CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« C’est par un saut de l’imagination que l’on saisit la vérité. »
Simon Leys, Le Bonheur des petits poissons (2008)

LA DIMENSION OUBLIÉE : UN AVEUGLEMENT SI COMMODE

1Et si la crise des subprimes ne pouvait se comprendre qu’à l’aune, non d’explications strictement économico-financières, mais d’un paradigme criminel ? Et si le véritable récit de ce désastre était celui d’acteurs financiers devenus anomiques, au point de muter en vulgaires escrocs en « col blanc » ? Une telle représentation par le crime provoque en général le mépris amusé. Les économistes n’aiment pas fréquenter les eaux boueuses des « bas-fonds sociaux » et les élites préfèrent souvent des causalités moins stigmatisantes. Les écueils d’une approche par le crime existent : théorie du complot, réductionnisme et simplification, recherche naïve du bouc émissaire, etc. Les objections sont nombreuses, parfois pertinentes, mais reflètent en réalité un réflexe banal : le déni de réalité. Car le réel criminel dérange toujours fortement.

2Cependant, l’aveuglement à la dimension criminelle des crises financières ne résiste pas à l’examen. L’histoire nous enseigne ainsi que toutes les crises financières « recèlent » une dimension criminelle, marginale ou centrale, en amont ou en aval des événements. Les ouvrages de John Kenneth Galbraith [1] ou de Charles P. Kindleberger [2] sont à ce titre éclairants. Et si, avec la crise des subprimes, le New Deal est revenu à la mode, ces références omettent de rappeler combien les grandes lois votées en 1933 et 1934 eurent souvent un aspect marqué de politique anticriminelle. Autrement dit : de traque aux bandits financiers.

3La théorie économique elle-même – non celle d’une certaine macroéconomie idéalisée et aseptisée, faite d’équations, où des individus rationnels agissent sur des marchés parfaits – a su approcher ces rivages troubles. Ce n’est probablement pas par hasard si, à l’occasion de cette crise, la réhabilitation de l’œuvre de John M. Keynes a permis de redécouvrir en particulier ses écrits sur les « instincts animaux » (animal spirits). D’ailleurs, l’un des rares économistes à avoir réellement annoncé la crise des subprimes, Robert J. Shiller (Irrational Exuberance, 2000 et 2005) [3], avait justement identifié, parmi les « mécanismes d’amplification » des crises financières, le rôle des « fraudes et de la manipulation ».

4Évidemment, la crise des subprimes n’est pas seulement une crise criminelle. Le crime n’en constitue qu’une composante parmi d’autres. Mais, ici, comme dans d’autres crises contemporaines de la mondialisation post-guerre froide, le crime a joué, de manière indiscutable, un rôle à la fois de déclencheur et d’amplificateur. Encore faut-il s’interroger sur les circonstances historiques qui l’ont engendrée : le contexte, comme dirait l’écrivain Leonardo Sciascia. Il existe en effet des environnements criminogènes. Les périodes d’euphorie financière le sont. Certaines politiques publiques aussi. De ce point de vue, la dérégulation mise en œuvre avec systématisme et par idéologie, à partir des années 1980, a constitué une politique gravement criminogène, c’est-à-dire créatrice d’opportunités criminelles de niveau macroéconomique. L’État fédéral américain, au nom d’un dogmatisme puisé dans la pensée néoconservatrice et les théories de l’école de Chicago, a peu à peu laminé les acquis du New Deal et par là même desserré les contraintes et les contrôles pesant sur le système financier [4]. Ses acteurs les moins scrupuleux ont alors prospéré dans un climat d’opacité organisée et de cupidité débridée. Et ce, d’autant plus aisément que, dans ses tréfonds, la pensée libérale n’a jamais perçu le crime comme un problème : La Fable des abeilles de Bernard de Mandeville [5] est à ce titre éloquente.

« PAST IS PROLOGUE » : DÉJÀ, LA CRISE DES CAISSES D’ÉPARGNE, DANS LES ANNÉES 1980 !

5Cependant, Shakespeare (La tempête) a raison : tout événement a une histoire. Or, la crise des subprimes ne se comprend qu’en remontant à la faillite des caisses d’épargne (Savings and loans, S&L) des années 1980. Bien que cet épisode soit trop méconnu, voire oublié, il en constitue pourtant la genèse. Et ce à double titre.

6D’abord, il s’agit d’un précédent, d’envergure macroéconomique, de crise financière à forte composante criminelle. Largement frauduleuse, la chute des S&L coûta sur le moment environ 150-175 milliards de dollars au contribuable américain et en réalité 500 milliards de dollars sur trente ans, avec les intérêts, soit près de 5 % du PIB. Toutes les études ultérieures ont montré que les fraudes ont joué un rôle significatif dans 70 % à 80 % de ces faillites [6]. Même Alan Greenspan, pourtant président de la Réserve fédérale de 1987 à 2006, donc aux commandes au moment de la crise, en convient sans détour dans ses mémoires [7]. Ce fut une gigantesque escroquerie : un empilage de malversations.

7Ensuite, une partie de l’édifice financier américain s’est (ré)organisée à cette époque. C’est par exemple à cette occasion que la technique de la titrisation prend son essor, inventée par la firme Salomon Brothers [8]. Le grand escroc de l’époque, Michael Milken – « le Madoff des années 1980 » –, sait l’utiliser pour ses junk bonds [9]. Par ailleurs, la quasi disparition des caisses d’épargne va laisser le champ libre au développement, entre autres, des sociétés de prêts hypothécaires (mortgage lenders) et des courtiers en prêts hypothécaires (mortgage brokers), et plus largement à toute une série d’acteurs et d’institutions financières peu régulés, ayant une activité de banque sans en avoir les contraintes et les contrôles [10]. C’est le shadow banking, cœur de la crise des subprimes.

8Mais, après ce désastre des S&L, faute d’avoir su en tirer les véritables leçons, les germes d’une crise financière, qui plus est à composante criminelle, étaient déjà en gestation. Le bon diagnostic ne fut pas apporté : celui d’une dérégulation à marche forcée et criminogène de ce secteur, à la fois par des lois (Garn-St Germain Act de 1982) et par le refus de réguler ces acteurs financiers (l’impéritie des agences fédérales). Le juste diagnostic n’ayant pas été tiré – par intérêts politico-financiers et par paresse intellectuelle – la crise suivante, celle des subprimes, ne pouvait que surgir.

9Pourtant, quelques alertes sur l’anomie inquiétante de Wall Street étaient réapparues, à l’aube des années 2000. La multiplication des scandales frauduleux, telle la faillite criminelle d’Enron [11], avait à nouveau redonné vie dans l’opinion publique aux vocables de banksters et de Rob Street pour qualifier ces acteurs financiers. Rien n’y fit, même le vote de la loi Sabarnes-Oxley.

L’INDUSTRIE FINANCIÈRE AMÉRICAINE FUT-ELLE UNE VASTE « SCÈNE DE CRIME » ?

10Wall Street ressemble aujourd’hui à une « scène de crime » géante. Les enquêtes civiles, administratives et pénales s’enchaînent, menées par toutes les agences fédérales qui, hier, n’avaient pu ou voulu prévenir et réprimer (SEC, FBI, etc.) les fraudes hypothécaires. Il serait erroné d’interpréter ce déferlement d’investigations comme la volonté d’offrir des boucs émissaires pour apaiser l’opinion et les médias, ou comme une ruse destinée à détourner l’attention vers des dérives individuelles pour refuser des analyses plus systémiques.

11Ces enquêtes nous révèlent plus que la face sombre d’un système : en fait, le système lui-même. La longue et très opaque « chaîne financière [12] » – celle partant de l’emprunteur de base, en passant par les courtiers en prêts, puis les sociétés de prêts, les agences de notation jusqu’aux banques d’investissements – fut, de facto, une « chaîne alimentaire » avec, à l’affût sur son parcours, toute une série de prédateurs. Des bandits financiers fondent, en essaims, sur les prêts hypothécaires de type subprimes. Répondons ici à deux questions : qui et comment ?

12Qui ? À l’image de ce qu'il se produisit lors des S&L, des acteurs criminels de toutes natures se sont engouffrés dans la brèche de la dérégulation. Reprenons ici les catégories bien connues de la criminologie nord-américaine. Il y eut surtout beaucoup de « criminels en col blanc » (white colar crime), des financiers, donc, qui, insérés socialement et au cœur du système, ont profité des opportunités nouvelles se présentant à eux grâce à la dérégulation. On retrouve également la trace du Milieu traditionnel, des « criminels en col bleu » appartenant au crime organisé (organized crime), agissant d’ailleurs toujours avec la complicité de « cols blancs [13] ». Sans oublier une dose non négligeable de « crime d’entreprise » (corporate crime), nombre d’institutions financières servant de vecteur à ces fraudes diverses.

13La montée des fraudes hypothécaires allait inquiéter le FBI dès 2002. Les rapports annuels de la Sûreté fédérale américaine et ses demandes répétées d’augmentation de crédits pour faire face à ce tsunami de crimes en témoignent a posteriori. Les indicateurs judiciaires à la hausse étaient des indices d’une anomie croissante du secteur des prêts hypothécaires qui, s’ils avaient été bien analysés, auraient pu éveiller plus que des soupçons. Cependant, avant même l’éclosion de la crise (2007-2008), le FBI va se trouver débordé par la masse et la complexité de ces fraudes. Et ce au moment où ce service est occupé – distrait ? – par les chimères de la « guerre contre le terrorisme ». En effet, après les attentats du 11 septembre 2001, l’essentiel des effectifs affectés jusque-là à la traque au crime organisé et à la criminalité économique et financière est basculé vers le secteur de la « sûreté nationale » (contre-espionnage et contre-terrorisme). On habille Paul (« lutte anti-terroriste ») en déshabillant Pierre (crime organisé et crime en col blanc). Aujourd’hui encore, les bandits financiers remercient George W. Bush et Oussama Ben Laden. Cet effet d’aubaine et de diversion n’est pas nouveau. Déjà, lors de la crise des S&L, le FBI n’avait pu vraiment faire face aux montagnes de dossiers criminels, alors monopolisés sur une autre « guerre » : « la guerre à la drogue ».

14Comment ? On peut distinguer quatre grandes séries de crimes qui, d’ailleurs, pourraient également recevoir des qualifications en droit pénal français (escroqueries, abus de confiance, abus de faiblesse, abus de biens sociaux, diffusion de fausses informations, fraudes, etc.).

151) Les « fraudes pour le profit » (frauds for profit). Commises par des salariés de l’industrie financière (industry insiders frauds), ces fraudes représentent environ 80 % du total des fraudes. Elles ont pour mobile l’argent. Ces fraudes provoquent soit un gonflement du prix des propriétés et/ou des prêts, soit la délivrance de prêts fictifs. Elles comportent toujours une série de mensonges : sur les revenus des emprunteurs, la valeur du bien, le véritable bénéficiaire du prêt (« homme de paille »), la destination réelle du bien (location et non-occupation à titre principal), la réalité des remboursements, etc. Les emprunteurs ne sont pas forcément impliqués. Trois professions sont au cœur de ces crimes : les courtiers en prêts hypothécaires (mortgage brokers), les experts/évaluateurs (appraisers) et les prêteurs (mortgage lenders) [14].

162) Les « fraudes au logement » ou « à la propriété » (frauds for housing or property). Commises généralement par les seuls emprunteurs, ces fraudes ont pour objectif l’acquisition d’un bien immobilier à partir de déclarations mensongères (revenus, niveau d’endettement, valeur du bien, etc.). Parfois, des membres de l’industrie hypothécaire aident les emprunteurs malhonnêtes à rendre leurs dossiers « présentables ». Ces fraudes représentent 20 % de toutes les fraudes hypothécaires. On a pu parler à propos des « fraudes aux logements » d’un phénomène d’« emprunts prédateurs » (predatory borrowing), et ce par analogie avec celui de « prêts prédateurs » (predatory loans : voir infra). Avec les « fraudes au logement » ou « emprunts prédateurs », on sort de l’image d’Épinal des « gentils particuliers victimes ». C’est pourquoi le concept de predatory borrowing popularisé par le professeur Tyler Cowen de l’université George-Mason a suscité la polémique [15]. Les « fraudes au logement » ou « à la propriété » s’inscrivent dans un phénomène plus large : la spéculation. Un grand nombre de ménages a en effet joué avec le marché immobilier, en se livrant à des opérations répétées d’achat puis de revente rapide à la hausse des maisons, afin de réaliser des profits (flipping) [16].

173) Les « prêts prédateurs » ou « menteurs » (predatory loans, liar loans). Le concept péjoratif de « prêts prédateurs » n’a pas de définition légale et demeure controversé aux États-Unis. Il n’en n’est pas moins d’usage courant, y compris au sein des agences fédérales et des Etats. L’expression désigne un ensemble de pratiques de prêts qualifiables au choix de : frauduleux, déloyaux ou inéquitables. Ce surnom est à l’origine inventé par les professionnels eux-mêmes de l’industrie des prêts hypothécaires. Un tel cynisme en dit long sur la nature de leur moralité et vient surtout décrédibiliser leurs futures tentatives de défense en bonne foi, une fois la crise survenue.

18Si tous les prêts dits « prédateurs » ne sont pas automatiquement frauduleux – donc pénalement ou civilement répréhensibles –, la plupart d’entre eux le sont. De même, si tous les prêts subprimes ne sont pas « prédateurs », une grande partie d’entre eux le sont. Cependant les notions de « prêts prédateurs », de prêts subprimes et de prêts frauduleux se confondent largement. Comme la notion de « prêts prédateurs » est très (trop ?) explicite, nombre de documents officiels les évoquent à travers d’intéressantes périphrases, telle celle de « produits hypothécaires non traditionnels » ! Pour résumer, ces fraudes forcent les emprunteurs, souvent d’origines modestes, à payer des taux d’intérêts et/ou des honoraires déraisonnables [17]. Quatre catégories d’Américains seront les principales victimes de ces prêts : les pauvres/classes modestes, les minorités ethniques (les Noirs et les Hispaniques) et les personnes âgées. Via un marketing agressif, voire carrément mensonger, l’industrie hypothécaire a ciblé les plus vulnérables de la société américaine.

19La grande toxicité de ce type de prêts pour les consommateurs explique pourquoi de nombreux États, plus soucieux des intérêts des citoyens que de ceux de l’industrie financière, votent leur interdiction pure et simple. Le premier est la Caroline du Nord en 1999. Vingt-quatre autres États franchissent ensuite le pas, adoptant des législations plus ou moins dures, principalement entre 2001 et 2003 (la Georgie, le New Jersey, la Californie, New York, l’Arkansas, etc.). Évidemment, ces lois sont alors ardemment combattues par les agences de notation et le lobby de l’industrie des prêts hypothécaires.

204) Les « fraudes boursières » (security frauds). Lors de la phase de titrisation, les occasions de fraudes criminelles sont multiples. Ces fraudes tournent presque toujours autour de la nature de l’information donnée aux opérateurs du marché : fausses informations, informations privilégiées, défauts d’information, etc. Les fraudes boursières sont majoritairement commises à partir des instruments financiers « innovants » adossés aux prêts subprimes. On peut probablement distinguer deux niveaux de fraudes : celui de la notation (agences de notation), puis de la vente des produits financiers (banques d’investissements). Sans oublier, plus tard, après le plan de sauvetage, les délits d’initiés et autres abus de biens sociaux commis lors du rachat des banques perdantes par les gagnantes.

LES MAUVAIS PROFESSIONNELS CHASSENT LES BONS

21La plupart des fraudes furent commises en amont, lors de la constitution des dossiers de prêts hypothécaires. Parfois avec la complicité des demandeurs de prêts, mais la plupart du temps en les grugeant, trois séries de professionnels vont se livrer à des fraudes massives : les courtiers en prêts hypothécaires (mortgage brokers), les sociétés de prêts hypothécaires (mortgage lenders) et les experts/évaluateurs des biens (appraisers). Ces trois professions, très largement dérégulées, transforment ce marché en Far West. Et les amateurs de films de genre le savent : une contrée sans shérif (où furent la SEC, le FBI, la FDIC, etc. ?) est fatalement prise en mains par les moins recommandables [18]. Il s’est produit ici une « loi de Gresham » de grande ampleur : faute de régulation du marché, les professionnels honnêtes se sont vus peu à peu marginalisés, voire expulsés, par les plus malhonnêtes. Faute d’arbitre, la « mauvaise monnaie » (les voyous) a pu chasser la « bonne monnaie » (les professionnels scrupuleux). Les bandits ont peu à peu imposé leurs pratiques. C’est ainsi que les « standards » d’allocation des prêts – pour utiliser une terminologie strictement économique et financière – se sont affaissés. Qui s’étonnera, ensuite, de l’inflation sans fondement du prix des biens immobiliers et du surendettement dangereux des ménages ? Dans un marché (trop) libéré, c’est une version de grande ampleur de la loi de Gresham qui se produit : le « mauvais capitalisme » remplace le « bon capitalisme » (ceteris paribus) [19].

22Au final, que doit-on en conclure ? La grande « bulle immobilière » fut perlée de petites sous-« bulles criminelles » : des bulles d’expertises truquées, des bulles de dossiers hypothécaires mensongers, des bulles de prêts prédateurs, des bulles de notations financières achetées, des bulles de produits financiers douteux, etc. Au final, le marché des prêts hypothécaires à risques a explosé sous l’action conjuguée, mais non concertée, des différents groupes intervenant le long de la « chaîne financière », de manière au minimum peu éthique et souvent frauduleuse : des brokers manipulant les prêts, des particuliers truquant leurs dossiers, des prêteurs cupides qualifiant des emprunteurs insolvables, des banques d’investissements agrégeant en produits financiers risqués les prêts, des agences de notation surnotant lesdits produits, etc.

LES CONCEPTS ÉCONOMIQUES SONT-ILS DES PRODUITS MASQUANTS ?

23Ces mêmes événements sont habituellement décryptés avec un prisme strictement économique et financier. On utilise alors d’autres concepts : « mauvaise appréciation du risque », « asymétries d’informations », « frictions », « inefficiences », « aléa moral » ou « biais ». Le criminologue et le pénaliste évitent une telle grille de lecture qui, pour être « savante » et juste, n’en demeure pas moins un peu hémiplégique, voire naïve. D’où la question : certains concepts économiques seraient-ils au monde réel ce qu’est la créatine pour les dopants, à savoir d’utiles produits masquants ?

24Afin de se convaincre définitivement que l’un des grands non-dits de la crise des subprimes réside dans sa dimension criminelle, il suffit de lire la loi qui, en mai 2009, conformément à une tradition tout américaine de transparence et d’aveu, a créé officiellement une commission d’enquête sur les causes de la crise financière : la Financial Crisis Inquiry Commission (FCIC). On note alors que, dans la longue liste des missions assignées à la FCIC du Congrès, la toute première est « d’examiner les causes de la crise financière et économique actuelle aux États-Unis, spécialement le rôle – (A) de la fraude et des abus dans le secteur financier, incluant la fraude et les abus envers les consommateurs dans le secteur hypothécaire [20] ».

LA PONZIFICATION DE L’ÉCONOMIE AMÉRICAINE : UNE ESCROQUERIE SYSTÉMIQUE ?

25L’approche par le crime – « la théorie du voyou » – dérange les penseurs radicaux car elle occulterait, dit-on, les causes systémiques. Est-ce bien certain ? De même qu’il existe une macro et une microéconomie, ne pourrait-il pas exister une macrocriminologie à côté de la microcriminologie classique ?

26Quand on dissèque le corps de la chaîne financière des subprimes, que découvre-t-on ? Un processus en deux temps ressemblant à une escroquerie systémique, c’est-à-dire à une gigantesque « manœuvre frauduleuse ». D’abord, on prête à marche forcée à des pauvres ou à des consommateurs peu solvables. Faisons simple : à des Noirs, des Hispaniques, des petits Blancs, des vieux, le plus souvent pauvres et peu éduqués. Puis, on revend le risque sur les marchés (titrisation) à des naïfs ou à des (plus) cupides encore, avec la complicité des agences de notation et des régulateurs : en fait, en dispersant le risque, on s’en débarrasse et on contamine alors tout le système. On repasse « la patate chaude » au voisin (situation dite d’aléa moral !). Le tout ressemble à une supercherie et à une fraude de grande ampleur, mais si énorme que, telle La Lettre volée (posée en évidence sur la table) d’Edgar A. Poe, on ne sait plus la voir. Il suffit pourtant, comme dans le conte d’Andersen, de crier : « Le roi est nu ! » Évidemment, une telle escroquerie dépasse le cadre pénal stricto sensu. Passe-t-on des menottes à des lois et à un système ? Le crime est suprapénal car macroéconomique.

27Et c’est là où le cas Madoff est intéressant et beaucoup moins anecdotique qu’il n’y paraît. Les affaires de Bernard « Bernie » Madoff n’avaient certes pas de liens directs avec les subprimes. Cependant, on ne peut aborder cette crise financière sans évoquer son cas, et ce pour trois raisons. D’abord, Bernard Madoff est une « victime collatérale » de la crise du marché des prêts hypothécaires. En effet, comme souvent en période de crise financière, nombre d’épargnants ont paniqué et ont tenté de retirer les fonds placés, ce qu’ils ont fait chez « Bernie », comme ailleurs. C’est alors seulement que la supercherie de grande ampleur est apparue. Les fonds n’ayant jamais été investis mais en fait dilapidés, les épargnants ont alors compris qu’ils avaient été spoliés. Sans la panique provoquée par les subprimes, l’escroquerie aurait probablement pu continuer longtemps encore. Les subprimes ont agi comme un révélateur. Ensuite, l’escroquerie imaginée par Bernard Madoff n’a pu se développer que grâce au climat de dérégulation et « d’argent roi » ayant généré les subprimes. Le contexte est identique, les conséquences comparables. Enfin, et surtout, le « cas Madoff » représente une métaphore (criminelle) à la fois de la crise des subprimes et de ce qu’était devenue l’économie américaine : une vaste pyramide financière. Les Américains ont vécu dans une économie de la bulle et du surendettement, dans un vaste « schéma à la Madoff et Ponzi ». L’économie et la finance américaines ont connu une « ponzification » de grande ampleur. Paul Krugman replace ainsi le cas Madoff dans sa véritable perspective, quand il qualifie l’économie américaine de « Madoff economy  » et lorsqu’il s’interroge, faussement naïf : « En quoi le récit Madoff est-il différent de l’histoire de l’industrie de la finance dans sa totalité ? [...] En quoi ce que Wall Street a fait en général est différent de l’affaire Madoff [21] ? »

28Bernard Madoff a réalisé en « petit » ce que les États-Unis ont vécu en grand, la dimension criminelle en moins prononcée cependant. Bernard Madoff a été le miroir grossissant d’un pays devenu « mad off  » (fou) ! Dans ce contexte louche, « Bernie » ne fut donc pas une aberration mais plutôt la caricature d’une époque et d’un système. D’autant que, depuis, des « mini Madoff » se sont déclarés un peu partout aux États-Unis, jetant à nouveau une lumière crue sur la nature réelle de la finance américaine.

29Comme si rien n’avait changé depuis que le personnage de Gordon Gekko, incarné par Michael Douglas dans le film d’Oliver Stone Wall Street (1987), s’écriait : « Greed is good  [22] ! »

CONCLUSION : CRIME ET MACROÉCONOMIE, UN SUJET D’AVENIR

30Dépassons le seul cadre des crises financières. Dans le monde de l’après-guerre froide, le crime sous toutes ses formes joue désormais un rôle géopolitique majeur, au point que certaines organisations criminelles ont muté en puissances territorialisées, et ce jusqu’en Europe (Albanie, Kosovo, Italie, etc.). Qu’est-ce que l’Italie aujourd’hui, si ce n’est un « État failli » (failed/collapsed state) [23] ? Un effondrement auquel le crime organisé a beaucoup contribué. Le crime organisé peut aussi jouer un rôle macroéconomique, en infiltrant et en transformant certains marchés économiques dans des proportions toujours plus inquiétantes. Le véritable horizon du crime organisé se situe désormais entre géopolitique et macroéconomie [24]. Pendant ce temps, la médiasphère, toujours plus influente dans la conduite des politiques publiques et des opinions, s’échine dans l’exposition de bulles et d’artefacts [25]...

Notes

  • [1]
    . The Great Crash 1929, Houghton Mifflin Company, 1954 ; du même auteur : A short History of Financial Euphoria, Whittle Direct Books, 1990.
  • [2]
    . Manias, Panics, and Crashes, John Wiley and Sons, 2005.
  • [3]
    . Currency DoubleDay. Également : George A. Akerlof et Robert J. Shiller, Animal Spirits, Princeton, Princeton UP, 2009 ; Robert J. Shiller, The Subprime Solution, Princeton, Princeton UP, 2008.
  • [4]
    . Paul Krugman, Pourquoi les crises reviennent toujours, Paris, Le Seuil, 2009 ; du même auteur, L’Amérique que nous voulons, Paris, Flammarion, « Champs actuel, », 2009 ; Joseph E. Stiglitz, La Grande Désillusion, Paris, Fayard, 2002 ; Joseph E. Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête, Paris, Fayard, 2003 ; Godfrey Hodgson, De l’inégalité en Amérique, Paris, Gallimard, 2008.
  • [5]
    . Bernard Mandeville, La Ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes, Éditions La Bibliothèque, 1997. Également du même auteur : Recherche sur la nature de la société, Arles, Actes Sud, « Babel », 1998.
  • [6]
    . Kitty Calavita, Henry N. Pontell et Robert H. Tillman, Big Money Crime, University of California Press, 1997 ; Marin Mayer, The Greatest-Ever Bank Robbery. The Collapse of the Savings and Loan Industry, Macmillan, 1990 ; William K. Black, The Best Way to Rob a Bank Is to Own a Bank, University of Texas Press, 2005 ; Stephen Pizzo, Mary Fricker et Paul Muolo, Inside Job, The Looting of America’s Savings and Loans, McGraw-Hill Publishing, 1989 ; Jean-François Gayraud, « Crises financières : la dimension criminelle », Défense nationale et sécurité collective, décembre 2008.
  • [7]
    . Le Temps des turbulences, Paris, Hachette, 2007.
  • [8]
    . Michael Lewis, Liar’s Poker, Coronet Books, 1989.
  • [9]
    . Benjamin J. Stein, A License To Steal, Simon & Schuster, 1992 ; Jesse Kornbluth, Highly Confident, William Morrow and Company, 1992.
  • [10]
    . Richard Bitner, Confessions of a Subprime Lender. An Insider’s Tale of Greed, Fraud, and Ignorance, John Wiley & Sons, 2008.
  • [11]
    . Prashad Vijay, Fat Cats and Running Dogs. The Enron Stage of Capitalism, Common Courage Press, 2003.
  • [12]
    . Une « chaîne » exposée avec clarté par Laure Klein, La Crise des subprime. Origine de l’excès de risque et mécanismes de propagation, Paris, Revue Banque Édition, 2008.
  • [13]
    . Sur ces notions centrales de la criminologie nord-américaine, voir : James O. Finckenauer, Mafia and Organized Crime, OneWorld Book, 2007 ; Raymond Gassin, Criminologie, Paris, Dalloz, 2007.
  • [14]
    . Lire à ce sujet les rapports annuels du FBI publiés depuis 2000.
  • [15]
    . Tyler Cowen, « So We Though. But then Again... », New York Times, 13 janvier 2008.
  • [16]
    . Lire à ce sujet les rapports annuels du FBI publiés depuis 2000.
  • [17]
    . On lira sur ce sujet un rapport complet et édifiant du GAO (l’équivalent de la « Cour des comptes » française) : United States General Accounting Office, Consumer Protection. Federal and State Agencies Face Challenges in Combatting Predatory Lending, janvier 2004.
  • [18]
    . Pour une version plus sophistiquée de cette donnée de base de la criminologie, on pourra relire la parabole de « l’anneau de Gygès » de Platon.
  • [19]
    . Mark Zandi, Financial Shock, Global Panic and Government Bailouts – How We Got Here and What Must Be Done to Fix It, FT Press, 2009 ; Danny Schechter, Plunder, Investigating ou Economic Calamity and the Subprime Scandal, Cosimo Books, 2008.
  • [20]
    . Public Law 111-21- May 20, 2009 : Fraud Enforcement and Recovery Act of 2009.
  • [21]
    . Paul Krugman, « The Madoff Economy », International Herald Tribune, 20/21 décembre 2008.
  • [22]
    . « La cupidité, c’est bien. » Le personnage de Gordon Gekko est inspiré de l’escroc Ivan Boesky, condamné en 1986 pour délit d’initié.
  • [23]
    . Ce concept est généralement appliqué à des États dits du « Tiers-monde » et peut étonner quand on l’utilise pour un pays si proche de nous et de si haute civilisation. Le très correct magazine Foreign Policy s’y est pourtant risqué, à juste titre, dans son édition datée de mai-juin 2009.
  • [24]
    . On lira par exemple sur cet horizon inquiétant : Alain Bauer et Xavier Raufer, La Face noire de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2009, ainsi que les travaux du département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines (DRMCC/Institut de criminologie de Paris, université Paris II) sur son site internet : wwww. drmcc. org. En ligne
  • [25]
    . Que la médiasphère nous sépare en fait du réel et de sa connaissance, fait écran, est un phénomène fort bien analysé dans les œuvres des écrivains Jean-Claude Michéa et Philippe Muray. Nous renvoyons ici à l’ensemble de leurs livres.
Jean-François Gayraud
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/03/2010
https://doi.org/10.3917/cite.041.0115
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