CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le solidarisme a récemment connu un retour en grâce notamment du fait d’études de Jean-Fabien Spitz, Marie-Claude Blais et Serge Audier dans le domaine de la philosophie politique [1] ou, un peu plus anciennement, de Robert Castel, pour ce qui est de la sociologie [2]. Ces auteurs ont davantage insisté sur la connexion entre le thème de la solidarité et la forme de l’État social redistributif. Nous essaierons de montrer en quoi la solidarité nationale, si elle fait, en apparence, obstacle à une pensée de l’internationalisme, sera, en réalité, efficacement appliquée à ce domaine par Léon Bourgeois.

2Le solidarisme est une doctrine au croisement de la sociologie naissante, de la pensée et de l’action politiques, qui a vu le jour dans le sillage du développement des sciences sociales (Comte et Durkheim notamment) et a eu une grande influence sur les idées politiques de gauche. Cette doctrine s’oppose tant à l’individualisme d’un homo œconomicus qui penserait ne rien devoir qu’à lui-même, qu’au collectivisme socialiste faisant disparaître l’individu dans la totalité sociale [3]. Au début de son livre datant de 1896 exprimant un pan essentiel du projet radical dans les années 1890-1910, La solidarité, Léon Bourgeois fait remonter l’usage politique du terme solidarité à Pierre Leroux, ce qui permet d’élaborer une paternité commune entre le socialisme républicain et le solidarisme [4].

3Pour les solidaristes, nous devons une partie de ce que nous sommes et de ce que nous avons à nos échanges avec le reste de la société à laquelle nous sommes, en retour, obligés de payer notre dette [5]. La fiscalité, du moins dans la version de Bourgeois, apparaissent alors comme le paiement d’une « dette sociale », résultat de la prise de conscience du fait que nous dépendons de notre inscription dans une société pour être ce que nous sommes, c’est-à-dire d’une solidarité comprise non pas d’abord comme un devoir moral mais comme un fait social. Seulement, le solidarisme n’est-il pas alors condamné à rester enfermé dans le modèle de l’État-nation, d’une société close sur elle-même voire dans un indépassable imaginaire national ?

4Ainsi, le solidarisme pourrait également recevoir la caractérisation de national parce qu’il trouve son registre exclusif au sein de cette communauté. Si tel est le cas, il semble complètement improbable que la doctrine solidariste ait pu servir de point d’appui pour penser une version internationale de la solidarité (notamment ouvrière). On pourrait comprendre, dans ce cadre, les usages nationalistes qui ont pu être faits du solidarisme entre les deux guerres (notamment en Belgique [6]) puis son usage au sein de l’extrême-droite française depuis l’Union Solidariste créée en 1975 par Jean-Pierre Stirbois, jusqu’au collectif solidariste de Serge Ayoub créé après la dissolution de « Troisième voie pour une avant-garde solidariste » [7] (dont le nom reprend déjà l’idée solidariste d’une troisième voie entre l’individualisme et le socialisme), notamment à travers le thème de la préférence nationale, du primat accordé aux membres de notre société sur les étrangers. On voit alors mal la place de la pensée solidariste dans le cadre d’un numéro de revue portant sur les internationalismes.

5Il y a ainsi une difficulté inhérente au solidarisme qui porte sur le fait que la solidarité y est avant tout pensée comme l’interdépendance des individus au sein d’une même société dont la structure institutionnelle centrale est l’État-nation, à quoi s’ajoute un recours récurrent à l’idée d’héritage et de dette envers les générations passées (qui pourrait justifier une interprétation conservatrice). Les socialistes, au contraire, en tant qu’ils aspirent à fédérer le « prolétariat de tous les pays [8] » (notamment contre la structure de pouvoir qu’est l’État) ne semblent pas rencontrer ce problème. Évidemment, poser la question ainsi est une autre manière de poser celle du rapport de chacune des traditions, républicaine et socialiste, à l’État. Si, à l’initiative de Jaurès notamment, les socialistes se réconcilient d’une certaine manière avec l’État dans une perspective réformiste dite « gradualiste », ils demeurent néanmoins suspicieux à l’égard d’un État souvent accusé de promouvoir les intérêts des possédants et de garantir l’accumulation du capital. De ce fait, les socialistes ont depuis longtemps des stratégies transfrontalières défiantes à l’égard des institutions nationales d’où également la critique de la stratégie bourgeoise d’« union et de la fraternité des nations », prônées très tôt par l’élite politique, chez Marx dès 1847 [9]. À l’inverse, les solidaristes, appartenant au mouvement des radicaux et proche des républicains, qui représentent la classe dirigeante modérée et fidèle aux institutions républicaines ne partagent pas du tout cette défiance [10]. Ces derniers pensent très largement la logique de leur engagement à travers un crédit porté à l’État, une représentation non-classiste (voire iréniste) des rapports sociaux, une conviction dans la capacité du réformisme à dégager les solutions aux problèmes sociaux. Ils demeurent, par conséquent, concentrés sur des stratégies nationales et sur l’appareil institutionnel disponible pour les réaliser au sein des frontières. Mais le renforcement des tensions européennes au début du xxe siècle et l’émergence d’une solidarité supranationale forcent les solidaristes, en la personne de Bourgeois surtout, non tant à abandonner l’horizon national qu’à l’inclure dans un principe fédératif international et dans un idéal de solidarités supranationales dont une des expressions les plus abouties et les plus saillantes fut la création de la SDN. Il ne reste pas moins que la voie internationale de Bourgeois reste sensiblement différente de celle des socialistes.

Fouillée ou l’internationalisme impossible

6De nombreux textes de Fouillée vont dans le sens d’une pensée des organismes sociaux. Cela accrédite une croyance, indépassable au premier abord, dans l’unité substantielle des peuples animés par un même principe de vie. Les notions de « solidarité » et d’« idée-force » lui permettent de penser les ensembles sociaux sous la forme d’unités à la fois organiques et psychologiques, comme des totalités dotées d’une vie et d’une identité propres. C’est ce qui permet sans doute d’expliquer l’approche « nationale » de Fouillée. Précision cependant que le recours à la nation n’est pas une originalité de Fouillée. C’est au xixe siècle, au contraire, un lieu commun [11].

7La perspective nationale est présente chez Fouillées d’une manière plus ou moins explicite dans beaucoup de ses écrits. Elle s’explique à la fois par des représentations héritées tant de la sociologie d’Auguste Comte que de l’imaginaire romantique et hégélien affirmant l’existence d’une vie et d’un esprit substantiels des peuples [12], et s’explique aussi, et peut-être surtout dans le contexte politique de l’époque, par un moment d’élaboration théorique de l’État social avec l’émergence du service public et des principes de redistribution fiscale. Cet aspect de la pensée politique a récemment été remis à l’honneur par Robert Castel [13] au sujet du livre de Fouillée La propriété sociale et la démocratie (1884).

8À un niveau plus théorique, le tropisme national s’explique de deux manières. La première est, au-delà de l’imaginaire romantique de l’esprit des peuples voire des conceptions contre-révolutionnaires d’un de Maistre, l’héritage de la sociologie naissante d’Auguste Comte qui voit la société comme un vaste organisme fermé sur lui-même dont la coopération des organes fait vivre le tout. Pour Fouillée, l’individu dépend de l’héritage de la société pour être ce qu’il est et acquérir ce qu’il peut acquérir. Cet héritage, ce « fonds social », est un support qui permet à l’homme de devenir lui-même : « L’enfant qui vient au monde, dans les pays civilisés, trouve sans doute le sol entier déjà occupé et enclos de barrières ; mais, en revanche, il voit s’ouvrir devant lui un domaine autrement large et précieux que ne le serait tout un pays sauvage mis à sa disposition : c’est le domaine de la richesse collective, amassée par toutes les générations qui l’ont précédé [14]. »

9Ainsi y’aurait-il une conception conservatrice et patrimoniale de l’interdépendance des membres de la société, qui s’arrêterait à ses frontières. On pourrait certainement imputer ce point de vue à l’esprit d’une époque – les débats parlementaires sont pleins de ces références à la nation – s’il n’existait pas, au même moment, un discours internationaliste alternatif.

10À ce volet matériel de l’interdépendance organique des individus, s’expliquant notamment par la division du travail et par les savoirs hérités et la culture qui rendent chacun dépendant de la société à laquelle il appartient, s’ajoute une dimension morale qui lierait tous les membres d’une même société dans une psychologie commune. L’ouvrage de Fouillée, Esquisse psychologique des peuples européens, s’inscrit dans le sillage de celui de Gustave Le Bon [15]. Fouillée reprend, dans un cadre collectif, des idées qu’il avait déjà exposées au niveau individuel dans La psychologie des idées-forces (1893) [16]. Son hypothèse pour expliquer l’unité des peuples n’est pas racialiste : dès l’introduction de son livre, il conteste la pertinence des hypothèses de la phrénologie galtonienne et les considère peu plausibles [17]. Il leur préfère la référence culturaliste aux idées partagées au sein d’un même peuple [18]. Mais cela ne règle pas le problème : que l’imaginaire national soit fondé sur la race ou sur la culture, il demeure. Fouillée accorde du crédit aux théories de l’unité substantielle d’une psychologie des peuples dont les membres auraient une solidarité spirituelle. « Un peuple se développe selon l’idée directrice dont son caractère national et sa philosophie nationale sont l’expression aux grands moments de son histoire [19] », écrit Fouillée.

11Les « idées-forces » relient les individus et le peuple auquel ils appartiennent. Ainsi, les « idées-forces » qui animent les individus ne dépendent pas que d’eux-mêmes, elles ne naissent pas tout armées de leurs cerveaux isolés, elles surgissent et émergent grâce et par les échanges avec les autres. L’individu, contrairement à la théorie du moi pur de la philosophie transcendantale kantienne, ne contient pas en lui les conditions de possibilité de ses représentations. Ces représentations dépendent étroitement de la cohabitation et de l’interdépendance sociales, elles dépendent donc, in fine, d’une psychologie nationale. C’est pourquoi il y a toujours quelque chose de notre communauté qui nous anime en structurant les idées qui nous meuvent. Notre nation serait partie prenante de nos identités individuelles qu’elle contribuerait à façonner.

12C’est à ce point que la méthode intuitive employée par Fouillée pour décrire la psychologie des nations marque ses limites. Chacun a ainsi tendance à juger de l’esprit de sa nation et des idées directrices qui la meuvent en fonction des siennes. Fouillée le reconnaît, il présuppose que les idées qui le meuvent, lui, sont celles de sa patrie tout entière, partagées par tous ses concitoyens. Ainsi, lorsque nous parlons de l’esprit de notre peuple nous parlons moins d’une réalité extérieure à nous que nous ne peignons notre moi : « Une des grandes difficultés, quand il s’agit de tracer le portrait psychologique d’une nation, c’est que, si on appartient soi-même à cette nation, on tend à faire involontairement le portrait de sa propre individualité […]. Oui, je me peins moi-même en peignant le Français, mais, comme je suis Français, j’ai dû retrouver en moi les grands traits fondamentaux de ma nation [20]. »

13Cette méthode tend à produire un portrait idéalisé de ses propres aspirations, de ses propres « idées-forces » en les projetant sur un ensemble vague et supposé objectif appelé nation. En négligeant le pluralisme et la variété des dynamiques individuelles, on obtient alors une identité forcée qui ne saurait traduire la variété sociologique et la variété des motivations animant les membres d’une même société. C’est cette approche qui fait qu’il y a, chez Fouillée (mais c’est aussi une conviction largement relayée par d’autres auteurs de la période), un indépassable imaginaire national l’empêchant de voir la force des liens qui peuvent unir, au-delà des frontières, les individus de nationalités différentes dans d’autres réseaux de solidarité que nationaux, mais aussi des communautés d’appartenance non-nationales.

14Pourtant, Fouillée, dans un passage conclusif à L’idée moderne du droit (1893), voit la possibilité, au sein d’un peuple, qu’émergent des aspirations universelles dont il considère que la France est le pays où l’application est possible et même nécessaire : « La France est le seul pays où les classes actives et laborieuses se préoccupent de la légitimité morale d’un gouvernement, où elles réclament des institutions rationnelles et conformes au droit, non pas seulement des expédients ou des compromis d’intérêts et de forces […]. On a vu à trois reprises notre pays faire l’expérience de cette forme [référence aux trois Républiques], perpétuel objet des espérances et des revendications populaires […]. Dès lors, ne peut-on supposer que le développement libéral et pacifique du régime nouveau, qui deviendra tôt ou tard le régime universel des peuples, est seul capable de relever notre pays en le ramenant à sa vraie voie [21] ? »

15Ainsi il ne faut pas lire Fouillée trop vite ou de manière trop malveillante. Car il n’est pas contradictoire que les idées directrices qui façonnent et mettent un peuple en mouvement soient non seulement des idées universalistes mais aussi des idées compatibles avec un internationalisme, une solidarité des peuples sous l’appel commun de l’égalité et de la fraternité. Voici l’explication de Fouillée : « C’est que, habitué à vivre dans une région qui n’est point exclusivement nationale et égoïste, [le peuple français] ne se sent pas atteint par ses désastres dans la meilleure partie de lui-même, dans celle par où il s’efforce de s’identifier avec le cœur même des autres peuples. Il sait qu’il ne périra pas tant qu’il vivra de la vie commune à tous. Ces idées seules, en effet, peuvent soutenir une nation à travers les siècles qui, au lieu d’être purement nationales, sont humaines. La France ne doit attendre son salut et sa force que des pensées nourries par la pensée même de l’humanité, toujours vraies, toujours jeunes, immortelles comme l’humanité même [22]. »

16Au-delà de l’émergence d’un régime juridique universel qui pourrait relier divers peuples sous un même type d’idée directrice, c’est Bourgeois qui passera le pas de penser un véritable internationalisme, c’est-à-dire d’une solidarité des États-nations qui, sans s’affranchir de la forme institutionnelle de l’État, traduit la porosité de leurs frontières. Car même si, comme Jaurès, Bourgeois reprend la psychologie des « idées-forces », il montrera que, dans leur dynamisme, elles ne sont pas limitées par des frontières qui, au bout du compte, ne sont que des frontières en idée. Bourgeois insiste alors sur l’émergence d’une nouvelle conscience internationale et d’un nouveau type d’idée qui anime les peuples européens, notamment par la conscience nouvelle de leur interdépendance et de leur solidarité réelle.

La solidarité internationale, entre réalité et messianisme

17Léon Bourgeois, homme politique radical influent depuis les années 1890 jusqu’aux années de l’immédiat après Première Guerre mondiale fut, notamment dans cette période, un des promoteurs de la SDN dont il fut le premier président [23].

18Dans son livre sur La solidarité (1896), il semble moins emprunt par l’imaginaire national que Fouillée. Pourtant, ce livre est très clairement une reprise presque littérale de la thèse et de la doctrine du philosophe. Les deux ouvrages obéissent à une conception organiciste et sociologique de la solidarité sociale [24]. Bourgeois, sans doute en partie influencé par la sociologie durkheimienne et par la pensée juridique gidienne [25] affirme l’existence d’une loi de développement inhérente à chaque peuple qui résulte de l’interdépendance de ses membres qui sont comme les organes nécessaires au fonctionnement du tout : « L’homme n’étant plus isolé, le droit ne peut plus s’établir entre les hommes comme il s’établit, en fait, encore à notre époque, entre des étrangers, entre des nations séparées par des frontières, indépendantes l’une de l’autre, souveraines et poursuivant chacune son développement exclusif [26]. »

19Chez Bourgeois comme chez Fouillée, c’est sans doute l’imaginaire biologique de leurs théories sociales qui fut l’un des principaux obstacles épistémologiques à la réalisation théorique d’un internationalisme. Si les sociétés sont des organismes, elles ont des frontières et leur vie propre est indépendante de celle des autres.

20Pourtant dès la fin des années 1900, les écrits de Bourgeois amorcent un tournant internationaliste, sans renoncer à sa théorie de la solidarité organique qu’il ne fait qu’étendre. Bourgeois est d’ailleurs très tôt convaincu de la solidarité existant entre les États. À la suite de la conférence de la paix organisée par le tsar Nicolas ii à La Haye en 1899 et 1907, voyant là le signe de la possibilité d’un règlement pacifique des conflits fondé sur le droit international, il écrit Pour la société des nations[27]. D’ailleurs, le préambule de la déclaration qui résulta de cette conférence fut signé par 44 États et reconnaît « la solidarité qui unit les membres de la société des nations civilisées ». C’est ainsi que Bourgeois peut reprendre la doctrine solidariste appliquée au droit international naissant, qui aboutit à la fondation de la SDN dont il donne, en 1919, la définition suivante : « Cet organisme, constitué sous la forme d’un conseil international, puisera son autorité dans l’engagement réciproque, pris par chacune des nations associées, d’user avec les autres de sa puissance économique, militaire et maritime contre toute nation violant le pacte social. Il n’y aura rien d’arbitraire dans la définition des pouvoirs du conseil international. Né d’un contrat volontaire souscrit par les États associés, il aura pour unique mandat d’assurer l’exécution de ce contrat [28]. »

21L’idée est donc que se font de plus en plus jour de nouvelles solidarités, c’est-à-dire de nouvelles interdépendances non plus au sein des nations mais entre les nations. Dans le discours prononcé par Bourgeois lors de l’assemblée générale constitutive de l’association française pour la Société des Nations en 1918, il évoque, évidemment, la guerre qui a montré à quel point le destin de chaque pays dépendait de sa solidarité avec les autres : « Le péril commun […] a créé l’âme commune [29]. » Cette idée est également présente dans la conclusion d’un autre ouvrage sur la prévoyance sociale publié juste avant-guerre en 1913 : « À l’universalité des risques sociaux, il faut opposer l’universalité de la prévoyance et de l’aide sociale [30]. »

22Cela dit, cette idée d’une solidarité des nations n’est pas une nouveauté, comme le rappelle Serge Audier : « Henri Marion, évoque, dans La solidarité morale, la « solidarité internationale » liant de fait les États par la « grande loi de réciprocité qui est au fond de toutes les relations humaines [31] », et qui prend une dimension morale avec les multiples formes de conventions et d’accords à l’échelle planétaire [32]. »

23Mais, Léon Bourgeois ajoute à la solidarité morale, la solidarité économique et les liens matériels presque organiques qui lient les sociétés entre elles et gomment les frontières : « Les phénomènes économiques dont nous rappelions tout à l’heure l’intensité croissante ont un tel caractère d’universalité que nul d’entre eux ne peut être étudié, mesuré dans ses conséquences, bonnes ou mauvaises, prévu et calculé comme une source de risque pour les travailleurs, si on veut l’observer seulement dans les limites d’un seul État. La solidarité économique, qui rend aujourd’hui, dans une même nation, toutes les classes étroitement interdépendantes l’une et l’autre, ne s’arrête pas devant la frontière géographique d’un traité de paix, - hélas ! On devrait bien plutôt souvent dire d’un traité de guerre, – arbitrairement établi entre deux nations [33]. »

24Il souligne le fait que les nations de plus en plus mutuellement dépendantes en raison des risques militaires et économiques, ont vocation à s’associer. Il réintroduit ou ne perd jamais de vue son approche solidariste. Sa doctrine internationaliste n’est donc pas un tournant radical de ses options intellectuelles, mais elle en offre une plus large application : « C’est l’interdépendance des conditions économiques qui a rendu possible le triomphe commun. Il faut accentuer cette interdépendance. La plupart des problèmes de la production et de la consommation générale ne pourront se résoudre que par l’entente, la collaboration et la solidarité internationale [34]. »

25À la solidarité matérielle fondée sur l’ordre économique et militaire s’ajoute une solidarité morale qui en est la prise de conscience dans l’esprit d’hommes cherchant à assumer leur destin commun et reconnaissant que leur destin est entièrement lié à celui des autres : « L’opinion publique agit chaque jour plus puissamment sur la direction des affaires générales et cette opinion est de plus en plus dirigée elle-même par deux forces croissantes : l’une d’ordre moral, le respect toujours plus grand de la vie et de la personne humaines ; l’autre d’ordre matériel, le resserrement toujours plus étroit de la solidarité économique des nations. Ces deux forces tendent au même but : le respect du droit et le maintien de la paix [35]. »

26Pour lui des idées-directrices de solidarité nouvelles et communes, renforcées par l’épreuve des périls, se consolident donc, notamment en Europe, et constituent un ciment de conviction commun entre les peuples : « Je me garderai bien ici de faire la moindre allusion politique, mais ce n’est pas faire de la politique, c’est faire simplement de la psychologie collective que de constater que c’est bien l’opinion européenne, l’opinion des hommes de travail et d’affaires, celle de l’ensemble de la masse laborieuse, qui a empêché la généralisation de la guerre [36]. »

27Cet état de fait appelle un programme politique. Il s’agit de tirer les conséquences rationnelles de l’émergence des périls économiques et militaires et, corrélativement, du nouveau sentiment de solidarité humaine qui apparaît progressivement en Europe pour bâtir, sur cette base, un projet volontariste pour l’avenir. « Le sentiment ne suffit pas à fonder un ordre nouveau. Il faut encore la collaboration de la raison [37]. » La solidarité économique de fait des sociétés européennes a vocation à se traduire de plus en plus en une solidarité consciente en droit et structurée autour d’accords et d’une régulation non seulement interétatiques mais supra-étatiques [38].

28Le développement d’organisations internationales, bien que n’étant pas gouvernementales, exprime l’intérêt commun des peuples, c’est-à-dire les idées directrices qui relient les membres de divers peuples dans l’idée d’un destin commun : « nos grandes associations ont trouvé la même nécessité essentielle de l’action internationale [39]. » Pour Fouillée l’histoire du développement des associations internationales « continuera d’être celle du développement de l’esprit international dans les questions sociales, et je veux dire par là même de l’esprit de paix et de concorde entre les classes dans chaque État, entre les États dans le monde [40]. »

29Mais la différence essentielle entre la solidarité assumée dans le cadre l’État social que Bourgeois présentait en 1896 dans son livre sur La solidarité pour défendre et justifier les nouvelles prérogatives de l’État, est que la solidarité internationale n’est pas faite, elle est à faire, elle fait signe vers une méthode, un programme, un plan d’action [41]. La solidarité internationale ne se situe pas dans le cadre existant sociologiquement et institutionnellement stabilisé de l’État-nation mais dans un nouveau cadre qui apparaît davantage comme un cadre programmatique dont la nécessité se fait de plus en plus sentir.

30Il semble qu’il y ait là une vraie différence et une transformation du sens de la solidarité entre les écrits de la fin du xixe siècle et ceux écrits aux alentours du premier conflit mondial. La solidarité était un fait social, une réalité qu’il fallait reconnaître et sur la base de laquelle chacun devait reconnaître sa dette envers la société en lui payant son tribut par l’impôt. Elle l’est aussi pour les institutions internationales mais elle est également et peut-être surtout une œuvre à venir. Le ton de Bourgeois se fait alors plus messianique. Ainsi, conclut-il sa réflexion en reprenant non pas Fouillée mais Bergson : « L’édifice que nous construisons est celui de la solidarité humaine. C’est une œuvre de tradition, car c’est l’intégration de tout l’héritage acquis du progrès antérieur, et c’est une œuvre de création. C’est, suivant le mot du philosophe, une œuvre d’évolution créatrice, car c’est l’accession à un état supérieur de l’humanité. Toute coordination d’éléments d’un organisme, propre à se développer ensuite par lui-même par la force de son élan vital intérieur, avec la conscience de son développement est comme la création d’un être nouveau [42] ».

31L’internationalisme que Bourgeois appelle de ses vœux n’est pas un internationalisme insurgent, ni même un internationalisme visant à faire valoir l’intérêt des opprimés ou du prolétariat, mais il s’agit d’un internationalisme interétatique visant à institutionnaliser, d’une manière de plus en plus supra-étatique, la solidarité humaine, l’interdépendance réglée des intérêts pour promouvoir leur communauté (sans conflit de classes), y compris la communauté d’intérêt qui lie le patronat et le salariat [43]. Encore une fois, la méthode de Bourgeois n’est pas celle d’un internationalisme qui se constituerait en opposition avec les États, les puissances d’argent ou un capitalisme exploiteur. Elle est une union des États qui s’appuie sur une vision non-classiste de la société et sur la confiance dans la capacité des institutions publiques à défendre des intérêts communs et à incarner par de nouveaux organes institutionnels nécessaires à l’intérêt non plus de tel et tel peuple mais d’une humanité qui est de plus en plus animée par des besoins et des idéaux communs : « c’est tout un monde nouveau qu’on sent en formation, ce sont les organes de l’humanité nouvelle qui prennent vie peu à peu [44]. »

32Bourgeois, partant de la doctrine de Fouillée, en maintenant son solidarisme, c’est-à-dire l’idée de l’interdépendance des hommes d’une même société, parvient à dépasser l’horizon national pour penser un internationalisme. Pour ce faire, il n’a pas recours à un concept abstrait du droit qu’il s’agirait d’imposer universellement. Mais il fait référence à la réalité sociologico-psychologique des aspirations naissantes dans les peuples, qui correspond à de nouvelles réalités matérielles. Cela dit, l’épisode meurtrier de la guerre et la crainte qu’elle se reproduise, n’est pas pour rien dans un désir, sous la plume de Bourgeois, non pas seulement de considérer la solidarité entre les nations mais de la construire, même si ce doit être à marche forcée.

Notes

  • [1]
    Voir Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005 ; Serge Audier, La pensée solidariste : Aux sources du modèle social républicain, Paris, PUF, coll. « Le Lien social », 2010 ; S. Audier, Léon Bourgeois, fonder la solidarité, Paris, Michalon, 2007 ; Jean Lawruzensko, Jordi Riba (dir.), Alfred Fouillée. Au carrefour de la philosophie et de la sociologie, Corpus, 53, Paris, 2007 ; Marie-Claude Blais, La solidarité. Histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007.
  • [2]
    Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, chap. VI « La propriété sociale ».
  • [3]
    Ce sont les termes tant de Fouillée que de Bourgeois (par exemple, Léon Bourgeois, La solidarité, Paris, Armand Colin, 1896, p. 18 et 20).
  • [4]
    Ibid., p. 5, note 1.
  • [5]
    Ibid., chap. iv, p. 115 et suivantes.
  • [6]
    Dans les années 1930, en Belgique, Joris Van Severen fonda un parti, le Verdinaso, dont l’idéologie était dite « national-solidariste ». Il s’agissait d’un parti nationaliste flamand, autoritaire et militariste rejetant le marxisme et le capitalisme international. Il était relativement proche, idéologiquement, du NSDAP ou du Parti fasciste italien. Malgré le qualificatif de « solidariste », le mouvement était très éloigné de la doctrine de Léon Bourgeois même s’il était parfois qualifié de « version fascisante du solidarisme ».
  • [7]
    Voir le récent ouvrage militant de Serge Ayoub, La doctrine du solidarisme, Paris, Les éditions du pont d’Arcole, 2012.
  • [8]
    Cf. la célèbre dernière phrase du Manifeste du Parti communiste (Karl Marx & Friedrich Engels, Le Manifeste du parti communiste, E. Bottigelli et G. Rollet (trad.), Paris, GF, 1998, p. 119).
  • [9]
    « L’union et la fraternité des nations est un mot d’ordre que l’on trouve dans la bouche de tous les partis, et notamment des libre-échangistes bourgeois. De fait, il y a une certaine fraternité entre les classes bourgeoises de toutes les nations. C’est la fraternisation des oppresseurs contre les opprimés, des exploiteurs contre les exploités. De même que la classe des bourgeois d’un pays fraternise et s’unit contre les prolétaires d’un même pays, malgré la concurrence et la rivalité existant entre les membres individuels de la bourgeoisie, de même les bourgeois de tous les pays fraternisent et s’unissent contre les prolétaires de tous les pays, malgré leurs luttes mutuelles et leur concurrence sur le marché mondial », Karl Marx, « Discours sur le parti chartiste, l’Allemagne et la Pologne », 9 décembre 1847.
  • [10]
    Après la fondation de la deuxième Internationale en 1889, les socialistes furent renforcés et les radicaux risquaient de se trouver sinon submergés au moins affaiblis s’ils ne se dotaient pas d’une doctrine sociale. C’est dans ce contexte que s’élabore le solidarisme comme une doctrine d’action politique. C’est dans ce sillage que naquirent le parti républicain radical et radical socialiste en 1901 qui déclarent dans leur programme de 1907 être attachés au droit de propriété tout en désirant lutter pour l’institution d’un État social notamment par la mise en place d’un impôt sur le revenu, la nationalisation des chemins de fer, la suppression des monopoles capitalistes… cf. Jacques Mièvre, « Le solidarisme de Léon Bourgeois, naissance et métamorphose d’un concept », Cahiers de la Méditerranée, 63, 2001, pp. 141-155 – voir également Olivier Amiel, « Le solidarisme, une doctrine juridique et politique française de Léon Bourgeois à la Ve République », Parlement(s), Revue d’histoire politique, 2009/1, pp. 149-160.
  • [11]
    On peut évidemment penser aux discours soutenant la colonisation au nom d’une idée civilisatrice de la nation française, prononcés notamment par Jules Ferry mais aussi, un peu plus tard, aux élans lyriques de Charles Péguy. Il faut aussi souligner le fait que la nation est un objet en soi, tant pour les penseurs que pour les acteurs du politique en attestent les Œuvres complètes d’Edgar Quinet dont quatre volumes portent sur « Histoire – les nationalités » et traitent de l’Allemagne, de l’Italie, de la Grèce et de la Roumanie notamment (Edgard Quinet, Œuvres complètes, 11 vol., Paris, Pagnerre, 1857-1870). La nation est conçue et comme un génie du peuple à communiquer aux générations futures par l’éducation (cf. à ce sujet Le tour de France par deux enfants, Paris, Belin, 1977 de G. Bruno alias Augustine Fouillée, qui servit de manuel scolaire) et comme un ensemble politique de citoyens liés par des obligations politiques et juridiques mutuelles. Ainsi beaucoup d’hommes politiques de gauche modérée ou du centre ont-ils un usage mélioratif du concept de nation qui, bien souvent, joue le rôle d’idéal du vivre-ensemble et d’exigence individuelle et collective. Il n’empêche qu’au tournant du xixe et du xxe siècles, un fossé sémantique se creuse entre patriotisme et nationalisme comme en atteste le fascicule rédigé par Ferdinand Buisson en 1902 : Pourquoi nous sommes patriotes et ne sommes pas nationalistes, La ligue pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, 1902. Sur ces questions, nous renvoyons à l’ouvrage synthétique de Patrick Cabanel, La question nationale au xixe siècle, Paris, La Découverte, 1997.
  • [12]
    Alfred Fouillée, Esquisse Psychologique des peuples européens, deuxième édition, Paris, Félix Alcan, 1903, p. xviii.
  • [13]
    Cf. R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale…, op. cit.
  • [14]
    A. Fouillée, La propriété sociale et la démocratie, Paris, Hachette, 1884, p. vi.
  • [15]
    Dans ce texte, Le Bon affirme d’emblée, dans une tonalité qui rappelle immanquablement Fouillée : « La civilisation d’un peuple repose sur un petit nombre d’idées fondamentales. De ces idées dérivent ses institutions, sa littérature et ses arts. Très lentes à se former, elles sont très lentes aussi à disparaître. » (Gustave Le Bon, Lois psychologiques de l’évolution des peuples, Paris, Félix Alcan, 1895, 2e édition revue, p. 1).
  • [16]
    Les « idées-forces » ne sont pas de pures réalités logiques et abstraites mais des forces qui animent les individus et les collectifs. Jean Jaurès cite Fouillée à ce sujet dans De la réalité du monde sensible (Jean Jaurès, Œuvres, vol. 3, Philosopher à trente ans, édition établie par Annick Taburet-Wajngart, Paris, Fayard, 2000, p. 211). Cf. également Léon Trotsky : « Jaurès était un idéologue, un héraut de l’idée telle que l’a définie Alfred Fouillée lorsqu’il parle des “idées-forces” de l’histoire. » (Bulletin communiste, 47, 22 novembre 1923).
  • [17]
    Francis Galton (1822-1911) a prolongé l’œuvre de son cousin Charles Darwin en systématisant les applications de la théorie de l’évolution naturelle, notamment en montrant la corrélation appliquée à la transmission des caractères héréditaires. Il développe surtout la biométrique et l’eugénisme en Grande-Bretagne.
  • [18]
    A. Fouillée, Esquisse psychologique…, op. cit., p. xv.
  • [19]
    A. Fouillée, L’idée moderne du droit, Nouvelle édition, Paris, Hachette, 1923, p. 401.
  • [20]
    A. Fouillée, Esquisse psychologique…, op. cit., préface iv.
  • [21]
    Ibid., pp. 403-404.
  • [22]
    Ibid., pp. 404-405.
  • [23]
    Alexandre Niess, Maurice Vaïsse (dir.), Léon Bourgeois : du solidarisme à la Société des nations. Journée d’études du 28 septembre 2005, Langres, D. Guéniot, 2006 ; Marc Sorlot, Léon Bourgeois 1851-1925. Un moraliste en politique, Paris, B. Leprince, 2005.
  • [24]
    L. Bourgeois, La solidarité… op. cit., p. 53 : « C’est la biologie, cette fois encore, qui, par l’étude des organismes, va donner à la science sociale les éléments de la synthèse et en établir les preuves. »
  • [25]
    Notons que Durkheim considère l’idée de nation comme confuse. Il n’en fait pas personnellement usage et elle n’est pas, pour lui, un concept opératoire. – La pensée de Charles Gide sur la coopération est une source d’inspiration fondamentale (Marc Pénin, Charles Gide (1847-1932), L’esprit critique, Paris, L’Harmattan, 1997).
  • [26]
    L. Bourgeois, La solidarité… op. cit., p. 83-84.
  • [27]
    L. Bourgeois, Pour la société des nations, Paris, Fasquelle, 1910.
  • [28]
    L. Bourgeois, Discours prononcé à l’Assemblé générale constitutive du 10 novembre 1918 par M. Léon Bourgeois, Paris, Association Française pour la société des nations, 1918, p.15
  • [29]
    Ibid., p. 21.
  • [30]
    L. Bourgeois, Politique de la prévoyance sociale, t. ii, Paris, Fasquelle, 1919, p. 425.
  • [31]
    Henri Marion, De la solidarité morale, Paris, Germer Baillière et Cie, 1880, p. 263.
  • [32]
    S. Audier, Léon Bourgeois…, op. cit., p. 77.
  • [33]
    L. Bourgeois, Politique de la prévoyance sociale, op. cit., p. 413.
  • [34]
    L. Bourgeois, Le pacte de 1919 et la société des nations, p. 146.
  • [35]
    L. Bourgeois, Pour la société des nations, op. cit., p. 23-24.
  • [36]
    Ibid., p. 429.
  • [37]
    Ibid., p. 7.
  • [38]
    L. Bourgeois, Politique de la prévoyance sociale, op. cit., pp. 405-406.
  • [39]
    Ibid., p. 422.
  • [40]
    Ibid., p. 435.
  • [41]
    « Les faits conduisaient bientôt nos sociétés à considérer comme nécessaire la méthode internationale. Quel que fût le problème, des résultats complets et définitifs ne pouvaient s’obtenir que par l’entente des nations. », Ibid., p. 419.
  • [42]
    Ibid., p. 433.
  • [43]
    Ibid., p. 430. Voir aussi : « La collaboration internationale des gouvernements est partout réclamée par le patronat comme le seul moyen de réaliser l’œuvres que la raison et la conscience humaines réclament impérieusement. », Ibid., p. 420.
  • [44]
    Ibid., p. 427. Voir aussi dans L. Bourgeois, Pour la société des nations, op. cit., p. 259.
Pierre Cretois
Université de Tours
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Mis en ligne sur Cairn.info le 21/10/2014
https://doi.org/10.3917/cj.212.0165
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