CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Quel bilan faire des élections de juin dernier ? Quelles dynamiques permettent-elles d’observer dans le champ politique ?

2 D’abord rappelons qu’il y a eu en même temps deux élections ; ce qui dédouble l’analyse, avec des différences qui sont sensibles et significatives. Le candidat Erdoğan à l’élection présidentielle a fait beaucoup plus que sa formation politique à l’élection parlementaire. Pour ce qui est des élections présidentielles, on a vu aussi deux stratégies en concurrence : d’un côté l’alliance du peuple (Cumhur İttifakı) rassemblant le parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP), le parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP) et le parti de la grande unité (Büyük Birlik Partisi, BBP), et de l’autre l’alliance de la nation (Millet İttifakı) rassemblant le parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi, CHP), le bon parti (IYI Parti), le parti de la félicité (Saadet Partisi), et le parti démocrate (Demokrat Partisi). Et cela a été mal interprété parce qu’on a deux unions, mais qui ne fonctionnaient pas selon les mêmes principes, rendant la comparaison peu efficace. À l’intérieur de l’union autour du CHP, chaque composante de cette union pour les élections parlementaires maintenait son candidat à l’élection présidentielle. À l’inverse, l’alliance autour de l’AKP s’unissait autour de la seule figure de Recep Tayyip Erdoğan pour la présidentielle. Il y a là une différence dans le calcul politique et un calcul très intelligent de la part d’Erdoğan. De ce point de vue, sa stratégie, nécessaire compte tenu de l’érosion de son parti l’AKP, a marché. Cela confirme Recep Tayyip Erdoğan comme bête politique qui a senti ce qu’il fallait faire, sans hésiter, pour pouvoir parvenir à ses fins. Pour les présidentielles, on pourrait comparer avec celles de 2014, mais là encore ce ne sont pas les mêmes alliances : en 2014, le parti d’extrême-droite, le MHP, s’était allié avec le parti kémaliste du CHP. Le fait qu’on ait un MHP qui passe d’une alliance à l’autre montre bien qu’on a un manque de consistance de ce parti nationaliste et prêt à conclure des alliances avec des composantes politiques assez différentes les unes des autres. Ces élections montrent le triomphe du parti Etat et le couronnement du système présidentiel. Cela n’a surpris personne, sauf ceux qui se berçaient d’illusions peut être en exagérant certains outsiders comme Meral Akşener par exemple, la dirigeante du IYI Parti, fondé en octobre 2017 et qui rassemble des dissidents du MHP.

3 Toujours pour les législatives, le système d’alliances a permis un retour d’un certain nombre de figures de l’extrême-droite, que ce soit du côté du BBP comme du côté du MHP, ce qui, évidemment, donne une coloration assez singulière à l’assemblée nationale actuelle ! On entend des voix et le retour de registres que l’on n’avait pas entendus depuis longtemps. Tout cela est en phase avec cette dérive plus générale, dérive droitiste, militariste, qui affecte l’ensemble de la vie politique et qui se ressent bien dans le discours politique, et en premier ordre, dans celui du président.

4 Pour revenir sur Meral Akşener et le IYI Parti, quel bilan tirer des élections pour ce parti qui participe pour la première fois aux élections et qui souhaitait se présenter comme un challenger à l’AKP ?

5 Quand on regarde les résultats aux législatives du Iyi Parti, ce parti a pris une place certaine en une élection, mais il n’a pas pu réaliser le coup qu’avait réalisél’AKP en 2002. Peut-être qu’il y a aussi l’expression électorale d’une extrême droite plus séculière. En Thrace par exemple, c’est intéressant pour Silivri ou Tekirdağ, où les scores du IYI dépassent les 13 ou 14 %. On a là des groupes sociaux issus du monde de l’agriculture ou du monde ouvrier, qui pouvaient se reconnaitre dans le MHP, mais qui ne le suivent pas dans ses compromissions avec l’ordre AKP : c’est une hypothèse. Mais c’est peut-être lié à la structuration récente et encore lacunaire de l’appareil du parti, à son incapacité à mener une campagne sur tout l’ensemble du territoire. Dans ces franges orientales de la Thrace, il y a aussi une étonnante convergence avec les scores du parti jeune (Genç Parti) en novembre 2002. Qui correspondent là aussi peut-être à cela : des gens qui se reconnaissent dans l’extrême-droite, tout en ayant un mode de vie qui ne correspond pas à la norme actuelle AKP. En somme un hédonisme consommateur et un nationalisme marqué.

6 Hormis la posture d’opposition à Recep Tayyip Erdoğan, à sa personne, comme à Devlet Bahçeli, ce n’est pas un parti qui a trouvé son identité. Lorsqu’on regarde les cadres du IYI, il s’agit pour l’instant uniquement de trajectoires personnelles en rupture, autant dire qu’il est difficile de prédire la solidité de ce parti. L’instabilité de ses cadres est évidente, même après les élections, certains étant retournés au MHP, d’autres se sont constitués en indépendants. C’est un parti avec quelques personnalités, des gens avec déjà un capital politique, avec un profil transpartisan, qui peuvent s’investir dans tous les partis. C’est le cas d’Abdul Ahat Andican, grand médecin d’origine afghane qui avait été ministre à la fin des années 1990. Voilà un homme qui a entre autres des réseaux et une légitimité scientifique. C’était un peu le responsable du monde turc dans les années 1990. On a plus affaire à des personnalités qu’à une dynamique de parti.

7 Par ailleurs, quand on regarde certains candidats, leur passé et leur parcours, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure le IYI a bénéficié de voix de sympathisants de la cemaat[1], la communauté religieuse de Fethullah Gülen. Il y a peut-être un petit substrat du parti qu’il faudrait lier aux grands mécontentements gülenistes. C’est une autre hypothèse. L’une des grandes questions de ces élections était de savoir si on allait avoir une expression politique du mécontentement des sympathisants de la cemaat. Ce n’est pas une expression politique frappante, mais on peut la sentir. Pour valider cette hypothèse, il faudrait étudier candidat par candidat, pour les législatives. On peut la sentir par exemple du côté de Bakırköy, sans être évidemment sûr, compte-tenu de la difficulté à identifier ces forces qui n’ont jamais été des forces politiques, de manière revendiquée et visible. Mais en tout cas, ce n’est pas le Saadet Partisi comme ça avait été suggéré parfois, pour le déconsidérer, qui a été la voix sournoise des exclus de l’ancienne coalition conservatrice à référence religieuse.

8 Comment lire l’alliance entre l’AKP et le MHP ? Sommes-nous face à une convergence idéologique de fond ou à un mariage de raison ? Comment qualifier cette alliance et en est-ce véritablement une ?

9 C’est d’abord une alliance inégale, même très inégale. Elle rassemble deux partenaires qui n’ont pas la même force, même si certains observateurs prétendent que Devlet Bahçeli, le dirigeant du MHP, a la capacité de prendre des initiatives, de calendrier, de mise à l’agenda, etc. Cependant, le contenu de cette alliance a été défini par le président. C’est donc une alliance de raison asymétrique, qui consacre une évolution sociétale et politique, qui tend à une indifférenciation passive sous l’égide présidentielle. Cette alliance constitue en fait plus une OPA de l’AKP sur un électorat auquel il n’a pas vraiment accès, dans la perspective de récupérer ce qui lui avait manqué lors des élections parlementaires de 2015. Un électorat qui se situe plus du côté de l’Anatolie intérieure, de l’Egée intérieure, du centre anatolien, du centre nord.

10 En même temps, le MHP voit des portes s’ouvrir aussi dans certaines institutions, dans certaines bureaucraties...

11 Oui évidemment, il y a une contrepartie. Mais on n’a pas eu quelque chose de massif, de très spectaculaire. Il faudrait voir au niveau des administrations centrales, mais ce n’est pas très net. On a longtemps évoqué cela pour le Conseil de l’enseignement supérieur (Yüksek Öğretim Kurulu Başkanlığı, YÖK), mais cela ne se fait pas. Dans les comités chargés de remplacer les ministres qu’on nous a annoncés, il apparaît qu’il n’y a pas beaucoup de figures proches du MHP. Pour que le MHP soit en mesure d’infiltrer la bureaucratie avec ses propres militants, il lui faut une marge de manœuvre suffisante pour être capable de définir une stratégie autonome. Et ce n’est pas vraiment le cas du MHP qui est en position de faiblesse. Je ne pense pas qu’il ait la capacité à conduire une stratégie d’infiltration. Par ailleurs, il n’en a pas besoin puisque on est plus dans un processus d’indifférenciation et d’hybridation entre l’AKP et le MHP que dans un processus d’infiltration de l’Etat par le MHP. De plus, dans un contexte de désinstitutionalisation de l’Etat, étant donné le système présidentiel qui se met en place et qui court-circuite, double et disqualifie le système ministériel et son autonomie d’action, l’enjeu de conquérir les institutions est, d’une certaine manière, moindre.

12 Des effets assez forts de cette alliance en termes idéologiques, sur le renouveau du discours nationaliste ne se font-ils quand même pas ressentir ?

13 En fait ce « nationalisme » consacre plus une indifférenciation, une évolution extra-partisane, de la société et de la présidence, qu’il n’est le produit de cette alliance, à mon avis. L’AKP s’est pleinement approprié depuis 2010 au moins la rhétorique du culte de l’Etat, de son caractère « éternel » – en turc on parle de « devlet inbekası » –, et la présidence se présente comme l’ultime expression et la garante de cette permanence anhistorique de l’Etat sacralisé. On a donc eu une convergence avec le MHP, et pas vraiment une influence du MHP. Tout était là, l’AKP avait déjà évolué et ce n’est pas par mimétisme ou sous l’influence du MHP qu’il a évolué. C’est une droitisation, une militarisation, un renoncement de souveraineté politique qui travaille l’ensemble de la société.

14 Je disais tout à l’heure que le MHP avait perdu toute substance face à l’AKP ; en effet, mais il a conservé un substrat, une profondeur socio- historique, des territoires de fidélité, une base électorale, des réseaux, auxquels l’AKP n’avait pas tout à fait accès. Nous en avons illustration très éclairante avec la question de la peine de mort. Sur la peine de mort, on a dit en 2016 que le MHP allait imposer son retour, mais il n’en est rien. On voit ainsi que même le MHP a perdu ses positions, il n’est plus en mesure d’imposer ce que l’on croit être la sienne sur la question. D’ailleurs le MHP en 2001 était dans le gouvernement qui a préparé le travail pour l’abolition de la peine de mort. Il y a ainsi des évolutions internes au MHP. On observe une décomposition bien achevée du parti comme appareil partisan capable de construire une argumentation qui l’identifie, qui le distingue des autres partis. Néanmoins, même s’il y a dilution de la substance idéologique, il lui reste un substrat sociologique, géographique qui reste solide.

15 En étudiant la trajectoire de l’AKP au pouvoir, on peut formuler l’hypothèse selon laquelle l’AKP n’a pas été capable de former des cadres au sein du parti. Il avait sous-traité cette fonction là à la cemaat de Fethullah Gülen et une fois l’alliance terminée, une fois la guerre déclarée entre les deux anciens alliés, on serait tenté de penser qu’il entend sous-traiter cette fonction de pourvoyeur de cadres à d’autres acteurs tels que le MHP.

16 Non, je ne pense pas que le MHP remplisse aujourd’hui cette fonction-là. L’AKP travaille avec des opportunistes et il en trouvera toujours, quels qu’ils soient et quelles que soient leurs origines. Ce que l’on observe c’est plutôt des coalitions d’intérêts et avec des personnes qui ne sont pas nécessairement marquées politiquement, qui ne sont pas dans une logique partisane. Ce sont des personnes qui acceptent de travailler avec l’AKP pour pouvoir en retirer des bénéfices personnels en termes matériels ou symboliques dans le cadre d’un capitalisme de connivence qui prospère toujours sur un certain nombre de rentes qui se maintiennent. Je ne pense d’ailleurs pas que ce soit très nouveau. L’AKP n’a jamais eu de stratégie de formation idéologique. On est plutôt sur un fond de valeurs communes, conservatrices : c’est cela le socle commun. Cela se combine, avant tout, d’un côté à une loyauté sans limites au président et, de l’autre côté, à un opportunisme et un « entrepreneurialisme » débridés. Autrement dit c’est une logique de fidélité à un homme et une logique conservatrice et libérale. C’est cette alchimie qui fait l’identité AKP, qui n’est pas vraiment une identité partisane.

17 J’ai fait un peu de terrain juste avant les élections chez les Foyers ottomans, les Osmanlı Ocakları qui ont été créés en 2009 autour de l’idée de la valorisation de l’héritage ottoman. Contrairement à l’image qui est produite de l’extérieur, j’ai vu des gens qui sont avant tout des hommes d’affaires, dont le principe premier est la fidélité à Recep Tayyip Erdoğan et la croyance aveugle dans le système de la présidence. Et le reste demeure très flou ; tout cela est vaguement habillé de références historiques, mais ce n’est pas du tout du passéisme. Leur référence au passé ottoman n’a pas un grand fondement théorique ou idéologique. C’est un habillage pour un opportunisme affairiste à peine caché.

18 J’ai eu un entretien avec le président des Foyers ottomans d’Istanbul. C’est un entrepreneur textile qui a travaillé pendant plusieurs années au Kenya et ses locaux flambants neufs à Kasımpaşa sont ceux d’un véritable homme d’affaires. Il m’a expliqué que leur perspective principale, c’était l’Est, afin de couper l’herbe sous le pied du mouvement kurde déjà fragilisé. En distribuant des ressources, leur objectif était de réactiver le lien avec des territoires qui sont historiquement plus conservateurs, en utilisant la référence effectivement ottomane, mais pas exclusivement. Leur projet était d’achever de discréditer le mouvement kurde en s’appuyant sur la précarité matérielle d’un certain nombre de personnes, en vue de les attirer dans le giron de l’AKP. Bien que le point de départ de leur action à l’Est concerne des territoires historiquement conservateurs comme Bingöl, cette dynamique de reconquête devait s’étendre à l’ensemble des régions et des populations de l’Est. Plus qu’en termes politiques ou idéologiques, la force de ces Foyers ottomans réside beaucoup plus dans l’économie. Elle se situe dans leur capacité à récupérer des populations en déshérence en les incluant dans des communautés d’intérêts et de fidélité.

19 Vous décrivez un système de reconquête politique qui ne passe pas par les partis, mais par l’économie et les réseaux d’associations. Cela renvoie aussi à ce que l’on observe avec la réactivation de réseaux du champ sécuritaire des années 1990, comme ceux liés à Mehmet Ağar, l’ancien ministre de l’Intérieur. Finalement, dans la pratique, cette reconquête dans le Sud-est depuis l’été 2015 se fait en dehors des partis…

20 Oui, et cela traduit bien la défaite du politique, ou, si ce n’est la défaite, la régression du politique, puisque on a des acteurs non politiques, non partisans, qui font la politique. C’est donc effectivement toute la politique sociale qui passe par des réseaux d’hommes d’affaires et des fondations diverses, elles-mêmes alimentées par ces mêmes hommes d’affaires en contrepartie de l’attribution de marchés publics, voire de postes à la députation. On peut signaler le réseau Mehmet Ağar, mais je pense quand même qu’il est assez limité géographiquement, autour d’Elazığ. Mais plus largement, le projet d’amnistie [2] va dans ce sens, de puiser dans des forces sociales un peu interlopes mais qui peuvent contribuer à encadrer la population comme le souhaite le pouvoir présidentiel. Mais là, on est plus sur une alliance tactique gagnant-gagnant que sur une convergence. Le phénomène Sedat Peker signe une trajectoire fascinante : c’est une figure du crime organisé qui a été dans les années 2009-2010 très proche de la mouvance panturquiste, proche de Veli Küçük [3] et de milieux qui ont été labellisés Ergenekon [4] à ce moment-là. Pour se blanchir vis-à-vis de la justice il devient le suppôt du pouvoir, et du pouvoir d’une personne, à savoir Recep Tayyip Erdoğan. Sedat Peker va ainsi porter la bonne parole sur les terres mêmes de Recep Tayyip Erdoğan, comme dans ces terres d’Izmit et Sakarya (où l’on parle même de lui comme candidat de l’AKP pour les élections municipales à venir !). Il est donc effectivement un peu désolant de voir la politique faite par ces acteurs-là, mais force est d’admettre qu’ils ont repris de la vigueur dans ce contexte d’exception. Car depuis les événements de Gezi au printemps 2013, on est bien dans ce contexte de suspension de la vie politique. Les acteurs habituels étant neutralisés, d’autres acteurs, non autorisés ou patentés par l’ancien système semblent prendre la place.

21 Dans les années 1990, on avait un champ politique qui se caractérisait par l’importance des relations entre partis politiques et acteurs criminels (mise en évidence avec l’accident de Susurluk notamment). Or quand on compare avec la situation actuelle, on voit qu’aujourd’hui la présidentialisation du régime s’articule à la ré-emergence de ces réseaux para-politiques…

22 On a effectivement un monopole qui est exercé par la présidence sur ces milieux-là, et renforcé via l’alliance avec le MHP. Là encore c’est un symptôme de la désinstitutionalisation ; on est sur des relations personnelles, informelles, de réseaux ; qui ne sont pas canalisés et portées par le parti, où les choses seraient discutées et publicisées.

23 Concernant le mouvement kurde, comment lire la trajectoire du parti démocratique des peuples (Halkların Demokratik Partisi, HDP) ? Finalement le parti parvient à passer le barrage des 10 %[5], et dans le même temps, il subit un essoufflement, une démobilisation, liée bien entendu à la répression mais aussi peut-être à une perte de crédibilité dans ses capacités politiques de résistance au pouvoir ?

24 Si on revient aux élections, ce parti peut être considéré comme gagnant. Malgré ses très nombreux cadres emprisonnés et la perte des municipalités, etc., il a su se maintenir au-delà des 10 %. Cela manifeste en premier lieu la force démographique du parti : là encore, le substrat démographique du mouvement kurde représente quand même une tendance lourde contre laquelle on ne pourra pas grand-chose et qui est la force de celui-ci malgré toutes les contraintes, censures, violences et les tentatives de dévoiement. En outre, le parti HDP est resté, et peut être du fait même de la décomposition de l’espace politique par ailleurs, un parti référence pour des électeurs qui ne sont pas des Kurdes ethniques ou géographiques (non habitants ou originaires des régions de l’Est). On observe ainsi des bons résultats à Izmit, Kocaeli, Izmir, et des scores étonnant à Muğla ou Antalya. Cela peut être l’objet d’interprétations diverses, mais c’est quand même quelque chose qui montre à la fois la capacité de ce mouvement à parler à l’ensemble de la société turque, contrairement à ce que la présidence voudrait faire croire en ethnicisant à outrance, en en faisant un parti de l’identité. Et là encore, cela signe la faillite et le malaise de l’offre partisane. Et l’on a d’ailleurs noté, pour les législatives, une politique assez habile de choix de candidats. On en voit les résultats, notamment dans des arrondissements non kurdes, avec des scores qui dépassent les 30 % pour le HDP. Et avec là, souvent, une très grande différence entre les résultats aux législatives plutôt remarquables – 25 %, 30 % – et des résultats à la présidentielle pour Selahettin Demirtaş à moins de 10 % parfois. Ceci rejoint ce qui a été dit sur des fractions de l’électorat CHP – jeunes/femmes/alévis –, qui pour les législatives se seraient portées plutôt sur le HDP que sur le CHP. Il semble que c’est une hypothèse assez fondée.

25 Si d’un côté ce succès électoral est indéniable, on peut noter en même temps une incapacité, que ce soit à l’Assemblée ou dans l’espace politique par ailleurs, à être une voix à part entière dans le débat politique. Et c’est cela le paradoxe actuel, du reste assez dramatique. On peut s’arrêter un peu sur le mouvement autour du troisième aéroport. Pour rappel, la question du troisième aéroport pose des problèmes d’ordre environnemental, d’ordre technique, c’est-à-dire en termes de durabilité de l’infrastructure, sachant que les choses sont conduites très rapidement, mais également d’ordre juridique et social en termes de droits fondamentaux et de coûts humains. Sur ce dernier plan, le nombre d’accidents du travail est ainsi considérable. Les employeurs s’efforcent de taire tout cela. Les ambulances se rendent discrètement sur le site, sans alarme, et sans lumières spécifique, pour récupérer les blessés et éviter d’attiser les colères. Mais c’est emblématique du mode de développement de la Turquie actuelle. C’est-à-dire rapidement et en externalisant les coûts sociaux et environnementaux de la façon la plus éhontée. Il y a ainsi une violence à tous les niveaux, dans l’imposition de cet ensemble immense, qui fait plus de 7000 hectares, ce qui est énorme quand on pense que le grand aéroport de Bangkok récemment ouvert atteint 3500 hectares. Là on est dans d’autres dimensions avec tout ce que ce projet cristallise d’ambitions. C’est vraiment la réalisation emblématique de ce pouvoir qui veut placer la Turquie comme cœur des nouvelles circulations mondiales. Et pourtant combien de problèmes évidents, qui tiennent à la manière de procéder, à la localisation du site, à la précipitation avec laquelle le chantier est mené !

26 Sur ce chantier qui compte 30 000 personnes, le début de la mobilisation a porté sur des points extrêmement concrets, sur la nourriture, considérée comme inacceptable, ainsi que le logement (baraquements sommaires). Puisque beaucoup de ces travailleurs sont des Kurdes qui viennent de Hakkâri ou Batman, on note depuis l’explosion de colères de septembre 2018, une volonté des employeurs d’internationaliser la main-d’œuvre, en vue de diminuer la proportion des travailleurs d’origine kurde en faisant venir des Azerbaïdjanais, des Afghans ou des Chinois, sans oublier les Karadenizli, des travailleurs turcs originaires de la Mer Noire. Il s’agit ainsi d’ethniciser la question sociale alors que tous les travailleurs du chantier géant partagent les mêmes conditions exécrables. Or ce sont principalement des députés du HDP qui sont allés rencontrer les ouvriers qui manifestaient. Leur seule présence a donné des arguments aux grandes entreprises contractantes, pour dire « ce mouvement est l’affaire de terroristes », et de la sorte criminaliser la protestation. Au final, le HDP dispose d’une marge de manœuvre très limitée pour demeurer un acteur à part entière de la vie politique, en se saisissant aussi de dossiers fondamentaux relatifs aux conditions de travail ou à l’environnement. Il est certes le seul acteur partisan en mesure de se mettre en phase avec les mouvements sociaux qui grondent, mais il évolue dans un contexte très contraint.

27 Les scores obtenus par le HDP dans l’Ouest de la Turquie peuvent-ils mener à des alliances possibles en vue des élections municipales et sortir le parti de l’isolement que vous décrivez ?

28 Oui peut-être, mais très localement. J’avoue ne pas comprendre la stratégie du parti des travailleurs de Turquie (Türkiye İşçi Partisi, TIP), qui s’est refondé, et des députés qui l’ont rejoint. Ce sont des députés qui ont été élus sous étiquette HDP mais qui une fois élus ont démissionné du HDP pour non pas créer un groupe, puisqu’ils ne sont pas en capacité, mais pour siéger comme « indépendants » avec une étiquette TIP. Cela ne donne pas vraiment à espérer et cela traduit bien toute la fragilité de ces alliances. Localement cela peut être fait néanmoins, et la matrice peut être le mouvement féministe, écologiste, la défense des droits des travailleurs, la question du logement. De grandes questions qui peuvent porter et permettre cela sur des terrains très sensibles comme Izmit ou autre. On peut avoir ce type de stratégies, même si cela restera limité.

29 Les municipalités forment la base du pouvoir politique du HDP (voir notamment l’article de Lucie Drechselova dans le présent numéro). Quelles perspectives s’offrent à ce parti pour les élections municipales de mars de 2019 ?

30 Les arrestations d’octobre, où on justifie une nouvelle grosse vague d’arrestations par une affiliation supposée à l’union des communautés du Kurdistan (Koma Civakên Kurdistan, KCK), font douter de la capacité du mouvement kurde à pouvoir conduire une campagne digne de ce nom dans la perspective des élections très proches de mars 2019. De toute façon, l’AKP ne va pas empêcher le HDP de remporter des municipalités ; ce qu’il vise c’est de limiter ce phénomène et de (re)conquérir quelques bastions métropolitains. On aura très probablement une reprise de pouvoir par le mouvement kurde, mais elle sera moins frappante que ce qui s’est passé en 2014 [6]. Tout est entrepris, et très habilement, avec tous les moyens requis, pour limiter ce retour. Toute l’ingénierie électorale, voire la charcuterie électorale, est à l’œuvre, avec toute la rhétorique des « services » offerts aux électeurs. Il faut voir la presse turque : pas un journal qui ne consacre une page sur les développements heureux à l’Est avec des témoins qui se réjouissent de l’action des kayyums, ces administrateurs nommés directement par le palais présidentiel pour remplacer les maires HDP emprisonnés. Et cette propagande est performative, puisque qu’elle s’accompagne de tout un système d’aides matérielles auxquelles les populations précarisées sont sensibles.

31 On n’imagine pas toute l’action qui est entreprise par le pouvoir au travers les foyers étudiants par exemple. La cemaat de Fethullah Gülen l’avait bien compris, et bien avant elle les organisations kurdes dès les années 1950 et 1960. Actuellement une nouvelle matrice est mise en place par le pouvoir pour l’accueil des étudiants avec la volonté de créer de nouveaux liens de redevabilité. Cela va avoir un effet sur l’électorat jeune. D’ailleurs pour les dernières élections, certains avaient prétendu que « l’électorat jeune n’allait pas se porter sur l’AKP » ; en fait on a constaté que les nouveaux électeurs se sont surtout portés sur le MHP. Mais vu l’alliance entre les deux, cela revient à peu près au même. Et tout cela s’explique notamment par toute cette nouvelle infrastructure d’accueil. Sans parler des réformes de l’enseignement primaire et secondaire. Pour les étudiants, en quelques années, toute l’infrastructure d’encadrement a été refondue de manière radicale, dans le but de produire de nouvelles cohortes de redevables. Il est ainsi aisé de voir comment la situation économique est utilisée, pour le contrôle et la canalisation de la jeunesse.

32 Par conséquent, en termes de ressources, se profilent des capacités beaucoup plus importantes que ce qui pouvait être distribué par le mouvement kurde à travers les municipalités, car le pouvoir combine canal étatique-national, celui des hommes d’affaires et le canal local. Beaucoup de canaux, de bassins d’alimentation se dessinent de la sorte pour la distribution des ressources à la population,

33 Ajoutons à cela que, sans que ce ne soit une politique consciente, développée en ces termes, ceci contribue à la dépolitisation de la société. En promouvant d’autres formes de loisirs, plus consuméristes, en rendant dépendantes économiquement les populations, on ferme les horizons politiques. En tout cas on ne les ouvre pas. En refusant de travailler à l’autonomisation des sujets, et, au contraire, en rappelant à chaque fois les liens primordiaux à respecter et à cultiver. Ce n’est pas une ingénierie pensée comme cela, mais par un ensemble d’initiatives, on concourt à reformuler et à produire non pas un citoyen mais un sujet docile, dont les perspectives de développement se réduisent à l’achat d’un logement et d’une voiture, ou au remboursement des emprunts. Il y a un appauvrissement des horizons d’attente qui travaille toute la société. Et le contexte international n’est pas là non plus pour enrichir ces horizons d’attente, ce qui contribue à maintenir les petites attentes, nourries par la peur.

34 Dans ce contexte, en tant que chercheur installé à Istanbul depuis longtemps, comment est-ce que vous observez l’évolution des sciences sociales et la capacité à explorer des pistes, dans une démarche de développement des connaissances ?

35 Là aussi, c’est en se désinstitutionnalisant. Les lieux de la recherche ne sont plus des institutions qui peuvent être encore être désignées comme telles. Il faut prendre acte de l’appauvrissement du paysage institutionnel de la recherche. Cet appauvrissement s’observe dans tous les sens du terme, avec le départ des collègues, et la restriction des possibles dans les institutions encore autorisées. Face à cela, il est nécessaire de s’inscrire dans une double démarche : une démarche de veille d’abord et une démarche de développement de foyers alternatifs, solidaires, de formes discrètes de dynamique de travail ensuite.

36 Tout d’abord il est nécessaire de faire ce travail de veille, pour être témoin des choses qui se passent. On le voit bien au travers des mouvements sociaux, comme sur le troisième aéroport. Il y a des questions qui demeurent très vives – n’oublions pas l’effondrement de l’agriculture ou la sécurité alimentaire –, porteuses d’importants potentiels de mobilisation.

37 Ensuite, sur le développement de foyers alternatifs, il y a toute une réflexion notamment autour de la forme coopérative. Elles prennent forme à Kocaeli, Izmit, Mersin, ou Istanbul. L’enjeu est de construire des lieux de production du savoir qui reposent sur des modalités de financement et d’organisation que la loi turque tolère encore. À l’intérieur de ces coopératives, il y a de grands débats sur la question des formes de financements, avec certaines coopératives qui refusent toute aide extérieure par exemple. Elles considèrent notamment que l’Europe joue un double jeu inacceptable et elles refusent d’être l’alibi d’une certaine bonne conscience d’une politique européenne qui, selon elles, se caractérise par une forme de compromission objective avec le régime présidentiel existant.

38 La marge de manœuvre est réduite mais elle existe quand même. Surtout, nous avons une obligation morale, vis-à-vis de nos collègues comme face à ces grandes questions qui travaillent la société turque. Et la simple existence de ces acteurs, du côté des mouvements écologiques, des mouvements syndicaux, féministes, étudiants, empêche de désespérer totalement quant à l’état de ce pays. En tant que chercheurs, il est difficile d’être dans l’invective publique ou dans la dénonciation. On est plus dans l’empathie imaginative. C’est un mode d’agir qui est plus conforme au climat mais qui n’est pas pour autant une compromission me semble-t-il. Malheureusement l’université, qu’elle soit publique ou de fondation, est devenue un lieu très monocolore, en tout cas pour les sciences sociales et ce n’est pas dans la mise à distance que l’on arrangera les choses. Il faut entretenir des liens avec ceux qui restent dans l’université, de manière à ce qu’ils puissent continuer à lire, à discuter et produire, comme avec ceux qui ont été mis ou ban ou qui sont partis… et reviendront un jour.

39 Maintenant demeure la question des ressources. Or l’attribution de financements pour des projets de recherche s’opère par le truchement d’institutions officielles, que ce soit le TÜBITAK [7] ou autre, qui ne reconnaissent plus nombre de nos collègues. Alors on doit passer par des prêtes noms ; c’est ce qui se fait pour intégrer des gens considérés comme non fréquentables, qu’ils soient signataires [8] ou autre.

40 Finalement, la plus grande difficulté concerne tous ceux qui ont été marginalisés, mis de côté, pour affinités supposées avec le mouvement Gülen. Là on est sans prise aucune. Il n’y a pas de réseau d’entraide perceptible actionnable. On a affaire à des gens qui sont en situation de détresse individuelle et d’isolement qui empêche même toute forme d’empathie.

Notes

  • [1]
    Cemaat signifie la communauté en turc. Le terme désigne des communautés religieuses mais fait référence plus particulièrement dans le langage courant aux fidèles du prédicateur musulman Fethullah Gülen, réfugié aux Etats-Unis et accusé par l’AKP d’être derrière la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016.
  • [2]
    Le projet d’amnistie général tel que défini dans le manifeste électoral du MHP pour les élections législatives de juin 2018 concerne de nombreux membres de réseaux mafieux proches de l’extrême droite nationaliste, comme le controversé Alaattin Cakıcı, et exclut les prisonniers accusés de terrorisme, notamment kurdes ou gülenistes.
  • [3]
    Brigadier-chef de la gendarmerie, fondateur supposé de la JITEM, un groupe paramilitaire lié à la gendarmerie en cause dans des centaines d’assassinats extrajudiciaire au cours de la guerre contre le PKK dans les années 1990.
  • [4]
    Dans de nombreux mythes turciques, Ergenekon est le nom d’une vallée dans laquelle les peuples turciques ont trouvé refuge et d’où ils sortirent guidés par la louve Asena. Ce mythe a été promu par le nationalisme turc dans les années 1930. Le terme désigne aussi l’un des réseaux au sein des institutions de sécurité turques accusé de préparer un coup d’Etat contre l’AKP à la fin des années 2000 et qui donna lieu à un procès du même nom.
  • [5]
    En Turquie, les partis politiques doivent passer le seuil des 10 % lors des élections parlementaires pour être représentés à l’Assemblée nationale.
  • [6]
    Les élections municipales de 2014 ont vu une extension du contrôle municipal par le parti kurde avec 103 municipalités, dont les trois municipalités métropolitaines de Diyarbakır, Van et de Mardin.
  • [7]
    Le Conseil turc de la recherche scientifique et technologique (TÜBITAK) est l’agence publique de soutien à la recherche universitaire en Turquie.
  • [8]
    1128 universitaires ont signé en janvier 2016 la pétition « Académiciens pour la Paix » qui visait à attirer l’attention sur les actes de violence perpétrés par l’Etat dans les régions kurdes de Turquie. En réaction, les signataires ont été écartés de leurs fonctions académiques et poursuivis pour soutien au terrorisme.
Français

Installé à Istanbul, Jean-François Pérouse est maître de conférences à l’Université Toulouse-II. Etudiant les transformations de la scène politique turque autant que celles de la mégapole stambouliote depuis plus de deux décennies, il est l’auteur de deux ouvrages parus récemment : Istanbul Planète, la ville-monde du XXIe siècle (éditions La Découverte, 2017) et Erdoğan, nouveau père de la Turquie (avec Nicolas Cheviron, deuxième édition réactualisée chez François Bourin, 2017).
Dans cet entretien accordé à Confluences Méditerranée, il revient sur le bilan qu’il est possible de tirer des élections générales de juin 2018, sur les reconfigurations du pouvoir de l’AKP à travers sa convergence avec l’extrême droite nationaliste et sur l’état du mouvement kurde trois ans après le renouveau du conflit entre l’Etat turc et le PKK.

Mis en ligne sur Cairn.info le 27/12/2018
https://doi.org/10.3917/come.107.0015
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