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PSYCHÉ ET MÉDECINE FACE À L’INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ DU CORPS FÉMININ « PAS COMME IL FAUT »

1 Pour commencer, imaginons un dialogue entre une patiente et son médecin : la patiente – « rendez-moi ce sexe que je ne saurais voir » ; le médecin – « un organe est un organe ». Ce dialogue pourrait illustrer les enjeux de la féminité mobilisés dans la clinique des jeunes filles nées sans vagin et aussi souvent sans utérus : « est-ce qu’elle serait vraiment une femme ? » ; « est ce que je ne serais pas comme un extraterrestre ou un monstre ». Face aux interrogations chargées d’inquiétude et de désarroi de ces adolescentes et de leurs parents, brutalement confrontés à l’énigme du corps féminin interne et invisible, la médecine répond à sa manière, c’est-à-dire en cherchant une solution d’appoint appuyée par la prouesse de la technique chirurgicale : reconstruire les organes défectueux voire les créer. Ici comme ailleurs, la science médicale agit sans état d’âme, en apparence. Les troubles et les doutes liés à la féminité en cause seraient-ils alors uniquement l’affaire des patientes ? La médecine, elle, forte de ses éclairages scientifiques, serait-elle au clair avec ce que Freud nomme le « continent noir » ? À interroger l’énigme de ce qui fait la femme, telle qu’elle se révèle dans cette singulière clinique, on serait porté au constat inverse : au coeur de la pratique médicale techno-scientifique même, se retrouve toujours vive l’histoire de la médecine aux prises avec le corps féminin considéré constamment comme le « corps instable et problématique» [1].

2 Mon propos tente un prolongement d’un travail mené lors de ma participation au groupe de réflexion organisé autour de la clinique de l’agénésie utéro-vaginale appelée aussi syndrome Mayer-Rokitansky-Kuster-Hauser, MRKH ou syndrome de Rokitanski [2]. Plus généralement, il s’inscrit dans la perspective ouverte par ma pratique et mes recherches sensibilisées aux enjeux psychiques de la sexualité féminine confrontée aux atteintes somatiques, notamment celles touchant aux attributs corporels féminins internes et externes. Il s’agit d’explorer la question du féminin ainsi mise à l’épreuve, non seulement au sens d’une atteinte subie, mais aussi au sens d’une expérience éprouvée. C’est que le corps féminin touché ne s’offre pas seulement comme une entité organique en attente de restauration de son intégrité physique et de son identité sexuelle, mais s’impose comme un lieu psychique exposé aux questions parfois brutalement convoquées par l’expérience de la maladie.

3 Donc, quelques mots tout d’abord sur ma manière de cerner ces enjeux des atteintes somatiques subies par le corps féminin dans l’expérience de la maladie. Chez les femmes confrontées à une maladie somatique qui touche aux attributs corporels féminins, comme le cancer du sein par exemple, la blessure narcissique liée à la maladie et aux conséquences médicales, relance le travail psychique relatif à la problématique de la féminité. Ainsi la maladie peut constituer une opportunité et un levier pour penser certains enjeux psychiques du féminin, jusque-là tenus en marge d’une économie psychique souvent régie par la quête phallique. L’expérience clinique montre que la revendication phallique peut frapper la fille d’une interdiction massive ou d’une impossibilité des investissements psychiques de son corps. C’est que s’en tenir à combler le manque par des attributs externes et visibles revient à se défendre de l’accès à l’inquiétant et invisible corps interne. D’où un contraste parfois saisissant entre le soin apporté aux attributs de la séduction féminine et le vide libidinal affectant l’intérieur féminin. Dans certains cas, c’est paradoxalement une fois tombé malade, que le corps semble accéder au statut d’objet de pensée et d’objet d’investissement. Comme si la maladie donnait au corps féminin une intériorité à explorer, comme si malade, le corps pouvait enfin prendre la parole (M. K. Yi, 2013, pp379-380). De là vient que l’expérience de la maladie soutenue par et déployée dans le travail analytique qui en fait donc partie intégrante, s’avère porteuse d’une chance pour investir le corps féminin, non de l’extérieur mais de l’intérieur.

4 Or, ce voyage psychique au-dedans du corps féminin qu’imposent les atteintes du corps féminin implique une confrontation aux deux enjeux psychiques dont le lien intime s’avère noué autour de la problématique phallique (M. K. Yi, 2013, pp367-381) : d’une part, angoisses liées au corps interne, jusque - là contenues sinon escamotées au service du narcissisme féminin soutenu par la défense phallique, mais qui se révèlent là dans toute leur violence traumatique. Et d’autre part, le conflit d’ambivalence du lien mère-fille. On sait l’importance que l’« envie du pénis » y occupe. La théorie freudienne la décrit comme le point culminant du lien primaire tout en cris et chuchotements, et à la fois comme le coup de grâce donné à l’amour envers le premier objet. Or, si la revendication phallique est au-devant de la scène de la vie psychique et sexuelle de la femme, c’est au fond comme l’écran d’un théâtre d’ombres : c’est que tout en étant nourrie de la déception et de la rancœur envers l’objet maternel, la surenchère phallique tient, dans le même mouvement, lieu d’abri secret de la fidélité au premier objet d’amour. « Triste phallus », en ce sens précis que l’accent revendicatif claironnant tente de couvrir la note inquiète et dépressive liée à l’angoisse de perte d’amour et au conflit d’ambivalence.

5 La difficulté à penser le corps interne et le conflit d’ambivalence intense du lien primaire à la mère, la dimension traumatique inhérente à la sexualité féminine : tels sont les enjeux psychiques particulièrement convoquées dans l’expérience de la maladie engageant le corps féminin et sur les ruines de la défense narcissique phallique. On ne sera pas surpris de les constater encore davantage mobilisés dans la clinique singulière de l’agénésie vaginale et utérine, qui touche directement aux organes génitaux féminins internes. Mais plus qu’ailleurs, cette clinique met en relief la nature fondamentalement effractrice de la sexualité humaine. De là la nécessaire réflexion sur la question du traumatisme qui caractérise la clinique des jeunes filles confrontées à l’annonce de la malformation anatomique insoupçonnée de leur intérieur féminin et aux solutions médicales qui pour être un remède efficace et réparateur de l’anomalie, n’en constituent pas moins une réponse angoissante jusqu’à la sidération, pour le corps comme pour la psyché. Reste toutefois à approfondir les différentes strates du vécu traumatique dont la traversée implique à la fois la confrontation au corps interne défectueux, son traitement médical et surtout son élaboration psychique, dans l’espoir qu’un organe médicalement restauré voire créé puisse faire l’objet d’une appropriation subjective au service de l’invention du féminin.

À PROPOS DU SYNDROME DE MAYER-ROKITANSKY-KUSTER-HAUSER (MRKH)

6 Le syndrome MRKH se caractérise par l’absence congénitale du vagin associée à des malformations de l’utérus3. Les caractères sexuels secondaires sont normalement développés : les organes géniaux externes sont normaux ; le caryotype est XX et pas d’anomalies chromosomiques apparentes. Les ovaires sont présents mais l’utérus et les trompes sont absents ou partiellement développés. Le diagnostic est le plus souvent posé au moment de la puberté quand une consultation gynécologique est décidée suite à l’absence de règles chez la jeune fille. Le traitement médical et/ou chirurgical spécifique permet la reconstitution d’un vagin fonctionnel soit par voie chirurgicale soit par le moyen de dilatateurs (des bougies de Hegar), pouvant permettre une vie sexuelle normale.

« RENDEZ-MOI CE SEXE QUE JE NE SAURAIS VOIR »

7 Il n’est guère difficile d’imaginer l’impact traumatique de l’annonce du syndrome Rokitanski et de ses conséquences sur la vie de femme de la jeune fille : difficulté à avoir une vie sexuelle normale et la stérilité. Mais ce qui fait brèche lors de l’annonce du diagnostic tout comme lors de la confrontation aux effets des solutions médicales plus ou moins invasives pour la construction du néo-vagin est au fond toute une forêt de problématiques du « continent noir » que l’arbre du narcissisme féminin soutenu par le renfort de la revendication phallique pourrait tenter de cacher, encore une fois. Un corps dont on apprend qu’il manque de pièces maîtresses de l’appareil génital féminin génère la blessure narcissique qui réactive immanquablement la vision phallocentrée de la différence des sexes réduisant le corps féminin à la figure de l’être en « défaut génital », de l’être-châtré. Pour le coup, la demande d’un corps à réparer et à reconstruire, adressée à la médecine – qu’on peut résumer par « rendez-moi ce sexe que je ne saurais voir », – résonne du désarroi infantile, celle de la petite fille confrontée au constat du manque du pénis.

8 Suivant Freud (1932), la petite fille passe, sans détour, de la perception de la différence anatomique des sexes à la conviction de préjudice infligé par l’autre, la mère : l’organe manquant, elle l’a vu, elle sait qu’on ne lui a pas donné et elle veut l’avoir. Sans pouvoir s’attarder sur l’importance de la formation psychique qu’est l’« envie du pénis » dans la construction de la sexualité féminine [3], il importe d’en souligner la complexité qui interdit la vision caricaturale la réduisant à la figure de la petite fille qui ne revient pas d’être un « garçon manqué ». Si le constat du « manque du pénis » tend, chez la fille, à se vivre comme la blessure narcissique par excellence, ce n’est pas parce qu’il en est la source mais qu’il en représente le point d’orgue. S’il constitue un moment décisif dans la vie psychique féminine, c’est qu’il se produit sur fond d’insatisfactions, déceptions, hostilités accumulés au fil du temps à l’encontre de l’objet maternel. La petite fille voit dans ce « pas de pénis » la preuve ultime du manque d’amour soupçonné depuis longtemps : pas assez de lait, pas assez d’amour exclusif, activité sexuelle interdite, etc. Le « défaut génital » marque ainsi le point culminant du conflit d’ambivalence dans le lien de la fille à la mère, dont la revendication phallique est une principale héritière, tantôt bruyante tantôt sourde. C’est donc à l’aune de cette histoire psychique du sexuel infantile qu’elle condense qu’on se doit de prendre la mesure de l’atteinte narcissique que peut provoquer chez la fille la confrontation à un « manque », ainsi que de la force avec laquelle cette atteinte vient à réactiver la quête phallique – demander à avoir ce que l’on ne m’a pas donné. Il en est ainsi du souhait que les filles du syndrome Rokitansky expriment sur fond de sentiment d’injustice : « Avoir une vie et une sexualité de femme, comme tout le monde ».

9 Cela dit, ce n’est pas tout d’abord chez l’adolescente mais chez les parents, notamment chez la mère que l’annonce du diagnostic provoque une réaction angoissée teintée d’une tonalité dépressive, et suscite un désir de réparation conséquent, parfois jusqu’à précipiter la jeune fille dans une demande de l’intervention médicale. La médecine, elle aussi, peut être amenée à s’empresser de proposer une réponse, au risque de faire l’impasse sur ce qu’elle préconise néanmoins comme mode de solution idéal : c’est la jeune fille elle-même qui doit décider de consentir ou non à l’intervention chirurgicale, en prenant le temps nécessaire pour intégrer l’annonce du syndrome et les tenants et les aboutissants de l’intervention reconstructrice du vagin. Il est vrai que le temps de réaction chez l’adolescente se situe passablement en décalage avec celui des adultes parentaux. C’est que pour la jeune fille, l’annonce de la malformation de son appareil génital agit comme une lumière crue braquée brutalement sur une région de la géographie de son corps, jusque-là restée dans l’ombre. Et en cas de décision prématurée de construction chirurgicale du vagin, c’est dans l’expérience des douleurs post-opératoires et dans l’inquiétude gênée concernant l’intromission des dilatateurs nécessaire au maintien de l’ouverture vaginale, que l’adolescente prend conscience de ce qui lui arrive. Autant dire, ce sont les actes et les mots de la médecine qui risquent de donner corps à la blessure narcissique en jeu dans le corps atteint du syndrome de Rokitanski ! À ceci près que cette blessure narcissique n’est pas tout à fait de la même nature que celle liée à la représentation d’un corps qui manque d’organes : il s’agit plutôt d’une brèche faisant violence à l’intérieur du corps et portant atteinte aux limites corporelles et psychiques. Une douleur. Dans ce cas, on conçoit aisément que l’adolescente puisse vouloir se refuser à toute la suite de l’opération, vécue comme une pure effraction intolérable au regard de sa capacité d’intégration psychique. Sous peine de condamner l’ouverture médicalement pratiquée.

10 Il arrive ainsi que l’intervention médicale opère paradoxalement comme un obstacle à l’accès à la féminité : alors qu’elle vise à en reconstruire le fondement organique, l’urgence opératoire peut générer chez la patiente une impossibilité d’investir le corps interne nouvellement créé. Parce qu’elle conjugue inséparablement jouissance et pénétration, la génitalité féminine sollicite l’angoisse des atteintes de l’intégrité du corps interne. L’expérience psychanalytique montre l’importance de l’élaboration psychique de cette angoisse pour les débuts et les aléas de la sexualité féminine adulte. C’est justement cette angoisse que la jeune fille peut être amenée à vivre plus ou moins intensément au cours de la construction du néo-vagin. Dès lors que l’état psychique de l’adolescente se trouve débordé par la douleur de la force pénétrante à l’intérieur de son corps, l’interrogation : « est-ce que ça serait comme cela et à ce prix là que je serais une vraie femme ? » risque de l’emporter sur celle : « sans vagin, sans utérus, est-ce que je serais réellement une femme ? ». La fille pourrait ainsi se sentir condamnée à osciller entre le malheur d’être femme et l’inquiétude de ne pas l’être vraiment.

11 Or, c’est aussi la même incertitude chargée de craintes, réactivée chez la mère, qui semble motiver une demande hâtive de l’intervention médicale. L’annonce de la malformation des organes de l’appareil génital de la fille manque rarement de réactiver chez la mère l’angoisse concernant sa propre féminité et l’intégrité de son propre corps interne. Comme on sait, cette angoisse commune aux femmes peut se traduire, pendant la grossesse, par la peur de donner naissance à un enfant difforme ou mal formé. Le corps défectueux de la fille est vécu par la mère comme une preuve tangible et visible de la défectuosité de sa propre intériorité : « même pas capable de faire des filles « comme il faut » ! La psyché maternelle pourrait se trouver ainsi en proie aux angoisses infantiles qui l’attaquent de l’intérieur et qui pour concerner un intérieur invisible, sont difficiles à circonscrire. D’où la réaction défensive qu’on peut observer fréquemment chez certaines mères : la tendance à focaliser ces angoisses concernant son corps interne sur le corps de sa fille qui devient de la sorte l’incarnation de l’inquiétude du narcissisme féminin de la mère. Ainsi tenu pour le lieu visible et assignable de l’atteinte narcissique, le corps féminin « pas comme il faut » nourrit la revendication phallique adressée au pouvoir médical qui est ainsi appelé à le réparer et à la panser.

12 Outre l’angoisse du corps interne, l’agénésie utéro-vaginale implique un autre trouble qui sollicite également la solution narcissique phallique. Le bouleversement narcissique causé par ces défauts des organes génitaux déborde l’ordre de la différence des sexes jusqu’au vertige de la pensée : « sans vagin, sans utérus, ni homme, ni tout à fait femme, un monstre ? ». Cette pensée douloureuse peut saisir la fille comme ses parents. La création du vagin pourrait être proposée et vécue comme une solution à ce défi lancé à l’ordre catégorique, que représente le corps féminin sans organes féminins internes. L’organe médicalement créé permet d’espérer ainsi la qualification d’un vivant qui menace d’y échapper. À une condition : que la réalité organique suffise à faire d’un corps le fondement de l’identité féminine et le garant de la sexualité féminine. Et rien n’est moins sûr.

13 Justement, on peut se demander si ce n’est pas au fond la question de ce qui définit la « nature » féminine que l’invention médicale du vagin fonctionnel est appelée à résoudre et donc, à refermer. Car il y a une autre dimension troublante de la féminité mise en avant par cette clinique et qui montre ce qu’est l’insaisissable de la féminité. Ces jeunes filles dont on annonce que leur corps présente une anomalie ou une absence des organes génitaux internes ne semblent présenter aucun trouble particulier quant à leur identité féminine. C’est que l’on n’attend pas la puberté pour s’éprouver comme garçon ou fille et pour être investi comme tel ou telle. De même, les jeunes filles atteintes du syndrome de Rokitanski ne sont pas forcément moins pensées comme fille même dans l’ignorance de l’absence de leurs organes génitaux internes. Plus : l’investissement psychique de l’intériorité du corps précède voire détermine l’existence et la perception de sa réalité anatomique. Le paradoxe est ainsi que le doute de ne pas être tout à fait une femme s’installe avec le diagnostic qui met en lumière l’intérieur féminin défectueux. L’anomalie se découvre au moment où les signes de l’avènement de la puberté annonciatrice de la sexualité génitale adulte – règles et rapport sexuel avec pénétration – se trouvent absents et défaillants. Dans ce sens, on peut dire que le syndrome est spécifiquement féminin, jusqu’à sa modalité de révélation intimement liée à la nature de l’anatomie féminine, interne et invisible : si c’était un garçon, on l’aurait vu de suite ! Le hiatus est donc double : entre l’apparente féminité et la réalité organique, entre l’investissement psychique du corps féminin et son fondement biologique. Et on ne saurait négliger l’impact de la prise de conscience de ce hiatus entre ce qui se donne à voir et ce qui se découvre à l’intérieur. J’avancerai l’hypothèse que si l’annonce du diagnostic produit un effet de surprise voire de sidération, une grande partie de cet effet traumatique tient à la remise en cause brutale de ce qui fonde la féminité : la confiance faite au corps interne invisible et aux représentations qui l’animent et le soutiennent. On pourrait se demander si le rappel brutal de l’écart entre la perception extérieure et la réalité intérieure ne vient pas réactiver toute l’inquiétude liée à la « nature » incertaine et problématique de la féminité.

14 Cette inquiétude pourrait-elle être apaisée par l’invention d’une néo réalité organique ? Il y a doute, surtout s’agissant d’un organe – le vagin – dont la jouissance relève de son investissement psychique, comme en témoignent en psychanalyse tous les débats autour de l’éveil libidinal infantile du vagin. Ce qui fait la femme c’est moins la réalité biologique et anatomique que son expérience vécue et libidinalement investie. Autrement dit, la féminité est une expérience incarnée. Le corps seul ne suffit pas à faire des organes une intériorité vivante, il faut que pour être perçu, le corps interne nécessite d’être pensé et investi, d’être vécu psychiquement. L’élaboration psychique de la féminité est un long cheminement qui mobilise à la fois les ressources intra-psychiques et inter-psychiques. Pour le coup, la toute relative efficacité symbolique de la solution narcissique phallique peut être une chance en ce sens que la contrainte à penser/panser l’intérieur du corps qu’impose l’absence des organes génitaux internes peut constituer un moteur pour l’émergence du corps libidinal.

LA MÉDECINE MISE À L’ÉPREUVE FACE AU FÉMININ MIS À MAL

15 La jeune fille et ses parents ne sont pas les seuls face à ces enjeux du féminin qui se déploient dans l’enceinte médicale. Il faut également considérer, à la lumière de ces enjeux du féminin, les actes et discours des interlocuteurs médicaux – en particulier, gynécologue et chirurgien. Un organe est un organe. Souvent pointé comme une expression de la science médicale devenue technicienne et déshumanisante, ce principe commande en général la pratique de la médecine moderne depuis deux siècles sous la férule du modèle anatomo-pathologique dont il témoigne. La clinique de l’aplasie utéro-vaginale n’y déroge pas, en apparence : de l’examen constatant l’absence ou la malformation des organes génitaux à la proposition de la construction du vagin fonctionnel en passant l’annonce du syndrome à la jeune fille et à leur famille, la pratique médicale à l’œuvre semble vouloir ne se distinguer en rien de celle en jeu dans n’importe quelle autre clinique de la médecine somatique. Le vagin créé par l’intervention médicale est appelé « fonctionnel ». Manière de souligner que la médecine se borne à la réalité anatomique et biologique du corps, quand bien même elle estime cet organe fondamental à la construction de l’identité et de la sexualité féminines. Bien évidemment, se profile immédiatement la critique justifiée du risque de dé-subjectivation, ou du risque de mécanisation du corps féminin que comporte une telle vision médicale faisant l’impasse sur le corps animé par la vie pulsionnelle.

16 Mais ce n’est pas à la lumière de la classique opposition corps organique/corps pulsionnel que l’on pourrait espérer les meilleurs éclairages des questions mobilisées au cœur du discours et de la pratique médicale à l’œuvre dans la clinique des jeunes filles dépourvues d’organes génitaux internes. Il me paraît plus intéressant de considérer la question du corps sous un angle que cette clinique permet de mettre en relief. À savoir : comment sous couvert de la science médicale objective et à l’aide des prouesses de la technique médicale, la médecine en vient-elle à façonner le corps féminin en y imprimant certaines visions de ce qui définit la femme ? Bien qu’elles s’en réclament pour leur justification, il y a tout lieu de penser que ces visions médicales débordent la réalité biologique. C’est que la médecine ne se borne pas à constater un défaut congénital – des organes génitaux féminins – ni à le réparer, mais intervient dans la construction et de la vision et des modalités d’investissement psychique des organes manquants et réparés voire crées de toute pièce. « Faire un trou » : l’idée implicitement associée à l’acte chirurgical est parfois abruptement formulée par la parole du médecin, au risque d’alimenter une représentation du corps interne féminin, dont l’indigence fantasmatique est à l’égale de la violence psychique qu’elle implique. Mais sans prendre une telle expression brutale, les mots et gestes de la pratique médicale peuvent se révéler déterminants d’autant qu’ils interviennent sur fond d’une relation où la figure du médecin est investie comme artisan de ce qui fait et défait le corps humain.

17 L’idée que la médecine croit en la suffisance de la réalité anatomique nouvellement créée pour construire la nature sexuelle féminine, ne reflète pas simplement une méconnaissance de l’importance du poids de la vie psychique, ni une vision purement mécaniste du corps. Elle repose sur une double source intimement liée : d’une part, l’épistémologie qui considère le corps et la réalité anatomique comme fondement premier de ce qui fait la femme ; à ce titre, elle charrie en son sein toute une vision de la différence homme/femme dans laquelle la biologie tient lieu de support normatif des pratiques médicales (S. Piazza, 2013). Et d’autre part, le geste et le discours des acteurs médicaux portent des empreintes de théories sexuelles de la différence d’autant plus puissamment mobilisée qu’ils sont confrontés au défi d’un corps qui brouille les représentations communes.

18 Il est évident que la médecine n’a pas attendu la clinique des femmes sans organes féminins internes, pour agir sur les représentations et les modalités d’expériences vécus du corps féminin, comme le montrent d’abondants travaux d’historiens (T. Laqueur, 1992 ; Y. Knibihler et C. Fouquet, 1983). Mais la question du rapport de la médecine au corps et à la sexualité féminins nécessite de se renouveler à la mesure des avancées de la technique médicale permettant la fabrique chirurgicale du vagin et la toute récente transplantation de l’utérus (D. Garnault, 2013 ; D. Gardey, 2005), et aussi au regard de la modernité marquée par l’omniprésence des discours médicaux au cœur de la production des savoirs sur le corps (L. Laufer, 2010). Si comme dans les romans policiers, la piste pour s’aventurer en médecine contemporaine animée par le remodelage biologique de l’humain était : « Cherchez la femme » ?

Notes

  • [1]
    En collaboration avec Karinne Gueniche(psychologue-psychanalyste, Hôpital Necker Enfants Malades, Service Endocrinologie et gynécologie pédiatrique) et Nicole Nataf(psychologue-psychanalyste) et à partir des situations cliniques présentées par ces dernières, j’ai mené un travail de réflexion sur les enjeux de la sexualité féminine particulièrement mobilisés par le traumatisme de l’annonce du diagnostic, notamment la problématique du corps interne et le conflit d’ambivalence du lien mère-fille. Ce travail collectif a donné lieu à un article publié dans Bulletin of The Menninger Clinic, mars, 2014. Gueniche, K., Yi, M.-K., Nataf, N ; « And God Created Women : the Link Between Female sexuality and the Mother-Daughter Relationship in Mayer-Rokitansky-Kuster-Hauser syndrome in Adolescents », 78, 1, 57- 68.
  • [2]
    Le MRKH touche 1/4000 à 1/8000 nouveaux-nés de sexe féminin. Dans certains cas, des malformations (squelette, rein) peuvent être associées à l’aplasie utéro-vaginale.
  • [3]
    Voir notamment, TOROK, M. (1964) « La signification de l’« envie du pénis » chez la femme », in CHASSEGUET-SMIRGUEL, J. (dir.) La sexualité féminine. Recherches psychanalytiques nouvelles. Paris : Payot, 181-219. YI, M.-K. (2013). « Trstefalo :umaimagemdarelaçaomäe-filha », Tempo psicanalitico, Rio Janeiro, vol. 45, 2, 367- 381.
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Français

En se fondant sur sa participation à un groupe de travail portant sur la clinique des jeunes filles atteintes de l’agénésie utérine et vaginale, l’auteure propose une analyse du vécu traumatique dont ces jeunes patientes témoignent. L’auteure envisage les modalités à partir desquelles un organe médicalement restauré voire créé peut faire l’objet d’une appropriation subjective au service de l’invention du féminin. Il s’agit alors aussi d’interroger comment la médecine contemporaine prend part à la construction psychique du corps féminin, malgré elle et à la faveur de la vision techno-scientifique qui peut l’infiltrer.

Mots-clés

  • Syndrome Rokitanski (MRKH)
  • Développement physique
  • Utérus
  • féminité
  • Narcissisme

Bibliographie

  • BRUN, D. (dir) (2010) Le statut de la femme dans la médecine : entre corps et psyché. Paris : Edition Etudes freudiennes.
  • FREUD, S. (1932) « De la sexualité féminine ; La féminité » in Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, OCF-P, t. XIX. Paris : PUF, 1995.
  • GARDEY, D. (2005) « Procréation, corps, science et technique », in MARUANI, M. (dir.) Femmes, sexe et genre, l’état des savoirs. Paris : La Découverte.
  • En ligne GARNAULT, D. (2013) « Histoire de ventres : une politique du corps des femmes » in Champ Psy, 2, 64, 53-68.
  • En ligne GUENICHE, K.; YI, M.-K.; NATAF, N. (2014). « And God Created Women ? : The Link Between Female sexuality and the Mother-Daughter Relationship in Mayer-Rokitansky-Kuster-Hauser syndrome in Adolescents », Bulletin of The Ménninger Clinic, 78, 1, 57-68.
  • KNIBIEHLER, Y. et FOUQUET, C. (1983) La femme et les médecins. Analyse historique. Paris : Hachette.
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  • TOROK, M. (1964) « La signification de l’« envie du pénis » chez la femme », in CHASSEGUET-SMIRGUEL, J. (dir.) La sexualité féminine. Recherches psychanalytiques nouvelles. Paris : Payot, 181-219.
  • YI, M.-K. (2013). « Trstefalo : umaimagemdarelaçaomäe-filha », Tempo psicanalitico, Rio Janeiro, vol. 45, 2, 367-381.
Mi-Kyung Yi
Psychologue-psychanalyste, Professeure de Psychopathologie clinique. UFR d’Etudes psychanalytiques, Université Paris Diderot- Paris 7.
Mik.yi@wanadoo.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/08/2016
https://doi.org/10.3917/cpsy2.069.0087
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