CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Patrick Modiano est né en 1945 juste à la fin de la guerre. Il ne cessera, tout au long de ses romans, de se référer, directement ou indirectement, à cette période troublée d’avant sa naissance, comme si ce temps-là restait indéfiniment lié à une scénarisation originaire impossible à fixer et à intégrer. S’il est une œuvre centrée sur la problématique de la mémoire, c’est bien la sienne. La trame narrative de ses histoires, aussi bien que son style, ne cesse de mettre en jeu le chaos intérieur de souvenirs qui se cherchent, s’entrechoquent, et peinent à se construire. C’est cette incertitude permanente, cette intermittence temporelle, ce susurrement d’images issues de lieux improbables qui caractérisent la remarquable originalité des ambiances confuses et flottantes qu’il a l’art de faire naître.

2Avant la publication de La place de l’étoile publié en 1967, Modiano avait écrit un premier roman qui a été perdu dans d’obscures circonstances. L’auteur a été très affecté par cette perte et on peut dire que, d’une certaine manière, il ne cesse, depuis de réécrire ce texte princeps qui représente, en quelque sorte, une matrice archaïque de son œuvre. Ce manuscrit aurait contenu, en germe, tous les éléments que les textes futurs ne feraient que décliner. On pourrait dire, au fond, que Modiano écrit toujours la même histoire, ne faisant que dérouler la même trame, les mêmes lieux, les mêmes personnages, tout en changeant, à chaque fois, la perspective et les contextes. Une mémoire défaillante qui ranime incessamment des bribes de souvenirs évanescents, dans un nouvel ordre, une nouvelle tension, afin de réenchanter un présent atone. L’écriture de Modiano est une machine à redonner vie aux éléments oubliés du kaléidoscope personnel. Chaque roman, chaque nouveau thème constitue une nouvelle manière de décrire et d’agencer les données fondatrices qui demeurent inscrites au fond du soi. Deux idées centrales sont à prendre en compte pour saisir le sens de cette écriture : le goût du secret et la quête nostalgique d’un Eden perdu. Le goût du secret se retrouve tout au long de l’œuvre : tantôt l’accent est mis sur le fond mystérieux sur lequel se découpent les protagonistes, tantôt c’est l’intrigue qui se déroule à la manière d’un thriller et parfois les deux s’entremêlent dans un halo diffus. Prenons l’exemple du roman intitulé De si braves garçons, Patrick, le narrateur qui raconte son adolescence au collège de Valvert affirme une vocation marquée pour le roman policier, ce qui constituera, par la suite implicitement ou explicitement, une dominante de la trame narrative régulièrement choisie dans presque tous les romans. À chaque fois les voiles se lèvent peu à peu et donnent à voir au final la réalité qu’on n’osait pressentir. L’autre forme prégnante est la dimension quasi mélancolique qui imprègne totalement le récit. L’ami intime de Patrick, son double en quelque sorte, celui avec qui il partage sa solitude et sa tristesse, se propose d’écrire le roman de la plénitude à partir de la photo sur papier glacé d’une publicité pour une marque de Porto représentant une belle jeune femme en foulard blanc, gracieusement assise dans une large barque au bord d’un lac de montagne ensoleillé. La légende de la photo est très explicite : « Retour aux jours heureux ». Les deux jeunes gens rêvent autour de cette figure œdipienne, en pensant aux instants fugaces et rares que leur mère daignait leur accorder. Un mystère toujours présent malgré les efforts pour le dévoiler et une rêverie mélancolique sur un bonheur à peine entrevu et à jamais perdu. À travers l’image de ses camarades de collège, l’auteur évoque tous les regrets de son enfance, face à une mère éminemment présente en lui, mais presque totalement absente dans la réalité de son quotidien. Elle ne venait que rarement le visiter durant ses interminables années de pension. Ce manque cruel de la mère reste une constante susceptible de rendre compte fondamentalement du fond dépressiogène qui est la marque de fabrique de l’auteur.

3Modiano trouve la matière de son écriture dans l’histoire même de sa vie. Paradoxalement il construit ses fictions sur la trame de sa réalité. Autofiction, autobiographie fantasmée ? Quel que soit le nom donné à ce genre d’écriture, il importe de cerner comment l’auteur s’y prend pour agencer le matériau existentiel. Autant les faits biographiques sont pauvres dans leur simple énonciation, autant ce qu’il en fait dans les romans est riche et passionnant. Tout se passe comme si l’écriture venait métamorphoser le vécu et lui conférer une dimension magnifiée. À travers les brumes d’un passé mythifié, Modiano transfigure une existence placée sous le sceau de la mélancolie. Il est intéressant, à ce propos, de comparer l’essai biographique qu’il a produit sous le nom fort évocateur de Un pedigree avec les fictions qui travaillent et transforment ces matériaux de base pour en constituer des unités littéraires. Les nouvelles réalités ont une ampleur, une consistance, une profondeur sans aucune mesure avec les données brutes dont elles sont issues. L’auteur aime à dire qu’il met en scène, dans ses intrigues une vie transfigurée par la magie du rêve. D’où l’atmosphère singulière qui baigne les lieux du récit. Modiano, c’est peut-être avant tout une ambiance trouble et inquiétante dans laquelle agissent des personnages plutôt fantomatiques et dont on a du mal à saisir les ressorts émotionnels, tellement leurs contours sont flous et leurs conduites sont énigmatiques. Derrière les images un peu vides et superficielles, se cache une profondeur de mystère qui perdure tout au long du récit et qui plonge le lecteur dans une confusion à la fois délicieuse et quelque peu dérangeante.

4Reste à comprendre et à définir les formes et les contours de l’atmosphère si caractéristique créée par l’auteur. Une enveloppe de mystère entoure les lieux et les personnages qui peuplent l’histoire. D’abord l’intrigue s’ouvre sur des notations très précises de noms de rues, de noms propres et d’enseignes de magasins pour ensuite nimber espace et personnes dans une sorte de brouillard d’où émane une certaine irréalité au charme indéfinissable. Le contraste est saisissant qui oppose l’afflux de détails concrets et le flou dans lequel baigne l’ensemble. C’est ce mouvement cyclique entre flottement des décors et de l’action et des images visuelles et sonores d’une netteté sans nuance qui procure une certaine jubilation, comme un envoûtement chez le lecteur qui se trouve peu à peu plongé dans les délices d’une incertaine réalité.

5Une autre façon de générer le trouble de l’atmosphère est de laisser dans l’incertitude les origines et les intentions des personnages. Chacun prend, du coup, une épaisseur insoupçonnée, malgré le peu d’informations livrées à son sujet. A-t-on affaire à un intrigant qui agit dans l’ombre ou à un simple partenaire sans trop d’envergure ? Quels sont ces êtres apparemment falots qui apparaissent et disparaissent, qui au final se révèlent être des acteurs redoutables ? Le doute, toujours le doute au centre des scènes et des mises en présence cruciales pour le déroulement de l’intrigue. J’ai l’impression que l’auteur a un besoin vital de ces flottements, autant pour lui que pour ses personnages. Si les événements et le décor se montraient soudain dans une lumineuse clarté, ni l’œuvre, ni l’engagement créateur n’y survivraient. Se fixer, c’est comme se sentir pris dans un piège. L’incertitude est une modalité nécessaire, pour un auteur tel que Modiano, qui permet de lancer et de relancer le processus de la création. La plupart du temps, les souvenirs évoqués par le narrateur ne viennent en pleine lumière que pour être effacés très rapidement dans le récit. Reprenons l’exemple du collège de Valvert : au début, Patrick en fournit une description relativement claire et sans détour, des allées ombragées, un bunker datant de l’Occupation, des salles de classe, une place centrale, un gymnase et des terrains de sport. Mais, très vite il intervient pour effacer le bloc magique, pour dire au lecteur qu’un promoteur a entièrement détruit ces lieux qui ne subsistent plus que sous la forme du souvenir. Une série d’images s’impriment en même temps qu’elle disparaît. Le lecteur est mis sur le même plan que le narrateur et partage, à ses côtés, l’imprégnation si particulière des images convoquées par la mémoire, vagues et évanescentes. Afin de donner un ancrage symbolique prégnant à la connotation nostalgique de ces images, l’auteur les fédère autour d’une vision centrale : quelques ruines situées au fond du parc, une colonne de marbre à moitié écroulée et sur une plaque gravée le nom du fondateur, le comte de Valvert. Cette figure emblématique demeure équivoque, car ce général de l’époque napoléonienne a connu un destin peu glorieux. Il est mort à la bataille d’Austerlitz en combattant aux côtés des ennemis de la France. Cet espace retiré est empreint d’une profonde mélancolie et entre en résonnance avec le sentiment d’abandon des jeunes pensionnaires placés dans ce collège par des parents fortunés mais se souciant fort peu de leur progéniture. La statue du traitre Valvert, le bunker allemand hérité de la dernière guerre, renvoient au contexte trouble dans lequel a vécu son père et qui occupe l’arrière-fond de la plupart des romans de Modiano.

6Un autre exemple de la dépressivité ambiante ou plutôt du climat nostalgique propice à une rêverie si emblématique du style Modiano, je vais l’emprunter à Quartier perdu, roman au cours duquel le narrateur, un écrivain vivant en Angleterre, revient à Paris, vingt ans après avoir quitté le quartier qu’il affectionnait autrefois. Se laissant aller, au fil des rues, à ses réminiscences, aux associations qui lui viennent, à propos des personnes qu’il côtoyait à cette époque, il prend plaisir à retrouver ce qui n’a pas changé et, en même temps, il redonne une vie fantomatique aux enseignes et aux immeubles dont l’existence s’est dissoute dans les labyrinthes du temps. Au cours de l’une de ses pérégrinations nocturnes, il tombe, plein de fascination, sur une vieille villa abandonnée. Cet espace reculé, sombre et isolé, le remplit d’une émotion singulière. La girouette rouillée qui grince sur la façade de la maison s’érige pour le marcheur nostalgique en symbole de la perte. La tristesse ne cesse de hanter les lieux qui autrefois étaient si vivants.

7Pour Modiano, l’écriture a pour fonction de conjurer l’angoisse que ne manque de générer l’irréversibilité du temps. On compare souvent l’auteur à Proust, comme s’il menait, à sa façon, sa propre recherche. Claude Burgelin voit même dans certains passages proustiens une écriture à la Modiano, comme si s’était produit un « plagiat par anticipation », pour reprendre le concept de Pierre Bayard. Mais le projet de Modiano n’a rien de systématique, comme l’était celui de Proust, au contraire : il laisse venir les images, les sensations comme elles viennent et c’est cet embrouillamini qui fait le charme de cette écriture. On a la plupart du temps l’impression d’un chevauchement des événements et des époques, au point parfois d’être à la limite de la compréhension. Une telle jonglerie avec les souvenirs a quelque chose de vertigineux qui produit une sorte de décollement du réel, s’il ne perd pas en route le lecteur. Être désarçonné dans ses attentes rationnelles, être déboussolé dans ses repères temporels, fait partie du jeu de piste brouillé de l’auteur. Il parvient, grâce à ce procédé, à faire ressentir l’état de confusion psychique dans lequel est plongé le narrateur. Partager les émotions évoquées fait partie intégrante de l’intrigue. Il ne faut pas oublier le sens du mystère si cher à l’auteur, mystère qui concerne aussi bien les événements que les personnages interlopes qui passent et dont on ignore presque tout, excepté leur visage, leurs vêtements et leur allure.

8Memory Lane est le seul roman illustré, à ma connaissance, que Modiano a écrit. Il y relate l’histoire d’un certain « petit groupe » dont la composition, la durée, l’alchimie a une dimension véritablement mystérieuse à ses yeux. L’allusion au petit groupe constitué par Madame Verdurin est évidente. Modiano offre sa propre version d’une petite constellation groupale qui a profondément marqué son histoire. Mais les personnages qu’il fait revivre sous sa plume sont bien différents des protagonistes proustiens. Leur rencontre était fort improbable, autant que la longue durée de leur rassemblement. Ils ont des allures de fantômes, ils ne font que passer, comme des ombres, dans la vie du narrateur. Ils ont été autrefois de grands sportifs, des personnalités connues, mais ils ne sont plus que des « has been » qui, avec l’âge, ont sombré dans l’alcoolisme mondain et traînent leur mal de vivre de Paris à la Côte d‘azur, d’hôtel en hôtel, comme des héros fatigués ayant perdu toutes leurs illusions. Une vieille chanson du Kentucky les unit, à la manière d’un hymne fédérateur. Le refrain résonne comme un écho à la vie déliquescente des membres du groupe. « Les chevaux ne passent qu’une seule fois sur Memory Lane. Mais les traces de leurs sabots restent toujours. » Douglas, l’Américain qui fredonne sans cesse ce vieil air de jadis est le porte-parole désabusé du groupe. Memory Lane, c’est la rue principale d’un ancien village de pionniers, c’est aussi, de manière métaphorique, le chemin de la mémoire du narrateur, mais d’une mémoire blessée qui ne garde du passé que des lambeaux d’histoire dépourvus de sens, des images jaunies par le temps qui ont perdu toute consistance. Les traces laissées par l’événement ne sont pas de simples souvenirs, mais de véritables traces mnésiques traumatiques chez Modiano. D’une certaine manière, les figures de ces hommes et de ces femmes du passé le poursuivent et le hantent. La seule façon de s’en déprendre, pour lui, est de leur donner une existence romanesque. Au début de « Villa triste » Modiano place une exergue de Dylan Thomas : « Qui es-tu, toi veilleur d’ombres ? ». Le rôle de l’écrivain est de donner vie à des ombres ou plutôt de faire revivre les fantômes qui hantent sa mémoire fébrile. Son identité, il la trouve dans ce rôle de transcripteur des rencontres du passé, de transmetteur des impressions, des émotions qui ont tant imprégné la mémoire de l’enfant, de l’adolescent et qui lui ont laissé des empreintes si marquantes et si douloureuses qu’il souhaiterait les oublier à jamais. L’écriture s’est montrée, au fil de l’expérience, une manière plus pertinente de gérer les séquelles du trauma en leur conférant une existence sublimée qui transfigure et déplace les charges affectives encore trop délétères pour le moi. Pourtant, lorsque l’angoisse est trop forte, lorsque les images du passé sont si prégnantes qu’elles rongent sans répit, il est parfois plus efficace de recourir à un expédient radical qui fixe la douleur et l’efface dans un oubli total. C’est l’usage de l’éther qui est seul capable de remplir cette fonction pour l’auteur. Vers l’âge de cinq ans, l’enfant qu’il était alors fut renversé par un véhicule en sortant de l’école. Personne n’était venu le chercher et il avait pris la décision de rentrer tout seul à la maison. Une camionnette l’avait renversé et il fut atteint de blessures importantes. On l’avait recueilli chez les Sœurs qui lui avaient fait respirer un coton d’éther pour effacer la douleur et l’anesthésier. Le recours à ce produit devient, par la suite, un moyen facile à utiliser, capable de soulager la psyché, à chaque fois que surgit une souffrance trop vive pour être différée et traitée par d’autres solutions moins coûteuses sur le plan somatique. Les souvenirs qui l’envahissent, par grappes, qui l’assaillent sans relâche et l’angoisse qui leur est attachée s’évaporent comme par enchantement avec l’éther. Après l’oubli, c’est une véritable renaissance qui s’opère et qui rend possible la reprise élaborative par l’écriture, cette écriture si originale qui donne à voir et à reconstruire les traces de ce qui a eu lieu, autant qu’elle est en mesure de leur enlever leurs charges émotionnelles trop négatives. Double action inscrite dans le mouvement même de la fixation dans les mots du récit.

9À l’occasion de la remise du Prix Nobel, lors de son Discours à l’Académie suédoise, l’auteur donne quelques précisions sur la manière dont le processus créateur se met en place dans son esprit. Il a besoin de se plonger dans une sorte de transe hypnotique au cours de laquelle il se laisse totalement imprégné par les lieux et les personnages, comme s’il n’était plus que leur simple reflet, leur pur et simple messager. Tout le temps de l’écriture, il est porté, transporté par l’intrigue qui lie et assemble, pour de courts instants, les rues, les places, les immeubles avec quelques figures prégnantes du passé qui le hante. L’intensité de cette tension interne, la puissance de ce climat à la fois oppressant et nostalgique, il le fait profondément partager à son lecteur : à chaque roman, j’ai l’impression de me fondre dans le décor qu’il sait admirablement mettre en place, je me sens en proximité de tous ces personnages évanescents, comme si, moi aussi, je les connaissais confusément, comme si, moi aussi, j’avais eu affaire avec eux dans un passé impossible à définir à l’intérieur duquel des bribes de mes propres souvenirs viennent interférer avec les figures dessinées par les mots si chargés émotionnellement du récit. La structure narrative du texte de Modiano est telle qu’elle prend au passage le lecteur, comme dans les mailles serrées d’un filet, sans jamais le lâcher, jusqu’au moment où il empathise complètement avec le narrateur et le suit, pas à pas, dans le labyrinthe de sa mémoire.

10Ce parcours n’est ni pesant, ni fastidieux, il est au contraire plaisant et jubilatoire, car plein de surprises. Le chemin est semé de couleurs vives, de doux parfums et de voix qui portent loin. Le monde de Modiano est un monde de sensations et d’images qui naissent et disparaissent sitôt perçues. Ce flot ininterrompu nous entraîne dans le tourbillon de souvenirs improbables qui se bousculent et s’estompent sans laisser de traces suffisantes pour faire sens et assurer une stabilité interne qui s’installe dans la durée. Cette écriture, au fil des pages, crée une ambiance singulière dont le charme n’a d’égal que la fugace impression d’un temps irrésolu. Mettre fin à cette aventure qu’est la réalisation d’un roman est une véritable épreuve pour l’auteur et il a du mal à s’y résoudre. Il vit un tel moment comme un arrachement qui lui fait ressentir une sorte de vide incomblable. Pour s’en déprendre, reconnait-il, il n’a d’autre issue que de s’investir dans la rédaction d’une nouvelle histoire. Encore convient-il que cette nouvelle intrigue le prenne à bras-le-corps et le plonge, avec un engouement sans faille, dans les obscurs décombres d’un passé lointain qu’il tente de faire sien. Ce renouveau du processus créateur, il le vit à la manière d’une renaissance réelle qui le revivifie eu lui fait éprouver le sentiment de retrouvailles avec les jeux et les joies de l’imaginaire. Intituler son essai autobiographique Un pedigree représente une mise à distance certaine pleine de dérision. Modiano, loin d’ignorer son talent, n’en a pas moins un regard désabusé sur lui-même et son œuvre. Il présente son histoire et sa filiation comme celles d’un animal de luxe dont on note, avec considération, la qualité de ses origines. Il signifie, en même temps, non sans ironie, qu’il a été traité comme un chien, un chien de race, mais comme un chien tout de même. Toute son enfance est placée sous le signe du délaissement. Il ne savait jamais qui allait s’occuper de lui, sa mère le confiait régulièrement à des amies, sans le prévenir et il avait l’impression de vivre en permanence avec des inconnus. Sa tristesse d’alors allait de pair avec un profond sentiment d’abandon. Il cite, en correspondance avec sa propre existence, la vie de ce chow-chow dépressif qui finit, un jour, par se suicider, en se jetant de la fenêtre du quatrième étage. S’il n’a pas connu le triste sort de ce petit animal délaissé, sa propre histoire n’en a pas moins été marquée par la mésestime et la dépréciation de soi. La question demeure du sens profond d’un tel récit retraçant les grandes lignes de son enfance et de son adolescence : pourquoi, en effet, une telle mise à plat de son histoire, alors qu’elle est la trame régulière de ses romans ? Peut-être a-t-il ressenti le besoin, à un moment donné de son évolution créatrice, de se déprendre, sous cette forme neutre et froide comme un rapport de police, de faits bruts trop corrosifs, avant de les sculpter intérieurement pour en faire des matériaux propices à l’écriture. Peut-être aussi sentait-il la nécessité interne de fixer ces données biographiques comme des jalons signalétiques, des bornes désincarnées susceptibles de parler à ceux qui se contentent d’une connaissance biographique purement linéaire.

11Un autre chien, me semble-t-il joue un rôle symbolique intéressant, c’est le dogue allemand de la belle héroïne de Villa triste. Il est toujours là aux côtés de sa maîtresse, mais il est empreint d’une telle lassitude, d’un tel mal-être, que tout son entourage en demeure affligé. D’une stature élancée, d’une présentation magnifique, son regard est pourtant si triste, que même les passants en éprouvent une réelle compassion. Ce dogue allemand, confirme l’auteur, souffre d’une « mélancolie portugaise ». Ce type de dépressivité ne mène pas au suicide comme pour le chow-chow, mais il baigne l’existence entière dans une sorte de nostalgie pleine de grâce et de douceur. La « saudade » est ce sentiment indéfinissable si caractéristique de l’âme lusitanienne qui imprègne et définit la manière du fado. On pourrait dire, d’une certaine façon, que c’est cette ambiance même qui constitue la tonalité de l’ensemble du roman, une tristesse infinie qui n’en procure pas moins une délicieuse langueur. De plus, tous les personnages, du héros à chacun des protagonistes, sont entourés d’un halo de mystère et d’obscurité qui en fait des êtres quelque peu fantomatiques au destin marqué d’un sceau funeste. Victor Chmara, ce jeune russe émigré qui est le narrateur du récit rencontre Yvonne, la petite actrice pleine de charme qui mène une existence nomade en compagnie de son grand chien et de cet énigmatique médecin qu’est le docteur Meinthe. Leurs vies se croisent et se mêlent au cours de jours et de nuits aux couleurs incertaines sur le fond d’une guerre qui n’ose pas dire son nom, la guerre d’Algérie, sur les bords d’un lac qui pourrait être aussi bien le lac d’Annecy que le lac Léman. L’histoire se déroule un peu à la manière d’une production hollywoodienne, les incertitudes et les manques du scénario en plus. Une jolie décapotable, des robes chatoyantes, des images de magazines de mode, des hôtels de luxe et, en prime, l’éternelle élégance du dogue allemand qui étire sa nonchalance dans la lumière crue des projecteurs. Victor et Yvonne vivent une idylle parfaite, mais comme dans un rêve dont ils vont sortir meurtris. Ils restent, des nuits et des jours, dans la maison de l’étrange docteur, cette villa triste qui donne son nom au roman. Des coups de fil mystérieux, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, ponctuent leur aventure amoureuse, entre l’attente anxieuse et l’insouciance du désir adolescent. Victor sent, au moment même où il le vit, que ce bel amour ne peut être qu’éphémère et il en éprouve, par avance, la perte douloureuse. Les souvenirs déjà s’effacent et les lieux se transforment inexorablement pour faire de nouveaux paysages. Cette touche nostalgique si particulière est la marque indéfectible du style de Modiano, un vague à l’âme qui affleure sans insistance, une froide résignation à l’irréversibilité du temps qui passe. On perçoit, chez lui, une superbe confiance dans les mots qui figurent la perte aussi bien que la durée impérissable des choses. Le roman lui offre un espace de lâcher prise et de flottement mémoriel capable de libérer l’imaginaire et de réparer les anciennes blessures traumatiques. Écrire est une évasion bénéfique qui conforte le moi face à la difficulté de s’affronter au réel. Chaque nouvelle intrigue est l’occasion d’aborder, sous un angle insoupçonné, les fragments et les images résiduels d’un passé qui ne passe pas.

12Fleurs de ruine est un titre qui symbolise au mieux le tissage laborieux et pourtant si bénéfique subjectivement de l’entreprise romanesque. Dans ces pages écrites en 1990 Modiano se livre à un véritable numéro d’équilibriste, en mêlant temps et lieux de façon inextricable, à la limite de la compréhension, tellement les espaces sont serrés entre les époques évoquées. La première histoire est celle d’un double suicide en 1933, un fait divers tragique dont on va chercher à saisir les origines, en suivant pas à pas, l’enquête du narrateur. Pourquoi ces deux jeunes gens apparemment sans problème se sont-ils donné la mort ? En suivant les différents rapports de police, les choses s’éclaircissent et les autres protagonistes sortent de l’ombre. Deux couples de passage auraient rejoint les amants dans leur appartement, après une soirée bien arrosée. Le passage à l’acte serait survenu quelques heures plus tard, juste avant l’aube. Cette intrigue mise en avant de manière si manifeste, passe assez vite au second plan car le narrateur enchaîne sur une autre situation, plus proche de ses préoccupations personnelles. On glisse de l’avant-guerre à la période de l’Occupation, en marchant sur les traces d’un personnage plutôt trouble, dont Philippe de Bétune est l’une des multiples identités, arrêté juste après la guerre pour collaboration et qui se retrouve auprès d’un groupe d’étudiants, dans le quartier latin du début des années soixante. Plus âgé que les autres, il joue un rôle de mentor, se faisant passer pour un steward de la compagnie Air-Maroc et fournissant en cigarettes et autres marchandises les membres du petit groupe. Cet homme sert de trait-d’union avec les agissements non moins troubles d’un autre acteur, central celui-là, le père. Le fil rouge qui permet de s’y retrouver, au milieu de ces dédales de rues, de places, de gares, est la lecture des annuaires téléphoniques qui lient chaque nom propre à un lieu déterminé. Le père de Modiano était un homme d’affaires, dans tous les sens du terme. Il se livre à toutes sortes de trafic, dont notamment le marché noir avec les occupants. Il apparaît en filigrane derrière les différents acteurs, comme une ombre néfaste qui vient incidemment empoisonner la mémoire de celui qui écrit ces pages. Son fantôme ressurgit dès qu’est évoquée la chappe de plomb jetée par les Allemands sur Paris durant les années quarante. Tombé dans les mains de la Gestapo, fuyant grâce à quelque complicité, il parvint à survivre dans ce monde interlope grâce à ses talents de dissimulation et de manigance. La figure paternelle revient peupler les cauchemars du narrateur tout au long de sa recherche. Parcourant inlassablement les sites parisiens, les diverses strates temporelles se succèdent si rapidement que parfois elles se chevauchent, jusqu’à l’année 1990 où les marques du passé continuent à imprimer leur noirceur. Cependant, toutes ces accumulations, ces répétitions de noms, de numéros de rue, de noms de personnages aujourd’hui disparus procurent un effet d’envoûtement sur le lecteur qui le ravit et le trouble, le plongeant dans une sorte d’engourdissement aussi confondant que celui qu’a dû éprouver l’auteur au moment où il écrivait ces lignes. Une telle harmonie affective, une telle correspondance émotionnelle, une telle connivence entre l’esprit de l’auteur et l’esprit du lecteur est le signe d’une véritable réussite créatrice. Quelque chose comme une osmose s’opère entre celui qui élabore les mots de l’intrigue et celui qui les reçoit, dans un mouvement de fusion anticipatoire. Modiano est passé maître dans cet art du récit suspendu à de petits riens, à de légers tremblements des mots qui disent le plaisir d’être là où l’événement a eu lieu. Sur les ruines de son histoire, il sait faire naître les fleurs de la langue, dans le style inimitable qui est le sien. Le couple formé par les deux étudiants, Jacqueline et le narrateur, est une reprise en écho de celui des jeunes suicidés du fait divers inaugural, comme si un sort semblable eût pu être le leur. Chercher les raisons de cette décision fatale est une espèce d’exorcisme au propre mal-être de l’auteur, de celui qui s’interroge encore, trente ans après, sur ses vécus adolescents et sur l’inextricable réseau de ses origines. Quelle identité peut avoir celui dont le père ne cessait de changer d’identité ? Sous quel nom l’a-t-il reconnu et quelle place pouvait avoir un enfant au sein d’une existence aussi troublée ? Ces questions fondatrices se perdent au travers des rues et des boulevards de ce Paris toujours en mouvement, de cette cité en perpétuelle métamorphose qu’il ne cesse d’explorer pour en découvrir les plus infimes secrets, en espérant vainement percer l’ultime mystère de cette « nuit originelle » caché dans les derniers décombres de l’Occupation. Faire revivre ces temps obscurs dans une quête obsédante est peut-être le moyen le plus sûr d’en marquer quelques contours ou, en tout cas, d’en fixer les formes imaginaires dans la reconstruction romanesque, formes qui procurent l’illusion provisoire mais profondément gratifiante narcissiquement de la maîtrise des enjeux identitaires. À la fin de l’histoire, pour en terminer avec le vertigineux parcours dans l’espace et dans le temps auquel il vient de se livrer, Modiano reprend encore une fois la métaphore du chien perdu pour symboliser au mieux ce qu’il ressent. La rencontre a lieu avec un fox-terrier abandonné qui est enfermé au fond d’un chenil. Il se propose de l’acquérir et de lui rendre la liberté. La conclusion s’impose alors d’elle-même d’un retour volontaire à la divagation citadine : « L’aventure est au coin de la rue ». Le plaisir intense de ces balades est reconnu pour tel, sans autre but apparent que la flânerie et la découverte.

13Il est temps de revenir à présent sur les traits caractéristiques de la « scène modianienne ». Tout se passe comme si, au-delà des différences et de la diversité des situations, quelque chose de commun se dessinait et communiquait au lecteur un faisceau d’impressions et d’images marquées d’une sorte singulière d’étrangeté. Les personnages sont très stylisés, réduits à quelques gestes, quelques signes extérieurs de reconnaissance, ils sont engagés dans des actions dont on ignore, en général, les tenants et les aboutissants et pour lesquelles aucune motivation n’est vraiment avancée. L’arrière-fond de ce qui se passe reste plongé dans un profond mystère. Au fond, tous ces acteurs ont l’air de pantins qui s’agitent et se déplacent, mus par des forces inconnues qui pourraient bien avoir à faire avec une certaine forme de fatalité. Même le narrateur est pris dans l’histoire sans avoir l’air d’être impliqué réellement. Pour reprendre l’expression de Louis Aragon, dans l’un de ses plus célèbres poèmes, « Et si j’y tenais mal mon rôle, c’était de n’y comprendre rien ». Le héros n’est là, semble-t-il, que comme un observateur discret, s’excusant presque de sa présence, décrivant les interactions entre les protagonistes à la manière d’un automate déconnecté des enjeux réels sous-jacents. Ces situations typiques de Modiano me rappellent irrésistiblement les scènes si incompréhensibles dans lesquelles se débat le héros d’Adolfo Bioy Casarès dans « L’invention de Morel ». Les personnages auxquels il se confronte ne sont en réalité, que les images en trois dimensions d’une projection cinématographique en relief conçue par un génial inventeur. Le film d’une semaine de bonheur parfait se déroule à l’identique, sans que personne n’y puisse rien changer. Les scènes se succèdent indéfiniment et le narrateur se heurte aux personnages comme à des sculptures de marbre. La femme aimée ne peut jamais être rencontrée, puisqu’elle n’est qu’un reflet inatteignable, qu’une apparence figée dans l’espace désolé de cette île perdue. Au bout du compte, le narrateur sombre dans une profonde mélancolie, lorsqu’il découvre que ces lieux merveilleux, ainsi que ceux et celles qui les habitent ne sont que des réalités virtuelles. De même, chez Modiano, les êtres rencontrés semblent factices et n’avoir qu’une réalité de façade. La façon dont ils sont présentés, dont ils évoluent dans l’espace du récit les rend inconsistants, flottants entre deux époques, entre deux mondes.

14Dans Rue des boutiques obscures, la quête du passé est au cœur même de l’intrigue. Le narrateur qui se fait appeler Guy, travaille pour un détective privé mais il est plus préoccupé par sa propre histoire que par celle des clients de l’agence.

15En effet, Guy a perdu, à la suite d’événements troubles, la mémoire. Le roman paru en 1978 retrace, dans un enchevêtrement labyrinthique, le recouvrement progressif des souvenirs du héros. En réalité, le terme de héros convient fort mal pour désigner celui par qui l’histoire arrive, car il reste constamment en retrait, dans l’ombre d’autres personnages qui, eux, ont une prestance, une présence qui les propulse sur le devant de la scène. En somme, il n’est là que comme le révélateur, l’initiateur de souvenirs enfouis qui n’auraient peut-être jamais dû être dévoilés. Ce qui est troublant dans ce cheminement, comme d’ailleurs dans presque toute l’œuvre de l’auteur, c’est l’entremêlement des temps et le chevauchement des lieux. Le fond de l’affaire est, en fait, de nature autobiographique. Modiano n’en a jamais terminé avec ses traumas personnels qu’il sait si admirablement faire rejaillir en plein jour afin de leur fournir une issue créatrice honorable. La recherche de Guy dans ce roman-là prend une valeur paradigmatique dans la mesure où elle condense, à travers ses vicissitudes, les ressorts les plus intimes de l’entreprise modianienne. La question décisive est celle de savoir ce qu’il en est de la vie du père et de celle du fils, comme dans la célèbre controverse de l’arianisme qui a si longtemps empoisonné la théologie chrétienne. Patrick alias Guy, se demande comment sa propre mémoire peut être réellement envahie par celle de son géniteur. Un tel recouvrement a quelque chose de monstrueux qui vient polluer la fantasmatique de l’auteur autour d’une coloration incestueuse terriblement angoissante. Il faut toute la magie de l’écriture pour exorciser ces cauchemars originaires. Modiano dédicace ce roman de la maturité qui représente une étape cruciale dans son cheminement personnel aussi bien que dans son processus créateur, explicitement à son père, ce père avec il a tant de comptes à régler et qui n’en reste pas moins la figure identificatoire centrale.

16Tout le paradoxe de l’auteur est de parvenir enfin à discriminer et à différencier clairement ce qui ressortit de l’un et de l’autre. Clarifier une fois pour toutes ces eaux troubles du marais intérieur, sans toutefois en stériliser la source créatrice. En effet il y a une douceur exquise à se plonger sans retenue aucune au milieu de cette foule d’individus fantomatiques auréolés de la nostalgie d’un temps qui n’a d’autre existence qu’imaginaire. Guy se retrouve en Pedro, un énigmatique sud-américain qui vit un amour idyllique avec une certaine Denise tout aussi énigmatique et dont les traits incertains se perdent, un beau jour, dans les neiges de l’oubli. L’inconsistance des personnages, y-compris des deux jeunes amants, est constamment affirmée au cours du récit. Leur existence se réduit à une simple buée sur une vitre ou au chagrin d’une petite fille effacé sitôt passé le coin de la rue. On voit combien le symbole de la rue a d’importance chez l’auteur. Ce n’est plus simplement l’aventure qui lui donne sa signification profonde, mais la brièveté de ce qui se déroule tout au long de son parcours. Tourner le coin de la rue est une expression espagnole pour dire l’acte de mourir. Au fond, les êtres du passé ne sont que des ombres aussi éphémères que les nuages ou les rides que fait le vent sur la surface des eaux d’un étang. Les écritures mémorielles de Modiano se succèdent et s’enchaînent sans pour autant se confondre dans une répétition mortifère : elles se perpétuent sur le mode d’un travail de perlaboration. Les mots laissent des traces qui viennent, en quelque sorte, rectifier et donner du sens à toutes ces traces flottantes qui encombrent indûment l’esprit en semant derrière elles une angoisse diffuse sans ancrage précis. L’empiétement de l’imago paternelle sur l’identité de l’auteur, en tout cas tel qu’il le donne à voir et à entendre au décours des associations du narrateur, au sein de chaque roman autocentré, génère un sentiment d’étrangeté caractéristique reconnu pour tel, mais aussi directement par le lecteur empathique.

17Je rapprocherais volontiers une telle impression du vécu que décrit et analyse longuement Sigmund Freud dans l’un de ces derniers textes, « Un trouble de mémoire sur l’Acropole » publié en 1936. Il y est évidemment question de la compréhension des rapports complexes qu’entretient le fils avec l’image internalisée du père. Lors de son premier voyage en Grèce qu’il effectue en compagnie de son frère, Freud se sent soudain pris par une vague sensation d’irréalité, comme si il n’était pas légitime à se trouver sur ce lieu mythique que représente l’Acropole. Se produit en lui comme un court-circuitage du sentiment bien ancré chez lui du réel et de vieilles sensations inconscientes faisant un retour inopiné à la conscience. La première idée qui vient à l’esprit du fondateur de la psychanalyse est celle d’une culpabilité archaïque relative à sa propre ascension sociale, lui qui a osé surpasser son père en devenant quelqu’un qui a atteint un niveau supérieur au sien. Quelque chose en lui l’accuse d’avoir usurpé cette place en lui faisant ressentir une sorte vertige intérieur qui perturbe ses assises existentielles. Une étrangeté de ce type (Entfremdung, en allemand) est significative d’un processus psychique singulier qui demande à être différencié de celui d’inquiétante étrangeté (Unheimliche) auquel Freud a consacré un traité entier. Selon le premier terme le sujet se sent comme étranger à lui-même, il se vit dans une sorte d’altérité dérangeante. Il n’est plus en phase avec ses propres sensations et ressent un certain malaise à la perte de ses repères habituels. L’épreuve de réalité est maintenue en tant que fondement du moi, mais la perception paraît soudain voilée par une brume interne qui fausse, un temps, la réceptivité réflexive. De façon dissemblable, l’Unheimliche correspond à un envahissement du moi par un flux de représentations inconscientes qui lui font perdre confiance en la réalité et risque de l’entraîner vers des convictions délirantes. Plus un seul repère familier ne résiste au déferlement interne venant subvertir le jugement. L’inquiétante étrangeté est en prise avec les parts archaïques de la psyché et mobilise des défenses rationnalisantes afin de ne pas sombrer totalement dans la psychose. Toutefois, si elle est en mesure de s’associer à une dimension ludique suffisante, elle offre un champ infini à la créativité. Le fantastique, dans tous les domaines de l’art, ressortit de la mise en scène de cette « étrange familiarité ». Freud en a montré la force évocatrice, notamment à travers son analyse de « L’homme au sable » de E.T.A. Hoffman. Chez Modiano, on n’est pas du tout sur ce registre, mais c’est le sentiment d’être étranger à soi-même qui est l’un des moteurs les plus puissants de la création. Le roman, grâce à sa totale liberté, lui permet de mettre au travail, sous des formes diverses et variées, le dépassement de la hantise trop prégnante du père en vue d’une intégration apaisée des traits identificatoires totalement assumés. Pour fournir une vision d’ensemble de la démarche singulière de l’auteur, on pourrait dire qu’il est passé d’une antisocialité agie pendant l’adolescence, comme il la décrit dans Un pedigree, à un jeu complice dans la distanciation romanesque, avec les personnages ayant des connotations paternelles. Dans Livret de famille, il aborde directement les liens ambivalents qui l’unissent à la personne réelle du père. En la compagnie de ce père affairiste, le jeune Patrick se rend au château de personnages issus de vieille noblesse pour assister à une grande chasse à courre, mais peut-être plus sûrement pour y signer un contrat véreux. La manière désaffectée et pleine d’humour avec laquelle Modiano raconte l’histoire, témoigne d’une connivence restaurée entre le fils devenu l’auteur de sa propre vie et un père revisité et détoxiqué par le travail de la mémoire reconstructive. La formule que chuchote son filou de père à l’oreille de Patrick au moment crucial de la signature de ceux qui sont en train de se faire duper « In the baba », signe dans l’après-coup, une sorte de réconciliation scellée dans l’imaginaire, mais intégrative pour le moi de l’auteur. L’événement lui-même de la chasse, avec sa fameuse « curée aux flambeaux » est tourné en une telle dérision que chacun des protagonistes apparaît sous les traits d’une marionnette dont les fils sont tirés par de désuètes figures ancestrales. L’adolescent finit par échapper à la mascarade en fuyant les lieux, comme le père l’avait fait peu auparavant.

18La littérature a été pour l’auteur une véritable planche de salut, d’abord en dérobant, par effraction, des livres de prix à l’intérieur de belles demeures, ensuite en produisant de faux envois d’auteur afin d’en augmenter la valeur marchande et enfin en se lançant dans l’écriture grâce à la rencontre d’un excellent mentor en la personne de Raymond Queneau, l’ami de sa mère. Le livre demeure son objet de prédilection, mais il est allé du passage à l’acte sous la forme de tractations douteuses à une action créatrice ouvrant sur une transaction subjective socialement valorisée. « IL était temps » conclut-il lui-même en terminant Un pedigree. Désormais, écrire un livre représente, pour Modiano, une aventure toujours renouvelée, toujours aussi exaltante dans laquelle il se donne entièrement, bien que le risque de s’y perdre soit toujours aussi présent. Que se passerait-il si les mots qui sous-tendent la nouvelle recherche narrative ne suffisaient plus à combler le vide laissé par l’achèvement du précédent ouvrage, si l’inspiration venait à faire défaut et n’était plus le vecteur principal de l’investissement psychique ? La matière première des romans de Modiano est le souvenir puisé dans une mémoire élargie à l’espace familial, comme s’il poursuivait sans fin la construction du puzzle de ses origines à travers le dédale des lieux intérieurs projetés sur les pages de vieux annuaires téléphoniques. Le tour de force créateur, me semble-t-il, est de réécrire en permanence la même histoire sans toutefois jamais se répéter, ni jamais utiliser des stratégies d’écriture stéréotypées, comme on le voit trop souvent chez certains écrivains en mal de renouvellement. À chaque nouvelle intrigue modianienne, j’ai l’agréable impression d’assister à la naissance d’un monde différent dont pourtant je crois connaître les fondements. C’est cet élégant paradoxe qui donne sa saveur inclassable à l’univers de celui dont on ne sait ni quand, ni comment il en finira un jour de naître du fatras secret de souvenirs qui ne lui appartiennent plus seulement en propre puisqu’ils sont aussi ceux d’une époque en partage à tous. Prendre à bras-le-corps un fait divers qui embaume les senteurs d’un temps révolu et qui n’en est pas moins marqué du sceau de l’actuel nécessite un engagement complet de tout son être pour mettre à l’épreuve les convictions les plus ancrées dans le réel et engendrer une atmosphère suffisamment hypnotique, suffisamment éthérée, apte à entraîner tout lecteur aux limites du rêve, tel est le défi du créateur qui, sur le modèle de L’homme à la cervelle d’or d’Alphonse Daudet, n’hésitent en aucune manière, à livrer les plus intimes parties de soi dans le seul but d’atteindre au sommet de son art.

Français

Patrick Modiano est hanté par les souvenirs d’une époque qu’il n’a pas connue, l’Occupation. Chacun de ses romans aborde, d’une manière ou d’une autre, ces temps troublés. Le style si original de l’auteur se caractérise par la création d’une atmosphère mystérieuse et flottante dans laquelle une série de personnages évanescents apparaissent et disparaissent, comme les ombres portées d’un rêve sans fin. L’imago paternelle est au centre de la fantasmatique mobilisée au travers d’une quête identitaire qui se perd dans le dédale des lieux d’une adolescence indéfinie. L’écriture a pour fonction essentielle de détoxiquer la psyché en donnant naissance à un monde envoûtant où se mêlent les délices de la nostalgie avec le plaisir de la reconstruction mémorielle.

  • étrangeté
  • mélancolie
  • imago paternelle
  • nuit originelle
  • écriture hypnotique

Bibliographie

  • Modiano P., Villa triste, 1975, Paris, Gallimard
  • Modiano P., Memory Lane, 1981, Paris, Seuil
  • Modiano P., De si braves garçons, 1985, Paris, Gallimard
  • Modiano P., Quartier perdu, 1982, Paris, Gallimard
  • Modiano P., Fleurs de ruine, 1991, Paris, Seuil
  • Modiano P., Livret de famille, 1977, Paris, Gallimard
  • Modiano P., Rue des boutiques obscures, 1978, Paris, Gallimard
  • Modiano P., Un pedigree, 2005, Paris, Gallimard
  • Modiano P., Discours à l’Académie suédoise, 2015, Paris, Gallimard
  • Chouvier B., Pessoa, un voyage entre rêve et folie, 2014, Paris, H. D. éditeur
  • En ligneChouvier B., La médiation thérapeutique par les contes, 2015, Paris, Dunod
  • Chouvier B., Le pouvoir des contes, 2018, Paris, Dunod
  • Chouvier B. et Brun A. : Les enjeux psychopathologiques de l’acte créateur, 2011, Bruxelles, De Boeck
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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/11/2019
https://doi.org/10.3917/cpc.053.0013
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