CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Ce texte a été écrit à la mi-juillet pour être envoyé au journal Le Monde. Le Monde n’ayant pas donné suite, nous avons choisi de le publier dans ce numéro sans rien y changer.

2 Produit d’une pression grandissante de l’opinion publique, la prise en compte par le G8 de l’envoi d’observateurs internationaux au Moyen-Orient représente un progrès sensible même si elle n’est pas à la hauteur des risques actuels, car elle ne peut représenter une alternative au déploiement d’une force internationale chargée de protéger la population civile palestinienne sous occupation.

3 Or il y a urgence car, depuis quelques semaines, le conflit israélo-palestinien est entré dans une phase critique qui risque de conduire dans les prochaines semaines à une situation dramatique si la communauté internationale n’entreprend pas une action décisive pour stopper cette « course vers la catastrophe », pour reprendre la formule du regretté professeur Leibovitz.

4 Dès maintenant l’armée israélienne est sur le pied de guerre prête à mettre en œuvre un plan soigneusement élaboré visant à prendre le contrôle par la force d’une grande partie des territoires autonomes palestiniens pour anéantir l’ANP et contraindre ses dirigeants à l’exil.

La stratégie Sharon : retour sur le passé

5 Ce qui frappe dans la vision du Premier ministre israélien, c’est qu’elle renvoie à une autre époque comme si rien ne s’était passé depuis trente ans. Pour lui, comme il l’a déclaré au journal israélien Haaretz, « la guerre d’indépendance d’Israël n’est pas encore terminée » (cf Le Monde du 18 avril 2001). Seul compte le rapport des forces ; il faut donc continuer à s’imposer aux Arabes par tous les moyens pour qu’ils se soumettent. Dans une telle perspective, l’idée même de concession apparaît comme une marque de faiblesse qu’on doit donc absolument éviter. C’est notamment pour cette raison qu’il a violemment critiqué la décision d’Ehud Barak de retirer Tsahal du Liban. Il ne faut donc pas s’étonner que le recours à la violence ait été chaque fois au cœur de ses initiatives les plus importantes.

6 En 1970, on l’a complètement oublié, c’est lui qui est chargé de la répression à Gaza où déjà les habitants — des réfugiés de 1948 pour la plupart — refusent l’occupation qui s’installe au lendemain de la guerre de 1967. Il sera impitoyable : bannissement de plusieurs centaines de Palestiniens et internement de milliers d’autres après être entré en force à Gaza en rasant des milliers de maisons pour faire place nette…

7 Douze ans plus tard, en 1982, alors qu’il est ministre de la Défense du gouvernement Begin, avec le feu vert des Etats-Unis, il franchit la frontière libanaise puis encercle Beyrouth pour broyer définitivement l’OLP ; par cette guerre à outrance il voulait aussi étouffer toute résistance de l’OLP en Cisjordanie et à Gaza pour la remplacer par des interlocuteurs dociles à travers de fantomatiques Ligues de villages créées pour l’occasion. C’est durant ces épisodes terribles qui ont fait des milliers de morts dans la population civile au Liban qu’il a laissé entrer des milices chrétiennes qui ont massacré des centaines de Palestiniens sans défense dans les camps de Sabra et Chatila…

8 Le résultat de cette entreprise fut globalement désastreux : pour les Palestiniens et pour les Libanais d’abord bien sûr mais aussi par la suite pour les Israéliens qui ont perdu beaucoup de jeunes dans cette guerre absurde puis dans l’occupation qui s’ensuivit pendant près de 20 ans…

9 C’est lui aussi qui, depuis la fin des années 70, est le grand artisan de la politique des implantations dans les territoires occupés…

10 Tout porte à croire qu’Ariel Sharon n’a rien appris de ces échecs. Tout porte à croire qu’il n’a aucune vision d’avenir pour les peuples de la région en dehors d’une situation de domination pour Israël. Tout porte à croire donc qu’il va lancer une agression comparable à ce qu’il a fait dans le passé. A l’évidence, Ariel Sharon a commencé une campagne psychologique et politique pour préparer les esprits en Israël et à l’étranger. Il a feint d’accepter le cessez-le-feu préconisé par la Commission Mitchell pour utiliser ensuite le prétexte des violences qui continuent pour justifier une agression qu’il prépare de longue date.

11 La question aujourd’hui est donc de savoir quand cette offensive va commencer et quelle en sera l’ampleur. Les assassinats de cadres palestiniens, le bombardement de villes et de villages palestiniens, l’utilisation de tanks, d’hélicoptères et même d’avions F16, les incursions répétées de Tsahal dans les zones A, le couvre-feu imposé aux dizaines de milliers de Palestiniens d’Hébron qui vivent dans la zone contrôlée par les Israéliens, les bouclages hermétiques apparaissent comme autant d’éléments constitutifs de cette attaque programmée. Ce qui a été jusqu’ici erratique (et très relativement limité) pourrait ainsi devenir systématique et massif sur l’ensemble des territoires palestiniens avec une énorme concentration de moyens militaires. D’où le renforcement incessant, ces jours-ci en particulier, du dispositif de Tsahal en Cisjordanie et à Gaza.

12 Mener à bien cette action suppose d’isoler encore davantage Yasser Arafat et d’obtenir le consensus ou, à tout le moins, la passivité des Etats-Unis et de l’Union européenne. Déjà certains, à Washington et dans certaines capitales européennes, commencent à se résigner et à s’habituer à cette hypothèse en avançant l’idée que ce n’est qu’après la prochaine guerre israélo-palestinienne qu’on pourra penser à un accord politique entre les parties…

13 Tous ces éléments de l’équation rendent évident que seule une médiation internationale déterminée (Etats et société civile) peut renverser la logique de guerre qui est en train de s’imposer de manière presque inexorable ; un sondage effectué il y a quelques jours auprès des deux populations le confirme encore en montrant que 37% des Israéliens soutiennent l’idée d’une intervention en force contre l’Autorité palestinienne et que 92% des Palestiniens estiment justifiées les actions armées contre les soldats de Tsahal dans les territoires....

Et l’Union européenne ?

14 C’est là que se pose la question du rôle de l’Europe qui — malgré les efforts de la France — est exclue de tout processus de médiation politique alors que l’Amérique ne peut plus mener le jeu. La Pax americana imposée avec la guerre du Golfe ne fonctionne plus. Et maintenant que s’accroît l’interdépendance de l’économie et des intérêts de sécurité de l’Europe avec l’évolution du conflit israélo-palestinien, la contradiction entre l’importance de ces intérêts et la pauvreté de sa politique apparaît avec éclat notamment dans la crise du projet euroméditerranéen lancé à Barcelone en 1995.

15 Alors qu’elle se dit en faveur du respect du droit – et que le problème est l’application de la loi internationale par Israël pour que cesse l’occupation illégale des territoires palestiniens –, l’UE soutient une position « équidistante » entre occupés et occupants comme si elle craignait d’apparaître comme pro-palestinienne. Ce qui dans les faits l’amène à n’exercer aucune pression diplomatique, politique ou économique sérieuse sur Israël alors que seule cette approche pourrait contribuer à une solution juste du conflit. Il suffit, en effet, de rappeler que le chemin vers la paix a toujours été ouvert par de courageuses prises de position « unilatérales » alors durement condamnées par Israël et que les concessions faites par Tel-Aviv sont exclusivement venues après ce type de pressions, depuis la Déclaration européenne de Venise en 1980 sur la représentativité de l’OLP jusqu’au blocage de crédits par George Bush (père) pour mener Shamir à la Conférence de Madrid…

16 Il est temps que l’Europe ose enfin assumer pleinement ses responsabilités internationales avec les moyens qui sont les siens.

17 Sur le plan économique, son action devrait passer par un gel de l’accord d’association signé avec Israël qui est fondé sur un certain nombre de principes et d’engagements que Tel-Aviv ne cesse de violer. Chris Patten — le commissaire européen chargé de ces questions — a encore récemment dénoncé ces violations sans en tirer vraiment les conséquences qui s’imposent.

18 Sur le plan diplomatique, l’UE devrait s’investir pleinement dans le projet d’envoi d’observateurs internationaux en Palestine. Il n’y a aucune raison de laisser une fois encore les Etats-Unis agir de manière unilatérale. Quant à l’argument selon lequel il faudrait l’accord des deux parties, il ne résiste pas une seconde à l’analyse juridique. Seule l’autorité souveraine peut valablement empêcher une présence étrangère sur son territoire. Or il est un principe élémentaire de droit international qui conduit à refuser toute forme de délégation de souveraineté à une puissance occupante. En aucun cas une occupation militaire ne peut conférer la moindre parcelle de droit à la souveraineté. Ce principe d’ailleurs découle du simple bon sens : ce n’est pas parce que vous occupez par la force la maison de votre voisin que vous pouvez en exercer les droits de propriété....

19 Au-delà de ce débat sur l’envoi urgent d’une mission internationale ad hoc, il faut rappeler qu’il existe un texte fondamental de droit international parfaitement applicable à la situation qui prévaut dans les territoires palestiniens : la IV ème Convention de Genève de 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre. Ce texte fait obligation à tous les Etats signataires (donc aussi bien les Etats-Unis que les Etats européens notamment)... « de faire respecter ses principes dans toute situation d’occupation ». Un mécanisme de protection des populations civiles est expressément prévu avec la notion de « Puissance protectrice ». Deux articles suffisent à s’en faire une idée. L’article 9 stipule : « La présente Convention sera appliquée avec le concours et sous le contrôle des Puissances protectrices ». Et les commentaires autorisés (sous la direction du CICR à Genève) précisent que « la Puissance occupante peut refuser certaines Puissances dans le rôle de protecteur des populations mais pas toutes car ce serait alors totalement contraire à l’esprit de la Convention » ; celle-ci précise d’ailleurs, dans son article 47, que : « les personnes protégées qui se trouvent dans un territoire occupé ne seront privées en aucun cas, ni d’aucune manière du bénéfice de la présente Convention... »

20 Bref, on le voit, les instrument juridiques existent qui pourraient accompagner l’envoi d’observateurs internationaux ou s’y substituer. Encore faut-il avoir le courage politique d’exiger leur application.

21 En attendant, des missions de la société civile française et européenne vont aller sur place pour témoigner, soutenir la population civile et demander aux Etats européens de prendre leurs responsabilités.

22 De toutes façons, à un moment ou à un autre, une mission internationale viendra se déployer sur le terrain. La question est de savoir si elle sera envoyée avant l’agression pour l’empêcher et contribuer ainsi à un retour au dialogue politique ou seulement après pour compter les morts.

Postface du 5 septembre 2001 :

23 Sans doute parce que le coût humain et diplomatique d’une attaque d’envergure contre les Territoires palestiniens s’avère trop élévé, le gouvernement Sharon n’a pas, pour le moment, mis à exécution ce projet dont les plans sont prêts depuis longtemps. Mais, au cours de cet été, il a pris de nouvelles initiatives qui ont encore attisé la haine et la violence en particulier avec l’assassinat du leader du FPLP et l’entrée de Tsahal à Beit Jala. De son côté, la population israélienne n’a jamais connu, depuis 1993, une telle situation d’insécurité avec des attentats suicides en Israël même. La spirale de la violence s’est donc encore intensifiée, rendant plus indispensable que jamais l’envoi d’observateurs internationaux ou, mieux encore, le déploiement d’une force internationale d’interposition afin, de protéger la population civile palestinienne et d’apaiser les tensions pour préparer l’indispensable reprise du dialogue politique.

Jean-Paul Chagnollaud
Bernard Ravenel
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/come.039.0153
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