CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’intime, c’est, au superlatif, le tréfonds, ce que l’individu a, consciemment ou non, au fond de soi, c’est son domaine particulier, son for intérieur. Dans cet intérieur, il y a ce qui y est de fondation et qui y demeure, et qui n’est extériorisé que rarement et souvent involontairement, il y a aussi ce qui y a pénétré, à notre insu ou de notre plein gré, objets ou êtres. L’intime est lieu de réserves, lieu d’où s’échappe parfois ce que nous prétendons être ou ce qui révèle à autrui notre intimité, ab imo pectore, et lieu où s’accumule ce que nous emmagasinons, in imo pectore.

2L’intimité est protégée : les Grecs ont eu souci de la pudeur (aidôs, féminin, qui correspond à peu près au latin pudor, masculin); cet aidôs est à la fois de la réserve et le sentiment de honte, fondé sur le respect qu’on se doit à soi-même autant qu’on le doit à autrui. Chez Homère, le vieux verbe (radical thématique, auquel s’est substitué ensuite le verbe dérivé de aidôs) aidomai signifie respecter, craindre, et a pour objets les dieux, les supérieurs ou les convenances sociales ou encore ménager, d’où, dans la langue juridique de l’attique classique, pardonner à l’auteur d’un meurtre involontaire. Chaque société a sa conception de la personne et de ce qui lui appartient en propre et privément. Dans la sphère de la personne, où le propre de chacun est exprimé en grec par to idion (à l’origine ce qui est propre au groupe social dont fait partie l’individu, puis le particulier, ce qui est au soi, à soi, le personnel), s’opposant à ce qui est public (to dèmosion, substantivation de l’adjectif dérivé de dèmos, le peuple, ou to koinon, substantivation de l’adjectif signifiant commun), il y a ce qui ne doit pas, dans la société où vit l’individu, être montré, et en Grèce, si l’on parle en termes généraux, il s’agit des parties dites honteuses (ou que le respect mutuel interdit de montrer): le substantif neutre pluriel ta aidoia (dérivé de l’adjectif dérivé de aidôs), ce sont ce qu’on dit encore aujourd’hui les « parties honteuses » (le latin a le parallèle pudenda, adjectif substantivé au neutre pluriel, dérivé de pudor). Il est remarquable que le même adjectif désigne soit ce qui est respectable soit ce qui est honteux : c’est à la base la notion de respect qui est exprimé, puisque une personne ou une partie exprimée avec aidoios sont à respecter, soit parce que la conduite de la personne inspire le respect de qui la considère, soit parce que la partie doit être cachée pour éviter que la honte ne s’abatte sur celui qui ne respecte ni sa propre personne ni la personne qui verrait ce qui ne doit pas être vu. Il est à noter que les Grecs ont pu avoir conscience de la relativité des mœurs en ce domaine : Hérodote est friand des indications sur des peuples barbares qui ont une conception inverse de celle des Grecs, notamment en matière de pudeur, par exemple, les Nasamons, peuple libyen, – dont la coutume est d’avoir chacun plusieurs épouses mais d’en user en commun – quand ils veulent s’unir à une femme, plantent un bâton en avant du lieu où ils vont s’unir, signifiant ainsi publiquement ce qui chez les Grecs reste intime.

3On remarque aussi que l’intimité des femmes et des hommes n’est pas semblable aux yeux des convenances sociales. Pénélope ne sort guère de son appartement où elle vit en compagnie de ses servantes, et est même renvoyée à son étage par Télémaque quand elle se hasarde dans la salle où festoient les prétendants. Seuls les hommes sortent et voyagent : toutes les femmes de l’Odyssée sont des femmes d’intérieur, filant et chantant, et, dans l’Iliade, Andromaque, Hélène ou Hécube sont confinées dans la sphère familiale dont elles ne s’échappent que dans de rares occasions, jamais pour des raisons personnelles, toujours pour des motifs liés à leur époux. Le statut de la femme à l’époque classique prouve que cette opposition entre l’intérieur réservé à la femme et l’extérieur où opère l’homme reste vivace (dans l’Economique de Xénophon, on a un bon exemple de ce partage des rôles et des tâches).

4L’intimité n’est pas constituée seulement des parties que la pudeur commande généralement de cacher, elle est faite aussi des pensées et sentiments dont le siège est dans les phrenes (diaphragme ou péricarde, souvent entrailles). Mais l’intimité ne se résume pas à ce qui est, par nature, à l’intérieur, dans la personne, et qui la constitue. Appartiennent aussi au domaine intime les êtres ou les objets avec lesquels il y a une relation privilégiée. C’est sans doute le sens originel de l’adjectif philos qui doit être ici évoqué. Le mot est lié étymologiquement à la notion de pacte (cf. latin foedus,-eris, neutre), et à la notion de foi, de confiance (cf. grec peithô, féminin, la persuasion, verbe peithomai, je suis convaincu, peithô, je persuade, pistis, féminin, confiance, latin fides, féminin, confiance, foi, etc.). Est philos l’être (ou, dans le grec archaïque, l’objet, d’où le sens possessif de l’adjectif), qui vient se loger dans l’intimité, établissant ainsi une relation de réciprocité entre gens qui sont engagés dans la philia (on traduit commodément par amitié mais cela affaiblit le sens du mot, qui est plus proche de la passion) comme on l’est dans un pacte. Avec la notion d’hospitalité, la notion de philia est une des plus emblématiques des notions grecques.

5Il y a quelques mots remarquables qui expriment les relations intimes. Archaïque, la famille de mots autour du vieux féminin oar, épouse, désigne l’intimité des conversations ou des entretiens, qui peuvent aller jusqu’au déduit. Le mot oar lui-même est rare (Iliade 9,327, au génitif pluriel, et 5,486, au datif pluriel), mais les dérivés sont bien attestés en poésie. Certes, on a pu douter que oar soit apparenté aux autres mots de la famille qui désignent les relations intimes entre un homme et une femme, puisque l’épouse est autre que celle avec qui on a des relations, mais si on admet une des hypothèses étymologiques qui le rattachent soit à la racine signifiant « adapter » soit à la racine signifiant « attacher », on peut voir dans oar un terme qui désigne métaphoriquement l’épouse. Quoi qu’il en soit, les mots de la famille, le verbe oarizô, le nom d’action féminin oaristus, le nom d’action masculin oarismos, et même le nom d’agent masculin, oaristès, désignent les relations intimes, avec de la tendresse, et parfois du sexe. Quant à l’expression des sentiments qui trahissent l’intimité, il est à noter que le grec est nuancé. Aimer, c’est philein, mais chérir, c’est stergein, et, parallèlement, haïr, c’est misein, et abominer, c’est stugein. Nous connaissons encore aujourd’hui des amis intimes, familiers, comme le grec a connu les oikeioi, ceux qui sont de la maison (oikos, oikia), par opposition à ceux qui sont d’ailleurs, les othneioi, étrangers, qui sont d’ailleurs (ce dernier adjectif est dérivé de ethnos, le groupe social, la peuplade) et aussi des ennemis intimes, comme le grec a des ekhthroi, des gens qui nous sont hostiles ou que nous considérons comme tels (étymologiquement, ce sont les gens qui viennent du dehors), ceux qui sont inamicaux (différents des polemioi, ceux avec qui la cité est en guerre). Les Grecs n’ont guère laissé de témoignages sur leur intimité personnelle (les œuvres personnelles, tels les Discours Sacrés d’Aelius Aristide, au IIe siècle de notre ère, ne sont pas à proprement dire des œuvres intimes, car elles étaient destinées à relater pour le public une expérience médicale et religieuse à la fois), les Autobiographies qui nous sont parvenues ne font que décrire et justifier une carrière personnelle. Mais le vocabulaire, par ses origines et par les significations, permet de définir ce que représentait pour eux la notion d’intimité.

Français

Les Grecs ont laissé peu de témoignages sur l’intimité, ce qu’il y a de plus profond dans l’individu. Mais le vocabulaire grec permet de cerner autant que possible la conception qu’ils se faisaient en ce domaine : sont ainsi étudiés quelques mots, tels aidôs, phrénes, philos, oar, etc.

Mots-clés

  • Pudeur
  • Réserve
  • Intimité
  • Passion
  • Cœur
  • Haine
  • Amour
English

The Greeks have left but few traces of how they expressed the notion ofintimacy, that which lies at the deepest level of an individual’s inner being. But a close analysis of their vocabulary allows us, as much as it is possible, to uncover the meaning(s) that this notion had for them. In this vein, words such as aidôs, phrénes, philos, oar, etc will be examined.

Key-words

  • Shame
  • Reservation
  • Intimacy
  • Passion
  • Heart
  • Hate
  • Love
Michel Casevitz
professeur émérite de grec, 39, rue Pascal – 75013 Paris.
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