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L’école républicaine aux prises avec les mouvances interculturelles

1Au moment de l’ouverture européenne et de la mondialisation, la question de l’éducation interculturelle demeure pour le moins embarrassante; le besoin politique de définir une juste ligne d’action, eu égard à la pluralité culturelle de la société, s’avère plus pressant que jamais.

2Si le terme « interculturel » vit le jour à la fin des années 1970, il renvoyait alors à une perspective pédagogique inédite, supposée favoriser l’intégration des enfants d’immigrés. Sous l’égide de la direction des Écoles, en France, de 1976 à 1982, la pédagogie interculturelle fit l’objet d’expériences pilotes, mais sans qu’aucune instruction concrète pour sa mise en œuvre apparaisse jamais. L’éducation interculturelle était alors comprise dans le sens commun cosmopolite d’une ouverture au « dialogue des cultures », à « la compréhension entre cultures », à la reconnaissance de « la valeur et l’originalité de chacune d’entre elles », à la « compréhension entre communautés » (comme l’indique la recommandation du 25 septembre 1984 du comité des ministres du Conseil de l’Europe sur la « Formation des enseignants à une éducation pour la compréhension interculturelle, notamment dans un contexte de migration »). De telles dispositions, alignées sur les généreux principes du relativisme culturel et du rejet de l’ethnocentrisme, se conformaient aux normes sociales altruistes alors en vigueur et que l’on se proposait de mettre au service de l’intégration des enfants d’immigrés.

3Une telle bonne volonté, non assortie des analyses sociologique et psychosociale qui auraient été préalablement nécessaires, ne se déploya pas sans faire surgir des effets pervers. Elle généra en particulier une lecture stéréotypée de la réalité anthropologique et une imprévoyante apologie de la valorisation de la reconnaissance des « différences », globalement attribuées à des « cultures » que l’on supposait aptes à « dialoguer » entre elles. Une telle vision substantialisante des cultures – dont la dignité était désormais reconnue – pouvait induire la légitimation d’un clivage social redoutable, intercommunautaire, dont les dangers n’apparurent pas dans l’immédiat.

L’objectif « interculturel » : vivre ensemble dans un souci d’équité et de respect de la diversité

4Ces entités, dont on présume qu’elles se rencontrent et que l’on envisage de faire dialoguer en milieu scolaire, que sont-elles, et par l’effet de quelles divisions frontalières se séparent-elles ? Préoccupé par de tels questionnements, vers la fin des années 1980, le Conseil de l’Europe développa à la fois un programme posant l’éducation interculturelle comme dimension permanente de l’éducation publique dans les sociétés européennes et un autre sur les « nouvelles minorités » en Europe.

5Au début des années 1990, une revue fut par ailleurs menée (pour le Conseil supérieur de l’éducation du Québec) des réelles pratiques interculturelles développées dans les systèmes scolaires en pays européens et nord-américains, et montra que toutes se cristallisaient autour de trois objectifs simultanés : dispenser des connaissances relatives à la diversité culturelle qui traverse la société; affirmer et faire prévaloir les valeurs démocratiques ; développer chez les sujets concernés les capacités à vivre ensemble. Partout ces objectifs sont les mêmes, qu’il s’agisse des courants d’éducation interculturelle, multiculturelle, de l’antiracisme, de l’hétérocentrisme égalitariste, de l’éducation à la citoyenneté, à la démocratie… On comprend que le souci d’instaurer à la fois l’égalité sociale et le respect des différences est toujours à l’œuvre dans de telles entreprises, même si leurs priorités ne sont pas toujours les mêmes et si le mode d’articulation des logiques prévues pour leur réalisation varie.

L’expression des particularismes culturels : une place dans l’école française ?

6Pour ce qui concerne la situation française, à dater de 1984, les instances du ministère de l’Éducation se sont distanciées d’une telle perspective, en retirant notamment le terme « interculturel » du discours administratif. En France, l’exclusivité sera désormais donnée au principe républicain d’égalité, et les indications de travail des CEFISEM ne feront plus référence à l’interculturel ; cette désignation est d’ailleurs jugée politiquement inopportune, tout autant que la perspective transformatrice qui l’a sous-tendue.

7Au regard de la situation actuelle, de l’intensification des mouvements de populations et des échanges à l’échelle mondiale, au regard des exigences d’alignement des institutions européennes, comment envisager le traitement de la pluralité culturelle dans l’école française gouvernée par les principes républicains ? Pour examiner sérieusement cette question, il apparaît utile de chercher à comprendre en premier lieu les conditions théoriques de l’avènement de l’interculturel à l’école : l’ambiguïté des notions de « culture » et d’« identité » peut en effet expliquer la confusion qui règne à propos de la « rencontre des cultures » à l’école.

8Car ce ne sont pas des cultures qui se rencontrent, mais bien des acteurs sociaux : des sujets, porteurs et créateurs de culture, chacun vivant la sienne à sa manière, à partir d’un ancrage singulier dans l’histoire de son groupe social – ou plus exactement de ses groupes sociaux d’appartenance et de référence ; chaque sujet faisant à sa façon, au gré des circonstances traversées et des pressions subies, un usage singulier des codes culturels dont il dispose, après les avoir reçus, sélectionnés, interprétés, transformés. Et avant de les transmettre à son tour.

9Si l’école française s’est anciennement donné pour mission de former les populations aux principes de l’égalité sociale et de la démocratie, tout en dispensant une éducation à vocation universelle, sa condition est – comme pour toute production humaine – marquée du sceau de l’histoire et des avatars des conflits sociaux. Elle ne demeure pas insensible à l’accélération des changements et des mouvements de populations, et elle ne peut faire l’économie de la gestion des conflits qui opposent en son sein les défenseurs de valeurs et représentations culturelles contradictoires, voire antagonistes.

Les principes du relativisme culturel à l’épreuve du quotidien

10L’anthropologie a introduit la notion de relativisme, nous apprenant qu’à travers le monde et l’histoire, toutes les cultures sont dignes d’une égale reconnaissance, que toutes méritent d’être considérées en elles-mêmes et pour elles-mêmes, car également valables, nul étalon n’étant apte à fournir à ce propos les moyens d’une quelconque hiérarchisation. Et cependant, dans les contextes des sociétés occidentales, soumises aux principes des droits de l’homme, la perspective de réalisation de certaines valeurs culturelles ne va pas sans faire surgir parfois d’insurmontables problèmes… Ainsi les insuffisances du relativisme culturel sont-elles apparues à l’évidence, mettant en échec toute position d’acceptation de principe qui demeurerait aveugle aux difficultés qu’ont à gérer au quotidien les acteurs aux prises avec l’interculturel. Comment transiger avec le réel, y faire face en restant aligné sur le principe déontologique que préconise le relativisme culture, à savoir la reconnaissance de la diversité des valeurs culturelles et de leur dignité ?

11Alors que les mouvements de populations s’intensifient et s’accélèrent, que les réseaux de communication physique et symbolique se multiplient, s’enchevêtrent jusqu’à tisser un champ d’incessantes interactions à l’échelle planétaire, qu’advient-il des cultures, telles qu’elles furent mises au jour par les anthropologues ? Au regard des dynamiques dans lesquelles les formations sociales se trouvent indissolublement emportées aujourd’hui, il peut sembler que l’existence de telles entités soit définitivement compromise ; tout au moins, on pourrait penser cela si l’on s’en tenait à voir en la culture une substance héritée, figée et fermée. Mais elle ne fut probablement jamais cela, et nulle part au monde… Les cultures, en effet, sont toujours des productions vivantes des acteurs sociaux ; avec eux elles n’ont de cesse de se créer, se développer, se construire et se reconstruire, au gré de l’histoire et de ses turbulences.

Où en sont de nos jours les « cultures » des anthropologues ?

12Si certains anthropologues se sont jadis attachés à localiser les cultures, pour les circonscrire en des aires géographiques dont ils prétendaient extraire la compréhension – pour en déduire aussi les modes de diffusion –, les choses aujourd’hui ne peuvent plus s’analyser de manière aussi réductrice. Car l’ancrage culturel échappe évidemment à l’emprisonnement territorial. Si le territoire physique constitue un incontournable déterminant de la vie sociale, et donc un facteur certain des formations culturelles, la territorialité le déborde largement. Elle échappe au regard de l’observateur extérieur ; avant tout symbolique, elle s’immisce en des espaces étrangers au géographe, se déployant au travers d’un monde partagé, dont les frontières sont mouvantes et bien souvent objectivement insoupçonnables.

13Les cultures, jadis volontiers substantialisées, ont donc fréquemment été assignées aux acteurs sociaux : en se référant aux « origines » de chacun, on distribuait entre les uns et les autres telle ou telle série de caractéristiques, supposées héritées de cultures « d’origine », au titre de propriétés acquises une fois pour toutes et invariables. Ce qui donnait aux « identités culturelles » un statut de quasi-nature. On déduisait ainsi des savoirs sur les cultures supposées des gens, en les suivant à la trace, en quelque sorte, depuis un territoire initial, tout en ignorant les sub-cultures d’appartenances : de classe, de religion, de génération, de clan ou de famille, de profession, et les cultures médiatiques ; autant de systèmes intriqués de représentations et de valeurs, constitutifs du capital des ressources symboliques propres à alimenter les constructions identitaires de chacun.

14En dépit de toutes ces complexités, la culture règle bien la position des êtres au monde et leur existence en général. C’est en deçà des consciences individuelles qu’opèrent les processus par lesquels se réalisent l’alignement des acteurs sociaux et leur conformité aux normes du milieu dans lequel ils évoluent, qu’ils véhiculent depuis leur passé ou qu’ils sont allés emprunter ailleurs. Tout événement, tout stimulus provenant du monde ou du sujet lui-même est saisi par le sujet, pour être aussitôt intégré dans un réseau de références, pour s’envelopper de sens, ce qui permet de décider de la conduite à tenir dans la situation dans laquelle on se trouve. Et ce, à chaque instant de la vie, dans toutes les situations traversées. C’est ainsi que le « modèle culturel » intériorisé (il faut entendre par là le système des modèles intriqués, puisqu’il n’est plus question d’imaginer l’existence d’entités continues et closes) amène à privilégier telle ou telle configuration de significations préférentiellement aux autres, le prédisposant à appréhender les choses et à y réagir d’une manière bien déterminée. La part de liberté et d’improvisation individuelle est ainsi infiniment réduite. De sorte que la culture perdure et se transforme : elle est sans cesse reprise et entretenue par l’activité signifiante de sujets en interactions, dans un même réseau collectif vivant. Il s’agit d’une activité intersubjective, reformulant incessamment les déterminations « naturelles » en un ordre symbolique partagé ; mais s’il s’agit bien d’un partage, il n’est plus guère question d’en circonscrire les opérations en des espaces physiques identifiables.

L’« identité culturelle », sens de l’acteur et adaptation au monde

15Dans la vie sociale et dans les médias, la notion d’identité culturelle a fait l’objet de toutes sortes d’usages, sans qu’aucune élaboration conceptuelle n’ait jamais été véritablement disponible pour éviter les dérives. Aujourd’hui, les sciences cognitives et sociales se réfèrent à des identités qui ne se confondent pas avec les cristallisations que l’on s’est longtemps employé à inventorier, à décrire et éventuellement à hiérarchiser. Ni la culture ni l’identité ne peuvent être confondues avec des totalités continues, stables et simplement transmissibles, tel un héritage patrimonial. Il s’agit de phénomènes complexes, dynamiques, dépendant à la fois de la créativité des acteurs sociaux, de leur ancrage historique et des circonstances de leurs rencontres. Qu’elles soient territoriales, religieuses, nationales, ethniques…, on sait aujourd’hui comment les identités suscitent les plus forts engagements, les plus mortels combats : parce qu’il s’agit toujours, pour les acteurs qui les brandissent, de donner un sens à leur être, individuel ou collectif, ou de le défendre, en soulignant des frontières aptes à ériger l’altérité en étrangeté.

16Aborder la question de l’identité culturelle, ce n’est pas simplement reconnaître que tel individu provient d’une certaine région du monde, et qu’il est à ce titre doté d’un équipement culturel standard le prédisposant à déployer un ensemble de conduites connues et prévisibles. L’identité recouvre au contraire un ensemble de processus complexes, singuliers, par lesquels l’acteur donne sens à son être : en reliant, de manière dialectique (par intégration des contraires), tout un ensemble d’éléments initialement hétéroclites, jusqu’à ce qu’ils s’érigent en une totalité signifiante et instrumentale qui peut procurer un sentiment d’identité au sujet. La fonction identitaire permet en effet à chacun de relier le passé, le présent et l’avenir, en permettant de se reconnaître le même à travers son histoire en dépit des évidents changements. Elle permet aussi d’introduire de l’unité entre des séries distinctes : ce que le sujet est de fait, ce qu’il aspire à être et ce que les prescriptions sociales l’incitent à être. C’est très largement au moyen d’opérations de comparaisons sociales que l’individu développe ses formations identitaires. En recherchant la similitude avec des membres de divers groupes sociaux – groupes qui peuvent être d’appartenance réelle ou de référence, c’est-à-dire positivement représentés à ses yeux –, il s’approprie les caractéristiques qui vont lui permettre de se définir; ainsi réalise-t-il son identification. En recherchant la différence qui le sépare, d’une part des membres des groupes dans lesquels il ne peut ou ne veut pas se reconnaître, d’autre part des individus qui partagent ses propres appartenances groupales, il établit une différenciation à partir de quoi il voit se dessiner son identité, à la fois collective et individuelle.

Construire son identité, une affaire de ressources et de stratégies

17La réflexion sur la dynamique de l’identité culturelle doit donc nécessairement être menée sous un double aspect : celui des ressources mobilisables pour sa construction et celui des stratégies susceptibles de se déployer à chaque instrumentalisation de cette formation, au service des luttes sociales. Comprendre les dynamiques identitaires, c’est penser les acteurs sociaux dans leur histoire, singulière et collective ; c’est décoder leur mode d’inscription dans la situation sociale dans laquelle ils évoluent : leur position dans la hiérarchie des rapports sociaux, dans les circonstances traversées et les perspectives à venir.

18La prise en compte des dynamiques identitaires exige donc le recours à l’histoiredes groupes sociaux. Les identités collectives, en effet, ne surgissent pas au hasard, dans un vide social ; pas plus qu’elles ne seraient transmises, selon une quasi-hérédité ou un legs, par des communautés d’origine. Ces formations – non réductibles à des contenus représentationnels figés et/ou à des habitus réifiés – se construisent et se déconstruisent incessamment, au moyen de diverses stratégies, et le plus souvent, selon les exigences situationnelles et les contraintes sociopolitiques actuelles. C’est ainsi que les identités émergent et se proclament préférentiellement là où certaines circonstances rendent l’ethnicité saillante. C’est le cas lorsque les institutions et les rapports de domination tiennent un rôle prépondérant, générant inégalités et conflits sociaux. Quand les positions des parties en présence sont objectivement bloquées, les repositionnements des uns et des autres apparemment impossibles, les identités se figent, transformant la situation en un système conflictuel de rapports entre groupes où s’affrontent « Nous » et « Eux ».

Ne pas confondre « identité culturelle » et « ethnicité »

19Ce n’est pas un simple état conjoncturel de pluralisme culturel qui a fait naître les préoccupations interculturelles à l’école. Celles-ci s’avèrent cruciales à chaque fois qu’il faut faire face à certains processus ethniques, menaçants pour l’équilibre d’une société fondée sur des principes démocratiques et égalitaires. L’école républicaine, qui prétend former de futurs citoyens dans une perspective d’éducation universaliste, ne peut demeurer dans l’ignorance de mécanismesqui stigmatisent son fonctionnement au quotidien et laminent ses objectifs. À ce propos, sans être suffisant, le recours aux sciences cognitives peut être d’un grand secours. La psychologie révèle en effet comment, au cours de toute perception sociale, la stéréotypie et la discriminationopèrent invariablement : en opposant un « Nous » (rendu excessivement homogène par un effet d’assimilation des divers éléments qui le composent, et qui englobent le sujet) et un « Eux » (ne comprenant pas le sujet, mais totalisé selon le même procédé que précédemment et mis à distance du « Nous » par un effet simultané de contraste). Lorsqu’ils s’appliquent à des situations de rencontre entre groupes étrangers – quand les individus se croient respectivement dotés d’origines partagées, d’une commune nature, d’un même destin supranaturel, etc. –, de tels processus font immanquablement surgir des frontières ethniques. La catégorisation ethnique marque alors son ordre fracturant dans la vie sociale, éprouvant sa cohésion et la démocratie.

20En société hétérogène et stratifiée, de tels mécanismes sévissent inexorablement, quelles que soient les valeurs et les pratiques culturelles des populations en présence. Que les cultures rallient ou non les individus concernés, les processus ethniques les divisent. Une fois que le travail de l’imaginaire collectif a naturalisé l’ethnicité et balisé ses frontières, les séries culturelles propres à illustrer et/ou à justifier les divisions sont convoquées. Les traits culturels en eux-mêmes ne sont pas cause de fracture sociale : l’histoire l’a fréquemment montré, un même univers culturel peut comprendre plusieurs groupes « ethniques » distincts, et une même « ethnie » peut se distribuer parmi des univers culturellement distincts. Mais lorsque les conflits se font jour entre des groupes historiquement construits, leurs caractéristiques culturelles respectives alimentent divers argumentaires en faveur de leur séparation, de l’exclusion, voire du génocide ; alors qu’en d’autres temps les mêmes populations avaient pu partager pacifiquement un destin commun, non-obstant la diversité des pratiques quotidiennes, des religions, etc.

21Ainsi donc, dans les turbulences du monde contemporain où les transformations et les mouvements de population sont incessants, l’inscription dans la réalité sociale des uns et des autres est rien moins qu’une appartenance « naturelle ». Si l’ancrage de chacun procède d’une réalité socio-historique partiellement identifiable, la part du mythe fondateur du groupe d’« origine » intervient tout autant pour que s’érigent diversité et particularismes. Les constructions identitaires fondées sur le thème de l’authenticité et d’un retour aux origines n’ont notamment rien à voir avec des formations qui auraient pu réellement exister par le passé, où que ce soit dans le monde.

Édifier une culture de valeurs et représentations partagées…

22Aujourd’hui les sociétés démocratiques modernes sont concernées par la montée du communautarisme, l’affirmation, parfois tapageuse et plus ou moins dramatique sur la scène politique, des appartenances des uns et des autres. Les revendications identitaires, autrefois reléguées dans l’espace privé, s’expriment maintenant fréquemment sur la scène publique, prétendant à la légitimité en des espaces jusque-là protégés de tels phénomènes. C’est ce qui se passe à l’école. L’ethnicisation des conduites et des discours s’y immisce, ébranlant les principes laïcs et menaçant la vocation de l’éducation à l’universel. Les agents des systèmes scolaires s’efforcent massivement d’inculquer aux élèves des valeurs démocratiques, de les informer sur la question du pluralisme ethnoculturel et de développer leurs capacités à vivre ensemble dans l’harmonie et la perspective d’une société plus équitable. Mais la tâche est ardue ; elle exige que l’on réfléchisse communément aux possibilités de développer des valeurs aptes à rallier les acteurs sociaux par-delà les particularités culturelles qui opposent les identités distinctives. C’est seulement à cette condition que l’on pourra espérer développer une école fidèle à la fois à l’universalité de ses objectifs et au respect des particularismes.

23Les partisans de la hiérarchisation des cultures eux-mêmes sont issus de la culture qu’ils estiment la mieux positionnée dans l’échelle du classement ; ou tout au moins, ils aspirent à s’y assimiler. Ainsi se pensent-ils alignés sur les valeurs et normes culturelles les plus avancées et les meilleures du monde. Il se trouve que ces valeurs et normes peuvent comprendre la reconnaissance de l’altérité et son respect, c’est-à-dire le principe d’un « relativisme de tolérance ». Si l’on considère autrui comme une fin en soi, comme le recommande E. Kant, c’est-à-dire que l’on reconnaît en lui un sujet et non un moyen de réaliser nos propres objectifs (dans ce cas, on l’instrumentalise), on peut se montrer complaisant envers les expressions des cultures estimées les moins développées. Une telle attitude procède d’un humanisme qui peut être généreux, paternaliste, voire soucieux d’éviter l’ethnocentrisme. Il peut en effet ne pas tenter de rallier les populations aux valeurs dominantes et ne pas chercher non plus à les leur imposer d’une quelconque manière. Une telle attitude diffère d’une autre forme de relativisme : lorsqu’on considère comme tout à fait impossible de démontrer rationnellement la supériorité de tel ou tel élément culturel, comparativement à d’autres, et lorsqu’on estime impossible la hiérarchisation des cultures, ce que Camilleri qualifiait de « relativisme de légitimation ». Dans cette optique, en effet, les contenus de cultures sont uniformément légitimes.

24Ce n’est pourtant pas parce qu’on reconnaît aux contenus des différentes cultures une légitimité de principe que tous sont réalisables n’importe comment et dans n’importe quel contexte social, loin s’en faut… À ce propos, les agents de l’interculturel connaissent bien les contradictions et les conflits qui surgissent quand au quotidien on veille à la correcte utilisation des principes du relativisme.

Contenus de culture et droits de l’homme

25Si tous les contenus de culture sont également acceptables et s’ils peuvent être mis sur le même plan dans la vie sociale, qu’advient-il de l’actuelle thèse du primat des droits de l’homme ? La question de l’existence des valeurs universelles ou universalisables resurgit donc. C’est, en principe, pour mettre un terme au viol de valeurs jugées universelles que se justifient les interventions internationales. On prétend ainsi enrayer des massacres, des génocides, l’impossibilité pour les populations d’accéder à la nourriture, aux soins les plus élémentaires, etc. Autrement dit, ces interventions visent des situations condamnables, qui ne relèvent pas précisément des valeurs culturelles des groupes sociaux concernés : en temps « normal », au sein de ces groupes, les valeurs auraient certainement permis de définir de telles situations comme délictueuses. Il semble bien que les valeurs convoquées dans ces circonstances soient des valeurs universelles de fait. Elles légitiment en l’occurrence un droit d’ingérence, limité à l’intérieur d’un cadre international soigneusement mis au point, pour éviter des dérives de ce genre d’actions. Saisies dans leur ensemble, ces valeurs (universelles de fait) apparaissent fonctionnelles, puisqu’elles sont indispensables à la survie des groupes ; elles concernent le respect codifié de la vie des individus et ce qui permet de la perpétuer, le respect des engagements, le refus de la tromperie, etc.

26Diverses pratiques anciennes s’avèrent toutefois particulièrement inacceptables au regard de l’observateur extérieur. On estime ces pratiques particulièrement empreintes de cruauté, de barbarie, et cependant elles perdurent sans attenter à la survie du groupe. C’est le cas, par exemple, avec certains marquages identitaires des corps – notamment les marquages sexuels et les mutilations génitales féminines, les supplices accompagnant les initiations rituelles, etc. De telles pratiques, saturées d’une signification de nécessité symbolique, visent à actualiser certaines valeurs emblématiques essentielles à la survie des identités collectives. Il s’agit là de prescriptions culturelles, la survie de la culture du groupe étant en cause. Tant que la culture est vivante, ses conditions environnementales étant suffisamment préservées, de telles prescriptions sont non seulement acceptées par les membres de la collectivité mais vénérées le plus souvent. En dépit de la violence des contraintes subies, ceux qui en sont les victimes (du point de vue de l’observateur extérieur) y souscrivent eux-mêmes, faute de quoi ils encourent le risque du bannissement. Or les exigences de l’affiliation au groupe sont bien plus puissantes que les soucis de sauvegarde individuelle. Dans la mesure où les membres de la collectivité sont en communion avec leur culture, ils s’identifient au groupe auquel ils accordent le primat, dans des conditions précisément instituées, bien connues de tous et intériorisées, comme l’ont observé les anthropologues.

27Traiter de ces phénomènes en termes d’aliénation n’apparaît pourtant pas pertinent : cela relève de l’ethnocentrisme. Si les acteurs sociaux cessent d’être satisfaits de leurs valeurs culturelles, c’est à eux qu’il revient d’en changer, en ayant l’initiative du bouleversement des significations qui les gouvernent. Lorsque des agents extérieurs qui agissent à leur convenance en ont l’initiative, la figure de l’impérialisme culturel réapparaît, rationalisée dans la conviction de ceux qui se croient chargés de la fameuse mission civilisatrice universelle.

Gérer les catégorisations et valeurs en œuvre à l’école : un travail d’expert

28Gérer les catégorisations et valeurs en œuvre à l’école exige des agents des systèmes scolaires des capacités spécifiques. En plus d’être dotés d’une nécessaire sensibilité au relativisme anthropologique, ils doivent pouvoir comprendre les traitements sociocognitifs des différences par lesquelles s’érige la fracture sociale, la stigmatisation des populations auxquelles on assigne une insoutenable part d’étrangeté. Il apparaît ici pertinent de recourir aux concepts de la psychologie : pour mettre au jour, expliquer et prévenir les nuisances qui au quotidien sont infligées à Autrui au cours des relations sociales ordinaires. Les savoirs de la psychologie cognitive permettent d’expliquer comment les choses se passent dans la vie sociale, en société hétérogène et stratifiée. Il est nécessaire de comprendre ce qui se passe avec l’« étranger » lors du traitement spécifique de sa différence, l’usage de la catégorie ontologique que constitue la « race » s’érigeant en ultime naturalisation d’une différence socialement construite à des fins d’exclusion sociale. Si les manifestations du racisme ont été comprises et condamnées en tant que regrettables accidents de l’histoire, la condamnation de principe du racisme est bien loin de suffire pour enrayer les mécanismes nocifs qui demeurent sans cesse prêts à sévir sous de multiples visages.

Faire face à de nouvelles mobilisations identitaires

29Dans son histoire, l’éducation interculturelle s’inscrit à la fois sous le sceau de l’idéologie multiculturelle de l’UNESCO et de l’interculturalisme, fondée sur le principe du relativisme anthropologique. Il s’agit avant tout de condamner l’ethnocentrisme sous toutes ses formes et ce qui risque de conduire à la hiérarchisation des cultures. Engager une réflexion sur les modes de traitement de la diversité culturelle au moment de l’ouverture des frontières européennes, c’est cependant chercher à solutionner de réels problèmes sociaux : d’appartenance, de mobilité, d’insertion, d’exclusion. C’est s’engager à faire face au surgissement de nouvelles identités collectives, originales, avec la redéfinition des statuts et des rôles dans tous les secteurs d’activité et d’expression de l’unification européenne. On pourrait en théorie s’attendre à voir apparaître un processus historique inédit : comprenant à la fois l’affaiblissement des liens à la nation et l’affirmation croissante d’appartenance à l’Europe. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Lorsqu’une appartenance se fait jour, elle se dessine avec l’implacable mécanisme précédemment décrit, différenciant « Nous » d’« Eux » au moyen de toutes sortes d’oppositions symboliques. Dans les pays européens, spécialement en France, étant donné le statut des immigrés, la probabilité s’accroît pour qu’un « Nous » dominant rassemble les populations de souche européenne et anciennement installées sur le territoire, tout en renforçant l’étrangeté des autres : d’« Eux », plus récemment arrivés et venus de plus loin, en particulier des pays anciennement colonisés par la France (Maghreb et/ou Afrique noire). D’un point de vue juridique et culturel, il n’est guère pensable que l’insertion des uns s’accélère pour mieux faciliter l’exclusion des autres ; mais il est à craindre que certains agents du système économique contournent les protections juridiques unifiées par le droit européen pour exploiter la main-d’œuvre la moins coûteuse et la moins protégée.

30Or, cela est connu, les phénomènes d’appartenance s’articulent avant tout aux pratiques économiques. Les productions identitaires répondent à des contraintes caractérisées de stratification sociale. Les liens que les immigrés en France entretiennent avec le pays dont ils proviennent dépendent largement des conditions concrètes de leur insertion dans la communauté européenne. Ce qui explique la montée sélective des revendications d’appartenances multiples parmi les populations d’origine non européenne. Pour peu qu’elles perdurent, de telles revendications sont propres à creuser l’écart entre les identités officiellement définies dans le cadre de la communauté européenne, d’une part, et celles qui sont vécues et revendiquées par les acteurs sociaux, d’autre part. Dans ces circonstances, des réseaux d’identités transnationales s’instaurent, se développant d’autant plus facilement que les contrôles frontaliers s’abolissent. C’est tout particulièrement le cas lorsque les groupes se caractérisent à la fois par un faible enracinement territorial et une solide cohésion sociale. On peut aussi s’attendre à ce que des mobilisations identitaires inédites se fassent jour : sous l’effet du développement accéléré des techniques de communication, de la mondialisation des échanges et des incessantes turbulences des populations.

Reconnaître la diversité, mais pour quelle démocratie ?

31La reconnaissance d’autrui en tant que fin et non moyen, conformément à ce que préconise Kant, se réalise dans la forme de l’autonomie des consciences. Or le principe kantien est précisément celui qui fonde la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen des révolutionnaires français de 1789. Si l’on s’en remet aux observations des anthropologues, il apparaît que les Occidentaux contemporains ne sont pas les seuls à avoir érigé l’altérité comme ultime mode de reconnaissance d’Autrui et de sa position de sujet. Bien que n’étant pas toujours explicité, il se pourrait même qu’un tel principe soit identifiable à travers l’ensemble des cultures connues. Si, la plupart du temps, un tel principe n’a pas pu déboucher sur le catalogue des droits de l’homme tels qu’ils furent énoncés en Europe, ce peut être en raison de l’absence, dans les sociétés non occidentales, d’une représentation individualiste du sujet. Lorsque le sujet individuel fusionne au sein du collectif, il ne se perçoit pas personnellement comme acteur et reconnaît indiscutablement au groupe le pouvoir d’assigner à chacun ses droits et ses devoirs. Or il s’avère que ces droits et ces devoirs collectivement prescrits à travers les diverses sociétés connues recoupent régulièrement les nôtres, tout au moins en ce qui concerne l’autonomie de conscience des sujets et les valeurs fonctionnelles.

32La question resurgit, de savoir comment s’y prendre pour éviter les pièges de l’ethnocentrisme, quand on participe à un système démocratique inspiré du Siècle des lumières et qui se soucie du respect des droits de l’homme…

33Un tel système suppose la participation de chaque individu, en tant qu’entité à qui l’on reconnaît le droit de véhiculer et d’exprimer des opinions et des croyances, aussi variées que possible. Une telle formule de démocratie, que l’on peut qualifier de démocratie de participation critique, offre naturellement le tableau d’une grande diversité de représentationsvaleurs. En libre circulation dans le corps social, ces représentations et ces valeurs peuvent se diversifier jusqu’à l’exacerbation, la dispersion et les conflits.

34Avant l’apparition de la démocratie de participation critique, qui valorise l’autonomie des consciences individuelles dans les sociétés modernes, de longue date on connaissait dans les sociétés non occidentales – à l’abri des turbulences environnementales accélérées et de la circulation mondiale des modèles culturels – une autre forme de démocratie : « la démocratie d’identification collective ou communautaire », fondée sur le principe de l’acquiescement général qui pouvait être plus ou moins implicite. Tant que l’acquiescement apparemment perdure, un tel système semble légitime. Les influences extérieures, notamment médiatiques, viennent toutefois compliquer les choses : sous l’effet de pressions diverses, le consensus peut se rompre. En milieu prétendument homogène, les contestations isolées ne sont pas sans danger ; le recours à la voie anonyme et quantifiable du vote démocratique, dans ces circonstances, présente des avantages. Mais les pouvoirs en place ne sont pas toujours disposés à prendre le risque de reconnaître les éventuelles ruptures de consensus ; ils s’emploient volontiers à occulter la diversité des représentations et des valeurs qui traversent le corps social, ils la jugulent le cas échéant par la force, s’érigeant en systèmes totalitaires par-delà certaines proclamations de démocraties communautaristes.

35Ce n’est pas faire preuve d’ethnocentrisme occidental que de mettre en cause la légitimité de ce genre de formations politiques : elles se réclament abusivement d’une démocratie communautaire lorsque celle-ci n’existe pas ou n’existe plus, lorsque l’identification collective s’est brisée ou n’a peut-être même jamais existé. En milieu social hétérogène, comme c’est le cas dans notre société, soumise à un incessant brassage de populations, dont les immigrés issus de milieux traditionnels, la diversité atteint son paroxysme. Les acteurs sociaux sont inégalement préparés à assumer la notion de citoyenneté, que subsume le modèle de participation critique.

Un monde en coconstruction où l’Autre est une fin et non un moyen

36Le respect du principe selon lequel l’Autre mérite d’être considéré comme une fin et non d’être réduit à un simple moyen est rien moins que naturel ; il exige un entraînement répété, un long et délicat apprentissage, probablement une vigilance et une autoformation permanentes… Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de travaillercette question. Le respect de ce principe exige une incessante quête de reconnaissance, à travers le réel, des indicateurs de valeurs partageables : au sein de la société dans laquelle on évolue et plus généralement dans le monde. Il s’agit de chercher à articuler ces éléments en des thèmes universels, effectifs et éventuels, en ce qui est susceptible de les transcender. Mais il est avant tout nécessaire et obligatoire de travailler sur soi et sur ses propres réactions face à tout ce qui est perçu – ou construit – en termes de « diversité ».

37Or la vie sociale est marquée de multiples facteurs d’hétérogénéité. Les mécanismes précédemment décrits, d’assimilation et de contraste, surgissent donc sans cesse : la condition « minimale » de leur apparition est le simple découpage de l’ensemble de la population en endogroupes opposés à des exogroupes, sur la base de différences réelles ou imaginaires. Les oppositions peuvent être occasionnelles – elles résultent, par exemple, de circonstances compétitives entre les groupes – ou structurelles – elles sont des organisatrices des luttes entre classes sociales, entre hommes et femmes, entre populations urbaines et rurales…

L’étranger, un être falsifié

38À travers les frontières nationales, les mécanismes de la catégorisation sociale dessinent les contours particuliers des individus perçus hors de la société. Le traitement de l’étranger présente une double spécificité : c’est un être différent, et sa différence est volontiers naturalisée. Dès lors qu’il opère une dichotomie entre son groupe d’appartenance et les groupes extérieurs (auxquels il n’appartient pas), le sujet produit de l’étrangeté : en opposant ce qui est interne à ce qui est externe ; ce qui procède du « Nous » et ce qui mérite d’en être expulsé, rejeté vers « Eux ». La construction de l’étranger est donc fondamentalement relative à la fois au champ dans lequel se situe le sujet et aux critères qui lui permettent de se différencier de ce qui n’est pas le Soi.

39Dans l’usage qui en est fait ordinairement, ce n’est pourtant pas au réseau des affiliations groupages dans son ensemble que le mot « étranger » renvoie. Il suggère préférentiellement l’un de ces groupes d’affiliation : le groupe d’appartenance nationale. Tous les membres de la nation sont des compatriotes : qu’ils soient d’un sexe ou de l’autre, qu’ils soient issus d’un horizon géographique ou d’un autre et quelle que soit leur position socioprofessionnelle ; être membre de la nation différencie irréductiblement les compatriotes de ceux qui ne le sont pas : les étrangers. Le fossé qui sépare les nationaux des étrangers est si profond que toutes les différences interindividuelles semblent être balayées à la seule évocation de la différence d’appartenance nationale. Une telle conduite drastique ne fait cependant que réaliser, une fois de plus, les mécanismes d’assimilation et de contraste qu’ont dégagés les cognitivistes.

« Race », « ethnie », « nation »… De redoutables solidarités

40Avec la notion d’« étranger » surgissent immédiatement les questions conceptuelles de la race, de l’ethnie, de la nation…, lourdement investies par les acteurs sociaux. Ces questions renvoient à des solidarités groupales particulières : celles que produisent la similitude anthropologique, le partage, réel ou imaginaire, d’un ancrage historique et d’un destin sociopolitique.

41Si dans les conduites discriminatoires l’appartenance nationale l’emporte sur toute autre, il convient de s’interroger sur ce qu’est une « nation ». Comme E. Renan l’observait en 1887, à propos de la brûlante question de l’Alsace-Lorraine, la nation résulte d’un plébiscite de tous les jours et non d’une attribution quelconque ou d’un héritage qui s’interposerait à l’acteur social, telle une fatalité. Nul critère objectif d’appartenance nationale – se confondant avec des facteurs ethnographiques, géographiques, linguistiques – ne peut s’imposer. Alors que le désir, la volonté, le consentement à partager un même destin dans le cadre national (au prix éventuellement du sacrifice pour la patrie) sont des critères qui, eux, s’imposent. Le sentiment d’appartenance nationale, qui dans les moments paroxystiques se décrypte en termes d’amour de la patrie, se fonde sur le sentiment de partage d’une même histoire. Il renvoie à des deuils, des souffrances vécus communément. Il s’agit de l’histoire d’un peuple, non réelle mais incessamment reconstruite, et fondée sur l’oubli et l’erreur. Car la mémoire fondatrice de l’unité nationale repose sur l’oubli des conditions de cette production : sur le déni de la violence, de l’arbitrage originel et de la multiplicité des origines ethniques. L’édification de la nation est un phénomène rien moins que naturel. Ce sont des faits contingents, des divisions artificielles et le hasard des conquêtes qui sous-tendent la formation de la nation. Celle-ci n’est pas plus comprise dans des frontières géographiques naturelles qu’elle ne se confond avec des populations qui seraient apparentées par la race et/ou le partage linguistique.

42Pour ce qui est de la question ethnique, en se référant à Weber, on peut affirmer qu’il n’existe nul critère objectif, en termes de traits par exemple, qui pourrait fournir les moyens de définir une appartenance ethnique. Car la source de l’ethnicité est précisément à rechercher dans l’activité collective de production, d’entretien et d’approfondissement de différences, dont le poids objectif ne peut s’évaluer indépendamment de la signification situationnelle et relationnelle que leur attribuent les acteurs sociaux. C’est donc à partir de la différence perçue et de son traitement, voire à partir des modalités de la construction de cette différence, que se dessine l’identité ethnique. Les frontières ethniques sont des cristallisations collectives autour du nécessaire traitement de la différence par les acteurs sociaux.

43Précédant la naissance de la nation, des entités anciennes, tels le clan ou la tribu, assuraient la médiation entre l’individu et le monde, contrôlant les expressions des besoins, des aspirations et des intérêts des uns et des autres, remplissant la fonction de « totalisation » groupale, puisque de telles entités sociales se posaient comme autosuffisantes. Dans de telles formations, une organisation apparaît qui construit, pour-rait-on dire, le besoin que chacun a des autres, « le monnaye, explique Camilleri, en un réseau d’échanges, de services et, corrélativement, de dettes. C’est pourquoi groupes et individus se perçoivent comme encastrés dans ce “surgroupe” dont la réalité se prolonge et s’approfondit à d’autres niveaux, de plus en plus symboliques à mesure qu’ils deviennent moins instrumentaux, et qui parachèvent l’entité globalisante ».

Comment traiter ces étrangers de chez nous et d’ailleurs…

44Ainsi les possibles conflits intranationaux sont-ils vécus à l’intérieur d’un « Nous » englobant, propre à les relativiser tant que les sujets éprouvent sa présence. Dans ces circonstances, la division des solidarités souterraines n’occasionne pas de fracture nationale. Il peut en être ainsi tant que des objectifs communs rallient la totalité des sous-groupes de compatriotes. Les différences sont domestiquées au service d’intérêts « supra-ordonnés », de nature à modérer l’habituelle dynamique de leur approfondissement et de leur péjoration. Ainsi dans la cohabitation au sein du groupe national, l’extériorité de l’étranger est-elle en quelque sorte jugulée. La différence est alors ambiguë et l’étranger ne se transforme pas nécessairement en cible de projection de tout ce qui est mauvais. Pour peu qu’il déborde des frontières nationales, il en va tout autrement. Dans ce cas l’étranger ne bénéficie plus de la totalisation bienfaitrice du « Nous ». La logique de la péjoration risque aussitôt de le transformer en support des projections malfaisantes. Absorbé dans l’ensemble indifférencié des « Eux », il est affligé du « mauvais » par contraste au « bon » qui reste attaché à « Nous ».

45Par une sorte d’« effet de territoire », lorsqu’il est confronté à un étranger, le national ressent volontiers la supériorité que lui confère le sentiment de demeurer chez soi. Une telle position semble l’autoriser à exiger de l’autre tout le déploiement des efforts nécessaires à l’adaptation et à la communication. Au fur et à mesure que s’accroît la distance hiérarchique entre l’étranger et l’autochtone, la méconnaissance passive de l’étranger, résultant de son ignorance, se transforme en sa méconnaissance active, en son déni.

46Il est moins coûteux de ne pas reconnaître l’autre, porteur d’un code culturel inconnu, que de procéder à la restructuration d’ensemble des outils représentationnels qui pourraient permettre d’en assurer la saisie spécifique et la compréhension singulière. Le bouclier protecteur de l’égocentrisme s’érige en stratégie économique pour faire face à l’étranger, et cette stratégie est d’autant plus efficace qu’elle s’assortit de la péjoration des différences perçues. La stigmatisation de l’étranger présente l’avantage de légitimer l’ignorance dans laquelle on le tient. Cet inconnu, marqué de caractéristiques négatives, mérite-t-il que l’on se donne la peine de le découvrir ? Lui, en revanche, il gagnerait sans doute à se transformer dans le sens du monde qui l’« accueille », éminemment meilleur que celui d’où il vient.

47On ne laisse d’ailleurs guère de choix à l’étranger. Il lui est plus ou moins implicitement recommandé de réduire ses différences – tout au moins certaines d’entre elles – et s’il répugne à s’assimiler, il est contraint de développer des stratégies et des formations identitaires propres à assurer la réduction de la dissonance que son étrangeté fait surgir. S’il s’avère dépourvu des moyens intellectuels (psychiques en général) nécessaires à ces opérations, il s’enlise dans des crises pénibles auxquelles les nationaux demeurent insensibles.

L’essentialisation des différences : une pratique sans cesse recommencée

48Les sciences sociales refusent aujourd’hui d’accorder à la « race » de l’anthropologie physique une incidence causale sur les comportements. Elles reconnaissent cependant aux caractères physiques une réalité en tant que source de perception des différences. Ainsi la race acquiert-elle le statut d’une construction sociale. L’usage du mot « race » suscite le malaise, car il est enveloppé d’une connotation biologisante ; il s’associe à une conception naturaliste et déterministe des rapports humains que les sciences sociales n’acceptent pas. Cependant, la catégorisation sociale en termes de « races » humaines existe bien. Elle représente une situation au cours de laquelle la négativité attribuée à autrui est réifiée en un état de nature qui déterminerait inexorablement les êtres et leurs productions sociales.

49La transformation de la catégorie « race » en une nature assignée à autrui – où il se trouve enfermé et qui sert à expliquer ses faits et gestes, plus généralement sa négativité – démarre spontanément avec les comparaisons sociales, qui permettent à l’individu d’augmenter sa valeur propre en accroissant simultanément la valorisation du groupe d’appartenance et la dévalorisation des groupes étrangers. En transformant les caractéristiques des uns et des autres en des « natures » distinctes, l’opération de réification, particulièrement nocive, garantit une fois pour toutes la distribution inéquitable de la valeur au profit du groupe d’appartenance et au détriment des groupes étrangers.

50La démarche conduisant à l’ontologisation de la race se déroule selon la succession d’étapes suivantes : dans un premier temps, diverses caractéristiques permettant de distinguer certaines personnes humaines parmi d’autres sont reconnues (sans être nécessairement liées à un état de nature). Il en est ainsi pour de nombreuses configurations d’ordre psychologique (représentations, attitudes, habitudes, comportements, etc.) que l’on peut rapporter à des « cultures », en tant qu’elles sont installées par le social et qu’elles sont plastiques (capables de se faire et de se défaire à travers l’espace et le temps).

51Parmi l’ensemble des caractéristiques visibles susceptibles de servir de support à une telle différentiation catégorielle, certaines s’attachent aux individus de manière stable et irréversible. C’est le cas, par exemple, des particularités physiologiques qui fondent la différence des genres (déterminant des différences jusqu’alors clairement spécifiables au niveau des comportements physiques des hommes et des femmes). Si l’on considère l’aspect correctement circonscrit des déterminations biologiques sexuées, il est légitime, dans ce cas précis, d’invoquer la nature masculine d’une part, féminine d’autre part. Rien, cependant, ne permet de prouver que de telles déterminations biologiques sexuées interviennent sur l’orientation de la vie psychique des personnes des deux sexes. La reconnaissance de l’existence de tel ou tel élément « naturel », apte à fonder une distinction parmi un ensemble d’individus, n’autorise pas à généraliser cette distinction à la totalité des êtres qui font l’objet du traitement classificatoire. De surcroît, que les facteurs de distinction soient limités ou structurés en des configurations qui paraissent commander l’ensemble des organismes humains, rien n’autorise, du point de vue de la science, à les rattacher à une éventuelle distribution inégalitaire des valeurs.

52Le racisme peut être pris en défaut sur la totalité des points précédemment définis. On sait désormais que le projet, anciennement développé par les premiers anthropologues, d’édifier une « raciologie scientifique » a été voué à l’échec. L’hypothèse de la différenciation des « races », qui seraient fondées sur de réelles différences organiques, n’est pas recevable. Jusqu’alors le concept de « race » n’a pu obtenir aucune légitimation scientifique. S’il advenait qu’une telle légitimation puisse être acquise, la raciologie en tant que science pourrait se développer. Mais il resterait alors à assumer les postulats qu’avance l’idéologie raciste : en prouvant que la configuration raciale a effectivement de réelles incidences sur l’organisme humain dans son ensemble et sur l’appareil psychique en particulier : sur la structure des aptitudes humaines et sur le champ des performances qu’elles autorisent. Si une telle action était démontrée, il faudrait encore apporter la preuve qu’elle se confond avec un déterminisme sans appel ; autrement dit, il faudrait montrer que les configurations psychiques présumées résulter du facteur « race » sont installées une fois pour toutes, telles des substances stables définitivement attachées aux individus.

Entre race et culture, toujours en œuvre, l’hétérophobie

53Une telle substantification conférerait un pouvoir « naturant » à la différence, ce qui n’apparaît jamais sous l’effet des variables de culture. Les faits de culture ne sont pas en mesure d’exercer des pressions incoercibles sur les individus au point de les rendre définitivement rebelles à tout remodelage. L’action individuelle ou collective peut toujours fournir des moyens pour amortir les effets de la pression culturelle, pour l’infléchir, la transformer en l’interprétant.

54À un autre point de vue, quand bien même la validité scientifique de la catégorisation raciale finirait-elle par être reconnue, il resterait à établir la légitimité de l’inégale distribution des valeurs parmi les entités raciales ainsi construites et les individus qui les représentent. Dans l’état actuel des connaissances scientifiques, aucun type de preuve ne peut être fourni pour servir de telles fins. C’est donc sous des formes idéologisées, voire rationalisées et même spontanées, que le racisme se maintient : à la fois en répondant à la logique de la péjoration d’autrui, telle qu’elle a été précédemment décrite, et en servant des motivations qui demeurent obscures…

55Parmi les accusations qui le font naître, le discours raciste convoque volontiers les stéréotypes liés à la sexualité du racisé, qui serait bestiale; à sa malpropreté, qui le relègue en des sphères également infrahumaines, à son inquiétante propension à la maladie, à la contamination, les désordres dans les corps physiques et sociaux. Le racisme fournit ainsi les moyens de projeter à l’extérieur de soi tout un ensemble de fantasmes redoutables, dont la contention est pénible en soi-même. Procédant des sphères familières au psychanalyste, de telles forces non apprivoisées s’alimentent à des angoisses primitives ou à la relation ambiguë entretenue avec le refoulé.

56En mettant en cause les options politiquement correctes des chercheurs contemporains en sciences sociales – que l’évocation du concept de « race » met mal à l’aise –, on peut dire avec Camilleri que « s’il est assurément utile de contester scientifiquement le concept de race, il ne faut pas s’imaginer qu’en le discréditant on mettra fin à la démarche raciste. Elle se trouvera d’autres supports avec une faculté d’adaptation étonnante ». Il suffit d’observer ce qui se passe avec certains usages de la notion de culture et de ses dérivés. Si l’anthropologie s’est appliquée à mettre au jour les phénomènes de culture pour mieux faire reculer les explications naturalisantes des variations qu’offrent les conduites humaines, la démarche raciste, aujourd’hui, s’empare de l’ingrédient culturel pour restaurer les écarts entre les groupes humains et les sub-stantialiser au nom d’un principe de légitimation de la différence culturelle. En commuant cette légitimation en une différence ombrageuse qui ferme la différence au lieu de l’ouvrir, elle prétend en faire le motif « scientifique » de la préservation de la « pureté identitaire », dernier avatar du fantasme de la contamination et de l’exclusion d’autrui.

Assumer cette inexorable condition de la vie sociale

57Le traitement défavorable de la différence d’autrui n’est pas plus un phénomène nouveau qu’il n’est exceptionnel. C’est en premier lieu en raison des nécessités instrumentales de l’adaptation au monde social que l’image de l’autre est falsifiée. Puis le mouvement s’accentue. De la simple méconnaissance on passe à la péjorationet, au moyen de diverses manipulations, à la maltraitance, à l’exclusion, à la destruction d’autrui. Le rejet de l’autre, ou hétérophobie, est donc un phénomène inhérent à la vie sociale. L’établissement des liens avec les uns et les autres, et avec soi-même, va de pair avec le développement de la répulsion. De sorte que s’édifient et se consolident des frontières délimitant le « Nous » et le « Eux », totalités susceptibles de contractions et/ou de dilatations à l’intérieur des limites (mouvantes) que déterminent les idéologies. Ainsi devons-nous apprendre à veiller sans cesse, à contrôler l’insidieux travail de l’hétérophobie. Elle sous-tend la différenciation des représentations, des attitudes et des conduites sociales ; elle creuse inexorablement le fossé entre un groupe social et un autre, érigeant d’infranchissables frontières, faisant surgir et éclater les conflits, bien plus profondément encore que ce qui est la part visible des enjeux d’intérêts concrets.

Français

L’article s’intéresse aux perspectives de maintien des particularismes culturels des populations éduquées dans l’école de la République française dont la visée est universaliste. On met d’abord en perspective les pratiques « interculturelles » à l’école et les principes relativistes, en précisant leurs limites. On analyse ensuite la notion d’« identité culturelle», sous un jour constructiviste, interactionniste et distinct de l’ethnicité. On réfléchit enfin aux moyens d’édifier, en milieu scolaire, une culture de valeurs et représentations partagées, à la fois dans le souci du respect des identités distinctives et des droits de l’homme. L’article s’ouvre sur une réflexion concernant les visages de l’hétérophobie et les moyens d’y faire face.

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Geneviève Vinsonneau
Groupe d’études et de recherches en psychologie interculturelle, université de Paris V-Sorbonne.
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