CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Le loup s’est-il déguisé en agneau ? » se demande un lecteur, en s’étonnant du ton d’un de mes papiers (« Touche à mon pote », à propos de SOS-Racisme, GPH n? 161), et en suspectant quelque sophistication (c’est-à-dire, au sens propre, quelque trucage adultérant et chimique visant à donner belle apparence et tromper le client). De quoi, de quoi ! De l’anti-racisme bon genre, humanitaire, philanthropique, cureton, en somme ! Venant de cette chronique-brûlot, quelle déception !

2D’accord, j’avoue ma faute. Non pour me concilier les esprits forts, qui voient toujours la manip et le coup de pub sous le badge lycéen et télévisuel ; mais parce qu’en effet j’ai été très allusif à propos d’un point gênant. Il est gênant, et en cette gêne-là se niche bien plus de racisme rancunier et secret que de pudeur, d’avouer, et de s’avouer, que les fureurs racistes, comme les générosités antiracistes, se nouent autour des désirs, des fantasmes (sans « ph » médical), des images sexuelles véhiculées ou engendrées par notre société.

3On passe vite de la gêne à l’auto-censure. On n’est bon anti-raciste que par litote ; toute raison trop charnelle doit être atténuée. On agit « pour rien », en somme ; sans que nul lien, de chair, de plaisir ou de sentiment vienne salir la pureté vide du choix moral, le devoir humaniste. Comme chez un célèbre moraliste de Königsberg, il faut, pour être convenable, que l’action anti-raciste soit accomplie sans nulle relation à un intérêt érotique ou autre présent dans le sujet ; pour la beauté du geste, pour l’intérêt supérieur de l’humanité, seulement.

4En ces temps d’anti-racisme réveillé, personne n’oserait reprendre à son compte la splendide et brutale confession de Jean Genet (« je n’aurais jamais été aussi proche du FLN si je n’avais été au lit avec des Arabes »). Le poète ajoute qu’il aurait probablement soutenu la révolte algérienne, mais pas avec cet engagement ni cette intensité. L’anti-racisme pur n’a ni mains, ni pieds, ni lit. Touche pas, pas les mains, crois-moi par devoir, sans me toucher, c’est le « noli me tangere » du Christ à Marie-Madeleine ; nous sommes tous des Thomas, nous voulons toucher. J’y faisais allusion à propos de SOS-Racisme, en précisant qu’« à mon pote » ajoutait au contraire une note autre : amitié, et non devoir.

5Cette amitié anti-raciste est-elle nécessairement érotique ? Par forcément dans ses comportements, mais dans ses images, agglutissements de jeunes corps souples de toutes nuances ; en face, dans la fièvre hallucinée des délires sexuels racistes, l’Arabe – surtout lui – est le violeur, il se venge de la guerre d’Algérie en niquant nos femmes et nos fils (et si c’était vrai, pourquoi s’en scandaliser si chacun y trouve son plaisir ?). Devons-nous, sous prétexte de ne pas réduire l’Arabe à son sexe, lui couper tout attrait ? Si un bon anti-raciste n’a pas de mains, un bon Arabe n’aurait-il pour lui, pas de zob ?

627 avril-3 mai 1995, GAI PIED HEBDO, n° 167

Guy Hocquenghem
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/chime.069.0095
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