CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Si les sectes peuvent être analysées à partir du malaise dans la civilisation, dont elles sont issues, et dans leurs façons d’y répondre, nous avons aussi à les étudier dans leur montage. À cet égard, les examiner uniquement comme de simples entreprises à but lucratif et penser leur « gourou » comme des mystificateurs, des imposteurs ou, tout simplement, comme des escrocs, ne permet pas d’étudier les préceptes existentiels et le prêt-à-porter de sens qu’elles fournissent à leurs adeptes, ainsi que les raisons pour lesquelles ces derniers y recourent, ni, non plus, la doctrine de leur fondateur. Plus précisément, nous souhaitons, dans le cadre de cet article, étudier celle de Georges Roux (1903-1981), surnommé le Christ de Montfavet. Son « Église chrétienne universelle » demeure méconnue. Pourtant, à la fin des années 1950, ce mouvement sectaire a compté près de cinq mille adeptes. Une association, baptisée l’ « Alliance universelle », lui a succédé. Elle a été créée en juin 1983 pour diffuser la doctrine de Georges Roux. En 1995, la commission française d’enquête sur les sectes a défini l’« Alliance universelle », comme un mouvement spirituel de type évangélique à tendance guérisseur, où le danger de rupture de l’adepte avec l’environnement d’origine serait présent (Gest, Guyard, 1996).

2 L’enseignement de Georges Roux est dispensé en trois ouvrages, Journal d’un guérisseur (Roux, 1950a), Paroles du guérisseur (Roux, 1950b), Mission divine (Roux, 1951), ainsi que dans la revue Messidor (1951-1977). L’un de nous a fortuitement découvert ces écrits durant une recherche en psychopathologie, référée à la clinique psychanalytique sur les stigmatisés chrétiens [1]. En matière de diagnostic, l’on a, comme pour ces derniers, presque tout argumenté sur le gourou et, le plus souvent d’ailleurs, à partir de témoignages extérieurs. En nous orientant de la clinique du dit, il s’agit ici d’examiner, ainsi que nous en soutenons l’hypothèse, l’édification du délire paraphrénique de Georges Roux dans ses liens avec la création et le développement de son église. Cette analyse portera sur la logique subjective de cette construction, qui le conduisit à occuper une place de gourou, à s’identifier à Dieu et à vouloir absorber le catholicisme en son église. À cet égard, il apostropha le pape Pie XII, afin qu’il se convertisse à son autorité et reconnaisse Dieu en lui. Il n’est pas sûr qu’il s’agisse là d’une imposture, comme nous essaierons de le montrer lors de l’étude de son délire.

3 Le relatif succès de sa doctrine, dont le message fustige la décadence du progrès auquel mène le rationalisme scientifique et vise à l’instauration du règne de Dieu sur terre, s’inscrit, en outre, dans un mouvement de renouveau des croyances et, parfois, de leur radicalisation. Son examen permet d’éclairer le regain contemporain du discours religieux auquel nous assistons. Ce dernier s’enracine dans une recherche de sens sur la vie, la mort et la question des origines, que précisément le discours religieux produit, alors que la science se fonde, en l’asséchant, de son expulsion, évacuant ces significations, la croyance et ses incertitudes au profit d’un savoir objectivable et vérifiable. Le savoir qu’elle se donne pour vérité du réel rejetant la subjectivité explique, peut-être, pourquoi nombre de nos contemporains s’en détournent et recourent à l’Autre de la religion pour trouver en Dieu, tout en lui remettant leur mode de jouir propre, une réponse à l’énigme de leur être. Nous tenterons de cerner les motifs de ce retour en grâce, plus particulièrement celui du catholicisme, mais aussi d’introduire une distinction entre religion et « secte » à partir de leur version respective du Père décliné en Dieu.

Georges Roux. Une solution paraphrénique et ses adeptes

De l’hypocondrie au moment fécond

4 Si nous n’avons trouvé que très peu de sources biographiques sur la première partie de la vie de Georges Roux, avant qu’il ne s’institue Christ puis Dieu, nous disposons néanmoins d’un écrit, rédigé en 1948, alors qu’il avait 45 ans. Il s’agit là, pour nous, d’un document clinique, dont nous citerons des dires du sujet. En effet, dans un des chapitres de son second ouvrage, Paroles du guérisseur, paru en 1950, il relate rétrospectivement cette période de son existence. Certes, il y reconstruit son passé à l’appui de son délire, et son processus d’écriture lui sert autant à soutenir sa conviction délirante qu’à la propager en l’enseignant. Cependant, ses interprétations après-coup témoignent probablement, en lui donnant sens, du sentiment dont il disposait déjà d’être appelé à embrasser une existence prestigieuse, dans laquelle la jouissance n’est guère fautive, sacrifiée et mortifiée.

5 Durant son enfance, sa « soif d’absolu » est telle qu’il a en effet écrit-il, des prétentions grandioses : « César, sultanats, puissance, domination ». Élevé dans la religion catholique, il a, en outre, « l’horreur de toute confession » et s’insurge à la pensée d’un « Dieu implacable et sanguinaire ayant pu permettre le sacrifice de Jésus pour racheter ses propres créatures ». « La conclusion vint vite, affirme-t-il, Dieu n’existait pas », l’Église s’édifie sur « la souffrance du Monde » et « les fidèles et pasteurs » présentent des « signes contraires » à ceux prêchés : « hypocrisie, méchanceté, cruauté ». Adolescent, il se passionne pour les arts qui « seuls, considère-t-il, peuvent lui permettre la satisfaction de ses appétits dévorants de jouissance (…) en faisant tout oublier, jusqu’à l’horreur même de la vie ». Ambitionnant d’être, à cette époque, « l’artiste créateur » pour « tirer le merveilleux de sa substance », il étudie seul le dessin, la peinture, le théâtre, et décide, adulte, de gagner Paris où « une infinité de gens s’intéressa à lui » (Roux, 1950b, p. 53-62). Roux, mégalomane, n’a pas connu ce triomphe.

6 D’après Fimbel, au début des années 1920, il réussit le concours des postes et commence à y travailler (Fimbel, 2010, p. 22). Ce n’est qu’à l’âge de 25 ans, après avoir épousé Jeanne Robert, avec laquelle il aura six enfants, qu’il quitte la Provence pour rejoindre Paris, où il réside jusqu’en 1933. Ce furent, écrit Roux, des « années d’agitation », où, s’éprouvant doué d’une « vitalité exubérante et explosive », il considère mener « une existence pléthorique ». Sa tentative de « compartimenter, comme il le souligne, ses vies de travailleur, de poète, de musicien, de jouisseur, etc., sans qu’il y ait trop de chevauchement », ne limite pas la jouissance qui, à l’époque, l’exalte et le disperse. Cette frêle répartition, à laquelle il s’attache, se désorganise. « Le surmenage », précise-t-il, l’a « terrassé par ce qu’on appela, très vaguement, une congestion méningée » – signifiant non médical, dont le langage d’organe témoigne de l’afflux de jouissance qui l’envahit douloureusement dans son corps et le cours de sa pensée. Cette congestion méningée, poursuit-il, « devait être, soi-disant, incurable ; à vrai dire, nul n’y comprit jamais rien… et je renonçai très vite à me faire soigner. Mais cela dura un an » (Roux, 1950b, p. 62-63), une année durant laquelle « de violents coups de marteau par tout le crâne » le martyrisent à tel point que ces « douleurs atroces » le contraignent à « l’immobilité absolue », alors que « ses joies, bonheurs, raisons de créer et raisons de vivre se dissolvent ». Durant cette hypocondrie délirante primaire, il est coupé de sa valeur phallique : « du tourbillon enfiévré, dupeur, de la jeunesse, je passai soudainement à l’état de vieillard ». Réduit au déchet, à son « être sclérosé », il perd le sentiment de la vie tandis que le monde qui l’environne est aussi à l’agonie : « J’avais la vision brutale des fins d’existence (…) tout devenait cendre, autour, en moi, tout prenait goût de cendres ». « Ce sentiment réel de la mort », précise-t-il, l’amène à considérer que « la seule solution [est de] disparaître ». Mais, tandis qu’il envisage de se supprimer, il a « la perception, nette jusqu’à l’évidence [de s’être] surnourri des seules apparences ». Cette « voie devinée confusément » au début des années 1930, le conduira à s’interroger longuement, « en remontant aux sources », sur « la part du divin dans l’homme » et « la vérité de Dieu », jusqu’à ce que « l’immense présence [de ce dernier] le pénètre ». Ce « Dieu d’Amour » (Roux, 1950b, p. 63-68) n’est pas, malgré ce nom qu’il lui donne, une entité qui lui parle et avec laquelle il entretient un rapport sur fond d’érotomanie divine. Cette présence qui irradie son être témoigne plutôt de l’atmosphère divine dans laquelle il baigne et, en « Osmose » avec elle (Roux, 1950b, p. 41), culmine à la fin des années 1940.

7 Nous ignorons quelle fut son existence durant la vingtaine d’années où il édifie son délire à partir du savoir issu de ses phénomènes élémentaires (signification personnelle, humeur et ambiance délirantes et expérience de mort subjective) (Trichet, 2011). Nous savons qu’il quitte Paris en 1933 et s’installe à La Préfète, un manoir à Montfavet, qu’il entretient. Son épouse ayant du bien, il travaille occasionnellement au centre de tri d’Avignon-gare (Fimbel, 2010, p. 32). Il compose alors un opéra intitulé « l’Auréole », écrit des pièces de théâtre parlant d’Adam et Ève, de « Dieu révélé » qui « échauffe la cervelle », saynètes qu’il fait jouer à ses enfants (Fimbel, 2010, p. 46). Il rédige aussi, probablement à partir de 1947, deux ouvrages intitulés Journal d’un guérisseur[2] et Paroles du guérisseur, qu’il auto-publie en 1950. Mission divine, le troisième livre de sa doctrine délirante, est écrit et imprimé en 1951. C’est à la Noël 1947, qu’il annonce à sa famille qu’il est le Messie destiné à sauver l’humanité. Les postulats délirants sous-tendant cette position d’exception nous semblent devoir être dépliés, car ils viennent donner sens à l’expérience énigmatique, à laquelle il se confronte après le déclenchement de sa psychose dans les années 1930.

Les postulats de sa doctrine délirante

8 Ainsi, alors que la texture symbolique de l’imaginaire se défait, il s’éprouve artificiel, pseudo. Ce sentiment d’un manque de fondement de son être dévoile la non-fonction du signifiant unaire (S) 1 qui, comme point concret d’identification au signifiant, extrait le sujet du monde des images, en lui permettant d’être représenté au symbolique par un autre signifiant (S2). Son délire va s’édifier sur l’interprétation, au préalable fruste, par laquelle il tente de déchiffrer la facticité de son être qui se révèle ainsi à lui ; celle de s’être surnourri des seules apparences. Ce sentiment, d’abord insaisissable et dont le caractère étrange le laisse en proie à la perplexité, témoigne d’un effet de signification qui anticipe sur le développement de celle-ci, c’est-à-dire, lorsque cette signification deviendra pour lui, il le souligne, une évidence lui signifiant ce qu’il éprouve. Constituant alors l’énigme douloureuse à laquelle il se confronte tandis qu’il se trouve plongé dans une ambiance de fin de monde, il part en quête, dans ses interrogations, d’un principe fondamental se situant au-delà des apparences, d’une vérité absolue qui se centre sur l’origine des êtres et leur nature. Dieu en devient la réponse délirante alors que la « Science », qu’il écrit, quand il l’ironise, avec une majuscule [3] et dont il est, dira-t-il, « le contempteur », plus particulièrement celui des médecins [4] (Roux, 1950a, p. 9), est identifiée comme étant ce qui trouble l’ordre du monde. Il possède, en effet, la certitude que l’humanité tout entière se corrompt autant qu’elle se meurt de ne plus prendre source en Dieu et de succomber au règne de la « Raison » [5], cette intelligence dévoyée, dont la jouissance maligne s’exerce, accuse-t-il, sous des apparences trompeuses. Il en dénonce le scandale : « le monde démoniaque est sorti tout armé du cerveau de l’homme lassé de Dieu » (Roux, 1950b, p. 91) car sa « science prétendument centrée sur ton bonheur et tes facilités de vivre (…) étend, à la mesure de la Planète, le champ fallacieux des faux désirs, des faux besoins » (Roux, 1950b, p. 149). Ses « vices (…) dressent un écran mortel entre l’homme et son Créateur » (Roux, 1950b, p. 20) et concourent à sa perte « en raison du vain désir de possession de ses œuvres inutiles et par la crainte de ce même désir [chez] l’autre ». S’adressant au lecteur, il écrit : « ce monstrueux Progrès qui te leurre est à la veille du Crime obligé [car] ton frère aveuglé par sa fausse puissance [est] prêt à se détruire au nom d’une Raison aux racines pourries » (Roux, 1950b, p. 126). « L’utilisation des fausses nourritures [de] la fausse science débridée » (Roux, 1950b, p. 158) est tout aussi condamnée : alimentant « la chair vicieusement, artificiellement, [elle empêche] l’âme de se développer (…), de tendre à l’être parfait » (Roux, 1950b, p. 153) et, en le dénaturant, elle « détruit l’harmonie du corps » (Roux, 1950b, p. 78) jusqu’à provoquer les maladies et le cancer (Roux, 1950b, p. 157). Le « corps [des hommes étant] à peu près sans âme, débile et pourri, que [leur] reste-t-il sinon (…) la partie d’eux-mêmes qui vit encore : la Bête » conclue-t-il en rappelant la mission divine qui lui incombe : faire que « le cycle de la Pourriture s’achève » (Roux, 1950b, p. 126).

9 La science déréglant la vie et le corps (Roux, 1950b, p. 20), il édicte la « Loi du Père », dans laquelle « tout est plaisir et jeux », « bonheur (…), joyeuse humeur, sérénité, sécurité ». Cette loi est simpliste, manichéenne. Elle repose sur le « désir de Bien et le refus du Mal » (Roux, 1950b, p. 238), dont la corruption entraîne tous les maux, physiques ou moraux : « sitôt qu’une créature se place, par sa seule volonté, hors du bien, de ses lois, elle crée, d’elle-même, les conditions de sa souffrance » (Roux, 1950b, p. 88). Interpellant à nouveau son lecteur, il écrit : « Ayant lu mes Paroles, tu sais qu’il n’est, pour toi, que deux seules façons de souffrir : par ta faute, par la faute de tes frères » (Roux, 1950b, p. 265). Dans l’un ou l’autre cas, la Prière, un Hymne qu’il a écrit en s’inspirant, voire en contrefaisant le Pater Noster[6], est le remède. Mais pas seulement. S’agissant d’éradiquer les fausses nourritures de « la science folle qui [transforme] le Paradis en Enfer », il proscrit cinq produits ou aliments qui, outre « d’entraîner une adultération du goût », « suffisent à eux seuls à ravager le corps [et] scléroser l’âme » : « tabac, café et thé, tous les alcools y compris, je le regrette, le bon vin de France, toute friture ainsi que toute conserve ». Ce faisant, il interdit la malignité de la jouissance orale que ces « poisons » comportent (Roux, 1950b, p. 217), particulièrement « les vicieuses boissons fermentées » (Roux, 1951, p. 83). Sans doute les consommait-il à l’époque de sa vie parisienne pour qu’il en vienne ainsi à les proscrire en leur imputant, en raison de l’adultération qu’elles génèrent, le goût de cendres qu’il ressentait aux lendemains de sa décompensation. D’où aussi le régime qu’il édicte et qui permet à l’âme « de revenir à la perfection originelle » (Roux, 1950b, p. 199) et « au corps à l’état d’Origine » en étant exclusivement « nourri de vie » (Roux, 1950b, p. 220). Se l’appliquant, il promulgue, en effet, une alimentation allant à l’encontre des « vices alimentaires du progrès nourricier [7] » dans laquelle, décrète-il, « l’Homme est frugivore » et n’a le droit de recourir que « par nécessité aux fruits de la bête ». « Œufs, lait ou animal lui-même » devront être « mangés vivant [8] car si l’homme n’entretient pas son corps de vie et de vie seulement, il attente à sa vie » (Roux, 1950b, p. 200-219). L’on en discerne l’interprétation littérale.

10 Culminant dans une image pseudo-phallique, car non marquée par la castration, Roux est « redevenu parfait », « retourné à sa pureté originelle [et] imprégné de divinité ». S’égalant à des images idéales de l’exception, il est « L’envoyé », « le Guérisseur » de l’humanité et de ses maladies. Celles-ci sont pour lui des preuves que « l’homme, devenu son propre bourreau, [a] forgé follement l’instrument de sa Perte » par ses mauvais choix. Doué du « rayonnement de Dieu [qui] seul soulage et guérit » par imposition des mains, il est convaincu de « ses possibilités de Miracles ». Il exhorte chacun à « suivre son propre exemple » (Roux, 1950b, p. 223-229) dans un but thérapeutique, car « quiconque croit en lui est imprégné de Dieu [et] aussitôt doté du Don de Guérison » (Roux, 1951, p. 68) pour traiter la maladie [9]. Mais aussi pour « répandre la Bonne Action et la Parole Divine » (Roux, 1950b, p. 231). Ancré dans des certitudes inébranlables, au nom desquelles il dénonce les faux principes de la Science et sa jouissance maligne, sa force de persuasion est telle que cinq mille adeptes adhéreront à sa doctrine délirante. L’humanité tout entière doit s’identifier à lui, afin de se sauver de la Pourriture et retourner à la Pureté originelle. Elle doit s’enseigner de lui pour bâtir un monde de toute beauté, qui n’est autre que « le Paradis Terrestre » (Roux, 1950b, p. 247), et afin d’instaurer, telle est sa Mission, « le règne de Dieu sur la Terre » (Roux, 1951, p. 227). Il le proclame en 1950, en mettant en acte les postulats de son délire dans le champ de la réalité sociale, après avoir débuté, en 1948, son activité de guérisseur.

11 Roux n’est pas un précurseur des « gourou-guérisseurs » régulièrement mentionnés dans les travaux parlementaires sur les sectes [10]. Le mouvement qu’il crée en 1950, loin de s’enrichir grâce à la vente de méthodes pseudo-thérapeutiques, est plutôt à inscrire dans la longue histoire des mouvements millénaristes (Cohn, 1957/2011). La France des années 1950-1960 est touchée par de profonds bouleversements démographiques et économiques propices, non seulement, à déstabiliser les solidarités établies mais également à rendre caduques les grilles d’interprétations des événements qui avaient, jusque-là, été opérantes. Le discours de Roux, à l’instar d’autres « prophètes » et messies, promeut, auprès des laissés pour compte de la nouvelle société naissante, un message porteur de sens et d’une cause à laquelle se vouer. Sa parole désigne, en effet, à la fois la source de tous leurs malheurs – la Science –, et la mission eschatologique grandiose qui attend ceux qui le suivront : fonder une cité d’où le mal est exclu en promettant à chacun de jouir de tous les bienfaits de ce retour à l’âge d’or, c’est-à-dire au temps d’avant la Science, en rétablissant le règne de Dieu sur terre.

La cité de Dieu-même

12 L’année 1950 est, pour Roux, « l’Heure de l’Action Publique » (Roux, 1951, p. 75), « l’année Sainte de l’Essor » (Roux, 1951, p. 66). Afin de révéler au monde sa mission et « ce qu’Il est en Vérité » (Roux, 1951, p. 283), il autoédite ses deux premiers livres, les remet à ceux qui le consultent et les met en vente en librairie. Cette « passion de démontrer à tous son unicité » (Lacan, 1946/1966, p. 172), principe même de la folie précise Lacan dans ses « Propos sur la causalité psychique » prononcés au 3e colloque de Bonneval (1946), le mène aussi, en usant de sa fonction au tri postal, à distribuer dans toute la France un tract tiré à des milliers d’exemplaires, dans lequel est écrit : « Hier, Jésus de Nazareth, aujourd’hui, Georges de Monfavet » (Dericquebourg, 2012, p. 17). « Les témoins du Christ », ses adeptes, diffuseront par la suite ce tract. D’abord ironique [11], le ton journalistique se modifie en 1954 quand ces derniers provoquent de violents incidents à Avignon faute d’avoir pu tenir conférence publique (Le Monde, 17/03/1954), ainsi que dans des églises à Toulon et Nîmes en y pénétrant en plein office pour haranguer les fidèles (Le Monde, 21/09/1954). Suite à ces incidents, le préfet du Vaucluse interdit la vente et l’envoi par la poste des ouvrages de Roux, considérés comme étant de nature à troubler l’ordre, la sécurité et la tranquillité publics (Fimbel, 2010, p. 125). La même année, trois procès vont défrayer la chronique mondaine et judiciaire. Trois enfants sont décédés dans les mêmes circonstances. Leurs parents, adeptes de Roux, ont refusé le concours du médecin, préférant l’imposition des mains pour les soigner.

13 Les époux Payan sont poursuivis devant le tribunal correctionnel de Gap, après la mort de leur fils, Yves, âgé de 14 ans, décédé en décembre 1953 d’un rhumatisme articulaire aigu avec localisation cardiaque ; les médecins ayant perdu espoir de le soigner. Ils seront d’abord relaxés puis, ensuite, condamnés à six mois de prison avec sursis par la Cour d’appel de Grenoble, le 9 avril 1954 (Fimbel, 2010, p. 124-125). Une enquête est ouverte après la mort, en septembre 1954, de Joëlle Debray, trois mois, décédée d’une otite doublée d’une mastoïdite à l’oreille droite. Le médecin légiste affirme avoir trouvé, lors de l’autopsie, un staphylocoque doré, que la pénicilline aurait pu traiter. Le tribunal correctionnel de Toulon condamnera, en 1956, les époux Debray à un an de prison pour homicide involontaire (Le Monde, 28/01/1956). Mise en examen pour non-assistance à personne en danger, Suzanne B. [12], tutrice de Chantal Darremont, 10 ans, décédée d’une bronchite capillaire aiguë en mars 1954, est soumise, en suite de l’ordonnance de non-lieu, à l’enfermement psychiatrique (Fimbel, 2010, p. 133-137).

14 Ces procès, par lesquels l’opinion française a commencé à associer secte et dangerosité (Chantin, 2004), n’ont pas troublé Georges Roux. Au contraire, il continue de recevoir fidèles et souffrants à la Préfète et n’hésite pas à écrire plusieurs lettres à Pie XII pour qu’il le reconnaisse Christ [13] (Fimbel, 2010, p.100). Nous ignorons quelle fut la réaction du souverain pontife à pareilles missives ni l’accueil qu’il réserva à l’« Église chrétienne universelle » [14]. Roux la fonde en 1952. Elle a pour objet social de « célébrer des services religieux du culte divin chrétien, conformément à l’enseignement du Christ, Georges de Montfavet » (Dericquebourg, 2012, p. 17). « La Terre [étant] vouée au Malheur car le Père est absent de tous les Temples de la Terre » (Roux, 1951, p. 168) énonce Roux, son église a aussi pour ambition d’assembler toutes les religions, afin qu’elles communient à partir de lui : « Les temps sont venus [de] reconnaître un Seul Dieu, seulement sa Loi [et] pour toute religion de dépouiller ce qui divise et de garder tout ce qui peut la fondre au sein des autres. Car je le dis en Vérité, ce qui leur est commun vient de Dieu, est seulement humain tout ce qui les sépare. Ce qui leur est commun leur fut donné par l’Envoyé ; tout ce qui les sépare est le fruit de la fausse interprétation, de la légende. Je suis l’Envoyé de Dieu et je donne sa Loi (…). Prêtre ou pontife de quelque Religion que ce soit, comprends que te voici mis en demeure (…). Nulle autre alternative. Je suis le Pilote et tous doivent me suivre » (Roux, 1951, p. 164-165).

15 Étant l’envoyé de Dieu, il est l’unique représentant à partir duquel toutes les religions, en fusionnant, doivent s’unifier en celle, universelle, de son église qui, seule, fait loi. De même, il est l’unique qui, parce qu’il décomplète le Tout de l’humanité dévoyée, en garantit le salut en accordant à tous, à partir du miracle qu’il personnifie, la plénitude divine. Ainsi, les hommes doivent s’ordonner sur l’Un d’exception qu’il incarne et l’assister dans sa mission. Ce qu’il proclame continument. Par « le Miracle (…) qui Annonce ma venue depuis Noël 1950, tous les hommes, par toute la Terre, tous, sont à Nouveau imprégnés de Dieu » (Roux, 1951, p. 69). « Ce Miracle que seul, au Nom du Père, je pouvais rendre universel doit suffire pour te permettre de me suivre [et] me seconder pour chasser tout le Mal de la Terre » (Roux, 1951, p. 99).

16 Afin que le cycle de la Pourriture s’achève, il doit « assurer l’Avènement de Dieu sur la Terre comme dans l’Univers » (Roux, 1951, p. 199), en fondant une nouvelle civilisation, la Cité de Dieu, selon la Loi du Père. Appelant chacun à devenir « l’Apôtre de sa Mission » (Roux, 1951, p. 63), ses enseignements sont à propager dans le monde entier : « Répandant la Parole, tu dois d’abord convaincre (…). Dans ta cité tu formeras d’autres disciples (…). Sitôt le Nombre, vous choisissez en votre sein qui deviendront les magistrats de la cité et ceux-là n’administreront pas en leur nom mais au Nom de Dieu. Et déjà la Cité de Dieu germera sur la Terre (…). Tu l’as compris, c’est là, tout simplement le bienheureux retour à l’Origine, le Paradis Terrestre » (Roux, 1951, p. 206-209) et « la Mission rayonnant de cité en cité, la Terre sera sauvée » (Roux, 1951, p. 216). La simplicité de cet idéal ne doit pas occulter qu’avec Roux la fin justifie les moyens. Il suggérait à ses adeptes de supprimer celui qui ne s’éveillerait pas à la Loi du Père : s’étant « mis, de lui-même, au rang d’une bête, c’est en bête malfaisante qu’il peut être abattu » (Roux, 1950b, p. 166). En outre, malgré l’extravagance de son délire, les plus activistes de ses disciples tentèrent de construire ce nouveau monde. Sous le slogan politique « faire entendre Dieu dans les affaires humaines », ils se sont présentés aux élections législatives du 2 janvier 1956. Ils ont recueilli dix mille voix dans six départements, en proposant Dieu comme chef du gouvernement (Dericquebourg, 2012, p. 20). Ce succès s’explique : une place au paradis était promise aux électeurs (Vernette, Moncelon, 1996, p. 176). Si Roux ne s’y est pas présenté, ce n’est pas en raison des procès mentionnés ci-dessus, mais bien plutôt parce qu’il était, en 1954, « Dieu le Père en personne » (Fimbel, 2010, p. 124). La cité de Dieu, dont il exige la fondation, n’est autre, en effet, que la sienne.

17 Précisons, néanmoins, cette expansion mégalomaniaque du délire, où il unifie en Georges Roux, Christ et Dieu, et qui le menait déjà à dire, en 1951 : « mon aspect est multiple, infiniment divers sous apparence unie ». S’il est, lui, le Christ, l’Envoyé de Dieu faisant « Trait d’Union [avec] le Père » (Roux, 1951, p. 74-75), il n’est autre que la manifestation terrestre de Dieu le Père : « Celui que vous appelez encore Georges Roux est en vérité Dieu lui-même qui (…) s’est créé une forme humaine afin de se mettre directement à la portée de sa créature » (Dericquebourg, 2012, p. 42). Autrement dit, il incarne le Christ sous les traits de Georges et il personnifie sous cette apparence Dieu sur Terre. C’est, au fond, la solution imaginaire du Tout en Un, dans laquelle il s’infatue dans son absolu de lui-même « Dieu manifesté » (Chantin, 2000, p. 378). Roux, ce patronyme « si commun que des multitudes portent », énonce-t-il, est, du reste, le nom humain de sa divinité : « Je suis pour toi l’Air, l’Eau et la Lumière. Ouvre les yeux et lis le Signe de mon Nom (…) l’R, l’O, l’UX ou Lumière ». « Je suis décomposé en ces trois éléments qui te sont nécessaires » autant qu’ils le sont, ajoute-t-il, pour « féconder le quatrième élément, la Terre » (Roux, 1951, p. 229-230). Ce nom, poursuit-il, est « le symbole de la Roue Couronne de Lumière. Et, si jusqu’à l’An 1950 je devais garder les Rayons en dedans, depuis l’Heure Sacrée, il me faut Rayonner et prendre pour toi, pour ton cœur, ton esprit, ton âme, l’apparence du Soleil » (Roux, 1951, p. 231). C’est, d’ailleurs, sous forme d’un symbole rayonnant ✳ – qu’il signe ses articles dans la revue Messidor[15]. Ses témoins y publient aussi, manifestes et poésies, en relayant la parole du maître et ils sont chargés d’en vendre la publication, ainsi que de recruter des adeptes et de fonder sa cité. Roux, après avoir démissionné en 1953 du tri postal, demeure à la Préfète. Il a cessé de guérir les malades, ses fidèles s’en chargeant (Fimbel, 2010, p. 89). Quand il n’écrit pas ou ne dicte pas ses ordres à ses témoins, il organise et assiste à des pièces de théâtre et des opérettes dans son manoir (Fimbel, 2010, p. 178). Georges Roux a bel et bien créé le paradis terrestre, le sien, dans lequel il mène une existence paisible, faite de bonheur et de joyeuse humeur, jusqu’au 26 décembre 1981, date de son décès. Son mouvement sectaire peine à lui survivre. Loin des cinq mille adeptes des années 1950, l’« Alliance universelle » serait composée de 500 fidèles, qui se réunissent en son nom pour des communions de l’esprit (Dericquebourg, 2012, p. 20). Lors de ces séances, les membres entament une prière composée d’extraits de ses écrits (Dericquebourg, 2012, p. 111). Cette association et ses réunions se construisent, pourrait-il être dit, sur fond de nostalgie de « l’hommoinsun », qu’était Roux (Lacan, 1972a/2001, p. 479). C’est-à-dire un Homme, un vrai, capable d’objecter, à lui seul, à la loi de la castration et qui n’a d’autre nom que celui de l’Urvater, ce Père de la horde primitive régnant en Dieu sur l’humanité en la tenant à sa merci.

L’Un-posture Georges Roux

18 De 1950 à 1981, son délire systématisé semble être resté stable. Il continue de dénoncer la jouissance décadente de l’intelligence dévoyée et d’exhorter ses adeptes à fonder, de par le monde, la Cité de Dieu, pour que « Sa Lumière triomphe obligatoirement en 1980 ». Au risque, sinon, prévient-il, qu’il anéantisse l’humanité d’un « Déluge de Feu » (Roux, 1968, p. 7). Toutefois, son invention de sens s’inscrit, selon nous, davantage dans le cadre de la paraphrénie systématique, décrite par Kraepelin, plutôt que dans celui de la paranoïa (Maleval, 2011). Il a, en effet, dépassé la malignité dont il était l’objet. Certes, il a fait, de la Science l’entité qui le persécute en identifiant la jouissance délétère de son monstrueux progrès trompeur comme étant responsable de la destruction de son corps, de la sclérose de son être et de la corruption de l’humanité tout entière. Mais son délire trouve son achèvement autothérapeutique dans l’Autre de l’Autre qu’il incarne en étant, triomphalement, Dieu-même, le Créateur : « Je suis votre Créateur (…) toute création procède de Moi. (…) Il ne me plaît de vous concevoir qu’à Mon Image » (Roux, 1968, p. 4-5). « Le monde que J’ai constitué contient tous les éléments nécessaires à votre essor » (Roux, 1968, p. 13) professe-t-il en 1968. À cet égard, l’on se souvient de la modalité par laquelle Lacan définissait, dans « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » (1938), l’excellence de la maladie mentale qu’est la paraphrénie : mégalomane, le sujet « incorpore à son moi le monde, affirmant qu’il inclut le Tout, que son corps se compose des matières les plus précieuses, que sa vie et ses fonctions soutiennent l’ordre et l’existence de l’Univers » (Lacan, 1938/2001, p. 64).

19 Roux fut Christ, L’Envoyé, Dieu. Lestant et ordonnant sa métaphore délirante, ces signifiants maîtres lui ont permis de suppléer à la carence de son Idéal du moi. Fixant son être de jouissance, ces tenantlieux de signifiant unaire, auxquels il s’est identifié, l’ont mené, pendant trente ans, à mener une existence dans laquelle il démontrait à tous son unicité, étant le seul à garantir le salut de l’humanité. Dans cette passion qui subvertit la petite différence en incarnation de l’exception, il n’a pas fait acte d’imposture sociale mais, semble-t-il, d’Un-posture. Il s’est ancré dans une posture de l’Un au prix de solidifications holophrastiques, qui l’ont mis en position de locuteur infaillible. Cet Un unifiant et non comptable n’ouvre pas sur la série S. N’étant pas 2 en fading[16] sous la chaîne signifiante, le processus de sa représentation s’effectuait sans reste à partir des S susmentionnés qui, dans son délire, s’équi1 valent. L’Un d’exception, qu’il incarnait dans la conviction, l’a conduit à s’éprouver, dans sa mégalomanie, comme un être infini dans le temps et l’espace. En 1968 [17], il l’énonce : « Je suis Celui qui EST de toute éternité » (Roux, 1968, p. 5), « Je suis tout ce qui EST (…). Je suis l’Infini » (Roux, 1968, p. 7-8), « Je suis le Créateur de tout (…). Je suis l’Absolu » (Roux, 1968, p. 13). Déserté de la finitude, il est devenu l’ensemble unique qui, en l’absence de décomplétions, englobe tout. Par cet envahissement de l’imaginaire, il est en position de faire univers, de fusionner avec lui et de s’identifier, dans l’illimitation, à l’Un absolu. Par l’« essai de rigueur » (Lacan, 1975/1976, p. 9) de son délire, il a ainsi suppléé à la forclusion du Nom-du-Père en trouvant position d’incarner ce qui manque à l’univers du discours, soit le Créateur « Tout-Puissant » (Roux, 1968, p. 16). Son incarnation de l’Un d’exception confinant à l’absolu lui a probablement permis, en la dépassant, de réaliser l’unicité qui le poussait, adolescent, à devenir l’artiste créateur au théâtre, dans la peinture et le dessin. Roux s’est, en effet, extrait du monde des images pour s’égaler, durant trente ans, à l’Autre non barré.

20 Dans cette position de locuteur infaillible, Roux ne manquait pas d’amour-propre [18]. Dès 1950, il s’est érigé comme le Sauveur et le Père de l’humanité qui, corrompue par la Science [19] et abandonnée, mystifiée par le catholicisme [20], était vouée, selon son interprétation, à sa perdition. Il exhortait ainsi l’humanité tout entière à se ressaisir « devant le sinistre Temps des déluges [qui] s’approche » et à s’enseigner de lui pour fonder un nouveau monde, celui des « Hommes de Dieu », ses créatures. Car « souviens-toi, écrivait-il, sans le Père, il n’est qu’apparence de civilisation [et] la tienne, la plus fausse (…) est mortelle à ne plus laisser même la trace de son Tombeau » (Roux, 1950b, p. 126-127). Par ses attaques directes à l’égard de la science et ses appels au Père, Roux semble anticiper, au-delà de son drame subjectif, à la fois la domination contemporaine du discours scientifique et la radicalisation des croyances. Ce n’est sans doute pas par hasard que son délire a réussi, dans un sens, à rassembler autour de lui des milliers d’adeptes. En dénonçant les méfaits de la Raison et du Progrès scientifiques, qui coupent l’humanité de sa relation à Dieu et qui, sous prétexte, selon lui, d’en améliorer le sort, conduisent celle-ci au tombeau par la production de faux désirs et de faux besoins, faisant perdre à chacun le sens de la vie, sans doute venait-il ainsi répondre à certaines préoccupations individuelles mais aussi collectives, au milieu du XX siècle, où s’annonçaient déjà quelques prémisses de la future ère néolibérale et de la technoscience. Le délire de Roux témoigne, en effet, à sa manière, de la mutation sociale à laquelle nous assistons. L’association du discours capitaliste avec celui de la science donne lieu, aujourd’hui, à une promotion de la jouissance diffusée et alimentée par la marchandisation d’objets « plus de jouir » qui, bien plutôt qu’ils en répondent, exploitent le manque-à-être du sujet. C’est ce que Lacan expose dans son séminaire L’envers de la psychanalyse (Lacan, 1969-1970/1991) ainsi qu’à Milan, le 12 mai 1972, durant sa conférence intitulée « Du discours psychanalytique » (Lacan, 1972b/1978). Cette promesse capitaliste, faite au sujet de faire Un avec lui-même en se passant de l’Autre, égare nombre de nos contemporains et défait, en la contournant, la structure symbolique de la discursivité du lien social. Cette ruine de l’Autre, qui fait malaise dans la civilisation depuis la faillite des discours porteurs d’idéaux au profit de l’inflation de l’objet à consommer sans parole et collectivisation est un terreau fertile favorisant tant l’essor des dérives sectaires que le regain du religieux. Ils sont, à la fois, la conséquence et la réponse au déclin de l’Autre en tant qu’ils tentent distinctement de le recréer et promeuvent deux versions distinctes du Père.

Regain du religieux et phénomène sectaire

Le regain contemporain du religieux : une conjonction de trois facteurs ?

21 Lacan annonçait, en 1974, que la religion, la vraie, c’est-à-dire l’église catholique romaine, en tant qu’elle se prévaut de la vérité, triomphera de la Science (Lacan, 1974/2005, p. 79-82). Elle semble s’y préparer, comme en témoigne la déclaration Dominus Iesus de Joseph Ratzinger, futur Benoît XVI. À l’époque, en 2000, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, il y dénonçait le mal pernicieux du relativisme moral, en fustigeant le « subjectivisme de l’époque, qui tient la raison comme seule source de connaissance » (Ratzinger, 2000) – c’est-à-dire la science – ainsi que, ajoutait-il lors d’un entretien, « la vision individualiste de l’homme qui glorifie le corps et ses plaisirs, exalte la liberté sexuelle » – soit le libre arbitre moral inhérent au libéralisme. Il poursuivait ainsi : « la culture contemporaine est celle de la liberté absolue, dans laquelle, puisque l’homme doit se réaliser, il n’existe plus de définition du bien et du mal ; ce qui s’oppose à la tradition de l’Église ». De fait, celle-ci se doit, insiste-t-il, « d’annoncer le Royaume du Christ et de Dieu et de l’instaurer dans toutes les nations » en étant de « nouveau missionnaire » (Figaro magazine, 17/11/2001). La religion catholique l’emportera-t-elle sur la décadence de la mentalité relativiste ? Rien n’est moins sûr. Cependant, le progrès scientifique n’a pas cette vertu de la faire tomber en désuétude (Askofaré, 2009). Il la ressuscite par les bouleversements qu’il introduit dans la vie de chacun. Dépassant sa vocation de donner sens au réel de la nature, l’Église catholique fait retour pour interpréter par des significations religieuses le réel angoissant des avancées scientifiques ; celui que les savants eux-mêmes, remarque Lacan dès 1974, commencent à éprouver (Lacan, 1974/2005, p. 79).

22 Si nombre de nos contemporains recourent au discours religieux pour voiler le réel de la science qui les égare, l’Autre de la religion semble aussi constituer une défense ou une alternative possible face à l’impératif surmoïque de jouissance, qui règne en maître à notre époque. Entretenu par la bonne entente des discours de la science et du capitalisme, qui travaillent toujours plus à forclore la castration (Lacan, 1972c/2011, p. 96), à répudier le sujet et à disloquer le un plus un du lien social, ce droit à jouir fait objection au sacrifice de jouissance qu’implique la civilisation. Il n’est pas anodin que les courants traditionalistes de l’Église aient pris leur essor de la crise moderniste au début du XX siècle et qu’ils fassent aujourd’hui retour en donnant parfois lieu à des formes d’extrémismes opposés au libéralisme intellectuel, artistique ou politique, pour défendre, dans la rivalité et la lutte à mort, des valeurs religieuses consacrées, considérées comme parfaites, intemporelles et immuables. Certes, la promotion, au risque de leur radicalisation, des idéaux moraux du catholicisme s’édifie sur la ruine de l’Autre à laquelle nous assistons, mais précisément, selon nous, parce qu’ils prescrivent du Père sous le nom et la figure de Dieu. Du père législateur et limitatif de la jouissance, du père qui humanise en offrant une issue à la pulsion de mort et dont la référence permet d’organiser le lien social. À cet égard, le pape François, dans sa lettre encyclique Lumen Fidei en appelle à « structurer par la foi les relations humaines car seul Dieu donne aux hommes une cité fiable ». Ainsi, il exhorte quiconque à partager en Dieu-le-Père le même objet d’amour et à s’identifier à lui pour faire communauté. Consacrant son épiscopat à l’évangélisation, il le prêche en usant du malaise dans la civilisation. « La fraternité, écrit-il, ne se fonde pas sur l’égalité mais en référence à un Père commun qui en est le fondement ultime » et, aujourd’hui, « la société, en étant privée de cette référence, ne peut pas subsister » (Papa Francesco, 2013).

23 Non seulement, le regain du discours religieux répond, selon nous, à l’exclusion du sens opéré par la science (Lacan, 1974/2005) et à l’impératif de jouissance lié, selon Lacan, au discours capitaliste et inhérent au néo-libéralisme (Lacan, 1969-1970/1991 ; Lacan, 1972b/1978) ; mais il paraît également prendre son essor dans un troisième facteur, celui de l’effondrement du crédit fait au père. Dès 1938, Lacan a anticipé ce déclin social de l’imago paternelle participant à la dissolution des communautés, de la famille élargie, des solidarités professionnelles (Lacan, 1938/2001, p. 60). Ce déclin, ajoutait-il en 1967, favorise, de surcroît, la montée en puissance des procès de ségrégation dans la mesure où l’universalisation, introduite par le discours de la science se conjugue à notre avenir de marché commun (Lacan, 1967/2001, p. 257). En atteste, l’émergence de nouveaux groupements sociaux, qui se déchirent autour de valeurs qui sont essentiellement des modes de jouissance. L’Un de l’exception paternelle s’évaporant, les prétendus pères prolifèrent et s’affrontent pour obtenir le pouvoir et faire acte d’autorité (Velez, 2010). Dans cette époque des petits maîtres, le rêve, quitte à faire preuve de nostalgie réactionnaire, en l’instauration du père idéal n’étonne pas ; pas plus que le retour en grâce de l’Église catholique romaine, qui en a fait sa religion. En effet, celle-ci constitue autant une solution collective, qui assure un lien social, en donnant, par la référence au père, réponse au réel, qu’une solution individuelle, par laquelle le sujet modèle sa religion selon sa singularité propre et la position qu’il occupe dans la structure. À ce titre, Lacan énonce en 1975 que la religion est un symptôme (Lacan, 1975-76/2005, p. 22). Un symptôme à l’instar du Nom-du-Père dont la fonction noue les dimensions hétérogènes du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire. Elle s’en distingue cependant, car elle réalise, souligne-t-il en 1973, « le Symbolique de l’Imaginaire » (Lacan, 13/11/1973) : l’ordre symbolique (S) qu’elle narre mythiquement (I) faisant accueil au réel de la singularité (R) (Sauret, 2008a, p. 12).

Religion et « secte », deux versions du Père

24 Quand le sujet s’aliène à ce sinthome universel, fourni par l’Autre de la religion, celui-ci recouvre, dans la névrose, le sinthome particulier, c’est-à-dire le nouage singulier à chacun opéré par le Nom-du-Père, tandis qu’il peut suppléer à son défaut dans la psychose. Si le psychotique se passe, en raison de sa forclusion, de la fonction de nouage du Nomdu-Père, il peut en effet trouver à s’en servir en usant de la religion pour nouer à la place du père. Sans doute est-ce l’une des raisons pour lesquelles il est porté à y recourir sur un mode conformiste. Mais il peut tout aussi bien adhérer à une secte dans une forme de servitude volontaire ou, sinon parvenir, en étant hérétique de bonne façon (Lacan, 1975-76/2005, p.15), à s’en bricoler un à partir de la solution religieuse [21]. Ce pousse-au-nouage peut aussi le mener, comme Georges Roux, à se sacrer Père et à fonder un certain type de lien social, où il incarne ce Un, à partir duquel les autres s’articulent et s’agrègent. Cas, entre autres, de quelques Pères de la Nation et des gourous, dont la dictature est sous-tendue par cette tentative de nouer et de faire consister, à partir d’eux, l’ensemble, en objectant à la différence. Ce nouage n’est pas borroméen, c’est la solution paranoïaque du nœud de trèfle, car plutôt que de relier chacun dans ses particularités, la secte unifie à partir du symptôme d’un seul. En outre, si le Nom-du-Père, dans son exception logique, fonde l’ensemble en transmettant la castration à tous afin que chacun en particularise la solution, le gourou s’institue, quant à lui, comme l’incarnation-même de cet Au-moins-un, qui la refuse. Il exige que ses adeptes se conforment à son seul jugement valant pour tous, s’orientent d’après son discours unique et sacrifient à sa volonté de jouissance. À cet égard, on peut considérer que le gourou est une figure de l’Urvater, de ce Père de la horde primitive qui, considère Freud dans L’avenir d’une illusion (1927), est le prototype de Dieu (Freud, 1927/1980, p. 60).

25 Pour ceux qui prennent ainsi position d’incarner l’exception paternelle, il n’est pas rare qu’ils s’éprouvent égaler Dieu, l’un de ses prophètes ou de ses avatars. De tout temps, l’Église a dénoncé l’imposture de ces nouveaux messies, tels Moon et Gilbert Bourdin. Au nombre d’entre eux, Georges Roux n’a pas manqué de renommée. Il prie, lui aussi, de croire en Dieu-le-Père pour se sauver des fléaux de la science et nombre de ses contemporains ont adhéré, selon leur subjectivité propre, à ses postulats délirants. Si la secte vient répondre à une préoccupation sociale, le recours à la croyance, même délirante, peut venir orienter certains sujets. La causalité psychique et les fonctions subjectives de ce recours à la secte aussi bien qu’à la religion conduisent, bien sûr, à s’interroger au cas par cas. Mais il importe, selon nous, de souligner que les idéaux que les religions ou les sectes promeuvent peuvent orienter les sujets dans une époque qui en manque, maintenant que l’impératif et le droit à la jouissance gouvernent le lien social.

Pour conclure : « secte », religion et modernité

26 Dans notre société hypermoderne, le religieux, en tamponnant le réel de la science par des significations et en limitant la jouissance par des préceptes moraux, apparaît comme un recours pour nombre de sujets déboussolés. Certes, certains nouveaux mouvements religieux[22] perpétuent l’une des fonctions principales que Freud attribuait dans L’avenir d’une illusion (1927) aux grandes religions. Pouvant faire office de névrose de contrainte universelle, ils sont susceptibles d’assumer l’impossible question des origines et d’imposer à chacun la nécessité du renoncement pulsionnel (Freud, 1927/1980). Mais ce sacrifice de la jouissance ne permet pas, comme dans les religions institutionnelles, le un plus un du lien social, car il sert le pouvoir d’un seul en étant mis au profit du gourou. Ce fut le cas de la secte fondée par Georges Roux qui sut bâtir et faire prospérer son paradis terrestre par l’entremise de ses adeptes, des témoins et partenaires de sa toute-puissance mégalomaniaque. Ses postulats délirants ont, semble-t-il, néanmoins, promu une solution symbolique [23] allant à l’encontre des bouleversements liés à la révolution, tant scientifique que socio-culturelle, des années 1950-1980. Ses adeptes, au cas par cas, paraissent en effet avoir trouvé, à partir de ces postulats, une réponse au malaise subjectif de leur inscription dans le monde. Ce fut néanmoins au prix de s’identifier au symptôme de Roux et de s’inscrire dans une communauté de jouissance régie par une figure paternelle exceptant la castration et l’objectant. En effet, là où manquait le Père symbolique – cette instance qui mortifie la jouissance et en ordonne le reste autorisé en nouant la loi au désir –, est venue se loger la figure grandiose du Christ de Montfavet. Celle d’Un père réel, capable à la fois de s’élever contre les programmes et régimes de jouissance de son époque et, en miroir, de promouvoir les siens.

27 Comme d’autres avant lui, Georges Roux a organisé son système délirant à partir des signifiants du catholicisme. Il s’agissait pour lui à la fois d’en revivifier le sens originel et de repenser l’institution cléricale, dont il critiqua les pratiques, non pas en la prenant pour modèle, mais comme support à son élaboration. Dans son délire, Roux s’est attaché, supposons-nous, à rectifier la vacance symbolique sur laquelle l’Église catholique s’édifie : Dieu y représente l’autorité suprême, mais celle-ci est extérieure à sa structure. Elle permet, dans sa référence, la distribution du pouvoir de chacun de ses représentants sur un mode stratifié, tout en rendant leur exercice légitime. Or, ce manque structurant de l’Autre de la religion catholique fait défaut dans la « secte » de Roux, car ce dernier est sans au-delà à lui-même. S’autoproclamant Dieu et Créateur Tout-Puissant, il est autant l’Un d’exception que celui, absolu, ne pouvant se décompter symboliquement. Si bien qu’il unifie à partir de lui et régente le rapport à la jouissance de chacun dont il est l’éminent représentant autant que le souverain Bien. Dans une communauté qui s’organise ainsi, la loi de l’Urvater prime, chacun devant se plier aux intérêts de ce dernier, dont le mode de jouir vaut pour idéal.

28 L’Église chrétienne universelle s’est construite parallèlement à l’essor naissant de la société de consommation, au moment où la figure du père s’effondrait, tandis que le droit à jouir se démocratisait. Ses fidèles, les témoins du Christ, se sont agrégés autour d’un Père prêt à rétablir, par sa Loi inflexible, les désordres issus du croisement des discours de la science et du capitalisme. Du reste, Roux en accusait, non sans quelque pertinence, les méfaits. Les communautés sectaires, entièrement organisées autour de la figure d’un meneur tout-puissant et tirant leur dynamique du pouvoir de persuasion du gourou, sont souvent considérées comme les plus dangereuses. Pourtant, aussi violentes soient-elles – et sauf exceptions dramatiques [24] –, ces sectes avec meneurs ne sont pas, semble-t-il, les plus ravageuses pour les sujets qui s’y engagent [25]. Elles sont, en revanche, certainement les plus fragiles. De sorte que beaucoup d’entre elles disparaissent avec leur fondateur. Parfois, elles leur survivent, mais périclitent peu à peu. L’Église chrétienne universelle de Roux, devenue l’Alliance universelle, perdure difficilement aujourd’hui. L’épilogue de cette communauté sectaire confirme ainsi les analyses de Freud, qui, en 1921 dans Psychologie des foules et analyse du moi, postule que le mirage d’un chef suprême ne tient qu’au crédit qu’on lui accorde et à l’illusion dont chacun se leurre. « De cette illusion, constate Freud, tout dépend ; si on la laissait s’effondrer, l’Église comme l’Armée se désagrégeraient aussitôt » (Freud, 1921/2005, p. 172), l’une et l’autre se pulvériseraient sous le coup de la panique [26] (Freud, 1921/2005, p.177). À ces deux institutions, nous pourrions ajouter les « sectes » avec meneur.

Notes

  • [a]
    Laboratoire de psychopathologie et clinique psychanalytique, EA 4050 « Recherches en psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », Université Rennes 2, France.
    Correspondance : Romuald Hamon, Université Rennes 2, place du recteur Henri Le Moal - CS 243207, 35043 Rennes Cedex, France.
    Courriel : romuald.hamon@uhb.fr
  • [b]
    Laboratoire de cliniques psychopathologique et interculturelle, EA 4591, Université Toulouse 2, France.
  • [1]
    Il s’agissait notamment de préciser, à la faveur du témoignage de quelques mystiques, les fonctions psychiques assumées par la posture douloureuse de leurs prétendues plaies christiques (Hamon, 2006).
  • [2]
    À la différence des deux autres ouvrages, Journal d’un guérisseur se présente comme un roman, dans lequel Roux convie son lecteur à s’identifier à son personnage principal, Jean Lunel : « Intègre-toi le plus qu’il te sera possible à Jean Lunel (…). Alors, si tu sais te libérer du Doute, tu auras Dieu en toi. Pour toujours. Et, devenu selon Son Désir, fils de Dieu, tu seras Guérisseur. Voilà ce que ce Livre merveilleux t’apporte ». Ce « Cheminement direct de l’âme vers Dieu » (Roux, 1950a, p. 6), que le lecteur est supposé connaître au travers Jean Lunel, en passe par l’émancipation du joug de la science pour vivre selon la Loi du Père (voir la suite de l’article).
  • [3]
    Un des chapitres de son ouvrage Paroles du guérisseur, intitulé « Des Sciences », porte sur l’Altérité maligne que la « Science » incarne pour lui : « toute accumulation d’idées, de raisonnements, de notions, de constatations, de découvertes, tout ce qui fait la Science enfin, concourt à provoquer tôt ou tard le malheur ». Fustigeant « le respect irréfléchi » que ses contemporains ont pour elle, et leur admiration pour le « Savant de science humaine » qui en est l’émissaire, il en accuse et dénonce la duplicité et celle de ses inventions issues de « l’intelligence, double elle aussi ». Le « Progrès » – concept issu de la pensée des Lumières qu’il qualifie ailleurs de monstrueux (Roux, 1950b, p. 126) –, que la Science est supposée apporter pour perfectionner l’humanité en améliorant ses conditions et mœurs, est pour lui mensonger. C’est au contraire une « science folle », « fausse », « faussée » qui mène cette dernière à sa perte. Ironisant son appellation même de science, il la met en minuscule tandis qu’il exhorte l’humanité à « se consacrer à la seule, à l’essentielle, à la vraie [science] : la Science de l’âme – autrement appelée « Science de la Vie, Celle de Dieu » (Roux, 1950b, p. 145-160).
  • [4]
    Ceux-là mêmes qui ont échoué à soigner sa « congestion méningée ».
  • [5]
    Il accuse le rationalisme de la science moderne de rompre la relation à Dieu. Issu de la pensée progressiste et athéiste des Lumières, ce signifiant Raison, qu’il met avec une majuscule, signifie aussi littéralement pour lui la malignité de l’intelligence humaine.
  • [6]
    « Notre Père qui êtes partout, que votre Présence soit adorée, que votre Lumière nous inonde, que notre Bonne Volonté soit faite sur la Terre comme la Vôtre en l’Univers. Nous ferons aujourd’hui le pain de chaque jour, nous éviterons toute offense et nous agirons devant Vous guidés par Votre Amour. Bénissant Votre Loi, nous nous efforcerons seulement vers le Bien afin que soit chassé tout le Mal de la Terre. Ainsi soit-il » (Roux, 1951, p. 201).
  • [7]
    Il accuse « Parmentier [d’être] à l’origine de la plus vive décadence de la race française » (Roux, 1950b, p. 211).
  • [8]
    La viande « avant toute corruption » doit être avalée crue (Roux, 1950b, p. 219).
  • [9]
    Mal dont le souffrant est l’auteur : « les hommes, la plupart du temps, ne meurent pas, ils se suicident ». La maladie est pour Roux une « mort-suicide » (Roux, 1951, p. 111).
  • [10]
    Dans son rapport publié en 2001, la Mission interministerielle de lutte contre les sectes (MILS) constate que « La santé a toujours constitué pour les sectes un terrain privilégié » (MILS, 2001, p. 91). En 1995, les renseignements généraux avaient déjà comptabilisé 18 sectes (sur les 173 recensées) relevant, dans leurs catégories, du courant « guérisseur » (Gest, Guyard, 1995). Or, le phénomène tend à augmenter, si l’on en croit la récurrence du thème dans les rapports publiés par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES). Dans son rapport 2013-2014, la commission interministérielle met ainsi tout particulièrement en garde contre les « réseaux quasi mafieux, dont la structure pyramidale s’appuie dans bien des cas sur un “gourou-thérapeute”, inventeur d’une méthode de soins, qui publie de nombreux ouvrages autour de sa théorie et qui met en place un véritable système de “franchises” avec des conférences, des stages, des soirées débats, des centres de formations, etc. » (MIVILUDES, 2015, p. 97). Roux ne fut pas un simple « gourou-thérapeute », il était convaincu d’être le Guérisseur de l’humanité et le pouvoir de ce signifi-ant fut tel que la croyance en ses prétendus dons de guérison se propagea rapidement.
  • [11]
    « Depuis plusieurs jours une poignée de réformateurs hantent Saint-Germain-des-Prés. Sur les pancartes qu’ils portent dans leur dos ou sur les tracts qu’ils distribuent se lit la “bonne nouvelle” : “Le Christ est revenu : après Jésus de Nazareth, Georges de Montfavet” » (Le Monde, 27/07/1953).
  • [12]
    Suzanne B., internée à Sainte-Anne, et présentant, selon Delay, un délire mystique à thème scientiste, donna lieu à une étude sur quelques adeptes de Georges Roux, dans laquelle Delay et ses collaborateurs insistent sur leur adhésion massive aux postulats délirants de ce dernier (Delay et coll., 1955a, 1955b), ce qui, entre autres, témoigne du pouvoir de persuasion de Roux, ainsi que de la capacité de sa doctrine délirante à venir répondre, à son époque, à des préoccupations subjectives et sociales.
  • [13]
    Lettres auxquelles nous n’avons pu accéder, mais, comme dans ses ouvrages, il doit aussi y dénoncer « les légendes chrétiennes » sur lesquelles l’Église s’édifie en se détournant du Père (Roux, 1950b, p. 40 et p. 64).
  • [14]
    Ses statuts associatifs furent déclarés par ses adeptes et enregistrés à la préfecture de police de la Seine à Paris, après celle du Vaucluse.
  • [15]
    Revue de « La vie totale » avec écrit en couverture : « Terre tu es et tu ne porteras Moissons que fécondée à ma Lumière ».
  • [16]
    Le fading dans l’enseignement lacanien désigne le battement en éclipse du sujet de l’inconscient. Divisé par le signifiant (S1-S2), ce dernier n’est adéquatement représenté ni par le premier signifiant, ni par le second, il se situe plutôt à une place indéterminée entre les deux ; il apparaît ainsi ponctuel et évanouissant, produit de ci de là au gré de la machine symbolique : « moments de fading proprement liés à ce battement en éclipse de ce qui n’apparaît que pour disparaître et reparaît pour de nouveau disparaître, ce qui est la marque du sujet comme tel » (Lacan, 1961-1962, leçon du 24 janvier 1962). Dans sa posture de l’Un, Roux s’avère, quant à lui, totalement représenté dans et par l’Autre du signifiant ; en raison de la systématisation de son délire, une solidification holophrastique de la chaîne signifiante s’étant, en outre, produite (S1S2).
  • [17]
    Cette expansion mégalomaniaque du délire est déjà à l’œuvre en 1951 : « Je suis Celui qui Est sans commencement et sans Fin depuis Toujours et pour Toujours. Je suis Infini et suis le Créateur de l’Infiniment Grand [et] l’Infiniment Petit » (Roux, 1951, p. 119). Elle culmine quand il devient le Créateur.
  • [18]
    « Devant la Grandeur insolite de ce qui m’est échu, je puis être pour toi ta Chance unique : la Dernière » (Roux, 1950b, p. 111).
  • [19]
    « Jamais l’humanité n’a été aussi proche de sa perte [depuis que] l’intelligence dévoyée progresse, [que] la fausse science débridée prétend (…) dispenser un prétendu bien-être. » (Roux, 1950b, p. 158).
  • [20]
    « La religion du Christ s’est totalement détournée du Père » (Roux, 1950b, p. 111).
  • [21]
    Cette solution religieuse dans la clinique de psychose nécessite d’être analysée au cas par cas, afin de préciser les fonctions subjectives qu’elle assume. Parmi celles-ci, outre le traitement de la jouissance scandaleuse avec laquelle le sujet est aux prises, ainsi que les tentatives, réglées sur l’héroïcité des vertus, de se faire un corps sanctifié et de se forger une néo-identité (Hamon, 2008), soulignons la fréquence avec laquelle les sujets mélancoliques essaient de pacifier leur douleur morale en recourant à l’Autre de la religion. Ce traitement de l’indignité mélancolique en passe, pour certains, par la radicalisation de leur position d’objet jusqu’à, parfois, la magnifier au prix d’une existence mortifiée et d’une posture sacrificielle dans leur rapport à l’Autre divin (Hamon, 2014). Cette solution sur mesure est à l’envers de celle inventée par Roux qui triomphe d’être Dieu plutôt que son objet.
  • [22]
    Entre autres, les nombreuses églises évangéliques et pentecôtistes, aux États-Unis d’Amérique et en Amérique du Sud, qui parviennent à fédérer des communautés, voire à fonder des identités collectives.
  • [23]
    Puisque son discours ainsi que son symptôme ont fait autorité et lien social pour ses adeptes (Sauret, 2008b).
  • [24]
    Certaines de ces communautés structurées autour d’un meneur, connaissent un épilogue tragique, soit par suicide collectif (l’Ordre du Temple solaire, le Temple du peuple de Jim Jones), soit par d’autres formes de passages à l’acte collectifs (l’attentat au sarin de la secte Aum Shinrikyo).
  • [25]
    Les communautés sectaires relevant des foules sans meneur peuvent, en revanche, mener au pire (Lamote, 2011).
  • [26]
    L’illusion qu’existe un chef aimant chacun d’un amour égal se maintient tant que chaque membre de la foule parvient à soutenir le leader en place d’idéal du moi ; que celui-ci cesse d’occuper cette place – par exemple en mourant ou en « perdant la tête » (Freud, 1921/2005, p. 177) –, et les liens libidinaux maintenant la cohésion du groupe se relâchent – c’est la perte du leader, écrit Freud, qui provoque l’angoisse et fait « surgir la panique » (Freud, 1921/2005, p.177).
Français

Les auteurs se proposent, dans cet article, d’examiner l’édification du délire paraphrénique de Georges Roux, surnommé le Christ de Montfavet, dans ses liens avec la création et le développement de l’Église chrétienne universelle. Cette analyse porte sur la logique subjective de cette construction, qui conduisit son fondateur à occuper une place de gourou en s’identifiant à Dieu. En outre, est étudiée la portée sociale du délire de Roux, révélatrice de l’évolution des mentalités, à l’aube de la société néolibérale. Le regain du religieux semble notamment corrélé à la domination des discours scientifique et capitaliste. En effet, fondés sur l’expulsion de la subjectivité, mais aussi, respectivement, sur l’exclusion du sens et le délitement du lien social, ils entraînent le recours à des croyances et pratiques du sens, susceptibles de se radicaliser. Nous discuterons de cette corrélation, à partir du cas de G. Roux, dont témoigne son rejet de la médecine et du libéralisme. Enfin, si la religion propose une version imaginaire du Père symbolique, certains gourous, comme G. Roux, s’instituent dans le réel comme l’incarnation même de l’exception paternelle, en incarnant ainsi une figure de l’Urvater.

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Hamon Romuald [a]
  • [a]
    Laboratoire de psychopathologie et clinique psychanalytique, EA 4050 « Recherches en psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », Université Rennes 2, France.
    Correspondance : Romuald Hamon, Université Rennes 2, place du recteur Henri Le Moal - CS 243207, 35043 Rennes Cedex, France.
    Courriel : romuald.hamon@uhb.fr
Trichet Yohan [a]
  • [a]
    Laboratoire de psychopathologie et clinique psychanalytique, EA 4050 « Recherches en psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social », Université Rennes 2, France.
    Correspondance : Romuald Hamon, Université Rennes 2, place du recteur Henri Le Moal - CS 243207, 35043 Rennes Cedex, France.
    Courriel : romuald.hamon@uhb.fr
Lamote Thierry [b]
  • [b]
    Laboratoire de cliniques psychopathologique et interculturelle, EA 4591, Université Toulouse 2, France.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 10/08/2016
https://doi.org/10.3917/bupsy.543.0179
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