboration avait été le fait massif de partis d’extrême-droite.

Résistance, collaboration et répression

49Ni sur le plan de la résistance ni sur celui de la collaboration on ne découvre de différences profondes entre Flandre, Wallonie et Bruxelles.

50La collaboration fit son plein de réserves en 1940, après la capitulation. La résistance n’était alors en Flandre comme en Wallonie que balbutiante.

51M. Paul Lejeune [5], dans un article très sévère pour la politique de la répression, estime que "les articles 113 et sv. du Code Pénal avaient été violés dans la lettre et souvent dans leur esprit par une fraction de la population nationale qui n’est pas inférieure à 10 %". Il ajoute : "Ce pays a compté plus de 250.000 ouvriers volontaires dont la conduite tombe sous l’application du Code Pénal tel que la doctrine l’interprétait après l’autre guerre [6] ; 85.000 personnes se sont engagées dans les rangs de l’armée ennemie ; 80.000 industriels ont exécuté des fournitures à l’Allemagne. Ces mouvements d’ordre nouveau ont atteint et dépassé largement le chiffre de 100.000 adhérents. Je ne parle pas des nombreux délinquants de la presse et de la radio (4.000), des dénonciateurs, au nombre de plusieurs dizaines de mille, etc…"

52Une note rexiste de mai 1943 [7] donnait 46.000 hommes pour les effectifs des formations armées "d’ordre nouveau", y compris les Légions Flandre et Wallonie, les N.S.K.K., etc… Cette même note, en revanche, indiquait un total d’environ 300.000 affiliés à tous les mouvements d’ordre nouveau : Rex, V.N.V., De Flag, A.G.R.A., etc… De ces chiffres incontrôlables, M. Struye disait : "Il est permis de croire qu’ils constituent un maximum qui vraisemblablement n’a pas été atteint, ou qui, plus vraisemblablement, ne l’est plus à l’heure actuelle. Rapprochons de cela les statistiques de M. Gilissen [8] : furent condamnés 31.831 "porteurs d’uniforme" dont 10.615 avaient appartenu aux Waffen S.S., aux deux Légions et à la Kriegsmarine. Cependant d’après Reeder, ancien chef de la Militärverwaltung, 30.000 Belges auraient été incorporés de 1940 à 1944 : dans les formations militaires allemandes. M. Gilissen estime que le nombre des "porteurs d’uniforme" devait être sensiblement plus élevé que celui des condamnations prononcées. Or c’est dans cette forme de collaboration – la plus repérable – que la répression a atteint la plus grande proportion de coupables. En fin de compte, si l’on considère aussi les portes subies par les deux Légions et par d’autres formations, il semble que les effectifs "militaires" de la collaboration aient pu atteindre 60.000 hommes. Notons encore que 50 % des "militaires" ont été Waffen S.S. soit directement soit après être passés dans d’autres formations.

53En regard de cela, plaçons le nombre des individus condamnés par le Conseil de guerre et les cours militaires. Il n’atteint pas 60.000 pour toutes les formes de collaboration dont ont eu à connaître les tribunaux.

54On a souvent cité les chiffres de 500.000, voire 700.000 dossiers d’incivisme ouverts après la guerre, et l’on en a tiré des conclusions souvent simplistes. Un dossier ne signifie pas grand chose et bien souvent en ce qui nous occupe il ne signifiait rien. Le nombre de dossiers ouverts en matière d’infractions contre la sûreté de l’Etat et en toutes autres matières considérées généralement comme de l’incivisme a été de 405.067. (Gilissen). Ce total des dossiers noticés fut de 346.283, ce qui ne correspond pas nécessairement à autant d’individus. De ce nombre 84 % ont été classés sans suite (66 %) ou ont fait l’objet d’un non-lieu. Cette proportion est à 10 % près celle qu’on trouve dans les affaires de droit commun de cette époque : pour l’année 1947, il y eut 480.519 plaintes dont 73,9 % de sans suite et non-lieu. Il y eut des poursuites dans 57.052 cas. Ce nombre des condamnés atteignait 53.005 à la fin de 1949. Peu de poursuites ont été engagées ultérieurement. A la fin de 1946, soit un an et demi après la fin de la guerre, les conseils de guerre avaient rendu leurs jugements sur plus de 77 % des affaires ayant donné lieu à poursuites. Plus de 95 % du total des affaires étaient jugées en dernier ressort avant la fin de 1947.

55* * *

56Que représentent les statistiques judiciaires de l’incivisme par rapport au pays ? En nous basant sur l’étude fouillée et objective de M. Gilissen – le meilleur ouvrage à cet égard – on constate que les 53.000 condamnations individuelles (0,64 % de la population) indiquent que durant les années 1940 – 45 l’incivisme représente 1/10è de la délinquance générale. La proportion de jeunes est élevée : 41 % de moins de 25 ans parmi les porteurs d’uniforme ; 54,2 % de 16-30 ans dans le bilan général.

57Proportionnellement à la population le nombre des condamnés domiciliés en Flandre est de 0,73 % ; en Wallonie, 0,52 et à Bruxelles 0,56.

58Le nombre de condamnations pour dénonciation à l’ennemi (chef d’inculpation le plus difficile à établir) fut de 8.179. Il est plus élevé en Wallonie (0,82 pour mille) qu’en Flandre (0,32) et il est minime au regard des statistiques de prisonniers politiques : 40.000 dont 15.000 morts. M. Gilissen fait observer : "La répartition des dossiers ouverts dans ces différentes provinces pour obtenir la reconnaissance du statut de prisonnier politique reflète une disproportion entre provinces wallonnes (8,79 %) et flamandes (3,94) semblable à celle constatée en matière de dénonciation".

59La collaboration économique représente seulement 2 % du total des condamnés pour incivisme : 1.100 individus.

60Les divers aspects de la collaboration politique, intellectuelle et culturelle provoquèrent 23.584 condamnations, mais plus de la moitié des condamnés cumulèrent plusieurs chefs de prévention. Il faut ajouter à ce nombre, les inciviques frappés de déchéance de droits par inscription sur les listes de l’auditorat militaire, soit 20.652 personnes.

61Les écarts constatés entre la Flandre et la Wallonie s’expliquent par le nombre plus élevé de collaborateurs militaire et surtout politiques dans les provinces flamandes (0,28 % contre 0,22 ; 0,17 contre 0,08).

62Il y a là, surtout dans la seconde indication un élément qui explique aussi les réactions actuelles. Le V.N.V., occupa plus fortement l’administration et les postes de commande que ne le fit Rex. Celui-ci en manifesta d’ailleurs du mécontentement. Le V.N.V., qui recrutait sa clientèle chez les demi-intellectuels (note M. Struye dans l’ouvrage cité) s’efforça de se l’attacher par une politique de placement. L’ennemi s’attacha aussi à favoriser les renvendications du V.N.V. Il suffit de rappeler le fonds Borms, la commission Grammens, la nomination de Romsée, Leemans, Custers, Borginon et d’autres adhérents flamands de l’Ordre Nouveau à des postes importants. Les rexistes ne bénéficièrent pas d’autant de faveurs et leur clientèle fut de ce chef beaucoup plus mince.

63En revanche, tandis qu’à l’automne 1943, le V.N.V. commençait d’être travaillé par l’inquiétude d’une germanisation qu’il avait favorisée mais dent les nazis reportaient de plus en plus le soin sur les extrémistes de De Vlag, Rex se durcissait. Ainsi, la vague d’exécution et de représailles fut-elle plus sanglante en Wallonie. Elle toucha le Limbourg, mais elle ne fut pas dans les provinces flamandes aussi violente qu’au Hainaut, à Liège et dans d’autres régions wallonnes.

64Il faut noter encore qu’en 1940 et dans les premières années de la guerre, plusieurs groupements culturels flamingants, plus ou moins contaminés des avant la guerre par le V.N.V. participèrent à des manifestations de l’Ordre Nouveau. Ce phénomène fut inconnu en Wallonie. Si au début de la guerre et même bien plus tard des publicistes de talent servirent la politique de l’Ordre Nouveau et des nazis, leur rayonnement et leur action furent assez vite circonscrits. Du côté flamand plusieurs écrivains et artistes renommés apportèrent un concours direct ou indirect au V.N.V. On ne peut dire que par la collaboration et ensuite par la répression le "mouvement flamand" de droite se soit trouvé décapité, mais il subit des pertes assez lourdes.

65Elles eurent du retentissement dans l’opinion parce qu’elles furent jugées ou données comme une atteinte à l’intégrité flamande par ceux qui se souciaient de reprendre au plus tôt "le combat flamand". L’hostilité à la répression et la revenndication de l’amnistie sont en fait une expression du mouvement flamand, analogue à celle qui se produisit, mais avec plus de raisons, après la première guerre mondiale. Il n’est pas probable, précisément parce que les griefs linguistiques ne sont plus aujourd’hui ce qu’ils étaient et que la Flandre affirme de plus en plus sa majorité, que le mouvement actuel produise un néo-nationalisme aussi fort que celui du V.N.V.

66Mais il est à craindre que les Wallons n’en subissent pas moins les contre-coups.

67La liquidation de la répression se fonde en grande partie sur des thèmes affectifs qui altèrent les faits et qui compromettent une clémence que l’on voudrait dégagée de passion politique, d’esprit de revanche et de toute atteinte à l’idéal de la résistance.

Notes

  • [*]
    NOTE. Les expressions "flamingant ou "extrémiste" que l’on trouvera dans cette étude sont empruntées au vocabulaire courant on la matière et n’impliquent donc aucun jugement de valeur.
  • [1]
    Par l’arrêté-loi du 6 mai 1944 pris à Londres et publié au Moniteur Belge du 2 septembre 1944, le Code Pénal a été complété par un article 123 sexies, disant que celui qui a été condamné à une peine criminelle pour infraction ou tentative d’infraction, prévue au Chap. II du Livre II du titre 1er du Code Pénal (crimes contre la sûreté extérieure de l’Etat) ou aux articles 17 et 18 du Code pénal militaire (espionnage en temps de guerre) est de plein droit, déchu à perpétuité de toute une série de ces droits.
    L’art. 123 septies règle les déchéances (temporaires) de droits pour les condamnés à une peine correctionnelle. En 1945, ces déchéances furent jugées insuffisantes et l’arrêté-loi du 19 sept. 1945 les a considérablement renforcées. La loi du 14 juin 1948 a supprimé cette aggravation et simplifié le système da déchéance pour les condamnés : le condamné à une peine criminelle, était seul déchu de plein droit et à perpétuité. La loi du 29 février 1952 a restreint la déchéance automatique aux condamnés à une peine criminelle dépassant une privation de liberté de cinq ans.
    La loi du 14 juin 1948 prévoyait aussi (art. 15) un recours pour tous ceux qui n’avaient pas été condamnés à une peine criminelle, on vue d’obtenir la suppression ou la limitation des déchéances encourues.
  • [2]
    L’épuration civique comporte une partie que l’on pourrait appeler extrajudiciaire en ce sens qu’il ne s’agit pas de la procédure des conseils de guerre et cours militaires. Ainsi en va-t-il des sanctions administratives : révocation ou suspension de fonctionnaires et agents inciviques. Ces mesuré ainsi que celle de l’inscription aux registres de l’Auditorat militaire ont entraîné, par l’effet de la loi du 19 sept. 1945, déchéance, à perpétuité ou à temps, en tout ou en partie, des droits civils et politiques énumérés à l’art. 123 sexies du code pénal.
    Du chef de l’art. 118 bis du Code pénal (collaboration politique avec l’ennemi) furent seulement poursuivis ceux qui avaient exercé des fonctions dirigeantes dans des mouvements pro-allemands ou qui y avaient fait une propagande active.
    Pour les autres, le législateur (loi du 19 sept. 1945) édicta une sanction générale : la déchéance, partielle ou totale, de droits. Ces articles 2 et 3 de la loi de 1945 déterminaient les catégories des personnes susceptibles d’être frappées. Ces personnes furent inscrites sur des listes spéciales établies par l’Auditorat militaire. Les inscrits pouvaient faire opposition.
    La loi du 14 juin 1948 ouvrit un nouveau recours aux inscrits devant le procureur du roi.
  • [3]
    Ces déchéances prévues à l’article 123 sexies du code pénal visent un certain nombre de droits tels que tuteur, curatelle, le droit d’appartenir à un conseil d’administration, le droit de vote et d’éligibilité, ainsi que des droits afférents à la direction de l’opinion par la presse, la radio, les sociétés culturelles, sportives, etc…
  • [4]
    Le Comité Consultatif des prisons comprend deux sections : flamande et française. Créé en 1947 par M. Struye, ce Comité est composé d’anciens combattants et résistants. Il est appelé à donner avis au ministre sur les mesures de grâce et de libération. On reconnaît généralement qu’il a bien fonctionné. Le ministre, depuis 1952, (démission de M. Pholien), s’est engagé à consulter le Comité dans tous les cas, mais pareille obligation, a la différence de ce qui existe, pour la commission administrative des prisons n’est pas inscrite dans la loi, comme le demandent les associations patriotiques.
  • [5]
    La Revue Nouvelle – juillet-août 1948.
  • [6]
    Il n’y eut pas de poursuites de ce chef, après cette guerre-ci.
  • [7]
    cfr Paul Struye – l’évolution du sentiment public en Belgique sous l’occupation allemande – 1944.
  • [8]
    John Gilissen, professeur à l’université de Bruxelles – Etude statistique de la répression de l’incivisme – 1951.
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/01/2015
https://doi.org/10.3917/cris.006.0001
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