CAIRN.INFO : Matières à réflexion

I – Comment se situe le problème

1L’imprimé, depuis plusieurs siècles, les autres media d’information plus récemment (cinéma − T.V. − disques) portent à la connaissance du public, d’une manière de plus en plus planétaire, des faits et des commentaires. Ce n’est cependant que tout récemment, et notamment sous la pression des évènements historiques et grâce au développement des sciences humaines, qu’il a été réfléchi sur le phénomène lui-même de l’information dans son ensemble, que l’analyse a révélé ses structures, ses dépendances, son rôle.

2Alors que l’objet de l’information tend à devenir aussi global que possible, à réaliser pleinement la connaissance du monde pour tous, et par ? là même à assurer le progrès et la paix, on s’est rapidement aperçu en Occident, siège même de l’information, que la structure actuelle de cette dernière avait suscité d’importants obstacles, pour ne pas dire des échecs. Après des siècles de travail, il n’était même pas possible d’affirmer qu’on en soit arrivé à une information exacte et totale pour tous, ni même que tel soit en fait l’objectif poursuivi. L’information, et son satellite dégradé, la propagande, loin d’être facteur d’union ou de paix, ont contribué à l’incompréhension et à la guerre. En Occident même, dans un certain Occident, poursuivant sur sa lancée, elle renie parfois sa mission de communication et de connaissance pour se livrer à l’information du “loisir” du “sensationalisme” commercial. La multiplication de la presse moralisante, à l’opposé, n’a fait que témoigner, en quelque sorte, de cette dévaluation qui est cependant loin d’être totale.

3Mais le grand fait historique qui a forcé le phénomène de l’information à se définir, et peut être à se modifier d’une manière substantielle, c’est l’émergence sur la scène du monde d’une multiplicité de pays et de continents neufs. Il en est du phénomène de l’information exactement de même qu’en matière économique : l’émergence de ce qu’on a appelé “le tiers monde” a constitué la pierre de touche, le banc d’essai d’un système, qu’il fut politique, philosophique, économique.

4Le “Tiers monde” doit être connu : il a, de son côté, besoin d’information. De la constatation qu’il était impossible de “transférer” directement les structures d’information, fut rapidement déduite la notion même de relativité, le respect de la valeur intrinsèque d’autres structures, l’éclatement enfin d’une “vérité unitaire et objective” telle qu’elle était appréhendée par l’Occident, vérité qui n’avait su ouvrir pendant longtemps ce même occident à l’existence des pays neufs.

5En ce qui concerne plus particulièrement la Belgique, l’échec des méthodes d’information nécessaires à assurer la “connaissance” du Congo par la Belgique fut patent : c’est un fait reconnu que notre pays ? comme les autres d’ailleurs ? malgré 80 ans de colonisation, ne connaissait pas le Congo, que l’opinion publique belge, pas plus que l’opinion occidentale, n’a pas été “sensibilisée” à temps, au phénomène des pays sous-développés. À temps, et c’est ici que l’Information révèle sa dimension dynamique, son élément de nécessité peur l’Occident, qui jusqu’à présent, ne semble pas avoir réussi à créer une information “ouverte” sur le reste du monde.

6Ces constatations sont d’autant plus paradoxales que les régimes politiques de démocratie, dont l’Occident fut cependant “l’inventeur”, sont, en dernière analyse, basés sur l’information totale de l’électeur, destiné dans une perspective de libre individualisme, à choisir le “meilleur” système, à s’orienter en connaissance de cause. Cette sclérose de l’information, considérée comme un moyen de préhension sur le monde, a été maintes fois dénoncée, et constitue le problème de l’Occident.

7Il importe de se pencher sur le problème, parce que son analyse va nous révéler une “approche” immédiate d’une autre question : celle de l’information dans les pays neufs, où l’Occident est ou a été présent, et dont l’existence conditionne aujourd’hui certains aspects de l’avenir mondial.

II – L’information en pays neuf

8Les difficultés d’approcher exactement le problème de l’information dans ces pays neufs peuvent provenir de trois ordres de faits bien déterminés :

  1. la confusion fréquente qui fut faite entre la notion d’information et celle de “propagande” plus ou moins politique, souvent confondue avec le concept : “civilisatrice”.
  2. la méconnaissance des structures même de l’information occidentale, et la croyance en “l’objectivité” et la “Vérité” unique et parfaite.
  3. Enfin, et corollairement, la méconnaissance des structures sociologiques du pays neuf, de ses besoins, de sa valeur, l’empêchant ainsi de se “situer” dans le cadre planétaire, négligeant allègrement les données psychologiques, pour aboutir dans une sorte d’impérialisme de l’information, à l’opposé même de la notion de liberté, qui a cependant été définie, avec raison, par l’Occident, comme étant le préalable, l’essence même de l’information.

9On peut croire que le nœud du problème de l’information dans les pays neufs, tout au moins dans la conception ouverte d’une INFORMATION TOTALE se situe au niveau exact où sont actuellement bloqués tous les “besoins” des pays neufs par rapport à l’Occident : le pays neuf est sans doute l’endroit du monde où l’information s’avère des plus nécessaires, mais où manquent aussi, plus qu’ailleurs, et presque jusqu’au dénûment, les moyens de la fournir. La similitude entre la situation des besoins économiques et ceux de l’information est frappante : la formule cruelle : “on ne prête qu’aux riches”, ou “l’argent va à l’argent” accentue encore cette disparité fondamentale qui voit nos systèmes politiques et économiques dans l’incapacité d’intégrer des éléments hétérogènes, qu’ils n’auraient pas créés. Alors que les besoins économiques et financiers du Tiers monde sont urgents et évidents, le “système” malgré ses tentatives, ne les rencontre pas, sans une modification réellement essentielle. Il semble qu’il en aille de même pour l’information. Les courbes de l’offre et de la demande qui devraient, dans une perspective de service public, se superposer s’écartent de plus en plus au lieu de se recouvrir et n’ont que peu de points communs. Il suffit à cet égard de jeter les yeux sur la carte de l’information dans le monde, qu’a publiée l’UNESCO : les pays neufs sont bien les moins informés qu’il soit possible de l’être ; et cette constatation ne prend toute sa valeur que si l’on ajoute : alors qu’ils devraient l’être plus et mieux que tous autres.

III – Nature de l’information

10On a dit que l’existence des pays neufs avait permis en quelque sorte d’analyser et de définir le phénomène de l’information. Sans doute a-t-on pu attribuer à cette dernière un nombre incalculable de missions, la définir dans de nombreuses perspectives (et particulièrement dans la “perspective libre” occidentale, et celle du marxisme) lui attribuer un rôle de simple énumération de faits exacts où il est loisible au public de trouver la “vérité”, ou une mission d’éducation de masse, là où le public est jugé, à tort ou à raison, incapable de distinguer le bon grain de l’ivraie, ou encore une mission de propagande étatique. La mission de l’information n’est cependant pas douteuse : Plus que jamais l’interdépendance quasi absolue de la planète et sa tendance ? bien que contrariée ? vers l’unité, fait à l’information un devoir de tracer au public, un tableau complet et exact de la situation. Les peuples sous-développés ressentent plus que tout autres, le besoin de “connaître” et de se situer, d’en arriver à la conscience d’une part, pour, d’autre part, prendre en mains leurs destinées et les accomplir positivement. Le phénomène de l’information doit donc se concevoir sous deux aspects, statique et dynamique : connaissance préalable à l’action. Telle est la condition la plus générale, mais aussi nécessaire et suffisante. Sans doute cette analyse peut se retrouver dans la conception de l’information occidentale : elle a néanmoins été perdue de vue, sous la pression des forces qui au départ lui étaient hétérogènes : sa structure financière, industrielle et commerciale, qui a négligé l’aspect “service public” de l’information, pour n’y voir en définitive, et trop souvent qu’une source de profits, entièrement centrée sur elle-même, ou encore, sa structure purement partisane ou étatique, exagérant le “service public” au détriment des intérêts particuliers. Des considérations de cet ordre nous permettent, semble-t-il, d’aborder les trois aspects particuliers que nous avons définis plus haut.

IV – Le “cadre libéral”

11On peut estimer que la méconnaissance des structures de l’information occidentale et son adaptation directe aux pays neufs, avec tout le “back ground” sociologique et philosophique que cela présuppose ? constitue un premier obstacle à l’approche du problème. Les études et analyses de l’information occidentale sont assez récentes : elles ont révélé d’une manière incontestable les liens qui existent entre le libéralisme individualiste de l’occident et sa conception propre de l’information. On a pu s’apercevoir en outre que l’essence même de l’information ou ce qu’il est possible d’appréhender comme tel, se trouve de plus en plus négligé par la réalité actuelle de l’information. En d’autres mots, la liberté de l’information, considérée comme son essence même, se trouve dans le système libéral sérieusement menacée. Au-delà du problème, tel qu’il est posé, on découvre aujourd’hui que l’objectivité même de cette information, que son caractère total, sont loin de satisfaire, même les moins exigeants. Les populations d’Europe et d’Occident sont souvent mal informées, malgré la consommation énorme de papier et de media d’information, mal informées de véritables problèmes vitaux de l’avenir. Mais ce n’est pas ici le lieu de faire le procès de l’information occidentale. Ce qui importe de savoir, c’est que la liberté de la presse, la liberté d’opinion, conquête incontestable de l’occident, est allée de pair avec la liberté de l’entreprise de presse, avec ces succès mêmes du libre échange et de la libre concurrence. Le phénomène de l’information, né et développé empiriquement, est intimement lié à une structure financière ou industrielle, ou encore à la raison d’État. On comprend aisément combien ces deux pôles peuvent interférer sur l’objectif spécifique de l’information. Quoiqu’il en soit, l’Occident a édifié sur ce système une information qui possède son organisation, sa déontologie, ses coutumes, ses pratiques, son statut même. Il était dès lors normal que l’Occident, au cours de son expansion coloniale, ait tenté, et en fait réussi à acclimater, sur ces terres d’outre-mer, une information qui lui était indispensable. Aucun problème ne s’est posé tant que l’expansion occidentale s’est bornée à prolonger son propre monde en des microcosmes coloniaux. Ce fut une autre affaire, et c’est une autre affaire dès que l’évolution politique y poussant, le microcosme dut intégrer l’élément hétérogène sur lequel il vivait depuis longtemps. Et, loin d’être une intégration, l’opération nouvelle consistait plutôt en une greffe d’un surgeon sur un tronc neuf. Apparut alors toute l’importance du complexe d’idées, de mentalités, de données préétablies entourant l’acte “d’informer” ; l’on peut dire que l’information fait profondément partie du capital de chaque communauté, et que l’information des peuples neufs ne serait pas l’information des peuples vieux. En outre, l’information suppose des lecteurs, des machines, des capitaux, des appareils coûteux, des chaînes de distribution, du papier, du courant électrique, etc… tous produits d’une industrie développée ; les pays neufs ne peuvent évidemment créer ex nihilo de telles conditions. Non seulement ces pays neufs, en raison de l’analphabétisme, manquent donc de lecteurs, mais la pauvreté de leurs finances leur interdit de créer les véritables entreprises industrielles que nécessite la production de cette information. Far ailleurs manquent aussi les agents de l’information, les journalistes formés, hommes capables de mettre en œuvre ces techniques.

12Le pays neuf se trouve donc être totalement dépourvu, ou se voit dépendre d’une manière complète, de l’étranger, pour tout ce qui concerne ses besoins d’information.

V – Information et propagande

13Cette situation se révèle d’autant plus frustrante pour les pays neufs que non seulement leurs besoins en information dépassent de loin ceux de l’Occident, mais qu’en outre ils accomplissent aujourd’hui une œuvre de construction nationale, absorbant toutes leurs forces vives, et nécessitant la concentration de toutes leurs possibilités. Leurs dirigeants se trouvent, à cet instant critique, devant un outil, soit inexistant, soit mis en place par des étrangers, et ayant servi, non pas l’information, mais leur propagande. Il ne s’agit pas, encore une fois, d’un jugement de valeur porté sur l’information, ? au sens le plus large (presse ? radio ? information gouvernementale) des pays colonisateurs dans les pays colonisés. Mais il est incontestable qu’une telle information, lorsqu’elle existe, émane entièrement des pays dominants qui en ont fait leur instrument quasi exclusif. Et cette attitude était normale, dans la mesure où la conscience occidentale croyait encore à l’“objectivité”, à la “vérité” uniques de son propre système, dans la mesure aussi où les impérialismes se mirent à mobiliser les intelligences dans une expansion qui devait normalement aboutir au lavage des cerveaux, en passant par les propagandes nazies. La confusion fréquemment établie entre la “mission civilisatrice” et les buts réels d’une présence colonisatrice a marqué, pour les pays neufs, qu’on le veuille ou non, la faillite du système. Quelle que soit désormais la bonne volonté dont ils peuvent faire preuve, les instruments de l’information “ancienne” sont l’objet d’une suspicion généralisée, qu’ils sont loin de mériter toujours, mais qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer en maintenant la confusion. Car, si l’information est une technique, et que, à ce titre, elle peut être “réutilisée” telle quelle par ces pays neufs, elle traduit également la conception qu’un peuple se fait du monde, et la manière dont il “approche” la planète.

VI – Le préalable de l’indépendance

14Incapables techniquement, financièrement, de créer leurs propres instruments d’information, centrés sur leurs problèmes spécifiques et reflétant leurs conceptions, incapables de trouver une masse de lecteurs qui puissent les lire et les acheter, les pays neufs sont donc provisoirement incapables de créer une information de type occidental, basée sur la libre entreprise et la libre concurrence. Ils sont tout aussi incapables d’utiliser les media éventuellement mis à leur disposition par ces puissances colonisatrices, dans la mesure où ces media représentent une propagande “étrangère”. Il n’est pas moins vrai que la nécessité de l’information est certaine et plus particulièrement dans un pays où les masses sont politiquement peu conscientes, où tout reste à leur “apprendre”, où non seulement les faits doivent être révélés, mais la signification de ces faits, et leur back ground. Dans un tel pays, le professionnel de l’information est investi d’une mission éducatrice et formatrice, d’une véritable mission supplétive qui n’est pas douteuse, ni dans l’ordre des faits, ni dans l’ordre du commentaire. Il s’agit-là, on le comprend aisément, d’une tâche nationale, d’une tâche de conscience nationale qui ne peut s’exercer que dans un cadre de parfaite indépendance.

15Nous verrons plus loin comment le pays neuf peut en envisager les moyens matériels. Mais il apparaît, dès à présent, que dans la construction de l’État nouveau, le professionnel de l’information occupera une grande place, et uniquement dans cette perspective. Il aura à se créer son objectivité propre, son organisation, et à découvrir son statut. Agent d’un secteur public, il est à présumer qu’un tel statut soit moins “libéral” que celui de son confrère occidental, les tâches communautaires qui l’attendent étant urgentes et immenses. Tout est à faire, et l’instrument, et le lecteur et le public, et l’état qui doit leur servir de support. La vérité et son objectivité ne pourront lui faire défaut, sans doute, mais elles lui seront propres, inscrites dans un cadre spécifique, centrées sur ses intérêts supérieurs, situées dans un monde qu’il a pour mission de faire connaître. Seul le professionnel de l’information autochtone sera, dans cette perspective, capable “d’informer” d’une manière féconde son propre public, lui seul découvrira les thèmes qui l’enthousiasment et qui lui parleront, lui seul saura sans doute lui dire les vérités nécessaires. Son rôle consistera, à hâter, dans son pays, le processus de maturation par des interventions intelligentes, après avoir procédé aux études préalables. Mais cette tâche, répétons-le, exige une communauté pleinement consciente d’elle-même, une communauté majeure, bref, une communauté indépendante capable d’utiliser et de comprendre les renseignements qui lui sont fournis. La tâche d’information suppose donc un préalable : celui de la légitimité. Les rapports entre information et informé étant d’un ordre extrêmement complexe, où doit jouer la plus grande confiance. C’est de cette “légitimité” que des journaux comme “CONGO” au Congo Belge, interdit depuis, tiraient leur virulence et leur dynamisme, car, en troublant “notre” ordre, ils n’avaient pas l’impression de troubler “L’Ordre” lui-même, ainsi qu’on leur en faisait le reproche. De sorte que, pour paraphraser une formule célèbre, l’Information sera congolaise ou ne le sera pas. Elle jouira ou non du “consensus général”.

VII – Modalités de l’Information nouvelle

16La réalisation de tâches d’information par des professionnels autochtones eux-mêmes dans le cadre d’une communauté indépendante, est cependant loin d’épuiser le problème. Il reste en effet celui des moyens matériels et de leur origine. On a vu que les pays neufs étaient par leur situation économique, incapables de se créer des media de type occidental, c’est-à-dire, basés sur une structure économique occidentale. On reconnaît cependant l’urgente nécessité de créer de tels media d’information, auxiliaires indispensables de la construction nationale. Comment va-t-on créer de tels moyens, devant la déficience du capitalisme national, c’est-à-dire, autochtone, et la suspicion jetée sur les media déjà créés (presse et information émanées de la puissance colonisatrice) ?

17On peut imaginer plusieurs systèmes principaux. Transformation des moyens existants, qui passeraient tels quels d’un propriétaire étranger au propriétaire autochtone. Cette méthode pose à nouveau la question financière, à moins qu’il ne s’agisse d’une brutale expropriation. Ou bien on envisage le financement et la technique étrangères, d’une part, et la fabrication, la production de l’information par des professionnels autochtones. C’est la solution vers laquelle se sont dirigés nombre de journaux du Ghana et du Congo Belge par exemple, appartenant à des capitaux européens, et intégrant de plus en plus à leurs rédactions des journalistes autochtones. Cette solution peut être envisagée pour autant que la situation générale le permette et que le financement n’ait aucune influence sur l’indépendance même de l’information. Ce qui est sans doute rare, mais pas impensable. Enfin, un troisième moyen, le plus immédiat et aussi le plus simple, sera le recours aux fonds publics, l’État mettant à la disposition des professionnels de l’Information les moyens financiers et techniques demandés pour leur mission et les fonds destinés à former les professionnels eux-mêmes ; sans doute une telle solution cadre-t-elle parfaitement avec le concept de “service public” que revêt l’information, particulièrement dans les pays neufs. Mais il existe un danger incontestable d’étatisation et de fonctionnarisation qui pourraient dégrader l’information nouvelle. Il semble évident que les pays neufs, en raison même des circonstances, n’échapperont pas à l’emprise toute puissante d’un nouvel état sur le point de naître, et qui, à peu près seul, incarne la conscience nationale. Mais on peut se demander si, dans la sphère d’objectivité propre à la nouvelle communauté, une indépendance de l’Information vis-à-vis du nouvel état n’apparaît pas souhaitable et nécessaire ; sans que cette indépendance n’aille jamais jusqu’à trahir la mission nationale. Entre une population incapable encore de porter des jugements fondamentaux, illettrée et mal informée, et l’état tout puissant, c’est- à-dire, une oligarchie éclairée et porteuse de toutes les solutions, n’est- il pas souhaitable qu’une information nationale, mais libre, puisse trouver son statut ? On peut considérer qu’en créant de toutes pièces un corps de professionnels de l’information d’une part ? ayant un niveau universitaire et ayant de préférence fait des stages en Métropole ? et peut-être d’autre part, un fonds d’aide, de moyens techniques et financiers à la disposition de ces professionnels ? on peut considérer que ce faisant, on servirait l’information nationale, mais aussi l’information objective. Pour ce faire, il convient naturellement de définir un statut légal de l’Information, des entreprises de presse, des journalistes et des professionnels de l’Information, un régime de garanties vis-à-vis du pouvoir, mais aussi vis-à-vis des journalistes et des professionnels eux-mêmes, tout aussi susceptibles de mettre en danger l’état naissant que ce dernier de mettre en danger l’indépendance du journaliste. Cet “institut” de l’information aurait enfin une autre conséquence : la gratuité de l’information de base, condition sine qua non pour qu’elle puisse remplir sa mission dans un pays neuf, où le public, souvent incapable de lire, est en tout cas incapable de financer les coûteux media modernes, où les distances et la faible population empêchent tout concentration des moyens de production.

18Ainsi serait créé ce qu’on a appelé “le droit d’être informé”, et l’on peut estimer qu’une formule de ce genre, bien étudiée aurait le mérite à la fois de préserver l’information de la pression gouvernementale, en créant une sorte d’organisme tampon, tout en évitant à cette jeune information nouvelle, d’attendre que soient en place les éléments techniques et financiers. Des organismes de ce genre ont déjà vu le jour, en France notamment (qu’on songe à l’expérience de la S.N.E.P.). D’autres, de conception légèrement différente, existent en Angleterre, notamment pour le Times, et l’Agence Reuter, fonctionnant sous le régime du “Trusteeship”. De tout manière, doit intervenir une solution élaborée qui tienne compte à la fois des conditions des pays neufs, et des exigences de la vérité.

VIII – Urgence du problème

19Quelle que soit la solution qui pourrait être donnée au problème, la nécessité d’une solution apparaît en tout cas urgente. En matière d’information, une chose semble certaine, c’est qu’on ne s’en passera plus jamais et qu’elle fera partie intégrante de la constitution d’un état moderne, nouveau. Qu’il suffise de se rappeler le rôle énorme qu’ont joué les entreprises d’information, baptisées trop souvent sans doute, de propagande, au-delà du rideau de fer et notamment en Chine. Cette information nécessaire doit être assurée : elle constitue un des premiers “services” de l’état, à tous les échelons. Elle ne se conçoit pas en dehors d’une conscience nationale.

20D’autre part, et si l’on se tourne plus particulièrement vers le Congo, il existe déjà sur place des entreprises d’information, privées (journaux) ou publiques. Économiquement, sociologiquement, moralement, ces entreprises sont centrées, quelle que soit leur bonne volonté, sur les intérêts dont elles émanent, c’est-à-dire des intérêts européens. Il ne s’agit pas ici d’un jugement de valeur, il s’agit d’une chose absolument normale, qui ne doit pas faire oublier l’espoir mis par certains dans les bons résultats d’un “paternalisme intellectuel”, dans une attitude “bienveillante” vis-à-vis de l’opinion autochtone.

21Dans ce complexe d’opinions coexistantes, qu’on ne s’y trompe pas, l’opinion autochtone est dominante et l’opinion européenne relative, et non le contraire, comme les faits actuels semblent le laisser supposer. Les conséquences de cette situation sont évidemment innombrables et d’ordres divers : on ne compte plus, en fait, les distorsions subies par l’information congolaise, les erreurs de perspectives, les divergences d’interprétation. Mais ces entreprises existent, et, dans la meilleure hypothèse, une formule devra être découverte qui leur permette de renouer avec le “consensus” de cette opinion noire qu’elles veulent représenter.

22Qu’on tente de reconstituer ? même artificiellement-les conditions d’une information à la mode occidentale, ou qu’on crée de nouvelles formules, le vide actuel doit être rempli, et doit être rempli d’urgence.

23Un nouvel état va se créer sur des bases démocratiques, une opinion noire sera amenée à choisir, en connaissance ou en méconnaissance de cause. Cette tâche d’information, la puissance colonisatrice n’est pas à même, psychologiquement de la remplir. Chacune de ses démarches rencontre un obstacle, une objection, une mise en cause perpétuelle, se heurte à la question de légitimité. Le plan où elle travaille est erroné.

24Les professionnels de cette information congolaise d’autre part, n’existent pas tous encore, car il faut des hommes capables de tenir tête aux nouveaux gouvernants eux-mêmes, sans trahir leur pays, capables d’être la conscience de ces gouvernants. Si le vide subsiste, on peut croire qu’il se remplira très vite, et avec les moyens de fortune, et aussi peut-être, des moyens frelatés. Cette information, laissée à l’abandon, a déjà fait d’objet de nombreuses tentatives d’accaparement : on signale que des intérêts arabes auraient tenté d’acheter un journal congolais, et aussi des intérêts américains, des offres ont été faites.

25Aujourd’hui naissent des dizaines de feuilles, demain des postes de radio naîtront-ils du néant et devront-ils refaire la longue route qui va de la libre expression des opinions à la recherche de l’information la meilleure, la plus apte à faire progresser un peuple ?

26Si dans beaucoup de ces feuilles, il n’y a rien ou pas grand chose, c’est sans doute parce que jusqu’à présent, il leur a été très peu donné.

IX – Un statut ?

27C’est sur l’examen rapide d’un statut que se termineront ces quelques notes. Un statut qui tienne compte de la “liberté” d’opinion certes, c’est là une condition sine qua non, mais aussi qui puisse rencontrer les besoins mêmes d’un pays neuf, en reconnaissant le droit de tous à l’information, à l’information objective et totale.

28La législation actuelle a fait un premier pas, bien incomplet sans doute, dans le sens de la liberté. Au régime de l’autorisation préalable, sorte de censure déguisée, succède celui de la “liberté de répandre sa pensée par tous les moyens”. Cette liberté est reconnue par décret, et non dans la charte fondamentale. Le régime est loin d’être complet, si l’on s’en réfère notamment aux garanties offertes par la législation métropolitaine aux professionnels de l’information (jury ? responsabilité en cascade, etc…). En outre, le régime nouveau n’a pas un mot sur le statut du professionnel de l’information, son droit au secret professionnel, etc… ; par ailleurs, les pouvoirs de l’exécutif sont aujourd’hui encore exorbitants.

29Il est manifeste que le problème n’a pas été épuise dans son ensemble, que les textes sont hâtifs, et qu’ils seront vraisemblablement modifies par un gouvernement autochtone. La liberté de l’opinion est en fait une chose indispensable, un préalable normal, mais il est d’autres remèdes à l’usage anarchique qui pourrait être fait de cette liberté que des sanctions pénales et l’établissement de juridiction. Nulle part on ne retrouve détaillée par le législateur, une conception d’ensemble de l’information, qui seule, on peut le croire, est de nature à fournir la clé du problème.

30Par ailleurs, il semble évident qu’édifier un système de libertés publiques, avant de créer le cadre même de ces libertés, c’est-à- dire une communauté indépendante, revient à mettre la charrue avant les bœufs. C’est pour avoir oublié sans doute de telles évidences, que tant de fois les engrenages démocratiques, trop hâtivement mis en place, ont grincé ; il faut supposer en effet que la liberté soit en fait totale, et qu’elle postule l’indépendance, ou si l’on préfère, l’autonomie.

31Il faut en déduire la conséquence qu’un statut peut seul être l’œuvre d’un gouvernement, ou d’une élite autochtones. Ce statut tiendra compte sans doute, de la liberté, préalable nécessaire à l’expression des opinions, mais aussi du “droit au fait”. Il tiendra compte en outre du danger qu’une liberté anarchique peut créer au sein d’une communauté nationale, où l’informateur demeurera longtemps le seul agent actif, dans la formation d’une opinion publique.

32Le rôle de l’état, dispensateur des moyens matériels, et seule ou presque seule incarnation de la communauté nationale, revêtira plus d’importance dans les pays neufs ; sans que ne doive être franchi cependant le fossé qui sépare l’éducation des masses de la propagande. Exigences contradictoires, mais où se dessinent déjà on peut le croire, les grandes lignes de ce qui sera demain.

Mis en ligne sur Cairn.info le 26/01/2015
https://doi.org/10.3917/cris.040.0011
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