CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Souffrance traumatique, imagos parentales et transgénérationnel

2L'analyse du Tour d'écrou d'Henry James ouvre une voie particulièrement intéressante à la compréhension de la charge de souffrance, portée par la transmission générationnelle. D'une part, la force évocatrice de l'auteur, ses capacités de description et d'analyse des faits psychiques offrent une base riche et approfondie au clinicien ; d'autre part les éléments autobiographiques et biographiques sont fort nombreux et permettent de faire des liens signifiants entre les troubles décrits et les évènements traumatogènes propres à l'histoire de la famille James. Tout se passe comme si les données de l'œuvre pouvaient se lire comme un matériel clinique singulier. L'auteur a pratiqué, à travers ses romans, ses nouvelles et ses carnets, une véritable autoanalyse, un peu à la manière dont Freud a procédé dans sa propre démarche (Anzieu D., 1974). Mais alors que Freud a cherché à donner une portée scientifique à l'entreprise, notamment dans la traumdeutung (1900), James s'efforce de proposer une lecture créatrice et symbolique à son questionnement intérieur. Et ce texte si original offre une palette d'affects et un registre des représentations tels qu'il acquiert une valeur paradigmatique significative des pathologies de l'enfant liées à la présence répétitive d'un objet transgénérationnel envahissant et redoublé par toute l'économie familiale.

Une écriture du secret

3Tous les textes de Henry James appellent à l'interprétation, et particulièrement ceux de la veine fantastique. Il y a chez lui un goût du mystère qui ne se dément pas. À chaque fois, pourrait-on dire, « Il y a quelque chose, quelque part, qui ne veut pas être dit » (Jaloux E., 1929). Le lecteur est, en quelque sorte, incité à chercher une clé, à percer le secret autour duquel est construite l'histoire. James déclare à ce propos que ses intentions littéraires sont claires : son but n'est autre que de « dire toute la vérité, mais la dire de biais » James est le contemporain de Freud. Il applique les mêmes méthodes en mettant en lumière l'existence d'un latent sous le manifeste.

4Tout est dit dans l'œuvre, mais pas directement. C'est ce biais-là qui est l'objet recherché du comprendre, et c'est ce biais-là qui caractérise en propre le style d'Henry James.

5Il est donc dit explicitement qu'un autre texte se cache sous le texte, et liberté est laissée à la sagacité de l'analyste de le découvrir. Mais les choses seraient bien banales, au fond si elles en restaient là. Il suffirait d'opérer la traduction linéaire du manifeste pour avoir accès au sens latent. La réalité de James est beaucoup plus complexe.

6D'abord, on peut dire avec J.L. Borges que James est « un maître inégalé de l'ambiguïté et de l'indécision » (1979). Ici, rien n'est jamais sûr, on reste dans un flou permanent. Ce sont ces atmosphères troubles que l'auteur affectionne, ces atmosphères où les personnages se déclinent sous des facettes sans cesse nouvelles. Ensuite, il faut se rendre à l'évidence, le secret reste au secret, ou plutôt l'enveloppe qu'on nous disait contenir le secret s'avère, au bout du compte, être un enveloppe vide. Le secret est un mode de transmission et non un contenu proprement dit. C'est la façon dont l'intrigue est menée, la manière de faire du mystère qui constitue le mystère lui-même, comme par exemple le montre l'Image dans le tapis (1897). Le secret, c'est plus une question de contexte, de succession d'événements, un mode d'enchaînement qu'une réalité tangible à découvrir.

7Ainsi, les clés que l'on peut proposer à l'interprétation du texte jamesien sont toutes incertaines, dans la mesure où elles sont forcément plurielles. Comme l'auteur ne peut pas regarder la vérité en face, car celle-ci le pétrifierait à la manière de Méduse, il la regarde sous tous les autres points de vue possibles.

8C'est ce point aveugle de la rétine créatrice qui lui permet de voir sous différents angles et de fonder du coup ce que les linguistes ont appelé l'effet-point de vue (Rabatel A., 1998). Comme le note J.B. Pontalis (2002), James cherche à aller au-delà du visible pour saisir la chose dans sa réalité. Pour atteindre la real thing, il faut multiplier les points de vue et prendre du recul pour déceler l'essentiel au travers des apparences.

9De plus, la conjugaison des points de vue et leur variabilité temporelle génère des effets de sens inattendus. Comme dans la psychanalyse, le récit jamesien fait apparaître la transformation interne dans l'après-coup d'une situation traumatique. L'exemple le plus saisissant se trouve dans La bête dans la jungle (1903).

10Le style d'Henry James se caractérise par la simplicité des moyens employés. Il sait jouer à merveille avec les blancs du récit, misant tantôt sur l'ennui, tantôt sur l'insignifiance pour sous-entendre quelque chose d'essentiel, qui se devine en creux dans les apparentes et sophistiquées rondeurs d'un discours nappant la réalité au travers de savants effets de surface.

11Se dégagent ainsi une série de procédés qu'on pourrait nommer des procédures amphibologiques dans la mesure où chacune repose sur une rétroversion en miroir.

12On note en premier lieu la paradoxalité affichée de la position identitaire des personnages centraux. Ils sont et ils ne sont pas ce qu'ils sont en réalité. Leurs multiples facettes se réduisent, en dernière analyse, à cette impossible co-habitation avec eux-mêmes. Le rapport à l'objet du personnage est marqué du double sceau du clivage. Il passe constamment d'un versant à l'autre, sans pouvoir construire une véritable relation d'ambivalence.

13Le propre du personnage jamesien est de biaiser. La dissimulation est son arme favorite, le double jeu sa force première. Ce que Roger Caillois définit comme une méthode épistémologique, Henry James l'utilise comme ressort psychologique : l'obliquité. Pas d'affrontement direct, pas de confrontation. Ici, on tourne autour du fait sans le nommer, sans s'y frotter, mais peu à peu l'auteur tisse autour de cette réalité-là un faisceau d'approches qui finit par la cerner, mieux qu'aucune autre détermination. L'obliquité jamesienne réfère à un projet intime d'ubiquité. Le je qui parle donne l'impression d'être nulle part, par son inconsistance, alors qu'en fait, son désir est d'être partout à la fois. La logique à l'œuvre est la suivante : cerner pour ne pas être cerné. Pour éviter le piège de l'assignation identitaire, le sujet se construit dans une auto-dilution observatrice. Il n'est plus que la somme des regards qu'il appuie. La peur d'être absorbé par le regard de l'autre se retourne dans l'assomption jubilatoire de soi.

14Tout se passe comme si James, par peur d'être fixé, et de là d'être limité à une place et à une seule, ne parvenait pas à se fixer. Pour fuir la castration, l'auteur se réfugie dans une position passive. Mais de là, il découvre le moyen de prendre une spectaculaire revanche en devenant un complet observateur. Par l'écriture, il élabore sa capacité à se glisser dans la peau de l'autre, à cannibaliser pour ainsi dire la relation (Edel L. pp. 37-38).

15James, par identification projective, s'incruste en l'autre pour adopter son propre regard. Ce qu'il vivait à l'origine comme une vive souffrance d'infériorisation et de mésestime de soi, se retourne ainsi en pur plaisir de la réceptivité créatrice. La passivité soumise première se constitue par le biais des jeux de l'écriture. James en vient à élaborer sa manière propre d'écrire comme un subtil assemblage des différents points de vue sur un thème donné. Les thèmes changent, se diversifient, la manière s'affine, s'épure, mais reste identique.

16Voir est le maître mot pour James. Saisir par le regard, avec une acuité sans pareille. Puis, quand l'observateur croise un autre regard, s'immiscer dans l'autre et prendre le nouveau point de vue, pour passer ensuite à un autre. De la sorte, l'auteur fait varier les voies narratives et peut qualifier le récit de fiction comme la somme des points de vue relatifs à un sujet donné. Mais le point de vue conserve son sens premier d'angle d'attaque. James définit ainsi sa manière comme une maison dont chaque fenêtre circonscrirait par son cadre une partie limitée mais précise de la réalité extérieure. L'auteur passerait fictivement d'une fenêtre à l'autre sans jamais sortir, pour raconter l'histoire.

17Il est comme le personnage immobilisé dans sa chambre et condamné à regarder dehors, si magistralement mis en scène par Hitchcock dans Fenêtre sur cour.

18La chose réelle, la fameuse real right thing, dont il est question directement dans une nouvelle tardive [1] s'approche par allusions et approximations successives, mais se réduit finalement au jeu subtil et raffiné de ces apparences. Tout n'est qu'images furtives et passagères captées par un je incessamment déplacé qui se diffracte et se condense dans la pure consistance d'un regard insistant.

19Le héros jamesien est un anti-héros. Il est la proie d'un doute constant et prégnant. Loin des certitudes, il se perd en conjectures et hésitations. Mais c'est sa fragilité qui en constitue la force. Tout en finesse, ce personnage joue sur sa sensibilité féminine pour imposer une vision particulière de l'intimité qui met en lumière plus les nuances de l'émotion qu'une hypothétique action dont l'intérêt devient peu à peu secondaire.

20Il ne faudrait pas pour autant croire que l'œuvre de James est une œuvre de superficialité. Ce n'est pas parce qu'il aime jouer avec les reflets que l'auteur reste dans l'insignifiance. On négligerait ainsi la portée réelle de la création jamesienne qui est de dire l'essentiel par le biais des effets de surface. C'est une œuvre qui nous parle parce qu'elle exprime le latent par le détour du manifeste. L'être ne se donne à voir qu'au travers des miroitements perceptibles d'un fond qui se cache.

« Le tour d'écrou », le récit-fiction d'un traumatisme infantile

21Le texte du Tour d'écrou est porteur de significations psychiques qui font évidence pour l'auteur et qui ont, en même temps, une remarquable portée générale. C'est une œuvre de la maturité, James a 55 ans lorsqu'il la rédige, en 1898. Ses deux parents sont morts dans les années qui précèdent et ce deuil central s'accompagne d'un cortège d'autres deuils latéraux qui positionnent l'auteur au sein d'enjeux personnels décisifs. Le titre de l'histoire est suffisamment curieux pour qu'on y prête une attention singulière.

The turn of the screw

22Il s'agit de donner un tour d'écrou à l'émotion. L'expression étonne, car on aurait dit trivialement l'inverse. Une histoire palpitante est une histoire qui lâche la bonde de l'émotion... Paradoxalement, James cherche à faire monter la pression interne par la retenue de ses manifestations. Il veut donner un tour d'écrou à ses propres émotions et générer, par le travail créateur, un effort de contenance et de transformation au caractère brut et massif de sa vie affective. Le vrai resserrement serait celui du traitement stylistique. On comprend dès lors que James se garde des effets classiques du fantastique. Il ne montre ni le sang, ni le morbide. Pas de cliquetis de chaînes, ni de portes qui grincent dans la nuit. Ici, les spectres ont bonne allure et ne craignent nullement la belle clarté du jour. Mais bien qu'ils soient tout à fait là, ils sont évoqués de manière constamment métonymique. Une main, une silhouette, un habit, un regard. Surtout le regard, le regard qui fixe le regard. Il serait peut-être plus juste de parler de « tour de vis » que de tour d'écrou, pour être plus près de l'expression française (Mannoni O., 1969).

23De plus, l'expression est utilisée, à la fin du roman, avec un sens différent : la narratrice, restée seule avec le jeune garçon, déclare vouloir donner un tour d'écrou à la vertu humaine ordinaire. Mannoni y voit une allusion directe au père de James. Ce dernier voulait combattre cette forme abusive de la morale, dont il avait été victime. Ici, l'intransigeance de la narratrice a les conséquences les plus funestes sur l'enfant, car elles sont les effets sadisants d'une projection de nature paranoïaque.

24Afin d'essayer de faire des liens entre ces deux sens du tour d'écrou, il importe de revenir sur la signification de screw. On peut garder le terme d'écrou car l'habitude est prise de traduire ainsi le titre du roman. Par contre, les autres sens sont très éclairants. To screw up signifie tirer la vérité, prendre sur soi. James prend son courage à deux mains et cherche à tirer la vérité de lui-même. Il a besoin d'écrire cette histoire pour ne pas être débordé par sa souffrance et devenir fou. Screwy et screwball (U.S.) veulent dire cinglé, dingue. To have a screw loose peut se traduire par avoir perdu un boulon, avoir le timbre fêlé.

25Le tour d'écrou tire sa force de la surdétermination de son écriture. Il est construit de telle sorte que les différents niveaux de lecture possible s'équivalent et renvoient le lecteur à sa perplexité. James réussit le tour de force de l'impénétrabilité. On sent bien pourtant la profondeur et la vérité psychique sous-jacente à cette simple histoire de fantômes. La popularité du roman (qui ne s'est jamais démentie depuis plus d'un siècle et qui dépasse le pur et simple engouement pour le paranormal si prégnant au moment de son écriture) est le signe patent d'un enjeu crucial qui réfère par-delà les mots et les images, à la conflictualité infantile telle qu'elle est présente au cœur de l'inconscient lui-même.

26Cette histoire renvoie à l'enfance de l'auteur, mais pas seulement. Elle a une valeur paradigmatique et symbolique pour penser et appréhender la relation complexe qui unit l'enfant à l'adulte au travers de la fantasmatique originaire.

27La virtuosité de l'écriture de l'auteur brouille les pistes en multipliant les leurres, en complexifiant à loisir le labyrinthe par des effets de miroir, par des chausse-trappes et des faux-semblants. La puissance de l'évocation tient au maître maniement de la volupté narcissique des effets de langue. Pour définir un fil rouge, à l'interprétation du roman, je propose une grille méthodologique simple, capable de fédérer les divers niveaux de signifiance présents dans le texte. Cette grille ne dit pas le vrai du texte, mais elle permet d'avoir une lecture unifiée et structurelle de la complexité du texte, tout en évitant les risques de réduction et d'écrasement du sens. James affirme, que, selon sa conception littéraire, « le sujet est tout ». Tenir un bon sujet est l'essentiel, le reste est affaire de technique. Du côté de l'écriture, James n'a pas de difficulté. Il manie le style avec aisance et fluidité. Mais il sait, que, sans un bon sujet, l'art n'est qu'artifice et que le brio ne peut remplacer l'affect. Un bon sujet est un sujet vrai, un sujet qui puise ses racines dans une expérience réellement vécue, mais dont l'habillage stylistique est décisif pour en restituer la vigueur. L'écrivain, comme le rossignol du conte d'Oscar Wilde, ne peut colorer la rose de son histoire qu'avec son propre sang. La beauté de l'œuvre est à ce prix. C'est la souffrance qui est au cœur du Tour d'écrou et dont il sait magnifiquement esthétiser l'objet.

Une lecture psychanalytique des fantômes de l'enfance

28Le point de vue central à dégager est le point de vue clinique, c'est-à-dire celui de l'intériorité. Le texte est à comprendre sur le fond de l'unicité indivisible d'un sujet et à référer uniquement aux niveaux et aux instances qui interagissent au sein de son appareil psychique. Un tel point de vue se différencie radicalement des autres points de vue par sa pertinence propre et sa spécificité, bien qu'il soit complémentaire et articulable avec les autres points de vue sur l'œuvre, tels que celui du biographe, celui du critique littéraire ou celui de l'écrivain lui-même.

29Le point de vue clinique trouve sa légitimité dans le référentiel psychanalytique, en même temps que dans les modalités propres de l'écriture d'Henry James. Les deux présupposent l'existence d'une autre scène génératrice des effets les plus inattendus sur la scène de la vie ordinaire.

30James connaissait, au moment de la rédaction du Tour d'écrou, les travaux de Freud et de Breuer, ainsi que les diverses recherches de la psychologie moderne. Son frère, le philosophe William James était très au fait des données de la psychiatrie et en débattait largement avec lui. L'hypothèse de l'inconscient n'était pas sans avoir eu d'effet sur la connaissance de son propre fonctionnement psychique et de sa relation à la création littéraire.

31Le premier principe de cette lecture est que tout dit je dans le récit. Pas seulement la narratrice dans le texte manifeste, mais aussi les autres personnages, le paysage comme le château de Blye lui-même. Le récit romanesque fonctionne, à ce niveau, à la manière du rêve (Freud. S, 1900).

32La narratrice demeure anonyme durant l'ensemble du récit, comme du prologue. Elle est, à ce titre, pure présence subjective, l'incarnation spatio-temporelle de la subjectivité même. Ainsi c'est un je qui transcende les apparences individuelles et qui fait vaciller l'enveloppe identitaire elle-même, ou tout au moins qui met en avant sa porosité et sa perméabilité à l'influence. Le je ici proféré porte aussi sur les identifications fondatrices du sujet lui-même et qui renvoie aussi bien à Henry James qu'au lecteur actuellement en train de lire l'histoire. Tout ceci est suggéré et mis en scène dans l'espace préliminaire du petit texte introductif servant de prologue, mais jamais nommé comme tel, afin de marquer quelque chose de flou et d'indécis dans les frontières qui délimitent les strates de l'histoire.

33Celui qui parle en première personne, c'est d'abord James lui-même qui donne, en s'impliquant directement, un ton de véridicité à ce qui va suivre. D'autant que le je glisse à la voix de son ami Douglas, son double, celui qui connaissait de manière directe la narratrice et qui va lui prêter sa voix. Au bout du compte, comme il est dit précisément à la fin de ce début, il faut entendre en « écho » du je de la narratrice, la voix de Douglas et derrière cette voix, celle de James en personne ou de la part féminine qui parle en lui. Un recentrage est cependant nécessaire pour retrouver la focalisation interne axiale à l'œuvre ici : c'est ce qui est arrivé à James enfant, tel qu'il se le remémore au moment de la maturité qui est le premier moteur du récit [2]. James réactive en lui, avec toutes les circonvolutions d'usage, des données traumatiques anciennes. Le personnage de Miles devient, dans cette perspective, le point psychique focal autour duquel gravitent les autres points de vue. La compréhension unitaire du conte se centre sur lui. Une telle lecture ne force en rien le texte puisqu'il est largement sous-entendu que Miles représente Douglas enfant, amoureux de la gouvernante de sa sœur. L'enveloppe créatrice du conte donne accès à l'élaboration symbolisante du trauma. Le hors-temps fictionnel laisse émerger librement les représentations internes, dans un présent indéfini comme dans le récit du rêve. La distanciation opérée par le processus créateur de l'écriture a pu faire croire à un pur artifice mis au service du récit d'une histoire racontée par un autre, en l'occurrence l'archevêque de Canterbury auquel les biographes attribuent la paternité de l'histoire. James se sert de cette trame pour y glisser sa propre histoire et la travestir derrière de subtiles constructions esthétiques. Il est évident que de tels procédés ont pour fonction psychique de servir d'enveloppement pare-excitant et transformationnel des vécus anxiogènes originaires. Si cette histoire de fantômes a autant d'intérêt pour le lecteur, si elle a un tel pouvoir d'évocation, c'est qu'elle parle, derrière les mots et l'anecdote, d'une situation émotionnelle réelle que chacun est à même d'entendre et de partager. À mon sens, les deux thèses antagonistes avancées pour rendre compte du Tour d'écrou ne s'excluent pas, elles s'étayent mutuellement.

34D'un côté, certains voient dans le récit en première personne relaté par James la notation minutieuse d'un cas clinique, comme il a pu en prendre connaissance dans les Etudes sur l'hystérie publiées en 1895 par Freud et Breuer. On y trouve effectivement le cas d'une gouvernante Anglaise, Miss Lucy R., passionnément amoureuse de son patron. Dépressive, elle ne supporte pas la dispute des deux enfants dont elle a la charge, à propos d'une lettre et elle commence à avoir des hallucinations. E. Wilson (1938), analyse précisément le Tour d'écrou dans le sens de l'expression d'une pathologie hystérique.

35Cette explication psychologisante fait de la narratrice un sujet atteint de délire hallucinatoire chronique. Animée par sa conviction délirante, elle sait donner vie à ses fantômes internes et les projeter dans le monde environnant. Et le talent de James sait avec ingéniosité rendre crédible de telles visions fantasmatiques.

36D'un autre côté, il y a ceux qui partagent une croyance spirite et pour qui les esprits ont une réelle existence. Le frère aîné de James partageait un tel point de vue. Tout philosophe qu'il fût, il était un adepte de la parapsychologie et poursuivait des expériences dans ce domaine au sein de la Psychical Research Society dont il devint le président en 1894. Il existait pour William une faculté surnormale du psychisme qu'il fallait tenter d'expliquer et, en 1886, il s'était penché sur le cas d'un médium célèbre, Mrs Piper, qui était en lien direct avec un fantôme. On connaît la forte influence qu'a pu exercer ce frère adulé et détesté sur le jeune Henry et le lien de gémellité psychique qui les a toujours unis.

37Quoi qu'il en soit, les deux versions se complètent et s'enrichissent mutuellement, à la seule condition de croire en l'existence psychique réelle des fantômes. La puissance de l'imagerie fantomatique est bien réelle pour Henry James et on peut affirmer qu'il a mis en scène dans ce récit la puissance terrifique du fantôme qui l'a habité et dont la présence se retrouve dans l'histoire de la famille de James.

38Réduire l'histoire à l'expression hallucinatoire de la narratrice affaiblirait considérablement l'intérêt dramatique du récit, comme le notait déjà Octave Mannoni. Le récit n'est pas traité à la manière d'un roman psychologique mais selon le genre fantastique. Dans ce cas, il convient non de décrire les idées obsédantes et les angoisses du héros, mais d'objectiver l'anxiété et de donner corps aux images internes; l'originalité de James, comme il l'explique dans ses Carnets, est d'avoir pris le parti « d'un observateur extérieur » pour décrire l'emprise du fantôme. Le fantôme tire son existence d'être devenu une réalité psychique partagée entre l'enfant et la narratrice, entre James et son lecteur. Il ne s'agit pas d'un artifice littéraire, mais plutôt d'un procédé réussi pour rendre compte d'un réel ressenti intérieur.

39Le fantôme est une réalité inconsciente qui fait retour dans la vie consciente du sujet (Abraham N., 1978). Il représente la modalité sensorielle et figurative d'un objet transgénérationnel (Eiguer A., 1997). Une telle présence éprouvée dans l'inquiétante étrangeté est source de terreur dans un premier temps, et source de plaisir dans le temps second de la reprise active et contrôlante de la représentation, par retournement de la charge d'affect engagée. Le contexte culturel a son importance. Il offre un lieu de dépôt reconnu et groupalement investi, pour contenir les angoisses individuelles. Henry James se saisit de l'engouement de son époque pour les revenants, les incubes, les succubes, et autres vampires, pour donner un code accepté et toléré à ses visions singulières et à la mise en scène de sa propre emprise fantomatique. Pour comprendre les fantômes de James (ils apparaissent dans pas moins de douze nouvelles ou romans), il me paraît nécessaire de les réunifier en une seule figuration inconsciente, plusieurs fois répétée. C'est par diffraction que le fantôme jamesien prend vie et se reflète, se dédouble, sous différents aspects, à travers différentes modalités d'apparition. Je fais l'hypothèse qu'il existe une seule et même figure fantomatique chez Henry James, objet transgénérationnel transmis en héritage de la lignée paternelle. Le personnage focal du Tour d'écrou est le jeune Miles, censé représenter Henry James enfant. Les autres personnages n'ont, pour ainsi dire, pas de réalité propre. Ils fonctionnent comme des doubles, des leurres ou des parts projetées du héros lui-même.

40Si l'on raisonne de la sorte, la forme fantomatique focale est celle de Peter Quint, le serviteur maudit, qui hante le jeune garçon. Il nous faudra, au cours de l'analyse, tenter de l'identifier, d'en discerner les caractéristiques déterminantes. Existe-t-il dans la biographie de James des éléments suffisamment notables pour proposer une lecture plausible de ce personnage énigmatique ? L'autre figure inquiétante est celle de la première gouvernante, Miss Jessel, figure féminine, qui se décline sur plusieurs registres tout au long du roman, mais qui reste, semble-t-il, toujours en écho avec la seconde gouvernante, la narratrice.

41Le point de vue psychanalytique que je propose est en étayage sur les bases de la psychopathologie infantile. Le clinicien part de la position d'enfance pour éclairer et comprendre les réalités psychiques de l'enfant qui lui fait face. Le Tour d'écrou apparaît dès lors comme le récit inspiré d'un homme mûr qui fait retour sur les événements de son enfance, par la médiation de la symbolisation littéraire et sous l'effet de la réactivation des figures de mort par une série de deuils familiaux particulièrement douloureux (la mère et le père en 1882, la sœur Alice en 1892). C'est cet ensemble complexe et polysémique qui est déposé dans ce livre empreint de préciosité et nimbé de mystère et qui en constitue la charge émotionnelle irradiante.

L'histoire-princeps

42Les dix premières pages du texte sont la clé possible de l'énigme, selon le point de vue, le vertex méthodologique retenus comme fil rouge et référentiel constant pour traverser sans tomber dans les chausse-trappes, les faux-semblants, les leurres, les miroirs aux alouettes, déposés par le génie créateur de Henry James : les subtilités infinies de l'emboîtement des points de vues, procédé stylistique, raffiné et complexe, mis en évidence notamment par J. Wolkenstein (1998). C'est celui du regard piégé/piégeant, qui est déjà présent dans un premier roman de Henry James : Le regard aux aguets

43Ce jeu permanent des regards qui sera présent et agissant tout au long de l'histoire pose la prévalence de la pulsion scopique dans l'économie psychique de Henry James et nous aurons à en apprécier l'articulation interne avec la fantasmatique à l'œuvre. En fait, ce prologue est une introduction en trompe-l'œil, puisque l'histoire princeps, celle qui, selon moi, est au cœur du dispositif, celle qui correspond à l'expérience traumatique originelle, est racontée dès les premières lignes : un jeune garçon voit un fantôme dans la chambre où il dormait avec sa mère. Exprimée aussi trivialement, cette relation reste anodine. L'auteur précise pourtant qu'elle est étrange et macabre. Mais, sans effet littéraire, l'histoire est sans relief et passe inaperçue. Elle n'est là que comme appât pour attirer le lecteur. Pourtant c'est elle qui est la clé de l'ensemble du roman. Ingénieux procédé de James qui inverse les pôles de l'intensité affective réelle et de l'intensité romanesque. Mais, pour l'analyste attentif, tout est dit au décours de cette évocation inaugurale. Quelqu'un affirme que c'est le seul cas qu'il connaisse où une telle épreuve a été infligée à un enfant. L'apparition est qualifiée de « vision d'épouvante » et l'enfant est plongé dans la « terreur ». Deux termes forts que l'auteur se contente ici de dire et qu'il va s'efforcer de faire éprouver par la suite au lecteur. C'est le fait que ce soit un enfant qui donne un tour d'écrou à l'émotion. Effectivement, la souffrance infantile impressionne plus l'adulte, mais c'est moins cela qui constitue le ressort dramatique que l'autre partie de l'histoire : l'expérience fantomatique est partagée par la mère et le garçon, il s'agit d'une modalité figurative interne commune : l'enfant a réveillé sa mère « non pour qu'elle le rassurât et l'aidât à se rendormir, mais pour qu'elle aperçût, avant de le calmer, la chose même qui avait secoué son petit ». L'anglais est plus explicite, qui dit : « the same sight that had shocked him ». C'est la vision qui est nommément désignée comme traumatique. Trois substantifs entrent ici en correspondance pour lier le fantôme directement à la pulsion scopique : visitation, apparition et vision. Le terme visitation peut être traduit par visite trop prolongée et visite qui confine à la punition. Le partage de la vision fantomatique est certes un procédé connu et maintes fois utilisé dans la littérature fantastique. Le doute est mis dans l'esprit du lecteur et l'effroi naît du passage possible de l'hallucination individuelle à la perception qui peut être aussi la sienne de la réalité objective du spectre. Le fantôme s'expatrie du monde interne pour venir habiter le monde externe. Pourtant, il semble que ce qui prime dans cette histoire est plus l'apparition du tiers fantomatique dans la relation ambiguë qui unit le fils à sa mère.

44Sans vouloir donner une clé explicite univoque à cette scène centrale, nous essaierons d'en dégager les grands axes symboliques à partir de la fantasmatique originaire de l'auteur. L'hypothèse première est celle de la présence d'un objet transgénérationnel dans l'enfance du jeune Henry et qui ne cessera de le hanter sous la forme du « retour du fantôme », selon la conceptualisation de N. Abraham. Selon A. Eiguer, l'objet transgénérationnel désigne la personne qui, dans la lignée généalogique, exerce une influence répétitive non-élaborée et qui se transmet sans transformations subjectivantes et appropriatrices. Repérer l'événement traumatique et nommer le fantôme participent de l'élaboration des blancs générationnels. Le travail créateur de James consiste précisément à avoir réintroduit ces implicites et ces non-dits de la transmission dans les blancs du récit qui font de son écriture une « écriture énigmatique » (J. Perrot, 1982). D'objet de terreur sans nom, le fantôme devient travaillé par le style propre, objet d'épouvante-plaisir maîtrisé par le moi de l'auteur et partagé par le moi du lecteur.

La mise en conte de la vision traumatique

45Une fois énoncée banalement la trame centrale de l'énigme, sans préparation ni procédé stylistique, Henry James procède au déploiement thématique de l'histoire dans un traitement fantastique qui lui est propre.

46D'abord la prise de distance maniériste. Il adopte l'attitude de l'amateur qui rivalise de préciosité et de raffinement, de celui qui a l'art de métamorphoser la chose vulgaire en objet de prix.

47Le dédoublement participe de cet artifice. L'émotion est doublée par la présence de deux enfants au lieu d'un et le récit devient celui d'une « épouvantable épouvante » (dreadful dreadfulness). La présence des deux enfants dans le roman est à prendre comme pur effet de style. La dramatisation ajoute sa touche affective au tableau. Douglas, l'ami du narrateur (l'auteur lui-même), se montre profondément affecté, ce dont témoigne la surenchère d'expressions du trouble : « c'est trop horrible... Ça dépasse tout; rien de ce que je connais l'approche. – (le narrateur) En pure terreur ? » On peut dire que, dans ces quelques phrases du début, l'ensemble du champ lexical de la peur est quasiment convoqué. Mais pour bien marquer le registre second qui caractérise l'artefact du récit, James fait dire à l'une des dames de l'assistance : « Comme c'est délicieux ! » Quel est donc ce nouveau récit qui dépasse toute imagination dans le domaine de l'horrifique ? Il faut commencer par noter la réussite effective du récit de James. Le succès, lors de la parution en feuilleton, du Tour d'écrou, a été immédiat et total. Un opéra, plusieurs films et une infinité de critiques qui multiplient analyses et explications. Ce qui est certain, c'est que le petit roman que constitue le récit de la gouvernante des deux enfants est d'une force inégalée dont le lecteur curieux ne cesse de chercher à comprendre ce qui en fait la puissance émotionnelle transmise et oblige à le classer parmi les joyaux du fantastique. Malgré la simplicité du vocabulaire et des effets usités, la communication de l'effroi au lecteur est maximale. Cela tient avant tout, selon moi, à la construction très sophistiquée du prologue qu'on pourrait appeler une mise en conte impliquante.

48Un point décisif : le narrateur du prologue n'est pas celui du récit. C'est l'auteur lui-même qui s'implique dans un présent censé être celui de la publication du récit d'une autre personne marquée du secret de l'anonymat. James nous livre ici une sorte de préface imaginaire à un récit imaginaire, tous deux marqués toutefois du sceau de la réalité et de l'authenticité. Ce paradoxe peut se comprendre de la façon suivante : cette histoire est purement imaginaire, mais les émotions et les affects liés aux représentations qu'elle agence sont purement vrais, car ils sont ceux réellement éprouvés par l'auteur. Ainsi, les deux je se contaminent l'un l'autre; celui de l'auteur ne peut pas ne pas être entendu dans celui de la narratrice du récit transposé. Le point de vue de la narratrice est en même temps aussi celui de l'auteur, par identification projective à la figure maternelle. La temporalité de l'œuvre est celle d'un conte. Le temps inaugural est celui de la veillée de Noël au coin du feu. Puis ce temps se décline vers un futur proche qui est celui de la mise en secret : Douglas reconnaît que l'expérience d'épouvante qu'il évoque n'est pas la sienne (position défensive dénégative de l'auteur, dont Douglas est une image dédoublée), mais qu'elle est relatée à l'intérieur d'un carnet secret, contenu lui-même à l'intérieur d'un tiroir fermé (à double tour), à l'intérieur d'un secrétaire de son appartement de Londres. Cette série d'emboîtements successifs à la fois spatiaux et temporels (il va falloir du temps avant d'accéder à ce texte) ont pour fonction d'aiguiser la curiosité du lecteur et de s'adresser à lui directement, en sa part la plus enfouie, la plus profonde, la plus intime, sur l'autre scène psychique, par-delà les divers niveaux d'enveloppement défensif de sa psyché. Douglas ne peut dire le nom de la narratrice, mais il la désigne comme une figure affectivement très proche. Elle était la gouvernante de sa sœur. Bien qu'elle soit beaucoup plus âgée que lui, il avoue à demi mots, l'amour qu'il avait pour elle et qu'elle avait pour lui. Il peut désormais en parler puisqu'elle est morte aujourd'hui et le manuscrit relate une histoire remontant vingt ans auparavant. Compte tenu de ces éléments, comme l'a noté déjà J. Wolkenstein en 1998, Douglas pourrait bien être Miles et sa sœur Flora.

49Deuxième mise en abîme temporelle : Douglas est mort peu après avoir dévoilé, par sa lecture publique, le texte du manuscrit, quarante ans après les faits, et l'avoir confié à Henry James lui-même. Ce dernier est mort aussi, près de vingt ans plus tard.

50La troisième mise en abîme est opérée par le lecteur, qui, en se saisissant du livre, prévenu qu'il est par le prologue, entame malgré tous les avertissements qui lui ont été prodigués, la lecture du récit proprement dit. En posant cet acte, il entre délibérément dans l'histoire comme acteur et les figures symboliques évoquées vont trouver directement en lui leur écho fantasmatique.

51On comprend dès lors que l'histoire n'a pas véritablement de fin, puisqu'elle est finalisée à chaque fois par celui qui l'active en la lisant. C'est le temps intemporel du conte qui est mobilisé et qui entre en exacte correspondance avec le présent immédiat de l'inconscient du lecteur. Le Tour d'écrou jamesien est d'avoir orchestré parfaitement la correspondance entre les fantômes du jeune Miles en l'auteur et les fantômes de la propre enfance du lecteur. La mise en forme des objets internes est suffisamment respectueuse des modes figuratifs et défensifs, suffisamment respectueuse des diverses enveloppes psychiques et des différents modes de passage d'une instance psychique à une autre, pour que la symbolisation, que la psyché de l'auteur a réalisée se poursuive avec la même réussite dans la psyché du lecteur, dans la mise en sens du récit. Plus que tout autre, par la sophistication de sa construction, ce texte jamesien est sursaturé de sens grâce au type de fin choisi. L'absence d'une vraie conclusion donne à l'histoire une allure inachevée, mais elle oblige le lecteur à interpréter les faits décrits pour leur imposer un sens rationnel et à revenir encore sur les derniers mots de l'auteur, car aucun des sens possible n'est suffisamment pertinent à lui seul. La clôture réelle du Tour d'écrou est donnée dans le prologue lui-même, singulière clôture circonscrite dans le mystérieux carnet qui nous est livré après la mort de tous les protagonistes.

52Lire les pages qui vont suivre, c'est ouvrir encore une fois, dans l'espoir d'un ultime dévoilement, le livre des origines.

Le couple idyllique et les enfants merveilleux

53Ce n'est pas le moindre intérêt du Tour d'écrou que de pouvoir être appréhendé en soi, indépendamment de l'histoire de James lui-même, comme une métaphorisation de la relation enfant/adulte, dans sa totalité et sa complexité psychique. Selon une telle perspective, l'histoire personnelle de l'auteur devient une simple illustration de la situation paradigmatique travaillée dans le texte.

54Un couple central se dégage dès le début du conte. Une jeune et belle femme, la narratrice et un jeune lord anglais, riche et quelque peu dandy, dont elle tombe éperdument amoureuse. Ce couple idéal du roman familial est complété par la présence de deux enfants merveilleux. La jeune femme est choisie par le lord pour être la gouvernante de ses neveux, Miles, dix ans, et Flora sa cadette, dont les parents sont morts mystérieusement aux Indes. Dédouanés de parents réels, les enfants peuvent s'inventer des parents imaginaires à leur convenance. À l'inverse, les adultes se créent les enfants qui correspondent le plus parfaitement aux attentes narcissiques de l'Idéal du Moi. L'enfant merveilleux est cet enfant lisse et sans faille, en totale adéquation et en complète harmonie avec le dédoublement du narcissisme parental et destiné à en combler les manques. Les enfants de Blye son ainsi divinisés et sanctifiés par l'auteur qui revient à maintes reprises, sur le charme surnaturel qui émane de leur personne. Il les compare aux enfants peints par Raphaël. Pureté des figures angéliques telles qu'elles apparaissent dans les célèbres Vierges à l'enfant, mais aussi comme elles, se donnent à voir dans son Massacre des saints innocents. La sublime beauté de l'enfant est une menace pour sa survie, car il est susceptible de devenir l'objet d'une tentation coupable de l'adulte. L'enfant victime se mue en part mutilée de l'infantile chez l'adulte, avec ce jeux de miroir incessant entre les deux qui caractérise l'écriture singulière de ce récit.

55Mais ce cadre idéal n'est esquissé par James que comme le fond du tableau. Très vite, vont venir sur le devant de la scène, des préoccupations d'une tout autre nature : la construction d'un noyau pervers sur les bases d'une expérience traumatique de séduction. En effet, dès le commencement, l'observateur attentif est à même de déceler les premiers craquèlement de la toile et de percevoir les lignes de fracture par lesquelles va s'opérer le renversement fantastique de la trame du récit.

56Le beau et riche tuteur de Londres s'avère être une curieuse figure paternelle. Il se contente en fait, d'assurer la sécurité matérielle de la famille, tout en demeurant physiquement et psychiquement totalement absent. Ainsi sa présence n'est jamais effective, on l'évoque, on cite ses courriers, mais cela en reste là. Ce personnage qui n'a pas de nom propre dans l'histoire, figure la part paternelle idéalisée, mais une part blanche, non activée et non activable.

57La narratrice, non plus, ne porte pas de nom, mais elle est par contre, constamment présente, car le récit à la première personne focalise sur elle et érige son point de vue en premier point de vue. Elle représente, en quelque sorte, la part maternelle omniprésente et omnivoyante qui organise aussi le premier pôle identificatoire du lecteur, en écho à la première identification de l'auteur lui-même.

58Le lieu de l'intrigue a son importance : un château retiré du monde. Pour être agissant, l'imaginaire doit couper l'un après l'autre les ponts qui relient ses représentations internes à la réalité. Un parc isolé et au milieu, une vieille bâtisse majestueuse, aux sombres recoins. La topique onirique du conte est une projection de la topique interne.

59Les biographes ont noté la similarité de ce château désormais mythique de Blye avec la gentilhommière de Rye que James vient d'acquérir dans la campagne anglaise et dont la vue lui a causé la première fois « un choc à l'estomac ». Mais il faut ajouter que ce choc est celui d'une réminiscence. La perception de Rye réfère à l'image mnésique de la vieille maison de l'enfance, la demeure mystérieuse et calme d'Albany dans l'Etat de New York, le fief de la famille James. Dans Small boy and others, l'auteur cite ce lieu merveilleux où il aimait retrouver ses cousins et cousines. Depuis la mort du grand-père William, le fortuné fondateur de la dynastie, c'était la grand-mère qui régissait le domaine. Cette figure grand maternelle bonne et sécurisante est présente dans le Tour d'écrou sous les traits de Mrs Grose. C'est elle qui protège les enfants, pourvoie à l'organisation matérielle de la petite communauté et surtout c'est elle qui connaît le lourd passé, le pesant passif, le mystère qui plane sur Blye.

60Blye est bâti sur le mode de la tridimensionnalité psychique. Il y a diverses strates de construction et des zones internes archaïques, dont l'une qui va jouer un rôle initiateur dans l'intrigue, la vieille tour de l'édifice, maintenue et restaurée qui représente le poids du passé et les origines du clan familial, avant même l'émigration américaine.

61Le décor est en place, les principaux personnages sont campés, le drame peut se dérouler. Et c'est d'abord l'image de ces beaux enfants, à l'intelligence remarquable et à l'obéissance exemplaire qui commence à se fissurer. L'enveloppe d'idéalité se lézarde pour laisser place à la nature réelle des enfants, la perversion. L'enfant, ce pervers polymorphe décrit par Freud (1905) va peu à peu laisser libre cours à ses fantasmes, mais sous la seule forme tolérable par un Surmoi tyrannique, le clivage. Jusqu'au bout, Miles et Flora garderont leur allure d'enfants sages et soumis, bien que leurs agissements diaboliques ne fassent plus aucun doute. D'un côté on a affaire aux enfants du jour, studieux et créatifs, intégrant et mettant en pratique les injonctions et les interdits parentaux et de l'autre, les enfants de la nuit, mauvais et vicieux qui se soumettent aux désirs pervers de l'adulte. Le couple oppositionnel enfants de Surmoi/enfants de Ça, se maintient et perdure, pour donner naissance à l'idéologie salvatrice élaborée, puis agie par la narratrice. « On sauve un enfant » est le discours construit qui recouvre en permanence l'autre discours, le discours sous-jacent mais agi qui est à l'origine même de l'élaboration créatrice et réparatrice du récit « On pervertit un enfant »

62Ce thème-là est le thème dominant qui interpelle James et qu'il se propose de mettre en scène, en reprenant l'histoire qui lui a été transmise par l'archevêque de Canterbury et qu'il relate dans ses notes autobiographiques. Deux enfants sont soumis à la perdition sous l'influence des esprits maléfiques de deux domestiques décédés. Sans remettre forcément en cause la véracité des propos seconds de James, l'attribution de la trame du Tour d'écrou à la plus haute figure morale d'une ville mythiquement connue comme le plus haut lieu de la débauche ne peut pas manquer de retenir l'attention de l'analyste. Les Contes de Canterbury sont plus célèbres que les autorités ecclésiales du même lieu. On peut voir dans ce souvenir de James une condensation riche et créatrice des niveaux de sens qui en sont les opérateurs psychiques.

63Un document objectif indéniable, incontournable, irréfutable vient jeter une ombre au tableau dès les premiers chapitres. Il s'agit d'une lettre annonçant le renvoi de Miles par son école. Tous les procédés défensifs sont utilisés pour rejeter le fâcheux constat des actes pervers dans les oubliettes de l'inconscient, mais la tache demeure ineffaçable.

64Le renvoi de Miles s'expliquerait tout naturellement par l'arrivée des vacances scolaires. À cette occasion, tous les élèves sont renvoyés chez eux. Impossible, le directeur est formel : l'élève Miles est renvoyé pour agissements graves envers ses camarades.

65S'il en est réellement ainsi, c'est qu'il a été poussé par les circonstances, ou par quelqu'un d'autre à agir comme il l'a fait. En aucun cas, il ne saurait être foncièrement « mauvais ». La situation se retourne même complètement lorsque Mrs Grose demande à la narratrice si ce n'est pas elle qui a peur d'être corrompue par le jeune garçon. Cette inversion des rôles provoque une connivence implicite des deux femmes dans le partage du même rire défensif. La scène finale viendra donner un éclairage significatif à ce questionnement ambigu sur la perversion supposée du jeune garçon.

66Finalement, ne serait-il pas préférable de reléguer le trouble événement dans une zone tacite et muette de l'arrière-moi, pour se laisser aller, comme nous y invite le je de la narratrice aux plaisirs gratifiants d'une relation éducativement accomplie avec les enfants. Bonheur de transmettre et joie des échanges ludiques et créatifs se conjuguent dans la parfaite harmonie du rationnel et du pulsionnel. Mais James n'est pas dupe, qui nous met en main, dès le départ, les cartes biseautées du pacte dénégatif qui est à la base du jeu de l'éducation. Il s'agit de tenir secrets et de ne pas dévoiler les fantasmes pédophiles à l'œuvre chez le précepteur ou la préceptrice. Dire et ne pas dire, taire et révéler, exprimer de biais et lever à demi le voile seront les modes privilégiés de la symbolisation à l'œuvre dans le Tour d'écrou. Entre la gouvernante et Mrs Grose va se déployer tout le jeu des attitudes parentales qui va de la tolérance à la séduction incestuelle, en passant par la complicité avec les enfants. Tantôt est mis en avant la fragilité de l'infantile qui induit à l'oubli protecteur, tantôt est défendue une position moralisatrice et salvatrice servant de masque à l'expression du désir pervers.

Sous le regard du fantôme

67Le chapitre 3 marque le tournant fantastique du roman avec la première apparition. Le fantôme se caractérise d'emblée comme une perception visuelle d'une présence active qui se rend visible comme regard qui fixe.

68L'image fantomatique, au fil de ses manifestations successives, présente trois caractéristiques essentielles :
action psychique qui trouve-crée l'image comme hallucination-perception,
le fantôme comme réalité tangible autonome,
la réduction métonymique de l'image fantomatique à la pénétrance d'un regard. Ceci conduit à la mise en œuvre du jeu des points de vue à partir de l'action traumatique possessive, pénétrante et intrusive du fantôme.

69On peut mettre en évidence ce procédé à l'épure singulière, qui consiste à jouer sur les points de vue, avec une économie remarquable de moyens, pour un effet suggestif d'une rare puissance. Cela lui permet de mettre en lumière le pouvoir effractif du traumatisme et la force possessive du séducteur.

70La figure fantomatique apparaît, c'est-à-dire fait irruption dans le champ perceptif, non à la manière d'un simple objet interne (reconnu à soi), mais comme une réalité externe étrangère, la figure étrangement inquiétante du forclos qui fait retour.

71À propos de la première manifestation de Peter Quint, James écrit : « j'avais ce visage en tête (celui de l'oncle des enfants) lorsqu'en la première des occasions, à l'issue d'une longue journée de juin, je me suis arrêté net, en émergeant d'une pépinière, pour me trouver en vue de la maison. Ce qui m'a figé sur place et en me donnant un choc beaucoup plus grand que celui qu'aurait provoqué une simple hallucination, c'était la sensation que mon imagination avait, en un éclair, pris une forme réelle. Il était là, mais en hauteur, de l'autre côté de la pelouse, au sommet de la tour, où la petite Flora m'avait conduit le matin même » (pp. 73-75).

72La sobriété de la description est inverse à l'intensité de l'ébranlement psychique de la narratrice. Autant James dit peu sur le fantôme, autant il est prolixe sur l'impact désorganisateur à double détente qu'il provoque dans la subjectivité de la victime. La stupeur qu'est la peur paralysante de la narratrice est d'abord provoquée par la collusion de l'objet libidinal représenté et le percept, puis muée en stupéfaction qui est marquée par la durabilité consécutive à l'intensité du choc émotionnel ressenti.

73James use d'une métaphore surprenante pour rendre compte de la violence et de la soudaineté du choc au fantôme : la bête qui est tapie dans la jungle et qui, d'un bond, bondit sur sa proie. L'image est si prégnante, malgré sa fugace évocation ici, que James la reprendra quelques années plus tard, pour fil rouge d'un roman singulier La bête dans la jungle (1903). Il s'agit d'une menace purement interne pour le héros, quelque chose comme un objet violent internalisé, qui l'habite et le hante de façon récurrente et qui génère en lui une paralysie du désir, focalisée sur l'être investi libidinalement.

74Un indice complémentaire signale la première présence du fantôme en haut de la vieille tour du château de Blye comme l'image-clé de la métaphore obsédante du récit (Mauron C., 1963). Il s'agit de la permutation qui s'opère entre les caractéristiques du personnage et celles de son environnement. Au moment même où l'image de mort s'anime sur la tour sous la forme désignée du fantôme, c'est l'ensemble du paysage qui l'entoure qui est frappé de mort. Tout se passe comme si la figure de Peter Quint avait le pouvoir, par sa simple reviviscence, de geler tous les affects du sujet tombé sous son emprise, en générant une sorte de glaciation mortifère des investissements du monde extérieur et par extension, de l'objet externe. Un tel type de déplacement est typique de la résurgence sélective et partielle d'une expérience traumatique.

75Notons aussi que James a besoin de faire dire à la narratrice que c'est la première fois qu'elle met des mots sur la sidération affective générée par la rencontre de la « chose ». Le choc était si violent qu'il ne pouvait, en aucune manière, être dit. Le fantôme est quelque peu maîtrisé déjà par la révélation du secret de son action de sape interne. Le remaniement élaboratif du trauma se poursuit par le travail de l'écriture du récit. En premier lieu, trouver les mots, par la suite construire un traitement littéraire de type fantastique pour tenter de retenir dans les mailles serrées des phrases la hantise obsessive. Peter Quint était aussi réel, est-il écrit, « que les lettres que je forme sur cette page » (p. 77). La gouvernante le voyait « aussi net qu'un tableau dans son cadre » (ibid.).

76Les références à la peinture, comme à la littérature, ont pour fonction de mettre en évidence la manière que James a mis au travail, pour tenter d'atténuer, de contrôler, voire de traiter les effets récurrents d'une expérience traumatique liée au fantôme : le recours à la création artistique.

77Pour être comprises, ces pages demandent à être référées, à présent, à un souvenir d'enfance du jeune Henry. Il s'agit du rêve du Louvre relaté dans Small boy and others.

78La famille James effectue en 1855 un nouveau voyage en Europe. Lors du séjour à Paris, Henry, qui est âgé de 12 ans, se lance dans de grandes balades à la découverte des monuments et des musées pour accompagner son frère William. Ce dernier, n'ayant pourtant qu'un an de plus, exerce beaucoup d'ascendant sur son cadet qui le suit partout comme son ombre. La visite du Louvre impressionne particulièrement Henry qui ne se lasse pas d'admirer peintures et sculptures. Un rêve, qui commence plutôt comme un cauchemar, lui laisse une vive impression qui ne se dément pas au fil des années. Un fantôme, qui lui apparaît sous les traits d'une forme invisible et silencieuse, l'assaille au détour d'un couloir. L'enfant terrorisé se réfugie derrière une porte qu'il a du mal à tenir fermée sous la pression irrésistible de la chose. Puis soudain, renversement. C'est lui qui repousse l'apparition et qui le poursuit à travers la majestueuse galerie d'Apollon, qui l'avait, la veille, tant émerveillé. On peut voir dans ce rêve plusieurs niveaux de sens. D'abord c'est la première mention du fantôme dans la vie de James. Ensuite il faut remarquer que la terreur infantile est conjurée par le retournement passif-actif, en lien avec la prégnance (bénéfique) des objets esthétiques. La sublimation par l'art devient le meilleur garant contre l'angoisse persécutive.

79Beaucoup de critiques ont déjà noté l'importance de la défense active de James dans le processus créateur. La bête interne qui le menace est tenue à distance et repoussée par le travail de l'écriture. Mais cette présence de terreur n'est pas éliminée, elle garde pour l'auteur son éternel pouvoir de fascination et sa capacité pleine et entière de meurtrissement masochique. La création jamésienne tourne autour du fantôme sans oser le nommer, signe de sa durable capacité de nuire du lieu inconscient où il a trouvé asile, la jungle des coins et des recoins du château de Blye.

L'action maléfique de Peter Quint

80Le choc de la narratrice est confirmé dans les chapitres qui suivent, comme un véritable choc traumatique. Agitation, nervosité, repli sur soi et intense activité mentale pour tenter de comprendre ce qui lui arrive à propos de cette rencontre externalisée avec un objet « intime ». Quelle est la nature de cet « intrus » ?

81La seconde apparition du fantôme est encore marquée par l'aspect inquisiteur du regard, mais elle implique une certaine reconnaissance de la vision terrifiante, malgré son étrangeté radicale.

82« Il m'apparaissait avec une proximité qui représentait une avancée dans notre relation » (p. 87)

83Le fantôme est derrière la vitre et elle ne le voit que jusqu'à la taille. La narratrice est ainsi protégée doublement de cette présence funeste. Mais il persiste une impression troublante de cette nouvelle rencontre. Il est dit que le je énigmatique qui raconte que la personne de l'intrus lui était connue depuis toujours et que sa présence lui faisait, malgré l'effroi ou par-dessus l'effroi, éprouver les fortes sensations émotives de l'amour... Cet inconnu est « un homme extraordinaire » (p. 93) bien qu'il soit une « horreur » sans nom qui génère une peur indicible.

84Les choses se précisent avec le renforcement de l'alliance de la narratrice avec Mrs Grose. Les deux femmes s'étayent narcissiquement pour faire face à la force maléfique qui prend, peu à peu, une apparence détaillée. Il s'agit d'un homme jeune et beau, un serviteur qui s'est approprié les habits du maître et qui est mort une nuit de débauche, Peter Quint. Ce personnage maléfique avait des relations troubles avec le petit Miles. Il est revenu pour prendre possession de l'enfant.

85Le fantôme a, dès lors, pris un visage et un nom. Il frappe l'esprit de celle qui raconte, mais il est en fait, l'objet fantomatique du jeune garçon. C'est ce double niveau de présence qui caractérise la figure de Peter Quint et lui donne une envergure complexe. Objet d'emprise affective pour la figure maternelle que représente la narratrice et objet d'emprise traumatique pour la figure du jeune enfant séduit et perverti. Par le jeu des identifications, les deux figures s'interpénètrent et se complémentarisent autour de l'image unificatrice du fantôme. Rappelons-nous l'histoire-princeps selon laquelle la vision fantomatique est partagée entre la mère et l'enfant qui dort près d'elle.

86Commence ici à s'esquisser l'idée d'une double séduction à l'œuvre chez James, ou plutôt d'une séduction redoublée qui se construit dans l'œuvre à partir du nom et du personnage de Peter Quint. Un premier fantasme de séduction prendrait corps dans la réalité par le passage à l'acte homosexuel d'une figure paternelle indéterminée (un ami du père, l'un des multiples précepteurs du jeune Henry...). Ce fantasme sera relayé par un second de type incestueux représenté par la proximité trop excitatrice de l'image maternelle (la sœur de la mère qui accompagne la famille dans ses voyages, une des préceptrices ou la mère elle-même dont James ne parle jamais et dit cependant qu'elle est pour lui un objet de vénération intouchable).

87Cette séduction à double face place Peter Quint au cœur même du secret. Qui est ce personnage énigmatique qui vient mettre un nom à la forme indéterminée qui hante le jeune Henry depuis sa vision cauchemardesque du Louvre ? Comment déployer la condensation dramatique réalisée par James autour de ce fantôme dont les traits se sont nettement précisés ?

88Peter Quint est une représentation que le travail de la mise en forme scripturale a surdéterminé. James a réussi à donner des traits reconnaissables à son fantôme, en le circonscrivant précisément dans le cadre de son tableau personnel, c'est-à-dire en le liant à ses objets littéraires et en lui donnant prioritairement un statut culturel.

89Peter Quint c'est Peter Quin, le domestique malveillant qui malmène les enfants dans une belle maison londonienne. Il s'agit d'une nouvelle lue par James à douze ans, à peu près à la même époque que le rêve du Louvre. La demeure de l'oncle de Miles sera située dans la même rue de Londres, autre manière de marquer le rapport qui unit le Tour d'écrou à la première histoire.

90La parenté avec Peer Gynt, le héros célèbre du dramaturge norvégien Ibsen, est aussi évidente. James fait allusion à la polémique qui l'opposait à un autre critique à propos de l'interprétation du personnage. Au bout de tant d'aventures, Peer Gynt prend conscience qu'il n'est qu'une figure de papier qui ne laissera pas de traces remarquables. Sa vie n'a été qu'apparences et il vient se lamenter, pour finir, dans le giron maternel de son amie, avant de partir pour l'ultime voyage.

91La fin qu'invente James pour son roman n'est pas sans similitude avec celle d'Ibsen. Miles est blotti dans les bras de sa gouvernante, comme Peer Gynt redevient un petit enfant qui se lamente dans les bras de sa mère. Seulement chez James, l'image paternelle de l'adulte est projetée au-dehors sous les traits de Peter Quint, devenu incapable de nuire, rejeté qu'il est derrière la vitre.

92Cependant, on ne saurait en rester à ces simples mentions littéraires qui se contentent d'inscrire le fantôme jamesien dans une filiation. En même temps qu'elles lui confèrent une reconnaissance, elles le désubstantialisent en le réduisant à une pure-existence de fiction. C'est parce que Peter Quint a, au départ, une existence réelle pour l'auteur, que son détachement par le traitement littéraire a du sens. La suite de l'histoire nous amène insensiblement à progresser dans notre investigation tant sur le niveau de l'élaboration des liens entre l'infantile et le pervers, que sur celui de l'élucidation des liens de James et du fantôme.

Le fantôme au féminin : Miss Jessel et l'endeuillement

93La narratrice se construit une mission protectrice. Elle doit préserver les enfants de l'influence néfaste du fantôme, en s'offrant comme « victime expiatoire ». Tant pis si elle est terrorisée par Peter Quint, mais elle doit faire bouclier de son corps, pour que l'innocence de l'enfance perdure. En un mot, elle doit subir les assauts du séducteur, de sorte que Miles continue de lui apparaître comme un ange, un adorable chérubin asexué. Le clivage est maintenu au prix de son propre dédoublement. La bonne préceptrice, dévouée, vertueuse, tout entière vouée à l'éducation des enfants se double d'une image de mauvaise femme, acoquinée à ce débauché de Peter Quint. Cette opération trouve corps dans le double héautoscopique que représente la forme fantomatique de la première gouvernante, curieusement disparue, dans des conditions inexpliquées. La mère diabolique se livre à tous les excès avec l'homme pulsionnel, tandis que la mère tendre et contenante, se livre sans retenue à sa tâche éducative auprès des enfants.

94Mrs Grose révèle l'amitié particulière que Quint portait à Miles. La petite Flora est exclue de la relation perverse, elle était trop jeune. Par contre, Quint avait été capable de dépraver tout le monde au château, y compris la sage Miss Jessel, qui devint un monstre à son image.

95L'apparition de Miss Jessel est une sensation interne de la narratrice, d'être l'objet d'une perception. C'est la certitude de cette présence extérieure, devinée avant d'être vue, qui en fait le produit d'une hallucination héautoscopique. Une vague silhouette au lointain, à laquelle sera ajoutée un peu plus loin, la couleur noire de la robe, comme pour bien la camper dans sa fonction psychique de part maudite du Soi projetée.

96Par contre, la petite Flora est toute proche et son jeu est sans équivoque. La narratrice nous dit qu'elle sait. Elle a la connaissance de la présence de Miss Jessel (en la narratrice). Flora joue en effet à mimer le coït, en enfilant répétitivement deux morceaux de bois l'un dans l'autre (cf. l'interprétation de Perrot J. (1982) qui va également dans le même sens). Le fantasme de scène primitive convoqué dans cette séquence signe la présence centrale du pulsionnel dans le dédoublement singulier de la narratrice. Ainsi le fantôme évoqué en la personne de Miss Jessel n'est pas de même nature que celui porté par le personnage de Peter Quint. Il renvoie dans sa tonalité au retour d'une morte aimée – pas suffisamment aimée – et dont la culpabilité empêche d'effectuer le deuil.

97Il faut se souvenir que James ne s'est pas consolé de la mort de sa sœur Alice, survenue quelques années avant la rédaction du récit, en 1892 exactement. Alice, qui souffrait de troubles psychiques, était venue vivre chez son frère et sa santé mentale le préoccupait énormément. Puis la perte d'une autre figure féminine chère à James se produit deux ans plus tard en 1894. Constance Fennimore-Wodson, grande amie entre toutes, se suicide. Cette mort le bouleverse au plus haut point, d'autant plus qu'il s'en sent en bonne part le responsable. N'aurait-il pas pu la sauver en lui donnant l'amour qu'il supposait qu'elle attendait de lui ? Ce thème sera celui repris magistralement dans La bête dans la jungle.

98À la fin, le héros pousse un cri de détresse terrible, en se jetant sur la tombe de son amie disparue. Il vient de se rendre compte, dans l'après-coup, du moment précis où la bête avait bondi sans qu'il s'en rendît compte.

99La pauvre Miss Jessel est morte par la faute du misérable Quint, comme la narratrice elle-même va mourir, sans que Douglas qui l'aimait encore enfant, n'ait pu réaliser concrètement cet amour, une fois devenu adulte.

100Le troisième type de fantasme originaire entre ici en jeu avec la fameuse blessure qui aurait frappé James, lors d'un incendie, à la fin de son adolescence. Le jeune homme a 17 ans lorsqu'il est gravement brûlé au dos; il s'ensuit des complications qui auraient semble-t-il porté atteinte à sa virilité. En tout cas, c'est ainsi qu'il rationalise, dans les notes autobiographiques, ces événements troubles. Quoi qu'il en soit de la réalité, on reconnaît là les effets pathogènes d'un fantasme de castration lié à une puissante culpabilité inconsciente héritière de la séduction homosexuelle inaugurale.

101Le père de James, Henry James senior, avait subi, lui aussi, dans sa jeunesse, une brûlure profonde qui avait conduit à l'amputation d'une jambe. Il pensait avoir payé là le prix des multiples transgressions de la loi du père.

102On touche là à l'une des modalités de la transmission répétitive dans la lignée des James. Henry junior pensait avoir perdu la virilité, là où son père avait perdu l'une de ses jambes.

103La narratrice reçoit de mauvaises nouvelles de chez elle, mais elle en garde le secret. De même, en écho, le fantôme de Miss Jessel porte le deuil, pleure, et se montre marquée par les stigmates d'une grande tristesse. C'est la part endeuillée de James qu'il met en scène de cette manière, comme si ces formes (double de la sœur, double de l'amie) portaient également témoignages d'une virilité mise en échec, suite au choc traumatique, en même temps qu'elles manifestent l'identification œdipienne inversée à l'objet maternel. L'analyse de la fin de l'histoire devrait confirmer cette hypothèse.

104Le chapitre 7 confirme la chute de la croyance en l'angélisation des enfants. Flora n'est qu'une petite fille, mais elle sait. Quand la vieille dame demande quoi à la narratrice, elle répond :

105« Ce que nous savons et Dieu sait quoi encore... »

106Le jeu de Flora avec les bouts de bois est sans équivoque et il est encore ajouté :

107« Flora a vu et elle a gardé ça pour elle »

108Il n'y a plus de doute possible, les enfants sont au courant de la sexualité et ils prêtent une complicité coupable en se laissant passivement entraîner aux jeux pervers des adultes. La vieille Mrs Grose confirme les agissement « infâmes » du couple maudit :

109« Il y avait tout entre eux »

110La survie psychique des enfants est en cause. La narratrice s'étaye sur la figure maternelle de Mrs Grose pour exprimer sa profonde culpabilité et réviser ses positions. L'attitude bienveillante qu'elle a eu jusqu'ici n'était pas suffisante pour « sauver » l'enfant. Pour être réellement efficace – on pourrait dire pour être thérapeutique -, la préceptrice-moralisatrice-thérapeute doit s'engager activement dans la prise en charge, pour exorciser définitivement le démon qui possède, malgré eux, les chère têtes blondes.

Jeux pervers du savoir et du non-savoir

111Le fond de l'histoire ne peut être révélé. La divulgation au grand jour n'est pas possible pour James, ou tout au moins elle ne l'était plus. Il avait choisi l'artifice de l'écriture pour circonscrire l'image dans le tapis, sans jamais en expliciter le secret. L'écriture choisie par James est une écriture paradoxale qui donne ses titres de noblesse à sa façon de biaiser. Une formulation du chapitre 6 est significative à ce propos :

112« Rien n'était plus naturel que ses choses fussent justement ce qu'elles n'étaient absolument pas »

113Cette affirmation de l'inclusion du négatif dans la chose même est liée au contexte de l'apparition première de la femme en noir et de la feinte ignorance qu'en a Flora. Mais, de façon générale, la dissimulation est l'art de combiner l'innocence et la connivence, au point qu'on ne peut plus s'y retrouver dans la psyché de l'enfant, entre l'ange et la bête. La célèbre maxime de Pascal « Qui veut faire l'ange fait la bête » peut se compléter chez James par la figure de la bête angélique qui définit au mieux la perversion polymorphe de l'enfance.

114Miles recherchait le contact de Quint, du temps où ce dernier était vivant. Il ne voulait pas d'autre précepteur que lui et souhaitait que Miss Jessel s'occupât uniquement de la petite sœur. Il est même précisé que le jeune garçon « aimait ça » et qu'il n'y avait rien de plus pur que cette relation « amicale ».

115En quelque sorte, le pulsionnel est posé d'emblée comme une chose « naturelle » pour la bonne Mrs Grose qui représente le bon sens foncier. Du coup, ce serait la trop forte moralisation qui serait la source majeure du mal. Ici on retrouve la thèse d'O. Mannoni à propos du second sens donné au tour de vis. L'interdiction morale est à la source de tous les vices et de toutes les dépravations, car elle contraint et pervertit les choses naturelles de l'instinct. C'est Henry James père qui parle ici par la bouche de la vieille paysanne, lui, le tenant d'une morale naturelle, lui qui s'est si violemment opposé à la rigueur calviniste destructrice de son propre père. Et la narratrice, dans la dernière partie du conte, va jouer ce rôle négatif et plus aisément destructeur que l'expression de la tendance perverse elle-même. Si l'on s'en tient à ce niveau de sens et si l'on suit de manière un peu serrée ce fil, on constate que le remède devient pire que le mal et que l'exhortation expressive est la seule chose qui soit vecteur de destructivité pour une subjectivité naissante. La méthode exhortatrice est une pseudo-thérapie qui, sous couvert de révélation du secret infâmant ne fait que précipiter dans le néant la construction encore fragile d'une jeune intimité.

116À ce niveau, la « volonté de savoir » (Foucault M., 1976) qui est devenue le maître-mot de la narratrice érige en vertu cathartique la confession. La divulgation de LA vérité est en mesure, à elle-seule, par son pouvoir intrinsèque, de résoudre les problèmes de l'enfant. Mensonge et dissimulation sont les symptômes majeurs qui entravent la vie psychique du sujet.

117Cependant, si cette lecture est possible du conflit jamesien manifesté dans Le tour d'écrou, elle ne saurait épuiser la prodigieuse richesse de ce roman.

118Le faux-semblant, le trompe-l'œil et la paradoxalité définissent un univers à multiples facettes où celui qui croit avoir trouvé LE sens ne fait que le masquer. Chez James, le fond se résume en effets de surface et il se dérobe à chaque fois qu'on croit l'atteindre, comme Protée dont l'identité se dissout dans le jeu incessant de ses métamorphoses.

119Je sais qu'ils savent. Croyez-vous qu'il sache ? J'ai la conviction qu'il sait que je sais. Je crains qu'en fin de compte, il ne sache pas... Le flux inquisiteur des questions et le faux-fuyant des réponses règle le jeu des échanges entre la gouvernante et la vieille dame. La culpabilité régit l'ambiance de ces dialogues exacerbés. Chacun peut se sentir effracté dans son intimité et croire voir dévoiler ses secrets les plus personnels ainsi que ses fautes. Tous coupables, au moins de quelque chose, comme dans les bons romans policiers métaphysiques.

120Ce qui compte finalement, c'est le savoir comme forme contenante et non comme contenu précis. La curiosité épistémophilique repose sur la pulsion scopique qui, pour James, est devenue le terme premier des échanges. Tout voir équivaut à tout savoir, au risque d'y perdre une part décisive de soi.

121Les visions les plus horribles, les rapports les plus obscènes défilent devant les yeux internes du lecteur, dans l'espoir toujours déçu de voir quelque baron de Charlus enchaîné ou fouetté. Tous les contenus possibles sont susceptibles d'être la réalité des échanges entre deux adultes qui corrompent aussi des enfants. Personne ne pourra dire qu'il ne savait pas, de même que personne ne pourra dire exactement ce qu'il savait.

122C'est à cette mesure du savoir paradoxal que le secret s'étalonne. Pourtant le jeu n'est pas totalement vain, car James, par les blancs du discours, par les sous-entendus et les signes symboliques dont il parsème l'histoire racontée, énonce la chaîne et la trame qui vont permettre à l'analyste de tisser l'image figurative contenue au cœur du tapis.

Connaître le secret ou l'illusion fantomatique

123La quatrième et la cinquième apparition restent dans la lignée des précédentes, sans toutefois relâcher la pression qui étreint le lecteur, comme la narratrice.

124Quint se rapproche. Par une aube froide et grise, elle le trouve en haut des escaliers. Vivante et dangereuse présence, « aussi vivante, aussi atroce qu'une rencontre réelle ». Pourtant, elle n'est plus terrorisée. La seule chose qui demeure étrange pour la narratrice, c'est le caractère silencieux de l'échange. Le regard de l'homme est aussi appuyé, aussi insistant que les deux fois précédentes. Le fantôme rappelle qu'il est mort uniquement par son silence. La force de l'évocation de James tient à cette économie de moyens. Le lecteur éprouve par identification ce qu'éprouve le je qui raconte. Il n'est pas convoqué comme spectateur extérieur, mais intérieur, dans la peau même de la narratrice. Et l'objet d'intériorité est renforcé par le fait que l'image fantomatique s'intègre parfaitement dans le champs du percept. Ce qui glace le sang, c'est de savoir que la personne que je vois tout naturellement est morte depuis longtemps, juste la certitude de ce savoir. Le retour du fantôme se manifeste comme un retour du perçu. L'autre apparition est celle de Miss Jessel. Et, là encore, l'impression reste différente. La femme est assise en bas des escaliers. Elle demeure de dos, ce qui fait que la narratrice ne voit pas son visage. Ce qui n'empêche qu'elle la sente frappée de douleur et qu'elle imagine que c'est bien Miss Jessel. On a affaire à un dédoublement du personnage de la préceptrice, la projection d'une part de soi qui permet le détachement des affects réprimés. Ici ce n'est plus la forme désirante qui est déniée et qui fait retour dans l'hallucinatoire, quoique l'escalier reste le signe d'une forte libidinalisation, mais la femme endeuillée. La tonalité dépressive de ces scènes est certes en lien avec le vécu de James frappé par la disparition de ses grandes figures féminines (la mère, la sœur, l'amie). Besoin est aussi de faire le rapport entre cette dépressivité et le profond sentiment d'échec de James lui-même, vis-à-vis de la femme aimée. La femme accablée n'a pas de visage. Elle se lamente, se désole et meurt devant l'impuissance du potentiel amant. La narratrice aussi finira par mourir de l'indifférence de l'oncle des enfants, du manque d'audace de Douglas qui ne veut, qui ne peut déclarer son amour.

125En parallèle à ce qui se trame dans les recoins du château, les enfants continuent à être de bons et gratifiants enfants.

126Les escaliers sont un haut lieu de la scénarisation primitive. Avant d'y découvrir Quint, la narratrice était dans sa chambre en train de lire un roman à scandale. C'est à côté de ce voir scandaleux hérité de la nuit que le savoir au grand jour progresse et se développe. Miles et Flora sont des bourreaux de travail. Ils apprennent sans peine et sans sollicitation, au point de fasciner celle qui est censée leur transmettre ce savoir. En fait, sa présence n'est là que pour entériner des aptitudes qui viennent d'ailleurs. Les véritables pédagogues des enfants sont les personnages de l'ombre, ceux qui ont été maudits pour leurs agissements pervers.

127Créativité, goût pour l'étude, capacités d'apprendre proviennent du déplacement de la pulsion scopique sur de nouveaux objets. James nous donne à voir une curieuse liaison entre l'épistémophilie et la pédophilie. L'initiateur serait aussi le précepteur. Contrairement aux données de la psychopathologie infantile qui font apparaître les effets inhibiteurs et désorganisateurs des passages à l'acte sexuels sur l'enfant, l'auteur du Tour d'écrou insiste et persiste tout au long du récit sur la distorsion psychique, entre une exacerbation des capacités intellectuelles et un désordre affectif et pulsionnel patent. Pour lui, tout se passe comme si la surstimulation précoce de la libido par débordement traumatique du potentiel affectif de l'enfant générait simultanément une surexcitation du désir de savoir. Ce ne serait, semble-t-il même pas une mesure défensive compensatrice, mais un effet direct transmis du plaisir de voir les scènes de la libidinalisation.

128Que penser de cette thèse en étroite liaison avec la tradition socratique, sinon qu'elle a dû effectivement correspondre à l'expérience vécue de James ? Il parle de ses nombreux précepteurs, mais fait une place à part à John Lafarge, son aîné de sept ans, qui est devenu son ami et son mentor. Peut-être est-il permis de dire que, comme dans le cas de Louis Aragon pour qui l'existence d'un secret de famille, au lieu d'être inhibiteur, a été un profond stimulant intellectuel (Matot J.P., 1984), l'existence d'un trauma sexuel précoce a été pour James un éveilleur et un excitant de l'activité mentale.

129Pour M. Fraser (1976), James mettrait ici en scène son horreur pour ses attirances pédophiles et il chercherait à les exorciser à travers des séductions réelles dont James a été victime et de l'identification à l'agresseur qu'il a pu développer en retour, il est affirmé dans le texte que les enfants déploient une appétence exemplaire à l'étude, alors que la nuit, ils sont livrés aux caprices infâmes d'adultes qui savent les secrets du plaisir. Le savoir ne va pas sans l'attrait du secret, le plaisir de son dévoilement et le piquant non moins intense de son recouvrement. Cette dernière phase correspond au codage et à la mise en forme du travail créateur qui, chez le romancier comme chez le philosophe ou le scientifique, est contemporain de la jouissance des mystères de la formalisation, du langage spécialisé ou du style.

130La sixième apparition concerne directement les enfants et repose sur les jeux subtils du regard qui voit et du regard vu, grâce à la permutation des différents points de vue.

131Flora n'est plus dans son lit. La narratrice fait ce constat une nuit et se lève à son tour pour tenter de surprendre le commerce de l'enfant avec le fantôme de Miss Jessel. Elle se cache dans la basse salle, froide et obscure de la vieille tour pour observer sans être vue. Son regard tombe alors sur Miles qui est en train de regarder fixement quelqu'un qui est au-dessus d'elle, dans la tour et qui doit être sûrement Quint. Une lune spectrale éclaire le tableau, mais rien n'est vu des fantômes eux-mêmes dont l'intense présence est vue seulement dans le regard des enfants. La narratrice ramène dans sa chambre Miles qui reste totalement serein, en rien troublé par sa supposée possession par le mauvais esprit de Quint. Il est, dit James, « comme un prince de conte de fée ». La vision angélique n'est en rien altérée par l'ombre portée de la partie diabolique du soi. Miles affirme même qu'il n'a fait ça que pour laisser voir sa mauvaise part à la narratrice. L'hypothèse qui va se confirmer très vite est que Miles est conscient du danger qu'il court et qu'il adresse une demande d'aide à la seule personne qui soit à même de le sauver.

132En effet, la première partie de l'histoire se termine par la prise de conscience de la narratrice du double jeu que jouent les enfants. Son désillusionnement va de pair avec le constat du clivage du Moi inhérent au fonctionnement pervers.

133Si le contrat de perversion s'installe et perdure, l'enfant est perdu, il va être broyé dans sa subjectivité naissante et être la proie d'une compulsion de répétition, le condamnant à reproduire le mal dont il a été, au départ, la victime innocente. Le scénario de la seconde partie s'annonce comme la conséquence logique, inéluctable de la prise de conscience et du savoir désormais acquis de celle qui a la responsabilité des enfants. Elle veut écrire au maître pour lui transmettre le terrible verdict :

134

« vos neveux sont fous et votre maison empoisonnée »

L'œil inquisiteur de William d'Albany

135Un tournant s'opère dans la seconde partie du récit. Le rapport au secret se déplace et la menace devient omniprésente. Les enfants savent que la narratrice sait. Ce savoir partagé crée une connivence entre eux, tout en donnant au secret une nouvelle prégnance, plus diffuse, plus insidieuse, plus angoissante. Les fantômes sont partout, ils nous frôlent. On les sent passer, comme en français « passent les anges » nous dit James.

136La situation se retourne. Plutôt que de parler de leur histoire, Miles et Flora usent des ruses de leur intelligence pour faire parler la narratrice de sa propre histoire. Juste retournement sur le je qui raconte. James rappelle, en miroir et au double sens de l'expression, qu'il est lui-même le sujet de son histoire.

137La narratrice parle donc de sa famille : ses frères, ses sœurs et les exentricités de son père... La figure paternelle s'impose comme la figure centrale, celle autour de laquelle gravitaient les personnages et dont la présence du fantôme focalise l'absence.

138Le père de James a été en proie à une vision fantomatique qui a tourmenté son existence et qui était, semble-t-il, à l'origine de ses « excentricités ». En 1844, lors du premier séjour en Angleterre, Henry James père est littéralement assailli par « un être invisible [...] Des influences mortelles irradient de sa présence fétide ». (Edel L., 1985). C'est peut-être là, devant la cheminée, par cette belle fin de journée, que le petit Henry, âgé d'un an, a senti, pour la première fois, la bête bondir hors de la jungle où elle était tapie. En tout cas, il en a beaucoup entendu parler par la suite, puisque la vie de toute la famille en a été fortement imprégnée. Le père a raconté qu'il s'était senti redevenir tout petit enfant pendant sa vision et qu'il avait envie d'appeler à l'aide comme un enfant. En présence du mauvais objet, il revit une agonie primitive. Et c'est toute la famille qui va se déplacer dans des voyages sans fin, durant des années, pour fuir le fantôme paternel. Il y a eu transmission par imprégnation familiale et dédoublement identificatoire du fantôme d'Henry James senior à Henry James junior.

139Deux femmes ont surtout compté pour porter et soutenir ce père amputé physiquement et mutilé psychiquement. L'épouse, Mary, dévouée à son époux, omniprésente et assurant l'organisation matérielle et Mrs Chichester qui a donné le support spirituel nécessaire à la survie. Mrs Chichester donne un nom au saisissement autoscopique du père, elle le nomme une dévastation. Dans la théorie mystique de Swedenborg, cette étape de visitation par le Malin est le prélude à la régénération de l'âme.

140On retrouve ces deux images féminines dans le Tour d'écrou, avec la bonté naturelle de Mrs Grose et la volonté salvatrice que déploie la narratrice face à la perdition de Miles.

141Le secret commence à se dévoiler avec le rapport indentificatoire au double paternel. Henry junior hérite en droite ligne du fantôme d'Henry senior. Cette figure tyrannique incarnée métonymiquement par le regard fixe et dur de Peter Quint est celle du grand père, William James, le fondateur de la dynastie américaine des James. Il a terrorisé, pendant toute son enfance, son fils Henry avec les contraintes de sa rigueur calviniste. Le dimanche, jour du seigneur, les enfants étaient tenus à la plus stricte inactivité. Le père William leur apprenait à ne pas jouer, à ne pas bouger (sortir, se baigner, danser, etc...) à ne pas lire de contes, à ne pas réviser les leçons pour le lendemain. Toute transgression était sévèrement punie et l'œil inquisiteur du père relayait efficacement l'œil inquisiteur de Dieu.

142Tout ce que font Miles et Flora est l'exact retournement de l'interdit inaugural. Leur richesse ludique et créatrice, leur pratique de lecture et d'apprentissage cognitif contreviennent à la prohibition morale et représentent ce qu'était pour le grand-père William, l'emprise du démon. Mais il faut noter également qu'il s'agit là précisément de l'éducation fouriériste inculquée par le père Henry, en révolte contre son propre père. Pour lui, Charles Fourier, qui défendait la liberté et la spontanéité des enfants était le continuateur direct de Swedenborg en appliquant ses conceptions mystiques dans la société terrestre.

143Dans le Tour d'écrou est mise en scène cette double influence contradictoire qu'à reçu James du père et du grand-père. Le savoir et le non-savoir se combattent comme Dieu et le Diable, comme le Bien et le Mal. Le jeune Miles est au cœur de ce conflit. La duplicité qui l'anime en est la manifestation, duplicité que la narratrice va mettre tous ses efforts à extirper en lui, jusqu'à la fin tragique de l'histoire. Le mensonge de l'enfant qui joue le double jeu de l'innocence et de la perversion est la création symptomatologique qu'il met en place pour survivre psychiquement aux exigences contradictoires qui l'habitent, celle de l'excitation libidinale révélée traumatiquement par le séducteur et celle de l'exigence surmoïque, relayée par une imago maternelle archaïque.

144Peter Quint peut à présent être en partie identifié : il représenterait William d'Albany, celui qui hantait la vieille maison familiale où Henry enfant aimait à jouer, celui dont la fortune a fait vivre (dans la culpabilité) Henry père aussi bien qu'Henry fils. Le fantôme de William est une figure démoniaque qui dissimule son visage de mort sous les traits du faux Dieu dispensateur de morale. Ce personnage masqué constitue l'objet transgénérationnel contre lequel se bat James depuis les couloirs du Louvre. Mais ce fantôme pourrait bien être débarqué du vieux continent, en même temps que le grand-père. En effet, William était le fils d'un premier William resté dans son Irlande natale et qui avait rigidement éduqué son fils dans une morale calviniste sans aucune concession.

145Peter Quint n'est pas le maître, il est celui qui a revêtu les habits du maître. En réalité, il n'est qu'un vil serviteur qui profite de la bonté naturelle du père, mais aussi de son absence pour libérer sa violence et ses bas-instincts.

Les dessous cachés de la bonne préceptrice

146L'histoire se resserre sur les relations ambiguës de la narratrice avec Miles, à partir du moment où la venue à Blye de l'oncle des enfants est évoquée. Bien qu'on sache, d'après le contrat initial, que son arrivée soit fort improbable, il est annoncé comme « pouvant apparaître à tout moment » par la narratrice. Est-ce une menace pour ramener à elle Miles et Flora, ou bien une ruse pour tromper leur attente ?

147En tout cas, il en résulte que Miles se soumet entièrement à sa préceptrice, il est constamment collé à ses jupes. Elle s'en montre surprise et en même temps ravie, comme si elle s'en trouvait narcissiquement revigorée dans sa tâche idéale d'éveilleuse d'esprit. C'est là qu'un brusque renversement de perspective nous est proposé, qui met l'accent sur les bases inconscientes libidinales du désir d'éduquer de la narratrice.

148Miles, contre toute attente, souhaite retourner au collège. C'est un coup de tonnerre dans un ciel serein, pour celle qui se croyait surinvestie par l'enfant. D'autant qu'il évoque son avancée en âge et l'inconvenance de sa proximité avec celle qui l'initie au savoir :

149

« Je ne peux pas rester toujours seul avec une dame »

150Puis Miles mentionne son attirance pour les garçons de son âge en la rationalisant comme un besoin de camaraderie légitime. Freud a bien mis en évidence la naissance de la sociabilité à la période de latence, à partir de la sublimation des pulsions homosexuelles (1905). Miles sollicite également la présence de son tuteur : n'est ce pas son rôle que de lui montrer la voix à suivre, de lui poser des interdits et d'être pour lui un modèle structurant ?

151Le lecteur partage la sensation de fausseté et de duplicité qu'éprouve la narratrice à propos de son jeune élève. Miles tient un discours qui n'est pas le sien. Une part de lui a intégré les règles sociales et se conforme parfaitement aux exigences de la bienséance, alors que l'autre est soumise au scénario pervers et cultive la transgression.

152Mais on est en droit de se demander également si la narratrice ne participe pas de son côté au même fonctionnement pervers. N'est-elle pas en train de déplacer sur le jeune garçon l'amour qu'elle a manifesté d'emblée pour son oncle londonien, à la manière de la mère incestueuse qui reporte sa libido du père sur l'enfant ? Femme délaissée, la narratrice, surinvestissant l'enfant, le pervertit. De ce point de vue, on peut dire que ce qui bouleverse cette femme blessée, c'est avant tout que le jeune garçon reproduise le comportement de son oncle et la rejette à son tour. La nouvelle vision de Miss Jessel qui apparaît alors irait dans ce sens. Miss Jessel est assise à une table du château; elle se lève dans une grande mélancolie. Sombre comme la nuit dans sa robe noire, on la sent tragique et déshonorée. Et c'est alors la narratrice qui se vit comme l'intruse. Il est aisé de noter combien les deux personnages s'interpénètrent, l'un n'étant que la projection des parts non assumables de l'autre. La bonne et brillante éducatrice est flouée, déchue : elle a trahi son contrat moral. Au lieu d'élever les enfants vers la spiritualité, elle ne fait qu'éveiller en eux leur vie pulsionnelle. Le noir est le symbole du deuil comme du mal. Gardons aussi à l'esprit que James puise dans son propre endeuillement pour transmettre ce fond d'ambiance dépressive qui parcourt le parc et le château de Blye.

153La « folie » de la narratrice apparaît nettement dans les scènes qui suivent, semblant donner définitivement raison aux tenants de la thèse du cas clinique d'hystérie. Tout se joue ici entre quatre figures féminines : la narratrice, Miss Jessel, Mrs Grose et Flora.

154Le rebondissement de l'intrigue débute par la disparition de Flora. Elle a pris la barque pour se rendre dans l'île, sous l'emprise du fantôme. La narratrice se précipite avec la vieille dame pour la retrouver. Flora est seule, mais la narratrice veut a tout prix la faire parler. Devant une telle violence, Mrs Grose s'interpose et cherche à la calmer, en lui disant qu'elle est la seule à faire revivre les morts. Au final, la vieille nourrice part et quitte Blye avec Flora pour l'arracher aux griffes de la narratrice.

155Ces scènes d'extérieur donnent un peu de respiration à l'intrigue et nous font sortir du huis-clos étouffant entre les murs du château. Mais au fond, elles pourraient très bien être éliminées de l'histoire, sans porter atteinte à sa structuration psychique centrale. Deux enfants au lieu d'un, cela donne plus de relief au conte, sans ajouter pour autant une dimension psychique supplémentaire. Rappelons-nous l'histoire-princeps que le récit de la narratrice ne fait que déployer : un enfant qui dort dans la même chambre avec sa mère, la réveille pour qu'elle partage avec lui la vision du fantôme qui le hante. Le reste est artifice littéraire et défense sublimatoire.

156L'analyse du passage n'est cependant pas sans intérêt. Miss Jessel représente plus que jamais la force des pulsions que ne peut contenir la narratrice :

157

« Sur tout le long parcours de son désir, pas un atome de sa malignité ne manquait son but. Elle se dressait là ».

158Face à la force de ce désir érigé, Mrs Grose représente la force pacifiante du moi qui cherche à protéger l'objet. Après la crise, la narratrice reste « prostrée et gémissante jusqu'à la nuit ». La solution trouvée pour le salut de la fillette sera l'évitement et le retrait. L'intrigue pourra se resserrer sur les deux personnages centraux.

159Même si le personnage de Flora a peu d'importance et peu d'épaisseur, il n'en porte pas moins une part de l'enfance, part dédoublée de celle de Miles. Flora, c'est la part féminine de James, celle qui survit au trauma.

160Au long du conte, Flora est le faire-valoir de Miles; elle lui donne la réplique, elle est la partenaire des jeux, elle est la complice. C'est elle qui mime symboliquement le coït sur les bords du lac, elle est dans l'intimité du secret. Mais quand elle retourne seule au lac et monte dans la barque « elle n'est plus une enfant, elle est une vieille, vieille femme ». Donc, si Flora est la petite sœur de James, Alice, celle qui finira ses jours dans de graves troubles névrotiques et qui est incarnée dans la part folle de la narratrice, Flora évoque également la vieille grand-mère d'Albany qui portait un prénom de fleur et qui avait vécu aux côtés du terrible William, le Peter Quint des origines.

Un exorcisme destructeur

161La fin du conte laisse aux prises les deux protagonistes significatifs : Miles et sa gouvernante. On a souvent reproché à James de ne pas avoir donné de fin véritable, de ne pas avoir tranché du côté du fantôme ou du côté du fantasme. Ayant construit l'histoire comme un conte, il en préserve la polysémie. Un conte se lit à plusieurs niveaux. Il se déroule selon une esthétique des emboîtements de la signifiance. Les sens doivent être multiples, tout en étant en correspondance et en résonance, pour que son effet d'écho avec le rêve lui confère une portée paradigmatique.

162Miles pressent le pouvoir dévastateur de sa préceptrice, il tente un dernier recours en faisant appel au tiers, au tuteur. Mais l'étau se resserre sur sa fragile personne, quand elle lui apprend qu'il ira dans un autre collège. Miles se décompose, il devient « aussi pitoyable qu'un pensif petit malade d'hôpital d'enfants » et la narratrice d'ajouter :

163

« Je voulais être infirmière, capable de le guérir »

164En donnant un tour de vis de plus à la vertu, celle qui est pleine de bonnes intentions va se livrer à un combat sans merci pour éradiquer le mal qui habite l'enfant. Ce combat moral prend la forme d'un véritable exorcisme. Miles est sous le coup d'un envoûtement. La seule façon de le délivrer est de lui faire avouer le secret qui le ronge. La confession comme modèle du salut. Mais il faut en même temps une action symbolique pour arracher l'enfant au démon du séducteur qui continue à agir en lui, le fantôme. Trois modèles se superposent et s'interpénètrent dans le traitement imaginé par James : l'effet cathartique du tout dire, la contention corporelle exorcisante et la parole exhortatrice héritée des premiers temps de la psychanalyse.

165La narratrice n'est pas dupe de son jeu soi-disant libérateur envers l'enfant. Par sa bouche, James analyse finement le moteur inconscient de l'aide salvatrice

166

« J'étais remplie d'une horreur perverse pour ce que je faisais. Quelque moyen que j'employasse, je commettais un acte de violence, car je pénétrais de culpabilité un petit être sans défense qui m'avait révélé la possibilité de rapports délicieux ».

167Le voile est levé sur la nature profonde des liens qui unissent la jeune et belle femme au petit garçon qui a la perfection des traits d'un chérubin, d'un de ces saints enfants de tableaux de la Renaissance. Elle se réjouit d'être enfin seule avec Miles qu'elle investit comme son petit amant. Ils allaient se retrouver comme « un jeune couple en voyage de noces ».

168Au moment où la narratrice prend dans ses bras le petit Miles, le fantôme de Quint apparaît derrière la vitre. Si Quint est le séducteur de l'enfant, il est également la figure sensuelle du maître tant aimé, mais qui demeure absent. Miles devient le substitut de l'objet libidinal de sa préceptrice. Et c'est dans ses bras que le jeune garçon va connaître son premier orgasme. Il crie et il est secoué d'un spasme délirant en connaissant la petite mort (Perrot J., 1982).

169La séduction féminine de type incestueux se double d'un exorcisme. Miles pousse « le hurlement d'une créature projetée au-delà de l'abîme ». Le nom de Peter Quint, le démon qui le possédait sort de ses lèvres comme un douloureux aveu libérateur. Le problème est que le traitement est pire que le mal. La méthode radicale de la préceptrice anéantit l'enfant en même temps que le fantôme. Au-delà de la dimension orgastique liée à la séduction féminine, comment comprendre la « mort » de Miles ? Dire que le garçon meure, cela veut dire que l'adulte naît. La maturité s'acquiert au moment où le sujet fait le deuil de ses rêves d'enfant.

170Il a avoué son crime : il contaminait ses petits camarades au collègue en leur « disant » des choses (Il faut traduire : en leur « faisant » des choses). La confession de son homosexualité le fait mourir pour la femme. De même que le trauma engendré par la séduction détruit une virilité trop précocement sollicitée. Dans la séduction pédophile se répète le choc traumatique, par identification à la figure séductrice agressante.

171Plusieurs configurations sont possibles pour identifier la narratrice : une femme plus âgée de dix ans que le jeune Douglas au moment des faits. Ce pourrait être l'une des préceptrice qui a initié le jeune James au savoir (dans tous les sens du terme). La jeune tante du petit Henry, Catherine, la sœur de sa mère accompagne la famille durant les longs voyages en Europe. James la considère comme sa seconde mère. Quant à sa mère, Mary, l'écrivain est très discret à son propos. On sait qu'elle a pour lui une place centrale, mais il dit peu sur elle, sinon que « ce souvenir là est trop sacré » (cité par L. Edel, p. 28). Cette vénération (mutuelle semble-t-il) reste un mystère non élucidé. Quelles circonstances ont fait de lui le petit préféré de cette mère si bonne ? Que veut dire exactement James quand il écrit : « Ma mère était le giron largement ouvert et cependant insidieusement enveloppant » ? Quoi qu'il en soit de l'objet que représente la narratrice, la femme, de façon plus générale, est vue comme une menace permanente pour l'homme. Elle est vouée à l'adoration mais en même temps à la peur. Selon Edel, James est soumis à cette terrible équation :

172Led – bed – dead (conduit au lit, conduit à la mort)

173Si cette équation fonctionne parfaitement bien dans le Tour d'écrou, il me paraît intéressant d'y inclure un quatrième terme médiateur, qui traduit l'état émotionnel dans lequel la trop grande proximité féminine plonge James et qui correspond à la description inaugurale que Douglas fait du conte :

174Led – bed – dread – dead (to dread signifie épouvanter)

175C'est pour conjurer cette épouvante-là, cette terrible angoisse mortifère générée par le sexe féminin que s'opère le traitement fantastique par homéopathie.

176Pour aborder une dernière piste signifiante, je reviens sur Peter Quint. Plutôt que de parler de polyphonie mettant en harmonieuse correspondance les voix de chaque personnage et de ce qu'ils représentent, je parlerai d'une polyscopie du drame jamesien, procédé qui harmonise les différents points de vue et qui vectorise la polysémie des personnages.

177Si le fantôme réfère bien à l'objet transgénérationnel, il renvoie aussi au cinquième William, c'est-à-dire au frère adulé et haï, d'à peine un an son aîné. Ce fils est le numéro 5 des William chez les James. L'arrière grand-père, le grand-père, un oncle et un cousin ont déjà porté ce prénom. De plus, le frère William est le premier des cinq enfants de la famille, encore un rappel de Quint. Le big brother, qui le surveille sans cesse, est toujours là avant lui. La présence de ce double inquiétant a déjà marqué les lieux, avant même qu'Henry les investisse. William le domine et l'écrase, mais il ne peut rien faire sans William. William est l'écho proche qui présentifie le vieux William des origines, qui lui donne un corps et un pouvoir tyrannique. D'autant que ce frère William est celui qui croit réellement aux fantômes et qui pratique le spiritisme. Il est celui qui agit dans sa militance, le fantôme qu'Henry voit dans ses rêves et traite dans ses créations.

Fantasmes, réalité et fiction

178Les fantômes de James peuvent s'agiter dans leur bel écrin, ils ne risquent pas de générer à nouveau la vieille angoisse infantile, car l'écrou est serré au maximum de ses possibilités. L'émotion est suffisamment contenue pour ne pas se débonder. Chaque personnage contient ses références à l'histoire personnelle et sa modélisation universelle, comme le conte contient un emboîtement finement construit de scénarios mettant à l'œuvre les trois fantasmes originaires (séduction, scène primitive, castration). Ce qui donne au récit sa perspective fantastique, c'est la dimension d'unheimliche (sentiment d'inquiétante étrangeté) qu'introduit la présence de l'objet transgénérationnel. Le couple parental se diffracte en trois séries d'images parentales :
Les parents réels

179morts aux Indes, circonstances mystérieuses, aucun détail les concernant, silence et doute pesant sur leur histoire
Les parents symboliques

180vivants mais dissociés, un oncle tuteur totalement absent, une gouvernante amoureuse de l'oncle totalement et insidieusement présente
Les parents imaginaires

181morts-vivants, personnes dépravées et infâmes, intimement unis, êtres purement pulsionnels

182Le scénario à portée traumatique pour l'enfant se déroule, de même, selon trois registres de séduction.
La séduction incestueuse

183l'enfant couché avec sa mère, l'enfant érotisé serré dans les bras de sa gouvernante
La séduction du couple parental

184l'enfant joue le rôle du voyeur dans la scène primitive, l'enfant joue le rôle de partenaire
La séduction homosexuelle

185l'enfant est initié par le parent du même sexe, un frère, une sœur, un(e) proche de la famille, le précepteur ou la préceptrice, un serviteur ou une servante

186Enfin les images fantomatiques se décondensent selon trois niveaux de sens. Le fantôme de Miss Jessel correspond à :
L'incarnation des motions pulsionnelles libidinales de celle qui dit « je ».
La part endeuillée et dépressive de l'auteur projetée sur celle qui dit « je », reviviscence de l'objet mort.
L'incarnation de la violence sadique de celle qui transmet le savoir.

187Quant à Peter Quint, il représente :
L'objet transgénérationnel générateur de l'angoisse persécutive.
L'objet homosexuel rejeté qui fait retour dans le souvenir du passage à l'acte.
Le double fratrique tyrannique et intrusif.

Notes

  • [1]
    La chose authentique, in Le banc de la désolation, 2002.
  • [2]
    J'emprunte à Genette le terme de focalisation interne et à l'étude de D. Anzieu sur Paul Valéry, celui de premier moteur (1981).
Français

Résumé

Le tour d'écrou d'Henry James est un analyseur opérant du rôle des fantasmes originaires en psychopathologie infantile. La souffrance et les traces mnésiques du traumatisme sont traitées dans la création littéraire grâce à la contenance et au pouvoir transformationnel de la mise en conte. Le fantôme en tant qu'objet transgénérationnel élaboré comme objet littéraire peut être représenté, nommé, et sa charge affective peut être retournée sur un versant positif tolérable et supportable par le moi.

  • Fantôme
  • fantasmes originaires
  • travail de création
  • pulsion épistémophilique
  • souffrance traumatique
English

Summary

The turn of the screw written by Henry James shows the crucial part of originary fantasies in child psychopathology. The ghost of Peter Quint represents a transgenerational object, meaningful when refered to the family group history. This ghost is a condensation and an elaboration of traumatic experiences from the author's childhood. These sufferings have undergone a creative treatment. Through the tale of fantasy anxiety and affects, reactivated by the internal presence of the ghost, are contained and transformed.

  • Ghost
  • originary fantasies
  • creative process
  • traumatic suffering

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Bernard CHOUVIER
Psychothérapeute, Professeur de Psychopathologie, Université Lumière - Lyon 2
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2005
https://doi.org/10.3917/cpc.023.083
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