CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Notre Freud avait été le premier à révéler les dangers épouvantables de la vie de famille. Le monde était plein de pères et était par conséquent plein de misère ; il était plein de mères, et par conséquent plein de toute espèce de perversions, depuis le sadisme jusqu’à la chasteté ; plein de frères, de sœurs, d’oncles, de tantes – plein de folie et de suicide ».
Le Meilleur des Mondes, Aldous Huxley

1Ce livre collectif, sous la direction de Daniel Coum, fait suite au 10e congrès sur la parentalité organisé à Brest les 5-6 juin 2014 par l’association Parentel. Il se propose de revisiter notre clinique, nos repérages structuraux et nos théories à la lumière des évolutions sociétales qui bouleversent nos manières de « faire famille », et tente de répondre à la question posée, non sur un mode binaire (oui ou non) mais en construisant une voie intermédiaire entre ces deux excès, incluant du tiers. De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de père, de mère, de parentalité ? À quelles fonctions nécessaires à l’enfant pour grandir, se développer et devenir un sujet, c’est-à-dire une personne qui pense, aime et construit ces catégories renvoient-elles ? Sous quelles formes sont-elles assurées dans les configurations familiales d’aujourd’hui ?

2La question posée est pluridimensionnelle, complexe et ne dispose pas de cadre scientifique formel pour y répondre. La parentalité relève de la construction d’une position psychique (éthique) et sociale (politique) et a besoin d’être socialisée pour pouvoir s’exercer. Elle n’a rien de biologique. Bien sûr, il y a du géniteur-trice, de l’homme, de la femme et de la différence des sexes, mais les contraintes naturelles ne sont que factuelles. Auparavant c’était le père – et le nom – qui « faisait famille », selon un modèle essentialiste. Aujourd’hui, « faire famille » est davantage dicté selon notre désir, l’entrée de l’émancipation féminine des années 70, de la jouissance individuelle et de la pluralité dans les familles ayant provoqué, nous dit la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, une véritable mutation des repères. Nous créons aussi de plus en plus de moyens pour outrepasser notre condition biologique, limiter ou annuler la place de l’autre, restreindre sa diversité, nous passer de mère et père, soutenir un eugénisme peu compatible avec la démocratie… clonage, utérus artificiel, géniteur anonyme, chimère mi-machine mi-vivante, autant de « traitements » de l’altérité. Comment guérir de la mort et de la nécessité de se reproduire ? La science tente de se débarrasser du sujet, le libéralisme, de se libérer du manque. Mais même dans « le meilleur des mondes », le désir résiste à la tentative de sa destruction.

3L’enfant naît prématuré, ni autonome ni responsable. Il aura toujours besoin de parents ou de formes parentales substitutives. Quelle que soit la configuration familiale, deux invariants lui resteront toujours indispensables pour se construire, relève Cynthia Fleury. Il lui faut de la différence (du sexué, du mixte) et de la vérité (sur ses origines, sur la question du père et de la mère). Il lui faut aussi de la présence – au sens de Levinas (éthique de la responsabilité envers autrui), ajoutera Maria-Vittoria Squillante (pédopsychiatre) qui constate une désaffiliation de noyaux familiaux de plus en plus isolés, sans réseau, sans relations signifiantes, sans « parentèle », alors que paradoxalement la famille conjugale reste l’unité de mesure de référence de la société. « Père » et « mère » fonctionnent, nous dit Saul Karsz (philosophe et sociologue), comme un signifiant-maître, un prête-nom à n’importe quelle relation de dépendance, d’initiation, de protection. Pour lui, il y a autant de parents que de grilles de lecture. Il invite à se méfier des vérités révélées, dogmatiques, sans débat possible, des postures purement historiques et matérialistes, des idéologies idéalistes, théologiques, dogmatiques, psychologisantes, aux relents moralisateurs et sentimentaux qui occultent les aspects obscurs au sein des familles. L’instabilité de nos modes de vie et le déclin de nos institutions nous révèlent de toute évidence la caducité de nos modèles théoriques. C’est pourquoi Daniel Coum nous invite à travers ce livre à déconstruire – au sens de Derrida – nos usages et modes de pensée et à nous dégager de la normalisation véhiculée par nos mythes pour en re-saisir la valeur structurelle. À cet égard, nous le verrons plus loin, la question de la fonction paternelle sera un filtre particulièrement efficace.

4Que recouvre le mot « parentalité » ? Elle est fiction, nous dit Cynthia Fleury. Ce qui intéresse l’enfant n’est pas le bonheur individuel de ses parents mais cette fiction d’un « être parental » unitaire asexué, irremplaçable, insubstituable qui le protège, soutient la stabilité de son identité et préserve son idéal du moi. Pour Marie-Jean Sauret (psychanalyste et professeur de psychopathologie), les signifiants « père » et « mère » posent la parentalité comme une « origine » qui permet à l’enfant de s’inscrire dans une généalogie par une « ligature » mythique (cf. « Le crime du caporal Lortie », P. Legendre) à partir de laquelle il peut se définir comme fils et frère, et se lier humainement à la fois à sa biologie et à sa communauté. La parentalité est plurielle. Nous sommes loin de la coïncidence parfaite entre parenté (filiation) et parentalité (affiliation) du Code Napoléon. Il y a de plus en plus de familles avec plus de deux parents (recomposées, procréation médicalement assistée, gestation pour autrui, adoption, homoparentalité), soulève Nathalie Chapon (enseignante et chercheur en sciences de l’éducation). Elle reprend l’approche de la parentalité de M. Godelier (« Métamorphoses de la parenté ») comme un ensemble d’obligations et d’interdictions culturellement définies dans leurs rapports à l’enfant pour des individus faisant fonction de parent. Et s’appuie sur les différents modes de suppléance (substitutive, partagée, soutenante, ponctuelle) dans l’accueil familial pour montrer que la parentalité partagée n’oppose pas nécessairement liens de filiation et d’affiliation et peut permettre à l’enfant le maillage de diverses formes de figures d’attachement structurantes. Jean-Claude Quentel (psychologue) pointe la diversité sociale et anthropologique de la parentalité à plusieurs (le « fosterage » en Côte d’Ivoire sans rupture de lien, forme de délégation parentale, de parentèle ; chez le Nuer au Soudan et au Gabon, un enfant peut avoir des parents de même sexe ; dans les couples homosexuels, chaque parent s’investit dans un rôle psychologiquement différent, sexué socialement…). La parentalité est épicène, dit-il. Les nouvelles déclinaisons de famille recréent les différences « père » « mère » dans la manière dont chaque parent assume sa position parentale et la dissymétrie nécessaire entre lui et l’enfant pour le faire grandir. Ce qui me semble particulièrement complexe dans les situations de séparation parentale car, comme le relève Marie Lewis (médiatrice familiale), un lien parental inédit doit arriver à se créer, subordonné aux contraintes de la loi, et sans conjugalité.

5La parentalité serait donc une responsabilité portée par un adulte vis-à-vis d’un enfant, dans une relation asymétrique à la fonction structurante. Un adulte qui l’adopte, l’inscrit dans sa propre histoire, le porte psychologiquement et socialement pour en faire un enfant. Et qui, d’un autre côté, « fait couple » en-dehors de l’enfant, engagé dans un rapport d’alliance relevant de la culture, régi par le principe d’un tiers. L’inscription sociale est en effet une composante essentielle de la parentalité, ce qui lui donne une dimension politique, souligne Cynthia Fleury. Positions collectives et attitudes parentales sont intriqués dans un même projet que l’on espère démocratique : faire émerger des sujets libres, égaux, autonomes, qui entrent de manière responsable dans le monde. Mais pourquoi vouloir absolument soutenir la parentalité alors qu’elle ne s’enseigne pas ? réclame Patrick Ben Soussan (pédopsychiatre). Nous sommes cernés de spécialistes en parentalité alors que nos maîtres en parentalité sont nos propres parents, et que c’est toujours mal ! Qu’est un bon parent ? Tâche impossible, dit-il. A la naissance d’un enfant, tout père chancelle, toute mère vacille, jamais le désir parental n’implique l’enfant réel, tout parent se sépare de l’enfant qu’il était pour ses propres parents. Crise identitaire, individuation structurante. Il est fatigant de consentir à se séparer, renoncer à la toute-puissance de sa maternité ou de sa paternité, donner la vie sans pouvoir protéger de la mort … on est toujours parents en devenir. Ce qui demande parfois une bien-traitance particulière, comme dans les situations d’exil. Marie-Rose Moro (professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent) nous invite à tenir compte de la composante de la migration dans l’accompagnement parental, car des éléments d’ordre privé s’opposent aux logiques médicales, psychologiques, sociales et culturelles, avec un risque que la pensée ne s’appuie que sur elle-même, dans un repli psychique et identitaire. Rencontrer un parent dans ses éléments rationnels et irrationnels, dicibles et indicibles est essentiel, co-construire le soin à partir des ingrédients parentaux, créer un terrain commun et une culture partagée, tout cela est indispensable pour fabriquer ensemble de l’humain, même à partir du trauma, recoudre localement, et ouvrir une place praticable à l’enfant à venir.

6Et la fonction paternelle ? Daniel Coum (psychologue clinicien, directeur des services de Parentel, maître de conférence) reprend avec Patrick De Neuter (psychanalyste) cette question qui, rappelons-le, constitue un filtre efficace pour nous permettre d’éprouver nos capacités à dépasser les obstacles épistémologiques de nos modèles familiaux et de nos théories. Selon M. Zafiropoulos par exemple (« Du déclin du père mort au déclin du père de famille, où va la psychanalyse », Paris, Puf 2014), la théorie psychanalytique de la paternité est infiltrée d’un discours alarmiste criant à la dégénérescence du corps social par le déclin de l’imago paternelle. S’agirait-il d’une difficulté de décollage de l’imaginaire dans la théorie ? À quel père (et à quelle mère) en effet nous référons-nous lorsque nous recevons un enfant, ses parents ? Quels jugements et projections se camouflent discrètement derrière notre éthique de psychanalyste ?

7Patrick De Neuter prend appui sur le modèle familial de la culture Moso (Chine), société matrilinéaire, « sans père ni mari », où les fonctions dites « paternelles » se passent d’une organisation patriarcale et machiste de la famille et de la société pour nous montrer que le substantif « père » et le qualificatif « paternel » désignent différentes fonctions et une variété d’agents de ces fonctions. Il dégage, dans cette culture comme dans la nôtre, cinq fonctions paternelles symbolisantes essentielles au développement et à l’humanisation de l’enfant : introduction au langage et à ses lois ; adoption de l’enfant et don du nom ; nouage des jouissances pulsionnelles archaïques et des lois fondamentales ; apport de la castration symbolique (nouage de la jouissance et de la loi, renoncement pour l’enfant à être le phallus de la mère) ; invitation à la sublimation et incarnation d’idéaux sociaux et sexuels symboligènes.

8Pour se construire, l’enfant n’a pas toujours besoin d’un papa, mais bien du soutien de plusieurs tiers symboligènes qui assument ces différentes fonctions dites paternelles, porteuses des interdits fondamentaux du cannibalisme, du meurtre et de l’inceste. La paternité est une fonction à double valence, à la fois désirante (permissive) et interdictrice, qui participe d’un processus : initier l’enfant à un rapport médiat au monde et à l’altérité. Une opération sociale structurelle qui extrait l’enfant de la toute-puissance et de la jouissance parentale par l’obligation d’inscrire sa vitalité dans une forme sociale autorisée.

9L’enjeu de la parentalité est de faire passer l’enfant d’un statut d’objet métonymique de l’amour exclusif de l’un à l’objet métaphorique de l’amour de ses parents entre eux ; et c’est bien la conjugalité qui fait parentalité. La conjugalité, quel que soit le sexe, est l’expérience vécue d’une rencontre entre sujets adultes identifiés, différents, à la fois liés et séparés, expérience qui est source de transmission pour l’enfant. Les parents sont « capacitants » lorsqu’ils transmettent leur propre vécu de la limite, de l’ajustement permanent de leurs différences, de leur renoncement à l’enfant, de l’acceptation de son partage, du don de la castration. « Capacitants » dans le sens où, en se nichant dans l’espace médian de leur altérité, l’enfant, dégagé d’un rapport immédiat au fantasme ou à l’histoire de l’autre, peut trouver à se permettre d’exister. Ce qui fait donc parentalité chez des parents, c’est le croisement de leur désir, la confrontation paternel-maternel, leur altérité qui fait limite au « tout est possible » et fait loi en instaurant en l’enfant une division subjective qui marque de manière essentielle son humanité. L’enfant peut alors questionner le désir dont il est issu, peut s’appuyer avec confiance sur l’impossibilité sécurisante de l’exclusivité pour se constituer et s’inscrire dans une généalogie, c’est-à-dire trouver son origine dans « du père et de la mère », eux-mêmes originés de leurs propres parents. Cette « origine » lie vivant et sens, chair et histoire, crée un habitat langagier qui permet au sujet d’être et puis de partir. « Tu quitteras ton père et ta mère ». La qualité d’une famille tiendrait à ce que l’on puisse en sortir ?

10Ainsi, la loi humaine est fondamentalement hétérogène. Elle se transmet à partir d’un au-delà du désir de chacun : à partir de cette altérité qui nous lie et nous sépare ; à partir du corps social dans lequel nous nous inscrivons – dont l’éducation – qui reprend ce que les parents soutiennent. À savoir le respect des principes fondamentaux minimaux nécessaires pour que les hommes « parviennent à se supporter entre eux » (Lacan, « Le triomphe de la religion ») : séparation des générations, transmission des interdits fondamentaux, sublimation socialisante de la pulsion.

11Cette nécessité structurale pour l’enfant est malheureusement mise à mal, soulève Daniel Coum, par l’anomie du libéralisme ambiant qui expose enfants et adultes à la tyrannie du désir. Il fait la promotion d’une véritable désaffiliation de l’enfant en valorisant un rapport de propriété privée et de jouissance exclusive entre un enfant-devenu-objet et un parent-devenu-consommateur, dans un refus de tout partage ou délégation. Père et Mère, encouragés à se soumettre aux seules contraintes de leur subjectivité triomphante, sont livrés sans secours à leur difficulté d’être, à la fragilité de leur identité et à l’angoissante instabilité de leurs pulsions. Privés d’une fonction, d’un statut, et de la légitimité d’une autorité soutenue par un ordre institutionnel. Déresponsabilisés et fixés dans l’enfance par un pouvoir tutélaire qui assure seul leur jouissance. Les parents renoncent ainsi à être des grandes personnes. Et l’incestualité, au sens développé par Racamier, s’élève au rang de principe organisateur du lien familial. Or ni l’indistinction ni le libéralisme sauvage ne pourront un jour être structurants pour un enfant. Daniel Coum, au regard de ce qui me semble tout de même constituer une perversion, en appelle à la responsabilité individuelle et sociale pour garantir à l’enfant le maintien de la différence (des sexes et des générations), génératrice de subjectivité. Car l’enfant qui ne peut plus se soutenir de la loi du père est livré à lui-même et à la férocité de la pression de ses pairs. Il souligne l’importance préventive (et parfois curative) d’ouvrir le cercle des familles, de mobiliser la parentèle dans une approche coopérative qui permet d’articuler identité et altérité, psychique et social, affectif et relationnel. L’importance de faire se rencontrer humilité professionnelle, participation parentale et confrontation transdisciplinaire des points de vue (plus particulièrement entre cliniciens et anthropologues) sous-tendue par une non-adhésion au discours du maître. Et ce, pour que se créent des modes d’appui, parfois aussi efficaces qu’ils sont discrets, qui permettent aux parents de reprendre le pouvoir et la responsabilité de leur existence.

12Ce qui m’a particulièrement intéressé dans ce livre est son effet d’ouverture, le questionnement renouvelé et enrichi que les différents traitements de sa thématique ont provoqué chez moi, ainsi que le décalage par rapport aux projections et jugements de valeurs qu’il impose. Ouverture d’une écoute renouvelée dont les premiers bénéficiaires seront, je l’espère, les enfants et familles qui s’adressent à nous. Ce qui m’y a par contre un peu pesé est le sentiment d’enfoncer parfois des portes ouvertes, ainsi que le mode d’écriture qui, par moments, demande de bien s’accrocher !

Sous la direction de 
Daniel Coum
Hedwige Martens
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/04/2017
https://doi.org/10.3917/cpc.048.0239
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...