CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Anaïs Nin a tenu un journal intime durant toute sa vie. Elle débute à 11 ans et continue jusqu’à sa mort en 1977 ; soixante-trois années d’écriture journalière ininterrompue, 35 000 pages manuscrites réparties en cahiers soigneusement répertoriés et conservés : un exemplaire unique dans la littérature diariste, tant par la persévérance et la régularité que par la densité et la profondeur de la notation psychique. L’analyse d’une telle masse de textes, à comprendre nécessairement en lien avec les recherches biographiques, est un travail de longue haleine qui demande de nombreuses et diverses contributions [1].

2Je me propose ici de dégager un nouvel axe de lecture qui interroge et met en scène selon une perspective singulière les relations de la psychanalyse et de la création littéraire chez Anaïs.

3Anaïs Nin n’a jamais caché ses prétentions à la littérature et son journal témoigne de l’incessant va-et-vient entre la tentation romanesque et la « pulsion scripturale » au jour le jour. Anaïs ne peut s’empêcher de noter tout ce qui lui arrive et tout ce qu’elle ressent dans ses cahiers. C’est un besoin irrépressible, une forme d’addiction en ce qui la concerne. Mais elle tâche d’en faire l’esquisse et le brouillon de futurs romans. Embellir l’écriture de soi pour la métamorphoser artistiquement en œuvre romanesque. Le journal est d’abord conçu par elle comme la matière première d’une création littéraire, une ébauche qui est à dépasser et à sublimer dans quelque chose d’autre qui relèverait en soi de la littérature proprement dite. Le vécu, les ressentis sont dans un premier temps consignés et relatés de façon directe et spontanée, avant d’être travaillés et traités par une écriture relevant d’un style, au sens où le style représente et traduit dans une langue artistique reconnue une sensibilité personnelle, un point de vue particulier sur le monde.
Mais – et ceci interpelle tout particulièrement l’analyste –, à un certain moment, la confusion s’opère chez l’auteur entre l’écriture diariste et l’écriture romanesque. À la fois le journal devient œuvre d’art par la qualité, la saillance du trait, et à la fois le roman se gauchit, affadit son propos par une reprise trop léchée, trop distanciée des affects et des éprouvés. Les personnages décrits et campés par Anaïs sont devenus des figures artificielles qui touchent peu le lecteur, alors que les pages du journal sont si prégnantes de vérité psychique et exprimées de façon si directe et si peu empreintes de fioriture qu’elles entraînent immédiatement l’adhésion de celui qui se risque à les lire.

1 – S’écrire sans se perdre

4Dans les débuts, le journal a pour la jeune Anaïs une fonction tutélaire. Elle le personnifie et s’adresse à lui comme à un confident. Sans lui, elle n’aurait pu supporter les années difficiles qui ont suivi le départ du père. Ce père incestueux, Anaïs a du mal à comprendre la violence qu’il a exercée sur elle, sur sa mère, sur la famille entière et, en même temps, elle ne parvient pas à tolérer son absence, cette cruelle absence qui la déchire et qu’elle ne vit pas sans culpabilité.

5Cependant, au fil des années, Anaïs constate avec une grande lucidité – ce n’est pas là la moindre qualité de son écriture – que le journal glisse peu à peu du « remède » au « symptôme ». Elle n’est plus en mesure de se passer de ce temps de réflexion et de reprise de soi qui lui apporte son apaisement quotidien. Le journal est devenu sa drogue, Anaïs est addictée au récit de soi. Faire la relation au jour le jour des événements et surtout des émotions qui l’assaillent lui assure une complétude autosuffisante. Elle a trouvé un substitut imaginaire au manque de l’objet. Malgré la fine notation dont elle fait preuve – notation quasi clinique –, malgré la puissance évocatrice dont témoigne son expression, malgré sa faconde et la grâce de ses formules, le journal ne saurait être qu’un ersatz à la relation, il demeure autocentré et constamment dans le registre de la complaisance narcissique.

6Même cet aspect-là n’échappe pas à la sagacité d’Anaïs qui prend à témoin le journal de ce qu’il ne peut lui apporter. Elle est consciente autant du bonheur qu’il y a à s’écrire que de l’amertume qu’il y a à constater qu’on tourne en rond sur soi-même. Ainsi se révèle l’ambiguïté de l’écriture diariste qui appelle à un dégagement. Anaïs note les limites du journal et de sa fonction réparatrice. Le journal l’a portée pendant un temps, il lui a permis d’affronter l’épreuve du deuil, d’accompagner ses premiers émois amoureux et de tempérer la sensibilité exacerbée qui est la sienne. La tempérer par une expression juste et avivée dans les mots, une expression irénisante qui n’émousse en rien la puissance de l’affect. Anaïs tient absolument à entretenir sa singulière capacité à éprouver et à sentir.

7Anaïs, peu à peu, cherche à aller plus loin que ce que la vie lui donne. Les expériences ordinaires ne lui suffisent plus. Le journal exige du nouveau, toujours du nouveau pour sa pâture quotidienne. De compagnon imaginaire, il s’est mué en monstre froid et tyrannique. Anaïs est tombée à la merci de ce double qui vampirise sa vie au seul profit de sa propre existence. Du coup, plusieurs questions se posent au lecteur attentif des pages du journal : quel est le je qui s’exprime de façon aussi prolixe ? Est-ce l’Anaïs distanciée en train de se regarder vivre au miroir de ses propres vécus ? Ou bien est-ce l’autre Anaïs, la perfide, la diabolique qui prend l’ascendant et se dévoile derrière la belle image de la petite fille blessée, de l’adolescente transie ou de la jeune femme découvrant les joies et les affres du fol amour ?

8Anaïs se rend compte qu’elle a besoin d’autre chose qu’une vie rangée et ses reflets dans le journal – fussent-ils précieux, fussent-ils finement ouvrés – demeurent désespérément insatisfaisants. Elle tente d’opérer un dépassement du côté de la création romanesque pour finir peut-être par inverser le processus : n’est-ce pas plutôt sa vie qu’elle cherche à transformer en roman ? De là, la question reste ouverte de savoir si Anaïs Nin saute du registre de l’esthétisation de sa vie pour les besoins de la création littéraire au registre proprement dit de la perversion sous couvert des exigences de l’écriture de soi, des demandes pressantes du journal d’expériences nouvelles qui sortent de la vie routinière. On ne fait pas de littérature avec de bons sentiments, on ne rédige pas un journal à prétention littéraire avec des vécus conventionnels. Car le dilemme devient dès lors omniprésent pour Anaïs, de savoir si le journal est la manne qui nourrit ses romans ou s’il ne constitue pas en soi la trame même de son œuvre créatrice.
La seconde interrogation du psychanalyste en découle : opposition entre œuvre romanesque et récit de soi. On est en droit de se demander si, face à la faiblesse de ses romans, face à leur moindre envergure, face à la difficulté de se créer un style original et efficient, Anaïs n’en arrive pas à subvertir ce pour quoi tout le monde s’accorde à reconnaître qu’elle excelle, la relation directe et immédiate de l’épisode vécu. Pour corser les événements, pour leur donner plus de poids, ne prend-elle pas le risque non seulement de romancer sa vie, mais même d’inventer ? Accuser Anaïs Nin de mythomanie, comme on a eu parfois tendance à le faire, revient à nier d’une certaine façon toute la démarche d’authenticité de son entreprise diariste. Il ne faut pas confondre vérité objective et vérité psychique. Peu importe les écarts entre l’enquête du biographe et ce qui est relaté dans le journal. Seule compte la dynamique processuelle d’une histoire telle qu’elle est éprouvée de l’intérieur par celle qui la construit et qui l’ordonnance comme son œuvre. La véracité des faits est secondaire par rapport à la place qu’ils occupent dans la lignée émotionnelle et affective de la narratrice qui les écrit à la première personne, les minorant ou les exaltant selon la prégnance de ses besoins narcissiques ou l’émergence passagère, voire durable, d’un véritable désir d’autoanalyse. On le constate notamment à propos des événements qui concernent l’inceste. Réalité fantasmée ou réalité agie ? Nous le verrons, au fond la perversion dans laquelle s’inscrit Anaïs est une tentative qui se perpétue par réussites et échecs successifs, pour dépasser la blessure traumatique incestueuse subie, par un renversement agi de la démarche séductrice en une série d’actes répétitifs à valence incestueuse. En ce sens Anaïs Nin nous éclaire – grâce aux notations subjectives du journal et à leur essai d’élaboration symbolisante – sur la complexité et les multiples ramifications de ce qu’on peut appeler, à partir de ce qu’elle en a mis en lumière, la psyché perverse au féminin. En même temps que son propre monde interne, Anaïs met à l’épreuve les tensions qui opposent l’analyse et l’auto-analyse, ainsi que les conditions de possibilité de la relation analytique. À chaque chamboulement du cadre, à chaque transgression est évoqué le statut privilégié, sinon exceptionnel, de l’artiste pour qui l’analyse est supplément d’âme mis au service de l’œuvre à créer. La psychanalyse serait une méthodologie singulière permettant de décrypter les rouages inconscients et secrets du processus créateur, méthodologie qui, connue et pratiquée par le créateur, devrait lui servir à optimiser ses capacités et à réaliser pour lui l’œuvre parfaite, c’est-à-dire l’œuvre en complète adéquation avec ses forces psychiques vives, sans inhibition, ni déperdition énergétique aucune. Ce projet idéal et ses avatars, en phase aussi avec les illusions qu’a autorisées une démarche psychanalytique naissante, est riche d’enseignements, tant au niveau du cadre analytique que des liens entre médiations artistiques et travail psychanalytique proprement dit.

2 – Premières rencontres entre Anaïs Nin et la psychanalyse

9Les années 1931 et 1932 marquent un tournant dans la vie d’Anaïs. Elle arrive à la maturité et elle a l’impression de s’enfermer dans une impasse.

10La relation avec son mari est en train de perdre tout intérêt. Le bel amour romantique des débuts s’est étiolé dans le mariage, la belle idylle tourne à l’étouffement. Elle doit s’échapper à tout prix de ce lien mortifère. Hugh n’est plus le jeune homme qui la faisait rêver, il se réduit à une profession qu’Anaïs prend désormais en horreur : la banque. Elle, artiste dans l’âme, doit se détacher de cet univers comptable qui l’assèche sur tous les plans. Elle ne supporte en rien ce milieu vide et creux, elle rejette les préoccupations étroites et futiles de ces gens que leur couple fréquente. Elle a besoin d’ouverture, d’espace. Le journal qu’elle continue d’écrire avidement ne suffit pas à lui seul à transformer sa vie en aventure.

11La première expérience extraconjugale a lieu avec son professeur de danse espagnole. Il est vieux, laid et sue atrocement. Anaïs n’en a cure, elle cherche l’évasion, la dimension artistique. Ce danseur peu ragoûtant est une bien pâle image paternelle ? Ce père tant loué et vénéré dans le journal d’enfance, ce père flamboyant et séducteur, pianiste virtuose adulé des foules et des femmes, Anaïs ne peut l’effacer de sa mémoire. Elle se culpabilise de sa relation plutôt écœurante avec le vieux professeur, comme elle s’est culpabilisée inconsciemment de la relation incestueuse avec le père quand elle était enfant. Une telle liaison l’avilit, la dégoûte, mais elle persiste, comme si c’était son lot de vivre dans la fange.

12À partir de là, avoue Anaïs, elle écrit deux versions du Journal, le vrai et le faux. Un cahier vert relate la partie convenable de son existence, tandis que le cahier rouge recense les dévoiements de la femme débauchée. Anaïs se vit désormais clivée, d’un côté l’ange, de l’autre le démon.

13Anaïs entre, à partir de là, dans un système pervers et elle s’y installe. Elle commence à séduire d’autres hommes et constate avec un plaisir « diabolique » que son charme opère à tout coup.

14Elle se fixe alors un projet planifié qu’elle confie jalousement à son journal secret : vivre des expériences sexuelles multiples, donner libre cours à ses passions et les partager avec son mari. Elle souhaite avoir « une vie au paroxysme dans le cadre paisible et sécurisant du mariage » (Inceste, p. 123).

15C’est la rencontre avec Henry Miller qui lui offre cet accès au paroxysme. Fabuleuse rencontre que ce coup de foudre pour cet homme fougueux, en pleine force de l’âge et de surcroît écrivain connu et admiré. La passion est immédiate et totale. Les pages qu’écrit Anaïs sur cet amour fou sont d’une force et d’une vivacité peu commune, peut-être parmi les plus belles du journal. À tel point qu’elle décide de les retranscrire en partie dans l’un de ses romans et que Miller s’autorise à en « emprunter » de longs passages pour les insérer dans Tropique du Cancer. Ce faisant Henry Miller ne trompe pas Anaïs, il le fait au contraire avec sa bénédiction. Anaïs écrit à ce propos qu’elle donne de « la force » à Henry ; son pouvoir est celui même de l’artiste qui est capable de rendre l’autre plus créateur. L’intense liaison qui unit les deux amants est de nature fusionnelle, sans coutures, corps, esprit et œuvre mêlés.

16Cependant, rentrée au domicile conjugal, Anaïs continue de se languir. Elle a beau être comblée par la passion qu’elle vit avec Miller, le manque revient la tarauder avec plus de violence, dès qu’il n’est plus là. Elle note : « J’ai un ver solitaire affectif » (ibid., p. 194).

17Et ce ver la déchire, lui fait souffrir mille morts. Plus elle lâche la bride et vit intensément et sans retenue, plus l’abattement la saisit dès qu’elle se retrouve seule et l’écriture du journal ne suffit plus à combler le vide immense qui s’installe en elle. Trou noir de l’insatiable désir, Anaïs appelle au secours.

18À Paris, la psychanalyse a déjà acquis une aura certaine dans les milieux intellectuels et artistiques. Anaïs veut commencer un travail et Henry Miller lui parle de la notoriété de René Allendy, l’un des fondateurs avec Marie Bonaparte de la Société psychanalytique de Paris. Anaïs prend rendez-vous. Ce qui la guide essentiellement dans sa demande, c’est l’idée d’aller au bout d’elle-même, de se libérer des entraves qui freinent et limitent son tempérament d’artiste. Elle connaît l’attrait d’Allendy pour l’art et le symbolisme. Elle est d’emblée persuadée qu’il va l’aider à s’accomplir comme écrivain. Le processus créateur passe nécessairement par la connaissance de la vérité intime de soi. L’auto-analyse se heurte à l’obstacle de l’inconscient. Ce qui frappe, c’est combien Anaïs soumet le travail sur soi au maintien de la maîtrise du je sur la situation analytique réduite à un processus gnoséologique. Et se connaître pour elle revient avant tout à mettre en scène sa vie fantasmatique.

19L’ambiguïté réside au niveau de la compréhension de ce que représente une mise en scène. Anaïs, comme Allendy est fasciné par le jeu théâtral. Et ce qui va se jouer entre eux permet de mieux saisir à la fois la nature du fantasme et celle du cadre analytique, sur fond d’appréhension du processus créateur. Le texte du journal d’Anaïs est le fil rouge de cette histoire exemplaire au cours de laquelle s’opère le glissement du double à la duplicité, de l’acte de représentation à l’agir pervers.

20L’analyse débute sous les meilleurs auspices. En s’engageant massivement dans le transfert, Anaïs trouve très vite l’apaisement et la sérénité qu’elle avait perdus en débridant sa vie pulsionnelle. Elle écrit avec beaucoup de lucidité :

21« Je peux vivre toute expérience sans danger, car j’ai été sauvée par Allendy » (octobre 1932).

22Elle avait le sentiment de sombrer dans un abîme sans fond, l’analyste arrive comme le deus ex machina qui vient, à l’ultime moment, arracher l’héroïne à la catastrophe. Anaïs ne fait jamais dans la demi-mesure, son tempérament exalté ressort à chaque page du journal. Elle précise un peu plus loin quels sont pour elle les bienfaits de l’analyse :

23« Allendy m’a donné la force nécessaire pour vivre mes passions, sans pour autant en mourir comme avant. »

24Le divan sert d’appui à Anaïs pour mener sa relation débridée avec Henry Miller. Ce qu’ils vivent ensemble l’exalte. Une union aussi parfaite sur le plan physique et sur le plan intellectuel ne peut que la combler. Ses aspirations les plus folles sont satisfaites au-delà du pensable. Elle aime et elle écrit. Son écriture s’approfondit et s’enrichit de la fusion totale avec un aussi puissant créateur. Si elle nourrit son inspiration, elle profite de son côté de la profusion et de la prolixité millérienne qui féconde sa propre créativité.

25Mais le problème d’Anaïs est le ver qui la ronge. Certes elle n’est pas attirée par les outrances libidinales de Miller et ses jeux avec les prostituées. Elle se livre par contre à une séduction tous azimuts, avec June la compagne de Miller, avec Eduardo son cousin et avec tous les hommes dignes d’intérêt qu’elle rencontre. Et le journal de confident devient complice. Le cahier rouge flambe, Anaïs se déchaîne. Pourquoi ne pas jouer aussi avec Allendy ?

26Les débuts d’une analyse prometteuse vont être ruinés en quelques semaines. Anaïs nourrit le dessein de faire craquer Allendy, elle va y réussir au-delà de ses espérances, au point qu’au bout d’un certain temps Allendy s’inquiète :

27« Vous n’allez pas écrire tout ça dans le journal ? »

28Et si. Anaïs écrit tout. En même temps qu’elle cherche à dénouer une situation trop embrouillée, on sent qu’une autre partie d’elle la pousse avec un plaisir cynique à replonger dans la confusion, dès qu’une issue commence à se dessiner.

29Un jour Anaïs se plaint à Allendy d’avoir de trop petits seins, ce qui est une blessure narcissique réelle pour elle. Elle ne peut supporter la frustration du silence d’Allendy. Elle se redresse sur le divan et lui fait face en dégrafant son corsage afin qu’il puisse évaluer la situation de visu. Allendy ne peut résister à cet acting out et demande à toucher pour parfaire son jugement.

30S’ensuivent une série de passages à l’acte qui iront crescendo et ne cesseront qu’avec la rupture du contrat analytique.

31Anaïs se demande si elle est un monstre à provoquer de la sorte son analyste. Allendy lui apporte calme et équilibre face à l’excès et à la folie de Miller. Mais le transfert poursuit ses effets. Anaïs fait le rêve d’un homme mystérieux aux cheveux gris et qu’elle aime d’un amour sans bornes.

32Allendy cherche à calmer le jeu et à poursuivre sereinement l’élaboration au grand dam d’Anaïs qui écrit fin octobre 1932 :

33« Je crains d’être en guerre contre la super-sagesse d’Allendy qui bloque mes passions jusqu’à la perte de moi-même. »

34Elle cherche une sorte d’équilibre, mais qui est sans cesse rompu, entre la raison et la folie, le juste milieu d’Allendy et la démesure de Miller. Elle jongle entre ses deux objets, l’un qui est « mon père, mon dieu tout à la fois », l’autre qui est son démon, sur fond de sa relation conjugale avec Hugh et en contrepoint des aventures marginales et occasionnelles que sa boulimie se complaît à multiplier. Ce sont semble-t-il les exigences du journal qui l’amènent jusqu’à ce périlleux vertige. Elle considère qu’elle a trouvé là son « étrange cohérence », « être sur les mêmes hauteurs pour écrire et pour vivre » (10 novembre 1932). Elle collectionne les liaisons, dit-elle, par « peur d’être abandonnée ». Et elle avoue en même temps son goût perfide pour le mensonge et la manipulation. Anaïs, la diabolique, dessine petit à petit son portrait.

35Allendy cherche, malgré tout, à aider Anaïs à sortir de l’impasse, mais à la façon qui est la sienne. Il lui propose d’arrêter sa relation tumultueuse avec Miller, car cela la déstabilise. Quant au journal, il pense qu’il ne constitue pas pour elle un secours profitable. Elle ne fait qu’y ressasser ses frustrations.

36Anaïs commence à se demander si Allendy est bien le mentor qu’elle recherche et elle caresse déjà le projet de devenir « la psychanalyste des artistes ». En attendant, elle décide de rendre son journal « plus artistique ». Elle reprend les anciens cahiers et « les recopie ». En fait, le recopiage est une réécriture. Anaïs ne transforme pas pour romancer, mais au contraire pour renforcer son style diariste. Paradoxalement, la technique de révision qu’elle instaure donne plus de vivacité, plus d’impact émotionnel au récit de soi, en quelque sorte plus de spontanéité. Du coup, le contraste s’accroît entre une œuvre romanesque affadie par un style un peu surfait et un journal à l’authenticité soulignée par une réécriture appropriée et qui se construit comme l’œuvre majeure d’Anaïs.

37Se rendant compte des effets de transfert, Anaïs cherche par tous les moyens à lutter contre la présence en elle d’Allendy. Le rapproché physique ne suffisant pas, elle recourt à la distanciation théorique. Ayant découvert les écrits d’Otto Rank sur l’art et les artistes, elle en propose la lecture à Allendy comme à Miller. Le journal devient le témoin de ces échanges et de cette façon de débattre et de se débattre autour des affres de l’élan créateur. L’artiste est-il celui qui est capable d’entretenir et de développer l’exacerbation de sa sensibilité en allant au bout de ses expériences ou bien est-il celui qui magnifie dans l’œuvre ce qu’il n’a pu déployer dans sa vie ? Dans les temps de clairvoyance que lui accorde l’écriture du journal, Anaïs est profondément insatisfaite de l’éclatement de son existence. Elle ment à son mari, elle ment à Miller et surtout elle ment à Allendy. Elle vit à trop de niveaux à la fois et a la pénible impression de se disperser. Allendy, comme son mari, ignore l’existence d’Anaïs la perfide, la démoniaque, la femme du cahier rouge.

38Allendy confie à Anaïs qu’il a échoué en tant qu’analyste en cédant à l’attirance qu’il avait pour elle. Mais il tient à poursuivre la relation qu’il a avec elle, comme amant protecteur. La situation n’est pas sans poser problème à Anaïs qui en perçoit parfaitement le danger. Elle rêve déjà de recommencer une analyse avec quelqu’un d’autre, quelqu’un capable de mieux comprendre les artistes, sous-entendu quelqu’un capable de lui résister, Otto Rank peut-être mais ce membre du premier cercle de Freud lui paraît encore trop inaccessible.
Elle se culpabilise de l’échec avec Allendy. Tout est de sa faute à elle. Elle a cherché à le séduire pour ne plus dépendre de lui. Ce pouvoir qu’elle a sur les hommes l’effraie. Il l’effraie et pourtant elle ne cesse d’en user et d’en abuser. Elle a Hugh, Miller et Allendy. Avoir est à prendre aux deux sens du terme. Elle les possède sexuellement comme partenaire et à la fois elle se joue d’eux. Elle les mène où elle veut, comme elle veut, quand elle veut. Et de ce fait, reconnaît-elle avec une grande lucidité, elle a toujours envie d’aller plus loin et elle va toujours plus loin.
Elle séduit les patients qu’elle rencontre dans la salle d’attente d’Allendy et notamment Antonin Artaud dont la puissance créatrice la fascine mais dont la folie l’inquiète. Elle se sépare de lui très vite, en mettant cela au compte des piètres performances sexuelles dont il fait preuve.
Le lien avec Allendy se dégrade relativement vite. En quelques mois, Anaïs passe de l’admiration à l’indifférence et de l’indifférence à la haine. Allendy entraîne Anaïs dans une relation sado-masochiste. Il la fouette et se complaît dans des postures de domination. La relation de dépendance s’est inversée. Allendy sent qu’il va la perdre et il cherche à tout prix à conserver son influence. Il va jusqu’à l’inviter chez lui et Anaïs fait une forte impression à Mme Allendy qui tombe elle aussi sous le charme de la belle et fragile artiste. Anaïs jubile en confiant ses nouveaux travers au futur lecteur de son journal.
Anaïs trouve Allendy trop raisonneur. Ses froides analyses l’ennuient. La scientificité qu’il déploie ne convient pas à une artiste de son acabit. Elle connaît trop à présent les faiblesses de cet homme pour lui accorder quelque crédit que ce soit.
En contrepoint de ces réflexions et de ces analyses toujours fines et pertinentes, Anaïs nous décrit l’ultime coït avec le maître, fugace et lamentable. Elle peut tout lui pardonner, sauf son impuissance. La haine la submerge, la rupture est consommée.

3 – De nouveaux espoirs dans l’analyse : Otto Rank

39Cause ou conséquence, Anaïs se rapproche de son père au moment où elle s’éloigne d’Allendy. La relation sexuelle malheureuse avec l’analyste a lieu en mai 1933 et l’orgasme somptueux de l’inceste un mois plus tard, fin juin, lors d’une folle semaine magnifiée dans le journal. Deux passages à l’acte, deux transgressions qui pourtant ne sont pas équivalentes. La première est vécue comme un échec, la seconde comme une assomption jubilatoire : la fusion avec son double. Avec Allendy, le père symbolique, Anaïs a le sentiment d’être passivée et de subir un assaut violent et dominateur, alors qu’avec le père, c’est tout le contraire. Elle est la seule maîtresse du jeu. Elle inverse le processus en revivant la situation traumatique de façon active. Elle prend sa revanche sur un père sans scrupule et elle s’affranchit totalement de la tutelle d’Allendy en le mettant au défi de son propre manquement à la loi. Quitte à poser un acte transgressif, qu’il ait au moins du panache. Que l’inceste soit majestueux avec deux partenaires en pleine possession d’eux-mêmes et libres de tout tabou, afin de dépasser et de faire oublier les désagréments d’un acte sans envergure, ni plaisir, d’un acte qui ne peut susciter que honte, malaise et culpabilité.

40L’emballement du Journal à exalter la semaine incestueuse et à lui conférer une valence quasi sacrée ne suffit pas à apaiser l’âme d’Anaïs. La culpabilité l’assaille et ne la lâche plus. Une planche de salut lui est nécessaire, elle songe à reprendre un travail analytique mais ses mobiles restent quelque peu ambigus. L’analyse telle qu’elle se la représente alors n’est pas de l’ordre d’une réappropriation subjective, elle la considère plutôt comme une opération de nature magique qui dissout la culpabilité à la manière dont le prêtre efface la faute par la bénédiction divine :

41« Je veux aller voir Rank afin qu’il me donne l’absolution pour la passion que j’éprouve envers mon père » (11 juillet 1933).

42Là où Allendy a failli, il convient de mettre en place quelqu’un de solide, capable de résister aux assauts de la séduction et de tenir, car Anaïs, au-delà de sa superbe affichée, souffre terriblement de son état.

43Le récit de l’inceste fonctionne comme une clé de voûte de cette période du journal. Le style grandiose et outrancier dans lequel il est écrit témoigne des nombreuses réécritures dont il a fait l’objet. Anaïs en a proposé également une version distanciée jouant sur la profusion métaphorique dans la nouvelle intitulée Un hiver d’artifice[2]. Pourtant aucun effet de l’art ne parvient à effacer le caractère traumatique de l’acte lui-même. Agir l’inceste à l’âge mûr contre-balance seulement dans l’idée et les mots l’inceste subi durant l’enfance. En fait, cet agir ne fait que redoubler en le réactualisant le choc du trauma et avec ses effets désorganisateurs. Le traitement esthétique qu’opère Anaïs, soit dans l’outrance de l’obscénité, soit dans la distance de la préciosité, représente une tentative de dégagement et de reprise, mais qui ne réussit pas à mettre un terme à la compulsion de répétition, comme on va le voir.

44Revenue à Paris fin juin 1933 après avoir quitté son père, Anaïs a du mal à maîtriser son malaise. Elle a beau appeler de ses vœux Rank, le psychanalyste des artistes, l’homme qui saura la guérir d’elle-même et la guider vers un travail créateur de nature authentiquement sublimatoire, l’angoisse la saisit et ne la lâche plus.

45La pensée de son père, la vision de son père l’obsèdent au point d’envahir tout son champ de conscience. Hugh, les autres hommes, même Miller, tous passent à l’arrière-plan. On dirait qu’à présent quelque chose s’est produit en elle qui l’empêche d’être en phase avec ses émotions, quelque chose qui la prive de la jouissance d’être : « Le mistral soufflait encore et je sentais comme un voile entre la vie et moi, entre la joie et moi. »

46Comment revenir à une vie ordinaire après avoir connu un tel sommet de l’amour ? Elle croyait que la réalisation de l’union avec « padre-amour » la métamorphoserait de fond en comble et l’installerait dans une sorte de complétude. Et le retour à la réalité la désespère. Il lui faut reproduire les mêmes travers, réitérer les mêmes mensonges et renouer avec une duplicité qui la « tue ».

47Le récit de l’inceste devait marquer l’apothéose et la fin du journal, bien qu’elle ait promis à son père le secret total. Mais arrêter le journal équivaudrait à la mort. Il est son souffle, sa continuité d’être. Il est le seul moyen pour elle de surmonter sa détresse en l’écrivant. « Je ne suis jamais heureuse », confie-t-elle au journal le 16 juillet, en se plaignant d’avoir à jouer les infirmières auprès d’Henry et de Hugh.

48Anaïs se persuade qu’au fond elle ne fait que suivre son destin. Son écriture est le simple redoublement de ce qui a été de tout temps écrit. Autre mode de défense, elle imagine qu’entre elle et son père il s’agit seulement d’une affaire entre elle et elle-même ; comme si la réalité de l’autre n’était en fait qu’une autre modalité du fantasme. Ou bien elle considère que son père et Henry constituent à eux deux « l’éternelle dualité de son être », la part idéalisée, divine, et la part charnelle, humaine : une autre manière encore de réaliser l’acte incestueux. Pour survivre, Anaïs a besoin de dédoublement narcissique du journal, ce qui la conduit à poser cette équivalence surprenante : vivre c’est s’écrire et s’écrire c’est vivre.

49Il est intéressant de penser sa vie comme un roman, mais la vivre comme une écriture, c’est en quelque sorte la désubstantialiser, vivre à côté de soi. Une telle stratégie pour moins souffrir risque de pervertir le soi en l’installant dans une inflation d’expériences clivantes.

50L’angoisse d’Anaïs se déporte sur les risques de perte du journal. Ses cahiers doivent se transmettre par-delà la mort. L’idée d’une publication posthume est décisive pour elle, comme si cette transmission était la garante de la viabilité du travail psychique constitué par l’écriture de soi.

51Fin septembre, le désarroi d’Anaïs est à son comble. Elle s’enfonce de plus en plus dans la dépression. Son système défensif s’effrite. Hugh a lu le journal et elle est obligée pour le rassurer d’inventer l’idée d’un journal fictif, celui de ses imaginations. Elle n’est perverse que dans ses fantasmes. Mais ses mensonges l’épuisent. Elle appelle un feu purificateur au milieu duquel elle se jetterait pour en finir. Son journal, son cher journal est un leurre qui au fond n’a fait que lui pourrir la vie, en lui donnant uniquement des satisfactions factices et en l’enfermant dans sa solitude. Le journal lui apparaît ainsi comme une pseudo-création qui bloque la véritable création, c’est-à-dire la production romanesque. L’écriture diariste la ramène à son petit ego, au lieu de l’élever vers l’objet. Elle considère que le journal ne fait qu’entretenir son hystérie, sinon l’amplifier. Seul un esprit fort serait à même de maîtriser les débordements de son extravagance, le journal n’est qu’un ersatz relationnel. On constate que, peu à peu, se précise la demande d’Anaïs pour entreprendre une nouvelle analyse. Seul un tiers peut la sortir de l’impasse mortifère où elle s’est fourvoyée. À la date du 7 novembre 1933, elle note :

52« Otto Rank. Obéissant à une soudaine impulsion, j’ai décidé d’aller sonner à sa porte. »

53Ainsi commence une nouvelle vie pour Anaïs, du moins le croit-elle. Mais nous allons voir que les choses sont faussées dès le départ et que, dans ces conditions, l’impulsion d’Anaïs se ramène au retour de la compulsion de répétition.

54Anaïs commence par écrire « l’analyse, c’est la mort ». Évidemment elle ne parle pas du travail psychanalytique, mais de son refus du commentaire dans le journal. Anaïs se donne une seule règle et elle s’y tient : décrire les faits uniquement, événements, ressentis et émotions. Mais ce refus de la discussion de soi sonne aussi comme un rejet de toute élaboration.

55D’autre part, elle note d’emblée les termes du contrat qui va la lier à Rank dans sa nouvelle alliance. Voici les propos qu’elle prête à Rank lors de leur première rencontre :

56« La psychanalyse insiste sur les ressemblances entre les gens, moi j’insiste sur les différences… Le tempérament de l’artiste est à part. »

57On comprend que de tels propos aient séduit Anaïs. Deux personnalités qui se distinguent, Rank avec sa dissidence par rapport à Freud et Anaïs avec sa volonté de créer son style propre, comme femme aussi bien que comme artiste.

58L’espoir du renouveau pour Anaïs est réel, elle aspire de tous ses vœux à la réussite, non seulement parce qu’elle est à ce moment-là au trente-sixième dessous et qu’elle a besoin d’un bras secourable, mais aussi parce qu’elle escompte une gestion plus performante de son économie psychique, selon l’objectif majeur d’optimiser sa création. Là réside peut-être l’ambiguïté de l’accord contractuel passé avec Rank. Quelques réflexions préliminaires notées durant les mois qui précèdent laissent présager ce qui ne va pas manquer d’arriver.

59Anaïs répète à son journal qu’elle ne supporte plus son sentiment de solitude et fait appel à la transcendance. Mais le Dieu dont elle a besoin, dit-elle, est « un Dieu avec deux bras et un sexe ». Elle a vocation à être une mystique, mais une mystique de l’amour… Dans ces conditions, Anaïs est tout à fait décidée à garder la maîtrise du jeu, même si la partie qu’elle engage avec Rank s’annonce serrée.

60Dès le lendemain, 8 novembre 1933, le travail s’engage. Rank demande qu’elle lui confie le cahier qu’elle rédige actuellement. Désormais elle devra renoncer au journal.

61« Je ne veux pas, lui dit-il, que vous analysiez l’analyse. »

62Anaïs consent, comme « une femme à qui un homme possessif demande de tout donner ». Elle accepte car elle se sent, à présent, délivrée de son opium. Elle reconnaît cependant que Rank l’a eue par surprise :

63« Le coup fut audacieux. Il m’a assommée. »

64Rank n’en reste pas là. Il a très bien saisi le fonctionnement relationnel d’Anaïs et il pousse immédiatement son avantage :

65« Je ne peux vous aider tant que vous n’aurez pas rompu avec tous, tant que vous ne serez pas isolée, tant que vous n’aurez pas retrouvé votre calme et votre intégrité. »

66L’attaque n’est plus un simple coup de massue, mais un coup de poignard. Autant demander tout de suite à Anaïs de mourir. Rank est pris lui-même à ses exigences idéales. À ne pas se limiter au strict cadre analytique et à s’y tenir expressément, à vouloir être le sauveur d’Anaïs, la désespérée, il va se prendre lui-même au piège de son illusion et tomber dans les filets d’Anaïs, la diabolique.

67Très vite, Anaïs se met à ruser avec Rank, comme avec elle-même. Rank lui a confisqué le journal ? Qu’à cela ne tienne, elle invente « un carnet de notes » qui d’après elle n’est pas du tout la même chose. Elle ne dit pas tout au carnet, il n’est là que pour consigner le résiduel de la création littéraire. Mais ce matériau est loin d’être négligeable pour Anaïs. Il s’agit de ce qui constitue sa vérité et qui est « la quintessence humaine qui toujours s’évapore » et qui était le noyau dur du journal qui lui est désormais interdit. Forte de cette ruse, elle peut écrire, en toute candeur, à Rank, début mars 1934 : « Je n’ai pas écrit dans mon journal et je ne le ferai plus. J’ai mis toute ma foi en vous. »

68L’analyse concentre l’expression de la vérité de soi, tandis que l’écriture se centre sur le traitement sublimatoire des vécus pulsionnels. Mais Anaïs ne se conforme en rien à ce rigoureux projet. Elle veut écrire un livre « abominable », « un livre fort, vrai » sur l’inceste… Elle s’achemine en fait vers une nouvelle transgression, avec la complicité du journal qui renaît magiquement de ses cendres.

69Le 27 mars 1934, Anaïs rêve qu’elle laisse Rank lui faire l’amour et que cela lui procure un grand bonheur. Et le 1er juin, Rank l’attire sur le divan et ils s’embrassent sauvagement, consigne le journal, le sempiternel journal qui a vaincu la belle assurance de l’analyste. Deux mois, il a suffi de deux mois pour que la séduction d’Anaïs vienne à bout de la citadelle analytique. Qui donc serait en mesure de lui résister ?

70Anaïs note, une semaine avant le passage à l’acte : « Mais je m’aperçois aussi qu’il ne fait rien pour me détacher de lui, comme il le devrait, s’il sentait que j’étais victime de l’envoûtement de l’analyse. »

71Le cycle infernal reprend, avec pour seul changement Rank qui remplace Allendy. À part que l’étrange attrait et la fascination qu’elle éprouve pour Rank ne sont plus du même registre que ce qu’elle a connu jusqu’ici. La fusion qu’elle découvre avec lui n’est plus passionnelle comme avec Miller, mais « absolue ». Quelque chose de l’amour pour le père vient se cristalliser dans cette nouvelle relation, quelque chose qui serait de l’ordre d’une relation d’objet pleine et entière, quelque chose qui viendrait unifier les parts éclatées du miroir.

72Cette conclusion est vraie, mais elle est trop simple, trop limitative pour suffire à Anaïs. Certes l’amour qu’elle vit avec Rank est total, mais elle garde un certain recul, à cause ou grâce au journal. Elle n’a pas envie – elle n’a pas la capacité – de se livrer totalement, elle se doit – promesse qu’elle s’est faite à elle-même et seule obligation qui tienne réellement pour elle – à l’écriture seconde du journal, elle se doit au portrait de l’Anaïs construite pour la postérité, ce portrait qui est le seul objet décisif du processus créateur qui l’habite.

73Selon cette perspective, la liaison avec Rank, pour centrale qu’elle soit, pour authentique qu’elle paraisse, n’en est pas moins qu’un épisode du feuilleton de la vie d’Anaïs.

74Elle se fait une gloire d’avoir mis à ses pieds Rank, comme Allendy. Elle transforme l’échec de ses deux tentatives d’analyse en victoire de sa toute-puissance :

75« Puisque je ne peux pas avoir Dieu, j’aurai les analystes que le monde considère comme des hommes-dieux. Pour me prouver ma victoire. Comme j’ai eu mon père. Mais je ne me donne pas à eux, je me garde » (23 juillet 1934).

76Elle insiste sur la reddition complète de Rank qu’elle forme à devenir un parfait amant et fait état d’une lettre qu’elle reçoit à ce moment-là d’Allendy. Ce dernier l’informe que c’est elle qui l’a en fait rendu pervers. Complète maîtrise d’Anaïs sur les autres et sur sa vie. Même l’échec de sa grossesse, elle l’attribue à son seul désir de se consacrer à son art.

77On voit combien le journal, qu’elle affirme être la pure recension de ses ressentis est aussi l’objet de la construction des figures de soi, par le biais des révisions successives de l’ordonnancement, après coup, des événements qui lui sont survenus.
Le 10 novembre 1934, elle écrit ce raccourci saisissant des niveaux d’existence qu’elle a tâché de faire cohabiter, le journal étant le ciment indéniable de son chaos interne :
« Je sais qu’après Rank j’aurai vécu tout ce que je voulais vivre, j’aurai tiré tout ce que je voulais tirer de l’amour, de la vie, du désir, des joies du mysticisme et de la création. »
L’idylle avec Rank est au zénith : elle lui a donné la bague que son père lui avait offerte en cadeau lors de l’inceste et Rank va lui remettre l’anneau d’or que Freud lui a transmis. Elle va quitter avec lui le Vieux Monde, et tout oublier de ses errances passées. New York est la promesse d’une nouvelle aube. Mais l’avenir va lui montrer que les fantômes de son passé l’attendaient déjà sur les quais du Nouveau Monde.
Le journal d’Anaïs Nin est autant son auto-création que sa réelle création. Authentiques notations cliniques côtoient trésors du style diariste. Chatoiements hystériques et dévoiements pervers cohabitent avec le cheminement historique des premiers modèles de la psychanalyse. Les errements du cadre et les déviances idéalisantes, tels qu’ils sont mis en scène par la verve inimitable d’Anaïs Nin permettent d’illustrer a contrario ce que sont les réelles exigences de la démarche analytique.
Les souffrances d’Anaïs, son journal en a été le témoin fidèle et scrupuleux, autant qu’il en a été peut-être l’instigateur. La création littéraire qu’elle n’a pas ou peu réussi dans ses nouvelles et ses romans, elle l’a pleinement réalisée dans le journal. Quintessence du journal intime, il en dégage de nombreux aspects originaux qui lui confèrent une subtile complexité, en mêlant à la fois relation événementielle, réflexion sur le processus créateur, notations psychopathologiques, auto-désir et suspense d’une vie affective aventureuse aux multiples rebondissements.
Le Journal d’Anaïs Nin se lit comme un roman à décoder cliniquement ou comme une clinique psychanalytique revisitée par une écriture littéraire.

Notes

  • [*]
    Bernard Chouvier, psychanalyste, professeur de psychopathologie, directeur du Centre de recherche en psychopathologie et psychologie clinique (crppc), Université Lumière Lyon 2 ; 5 avenue Pierre Mendès-France, F-69676 Bron Cedex.
  • [1]
    Citons deux articles déjà parus : B. Chouvier, « La création en couple : noyau pervers et scénarios narcissiques » (Anaïs Nin et Henry Miller), Le Divan familial, n° 9, 2002, p. 81-93 ; B. Chouvier, « De l’intimité intrusée à l’intimité exhibée : la vie secrète d’Anaïs Nin », dans A. Eiguer et coll., La perversion dans l’art et la littérature, Paris, In press, 2007.
  • [2]
    A. Nin, 1939.
Français

Résumé

Le Journal est l’œuvre littéraire la plus accomplie d’Anaïs Nin. Elle y relate ses vécus intimes dans un style d’une grande force et d’une grande originalité. Les liens qu’elle entretient au début des années 1930 avec la psychanalyse sont riches d’enseignements à propos de la question du champ transférentiel et du cadre. La transgression qui s’est opérée avec son premier analyste, René Allendy, conduit Anaïs Nin à une répétition active de la relation incestueuse avec le père. Une seconde analyse avec Otto Rank vise à dépasser cet échec en sortant du fonctionnement pervers entretenu par l’addiction au journal. Mais le noyau traumatique pousse encore une fois Anaïs à la transgression et à l’installation dans la perversion, malgré l’illusion créatrice.

Mots-clés

  • processus créateur
  • écriture de soi
  • fonctionnement pervers
  • démarche analytique

Bibliographie

  • Allendy, R. 1931. La psychanalyse, doctrines et applications, Paris, Denoël et Steele.
  • Chouvier, B. 2002. « La création en couple : noyau pervers et scénarios narcissiques (Anaïs Nin et Henry Miller) », Le divan familial, n° 9, p. 81-93.
  • Chouvier, B. 2007. « De l’intimité intrusée à l’intimité exhibée : la vie secrète d’Anaïs Nin », dans A. Eiguer et coll., La perversion dans l’art et la littérature, Paris, In press.
  • Nin, A. 1932-1934. Journal inédit et non expurgé des années 1932-1934, Inceste, Paris, Gallimard, 1992.
  • Nin, A. 1939. Un hiver d’artifice, trois nouvelles, Paris, Des femmes, 1976.
  • Rank, O. 1931. L’art et l’artiste : créativité et développement de la personnalité, Paris, Payot, 1998.
Bernard Chouvier [*]
  • [*]
    Bernard Chouvier, psychanalyste, professeur de psychopathologie, directeur du Centre de recherche en psychopathologie et psychologie clinique (crppc), Université Lumière Lyon 2 ; 5 avenue Pierre Mendès-France, F-69676 Bron Cedex.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 28/12/2009
https://doi.org/10.3917/cm.080.0127
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