CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les recherches sur les migrations internationales pointent depuis une quinzaine d’années [Wihtol de Wenden, 2001] la diversité des directions des mouvements migratoires. Pensées d’abord du sud vers le nord et, de surcroît, dans le cadre du travail [Sayad, 1977], les migrations sont aujourd’hui étudiées également du sud vers le sud, mais aussi du nord vers le sud. Les catégories « migrants », « touristes » ou « expatriés », utilisées traditionnellement, apparaissent de plus en plus poreuses et invitent les auteurs à analyser les processus migratoires, à partir d’une approche globale de la mobilité [Berroir et al., 2009].

2Depuis le milieu des années 1980 aux États-Unis [Moss, 1987], à la fin des années 1990 en Grande-Bretagne [King, Warnes, Williams, 1998] et au sein de recherches récentes en géographie française [Martin, Bourdeau, Daller, 2012] sont étudiées des mobilités de longue durée, d’individus relativement aisés, motivés par le loisir et l’amélioration de leurs conditions de vie. De nombreuses expressions évoquent des phénomènes qui se recouvrent partiellement : « second home mobility », « tourisme résidentiel », « migrations d’agrément » ou encore « lifestyle migration » [Benson, O’Reilly, 2009]. Le phénomène le plus étudié, que l’on retrouve sous le terme international retirement migrations concerne les retraités. En complément des travaux sur la Floride [Forget, 2010], le Mexique [Kiy, McEnany, 2010] ou encore la Thaïlande [Howard, 2008], des recherches ont montré l’attrait des destinations du sud de l’Europe, parmi lesquelles la Costa del Sol en Espagne [Rodriguez, Fernandez-Mayoralas, Rojo, 2004 ; Gustafson, 2001].

3La rive sud de la Méditerranée, particulièrement le Maroc, est également une destination attractive, comme l’a montré Philippe Viallon [2012] par son étude des camping-caristes sur la côte atlantique marocaine. Le « champ migratoire » ancien [Simon, 2008], englobant l’Europe et le sud de la Méditerranée, peut ainsi être observé de façon renouvelée. En effet, Marocains et Européens ne jouissent pas du même accès à la mobilité internationale. La mobilité nord-sud vers le Maroc, sur laquelle porte cet article, concerne ceux qui, selon Zygmunt Bauman [1999], possèdent les bons passeports, les moyens de leur mobilité et la possibilité de se déplacer suivant leur volonté d’autoréalisation.

4Cet article s’appuie sur une enquête menée dans la région d’Agadir auprès d’« hivernants », c’est-à-dire d’Européens notamment retraités [1], migrant vers le Maroc durant 3 à 6 mois, spécifiquement sur la période hivernale. Le caractère répétitif de cette migration saisonnière permet de questionner la forme circulatoire, souvent évoquée dans les études migratoires, depuis les années 1990 [Dorai et al., 1998 ; Tarrius, 2000]. Il s’agit alors de comprendre comment ces circulations construisent les espaces de vie des individus et les relations sociales qui leur sont associées. Dans la continuité de certaines études démographiques [Courgeau, 1980], la notion d’« espace de vie » est ici utilisée pour qualifier l’agencement des différents lieux fréquentés par l’individu, fréquentation envisagée dans sa dimension temporelle et sociale. Elle complète la notion de circulation utilisée principalement dans une dimension spatiale. Les données mobilisées sont issues principalement [2] de l’enquête réalisée en mars-avril 2014 à Agadir à partir d’observations et d’entretiens menés auprès des professionnels du tourisme et de l’immobilier, ainsi qu’auprès de 88 hivernants européens voyageant seuls ou en couple. Il s’agira d’abord de décrire les figures de migrants hivernants et leur rapport à la mobilité, de tracer ensuite les contours d’un modèle de circulation migratoire hivernale vers le Maroc, pour en comprendre les adaptions individuelles, et enfin, d’interroger la dimension transnationale et locale des « espaces de vie » construits par ces circulations.

Devenir hivernants au Maroc

Identification, motivations et tendance de la migration

5Le recensement général de la population et de l’habitat marocain de 2004 [3] comptabilise près de 24 000 Européens résidents au Maroc [Haut commissariat au plan, Direction de la statistique, 2009]. Ces chiffres restent sous-estimés puisqu’en 2004, donc la même année, l’ambassade de France recensait déjà 44 000 Français au Maroc selon Elsa Lachaud [2014] et Sara Ouddir [2014]. À ces chiffres peu stables [4], s’ajoutent les Européens qui sont présents au Maroc de façon temporaire : les hivernants. Principalement retraités, ils sont statistiquement confondus avec les touristes, car ils séjournent sur le territoire, grâce à l’autorisation de séjour touristique, valable trois mois et renouvelable une fois trois mois. Leur mode d’hébergement varie : hôtel, résidence, location ou propriété de bien immobilier ou de mobil-home, camping-carisme dans des campings officiels ou sauvages. Les médias avancent le chiffre de 30 000 camping-caristes [5] séjournant sur la côte Atlantique. Les sources sont incertaines et concernent uniquement une partie des hivernants.

6L’enquête conduite à Agadir permet de repérer des traits communs parmi ces hivernants retraités. En matière de situation familiale, sur les 88 personnes interrogées, 78 migrent en couple. Parmi les individus voyageant seuls, il y a autant de femmes (5) que d’hommes (5). La moyenne d’âge est de 69 ans et les Français sont largement majoritaires. Les autres hivernants interrogés sont de nationalités belge, suédoise, norvégienne, allemande, italienne et anglaise. Concernant les origines sociales, la littérature identifie généralement les retraités migrants comme issus des classes moyennes et supérieures. L’étude comparative de King, Warnes, Williams [1998] sur Malte, la Toscane, la Costa del Sol et l’Algarve montre qu’il y a relativement peu de migrants des classes ouvrières pour ces destinations. Philippe Viallon [2012] identifie, au contraire, au Maroc une majorité d’individus issus de classe ouvrière ou de classe moyenne inférieure, résultat qu’il interprète comme lié à la pratique du camping-carisme de ses enquêtés. Les origines sociales relativement diversifiées des hivernants rencontrés à Agadir (figure 1) peuvent ainsi être interprétées comme le résultat d’une sélection, composée à la fois de camping-caristes et d’hivernants logeant en dur.

Figure 1

Répartition des hivernants interrogés, camping-caristes et logeant en dur, selon leur profession et leur catégorie socioprofessionnelle (PCS) 2003

Figure 1

Répartition des hivernants interrogés, camping-caristes et logeant en dur, selon leur profession et leur catégorie socioprofessionnelle (PCS) 2003

Source : Brenda Le Bigot, phase de terrain 2014.

7Si les profils sociaux font des hivernants au Maroc un groupe plutôt hétérogène, les motivations sont, quant à elles, largement partagées. Elles sont communes à celles repérées dans la littérature : climat, coût de la vie, et dans une moindre mesure, sentiment communautaire retrouvé et attrait pour la culture marocaine et les Marocains. L’amélioration des conditions de vie et le loisir constituent les principaux motifs poussant à la migration, comme le propose les définitions de « migrations d’agrément » ou de « lifestyle migration ». Ahmed, agent technique du camping municipal d’Agadir, synthétise ces motivations, telles qu’elles sont exprimées par les camping-caristes qu’il fréquente depuis 25 ans :

« C’est comme un petit village ici, s’il y a un malheur, tout le monde prend des nouvelles, va rendre visite, ils trouvent ici ce qu’il n’y a plus là-bas […]. C’est leur petit paradis ici, ce qu’on offre ici et plus là-bas, les oranges à 3 dirhams le kilo. Le soleil arrange beaucoup de choses, certains abandonnent leurs médicaments ici. »
(Entretien avec Ahmed, camping municipal d’Agadir, le 28 janvier 2015)
Un argument nouveau par rapport aux observations réalisées en 2008 par Philippe Viallon [2012] est la stabilité politique toute relative du Maroc comparée aux pays voisins. Les enjeux géopolitiques sont évoqués par les gérants de campings, restaurants et résidences, qui considèrent, par exemple, que le classement en septembre 2014 du Maroc comme pays à risque par la France [6] est la cause de la tendance récente à la baisse de la venue de certains hivernants. Les agents immobiliers soulignent, quant à eux, que les Européens, en général, sont devenus plus frileux pour l’achat de biens immobiliers à Agadir. Ils expliquent cette transformation par les craintes géopolitiques et la crise économique.

Une construction socialement différenciée du rapport à la mobilité avant la retraite

8Afin de mieux comprendre le rapport à la mobilité des hivernants, l’étude a tenté d’identifier si la mise en mobilité au moment de la retraite était liée à une forme de compensation d’une vie active plutôt sédentaire, ou au contraire, permise par l’acquisition durant la vie active d’un « savoir circuler » [Tarrius, 2000]. Autrement dit, les retraités ont-ils plus de chance de s’installer dans un mode de vie mobile international au cours de leur retraite s’ils ont déjà été mobiles lors de leur vie active ? Pour répondre à cette question, l’approche biographique permet, selon de Éva Lelièvre [1999, p. 198], « de bien cerner les motivations liées à la vie familiale et professionnelle des migrants potentiels, par une analyse des migrations en interaction avec les divers événements familiaux et professionnels ». On constate que différentes expériences passées de la mobilité – service militaire, retour familial depuis une ancienne colonie, tourisme, mobilité professionnelle – permettent de comprendre la mobilité vers le Maroc. L’exemple des mobilités professionnelles offre la possibilité de repérer que dans des groupes socioprofessionnels différents, les expériences de mobilités sont réinvesties lors de la retraite. Veronika et Josef sont propriétaires d’une maison à Charaf, quartier habité par des classes moyennes européennes et marocaines. Chercheur en médecine et ingénieure en chimie, ils ont eu l’habitude de voyager depuis le début de leur vie active, à la manière des « routards » dans leur jeunesse, puis à l’occasion d’événements scientifiques. Lors des dernières années de carrières de Josef, la mobilité s’est transformée en migration de longue durée dès lors qu’ils sont partis vivre trois ans aux États-Unis. Ces expériences ont entretenu leur intérêt pour le voyage, les ont habitués à se déplacer en couple, et à vivre à distance de leurs enfants. Elles leur ont permis d’envisager de rénover une maison à Agadir pour y passer trois mois chaque année, pour fuir l’hiver suédois. Du côté des campings-caristes, les professions d’ouvriers dans le secteur des transports sont très représentées. Parmi les 88 hivernants rencontrés s’identifient 12 parcours professionnels de ce type : huit anciens chauffeurs routiers internationaux (dont une femme), un ancien conducteur de train, un ancien chauffeur-livreur, un ancien chauffeur de bus et un chauffeur de taxi. Dans ces cas, la mobilité professionnelle n’est pas associée à une expérience de voyage ni de couple. Le fait de conduire un véhicule pendant sa vie active amène pourtant les individus à repartir sur les routes lors de la retraite, cette fois à deux, dans leur véhicule personnel et vers des destinations choisies. Dans les deux cas, l’expression du type « de toute façon j’ai toujours bougé » revient comme argument liant la mobilité hivernale à l’histoire personnelle. À l’inverse, pour une minorité d’hivernants, notamment des classes les plus populaires, la mobilité hivernale pendant la retraite est une façon de compenser une vie professionnelle et familiale très sédentaire. Ceci est par exemple évoqué lors d’une discussion collective avec quatre couples d’hivernants, anciens artisans, agriculteurs et commerçants, sur le site du camping sauvage de Taghazout, à travers la description d’une vie active comprenant très peu de temps libre. L’un des hivernants, André, artisan à la retraite, conclut :

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« En fin d’compte la plupart des gens qui sont là, ils ont travaillé, ils ont mis d’l’argent d’côté, pour les enfants et les p’tits enfants, et le reste ils ont acheté un camping-car, et maintenant ils s’baladent. »
(Discussion collective à Taghazout, le 1er avril 2014)

10Dans tous ces discours, on retrouve une signification positive de la mobilité, fortement associée à la liberté.

11Ces liens entre expérience passée et présente au sein du parcours de vie peuvent être interprétés dans un cadre considérant la mobilité comme une dimension spatiale du capital global de l’individu. Dans cette réinterprétation géographique récente de la théorie bourdieusienne proposée par Fabrice Ripoll et Vincent Veschambre [2005], cette dimension spatiale agit comme un vecteur de structuration du social. Dans la période de transition, et parfois de quête identitaire marquant la sortie de la vie active [Noyer, 2001], la mobilité semble ainsi être une stratégie possible de positionnement au sein de la société.

De touriste à hivernant : le Maroc dans le parcours de vie

12Au-delà des pratiques générales de mobilité, qui ont marqué la vie active de la plupart des hivernants, l’enquête a cherché à identifier comment s’est construite la relation avec le Maroc. Comme dans la plupart des cas de migrations de retraités, par exemple celui de l’installation d’Européens du nord ou de l’ouest sur l’île de Tinos dans les Cyclades [Sintès, Thuillier, 2009], le premier contact avec la destination est généralement touristique.

13Le parcours, identifié de façon presque systématique chez les hivernants, consiste en un ou plusieurs courts séjours touristiques au Maroc, avant ou au tout début de la retraite, suivis de la décision de rester plusieurs mois, 3 mois pour les premières années, puis 5 à 6 mois les années suivantes. À ce stade, plusieurs voies sont possibles : s’installer définitivement, en formulant la demande d’une carte de résidence ou opter pour un mode de vie alternant entre le pays d’origine et le Maroc. Ainsi, le profil d’hivernant prolonge-t-il celui du touriste.

14Cette situation de continuum entre le statut de touriste, puis d’hivernant, concerne par exemple Danièle, 78 ans, retraitée depuis 17 ans, originaire de Loire Atlantique. En 1991, alors qu’elle travaillait encore comme vendeuse de pain en porte-à-porte, elle se rend en avion au Maroc avec son mari et y séjourne 10 jours, entre Agadir, où sa sœur possède une maison, et Marrakech. Dix ans plus tard, elle y revient, désormais à la retraite, pour un séjour itinérant de 15 jours avec son mari et des amis français et marocains. En 2005, à la mort de son mari, elle achète avec ses enfants une maison à Agadir et y vient, depuis cette date, tous les ans pour 6 mois comprenant la période hivernale. Dans le cas de Danièle, l’ancrage de sa sœur au Maroc et la mort de son mari ont été des éléments clés de consolidation de son lien avec le Maroc, fondé à l’occasion d’expériences touristiques. La connaissance du Maroc et le projet de maison à Agadir étaient des initiatives du couple. Poursuivre l’expérience seule a été une décision forte de sa période de deuil.

15Une partie des hivernants rencontrés est arrivée au Maroc dans le cadre d’un séjour touristique, organisé ou autonome, sans lien préalable avec la destination. Cette première expérience positive leur a permis d’envisager un séjour plus durable. Le projet repose alors sur la consultation de forums de discussion, sur des conseils d’amis, ou encore sur les articles ou reportages diffusés à la télévision. Dans certains cas, le premier séjour touristique est déjà envisagé à titre d’essai, dans la perspective de séjours plus longs. Il est l’occasion de se familiariser avec une culture, une ville et ses habitants, voire de chercher un bien immobilier. Le Maroc est parfois comparé à d’autres destinations comme l’Espagne ou le Portugal. D’autres éléments, moins fréquents, expliquent une attirance vers le Maroc qui déclenche le projet touristique puis d’hivernage : le fait d’être né au Maghreb à l’époque de la présence coloniale française, ou encore d’avoir des amis d’origine marocaine dans le pays d’origine.

16Les profils des hivernants au Maroc sont assez proches de ceux des retraités dont les migrations ont été décrites dans la littérature. Une spécificité liée au caractère saisonnier de cette migration est néanmoins généralement peu détaillée : les allers-retours qui s’opèrent entre les deux rives de la Méditerranée.

Les circulations des hivernants entre l’Europe et le Maroc : modèle et variations

17La notion de « circulation migratoire » est de plus en plus utilisée depuis le milieu des années 1990 dans les recherches francophones sur les migrations internationales. L’expression renvoie à la nécessité de rendre compte d’une modification qui caractériserait le fait migratoire depuis les années 1970, pointant un passage du retour définitif du migrant au pays d’origine, à un retour alternatif, au développement de nouvelles diasporas, et à l’accroissement des circulations des individus [Dorai et al., 1998]. Michel Peraldi et Ahlame Rahmi [2007] décrivent un espace méditerranéen de plus en plus parcouru par des circulations de migrants. Ces derniers sont par exemple les Marocains résidant à l’Étranger (MRE), retournant de façon régulière au Maroc pour des motifs touristiques, mais aussi les ouvrières agricoles marocaines, illustrant la précarisation des emplois spécifiquement liés à la migration. Ces dispositifs circulatoires pourraient-ils se décliner pour les Européens ? Un modèle de circulation migratoire saisonnier et bipolarisé apparaît comme structurant leurs mobilités autour de deux pôles, le lieu de vie d’origine et le lieu de vie au Maroc, fréquenté chacun durant la moitié de l’année ; modèle que l’on propose d’affiner ici au regard des expériences des migrants interrogés.

Des circulations structurées par une fréquence annuelle, entre répétition et évolution

18Les allers-retours des hivernants se succèdent durant de longues périodes. Commencés en début de retraite, soit entre 60 et 70 ans, ils se poursuivent généralement jusqu’à la baisse des capacités physiques du retraité. Parmi les 49 couples ou individus seuls rencontrés, la moitié, d’une moyenne d’âge de 72 ans, avait déjà effectué plus de 7 mobilités hivernales vers le Maroc, se succédant d’une année à l’autre dans la majorité des cas. Parmi les 7 couples de « nouveaux » hivernants, d’une moyenne d’âge de 62 ans, investis dans cette mobilité pour la première ou la deuxième année, tous ont prévu de poursuivre ce rythme annuel. On peut mettre en regard cette durée élevée de la situation d’aller-retour avec l’espérance de durée de retraite en Europe. En France, elle est de 23,8 ans selon la DREES [2013] et s’est largement accrue ces dernières décennies. En interaction avec le vieillissement des individus, deux éléments diachroniques structurent fortement ces répétitions annuelles, introduisant une évolution entre les premiers séjours et les suivants : la familiarisation avec cette mobilité et la sédentarisation progressive au Maroc.

19La mobilité hivernale requiert une organisation qui devient petit à petit familière. Celle-ci suscite, lors des premières années, des questions pratiques que l’on retrouve par exemple sur les forums de camping-caristes. La « descente » jusqu’au Maroc dure plusieurs jours, suivant le lieu de départ en Europe et est marquée par la traversée depuis Algésiras en Espagne vers le port de Tanger au Maroc ou de Ceuta, enclave espagnole sur la côte sud de la Méditerranée. Les questions portent alors aussi bien sur les stations-service, aires d’autoroute, compagnies maritimes, prix, douane, papiers officiels, voire visent à trouver des accompagnateurs. L’apprentissage du trajet conduit ensuite certains camping-caristes à devenir des accompagnateurs les années suivantes.

20La familiarité avec le trajet s’accompagne généralement d’une évolution dans l’expérience du territoire marocain. Philippe Viallon [2012] caractérise les camping-caristes interrogés dans son enquête comme relativement sédentaires et, par conséquent, connaissant mal le territoire marocain : ils viennent au même endroit chaque année et y restent toute la durée de leur séjour. L’analyse diachronique des circulations montre que la situation décrite par Philippe Viallon ne concerne pas tous les hivernants, elle s’installe progressivement. Jacqueline et Pierrot, 73 et 78 ans, respectivement professeure de collège et chauffeur de taxi retraités, viennent au Maroc l’hiver depuis quinze ans. Jacqueline explique :

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« Les premières années, on a beaucoup circulé, on a fait l’Maroc en long en large et en travers, les trois, quatre premières années, et puis après on s’est stabilisé. […] On reste pratiquement toujours ici, y’a plein d’activités, on connaît plein d’copains, plein de gens. »
(Camping Atlantica parc, à Imi Ouaddar, 27 km au nord d’Agadir, le 5 avril 2014)

22Les premiers séjours sont en effet généralement itinérants, presque systématiquement pour les camping-caristes, mais également fréquemment pour les hivernants logeant en dur. Le territoire marocain est donc relativement bien connu, du moins dans ses itinéraires touristiques. D’année en année, les hivernants logeant en dur limitent leurs séjours courts en dehors d’Agadir, et les camping-caristes sélectionnent seulement quelques étapes, voire dans de nombreux cas, viennent directement à Agadir, et y restent tout leur séjour, réservant parfois le même emplacement de camping chaque année. Ainsi, parmi les couples ou individus seuls rencontrés, 22 étaient itinérants, avec une moyenne d’âge de 66 ans et 27 sédentaires, d’une moyenne d’âge de 71 ans. La recherche de tranquillité, d’une routine au soleil, prend le dessus sur la découverte. Cette sédentarisation est liée à la familiarisation avec un lieu, la région d’Agadir, s’exprimant par la formation d’un réseau d’amis européens et parfois marocains, la connaissance des commerçants, des lieux de sociabilité, des administrations. La proximité avec les hôpitaux est également un élément justifiant la sédentarisation et est utilisée comme argument marketing pour certains campings, proches d’Agadir.

23Ainsi ces savoirs, à la fois pratiques, sociaux, géographiques accumulés au fil des années, marquent une forme d’investissement dans le lieu de destination, qui encourage à pérenniser les allers-retours plutôt que d’essayer d’autres destinations.

Des variations individuelles du modèle circulatoire des hivernants : l’exemple de Yves

24Yves, 85 ans, ancien podologue, se rend au Maroc seul chaque hiver depuis 20 ans, sans interruption. Nous résidons à Agadir dans le même petit hôtel, ce qui permet des rencontres succinctes multiples et le développement d’une relation de confiance. Yves accorde une grande importance aux détails pratiques de ses voyages au Maroc qu’il évoque longuement dans l’entretien et intègre, aux récits plus larges, des rencontres et moments qui l’ont marqué. Il tient depuis son premier séjour en 1993, ce qu’il appelle un « planning » de ses voyages au Maroc (figure 2) sous forme de tableau. Il recense les dates et les lieux de départ et d’arrivée dans une ville, le moyen de transport, le logement, le nombre de jours passés dans la destination, le numéro du voyage dans la liste totale, et les remarques éventuelles. Yves apprécie de garder une trace de ses activités comme l’indique la tenue d’un journal quotidien. Il me fait entre autres remarquer qu’il trouve intéressant d’indiquer dans ce « planning » des « petits trucs, ce qui allait et ce qui n’allait pas » pour chaque voyage. L’exemple permet ainsi de repérer comment chaque mobilité se comprend, en interaction avec les précédentes. Cette colonne « remarque » sert notamment à indiquer si l’hôtel ou la compagnie de transport est satisfaisant, aiguisant ses arbitrages pour les années suivantes. On repère, par exemple, qu’il prend en 2006 les cars Eurolines entre Agadir et Montpellier, puis en 2007 l’avion. Aujourd’hui encore, il teste de nouveaux itinéraires aériens, prenant en compte le coût et la fatigue engendrée par le voyage pour juger si cela lui convient. Le détail des dates de séjour montre, en outre, les modulations individuelles quant au modèle de migration hivernale. Ainsi en 2007, Yves était à Agadir du 7 janvier au 5 avril, en période hivernale, mais également du 5 juin au 16 août. Une fois dans l’un de ses deux lieux de vie, il a toujours envie de repartir, ce qui explique les variations de ses allers-retours :

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« Quand je suis ici, bon, il me tarde de partir, il me tarde, il me tarde pas, c’est, il suffit de regarder le temps qu’il fait, et, je n’ai pas le don d’ubiquité comme je dis, je peux pas faire, je n’ai pas ce don, il faut quand même que je sois raisonnable, sinon je partirai, je partirai pour deux jours et je reviendrai. »
(Agadir, le 29 mars 2014)

Figure 2

Extrait du « planning » des mobilités de Yves vers le Maroc depuis 1993

Figure 2

Extrait du « planning » des mobilités de Yves vers le Maroc depuis 1993

Source : Document obtenu auprès de Yves à Agadir le 10 avril 2014.

26Au-delà de l’exemple de Yves, on observe des ruptures et des variations dans le rythme saisonnier annuel des migrations hivernales : un aller-retour en Europe à Noël pour voir la famille peut couper la période hivernale et être envisagé par l’hivernant comme une période de « vacances » en France, car elle est liée à une rupture avec le quotidien et aux congés des autres membres de la famille. À l’inverse, un aller-retour au Maroc, en dehors de la période hivernale pour accompagner des amis dans une mobilité touristique, peut venir couper la période passée en France et replacer l’hivernant dans une situation de touriste. Ces variations sont différenciées socialement : les hivernants, disposant de plus grandes ressources financières et n’étant pas contraints par un déplacement en camping-car, envisagent ainsi plus facilement la possibilité de multiplier les allers-retours.

Une mobilité vers le Maroc enchâssée dans des circulations plus larges

27La figure 3 présente la circulation réalisée chaque année par Gisèle et Denis, respectivement 63 et 65 ans, ouvrier et ouvrière spécialisés à la retraite. On constate que le Maroc est une étape parmi d’autres. Rencontré au camping Atlantica parc, au nord d’Agadir à Imi Ouaddar, ce couple est originaire de Seurre, au sud de Dijon, où il possède une maison et où réside la majorité de la famille. En dehors de cette résidence, Gisèle et Denis séjournent plus de la moitié de l’année dans leur camping-car, sur des terrains de camping ou chez des connaissances. Ils se rendent depuis 2008, de janvier à avril, au nord d’Agadir et rentrent au mois de mai à Seurre, « pour remettre la maison en état, la pelouse en état, voir la famille » dit Gisèle. Ils passent ensuite le mois de juin dans la région de Toulon, où vit leur fille, base où ils séjournent en camping-car dans la cour, et à partir de laquelle, ils circulent pour rendre visite à des amis. En juillet, ils accueillent les petits-enfants pendant plus de 2 semaines et partent généralement avec eux en Bretagne ou dans les Pyrénées. Après un passage par Seurre, ils repartent en Bretagne pour une semaine au mois d’août avec le frère et la belle-sœur de Gisèle. Ils passent à nouveau un mois en septembre dans la région de Toulon, pour finir l’année, à partir d’octobre, à Seurre, leur lieu de résidence principale, mais où ils demeurent finalement que quatre mois de l’année.

Figure 3

Les circulations annuelles de Gisèle et Denis

Figure 3

Les circulations annuelles de Gisèle et Denis

Source : Brenda Le Bigot, entretien réalisé au camping Atlantica parc à Imi Ouaddar le 7 avril 2014.

28L’exemple de Gisèle et Denis montre que la mobilité vers le Maroc peut s’insérer dans des circulations plus larges, vers d’autres destinations, fréquentées de façon occasionnelle ou répétée annuellement. La répétition de la fréquentation de ces lieux peut entraîner un ancrage. L’espace de vie est alors marqué par la combinaison des lieux et par le mouvement en lui-même. Quand les hivernants fréquentent régulièrement d’autres lieux que le Maroc, ces destinations se situent principalement dans l’espace national d’origine. Ceci est généralement lié, comme dans le cas de Gisèle et Denis, aux attaches familiales et amicales. Certains hivernants fréquentent annuellement un autre pays que le Maroc et le pays d’origine, par exemple l’Espagne, mais également la Thaïlande dans le cas d’un enquêté norvégien. Pour ce dernier cas, il s’agit par la circulation de pousser au maximum les avantages comparatifs de chaque destination, en y séjournant lorsque les conditions climatiques sont optimales. Une situation plus rare est celle de l’itinérance totale pratiquée en camping-car. Les hivernants rencontrés, une femme seule et un homme seul, n’ont aucun logement fixe, mais s’ancrent, au Maroc et dans le pays d’origine, dans les lieux de camping qu’ils fréquentent régulièrement.

29Après avoir détaillé la diversité des formes spatio-temporelles de ces circulations, tentons de les interpréter au regard des sociabilités se construisant en interaction avec ces espaces de vie.

Des circulations aux espaces de vie : pratiques et représentations transnationales et locales

30La compréhension d’un phénomène de mobilité va au-delà de ses contours spatio-temporels. Alain Tarrius précise [2000] : « Nous essayons de lire certains de ces mouvements et de comprendre comment ils produisent de nouveaux rapports sociaux, de nouvelles relations observables dans l’immédiateté des échanges, dans les mises en scène de la quotidienneté, mais encore, et en même temps, de nouvelles configurations des contextes, des cadres, des compositions territoriales qui hébergent ces formes courantes de la vie sociale[7]. » Cette dernière partie propose d’identifier ces « compositions territoriales » sous deux angles de vue qui interagissent : l’échelon transnational et l’échelon local des pratiques et des représentations des hivernants au Maroc.

Des liens transnationaux en matière de représentations et de pratiques

31L’approche transnationale est largement utilisée dans les études migratoires [Faist, 1998 ; Boccagni, 2012]. Paul Gustafson [2001, in Benson, O’Reilly, 2009] y recourt dans le cadre des migrations nord-sud et parle de « stratégie résidentielle » pour évoquer l’ensemble des négociations – pratiques, émotionnelles, familiales, économiques, culturelles – qui sont développées par les retraités suédois, choisissant d’acheter une résidence en Espagne. Concernant les hivernants à Agadir, on identifie une présence forte des références au pays d’origine, à la fois dans les représentations et les pratiques.

32Ainsi, la conservation du lien familial à distance, par les outils numériques tels que Skype, est particulièrement remarquable. L’apprentissage de ces outils chez les retraités dans le cadre de la mobilité est important et les améliorations technologiques se diffusent rapidement, par exemple avec l’utilisation généralisée des clés 3G chez les camping-caristes depuis environ deux ans, pour se connecter depuis leur véhicule. L’origine européenne des hivernants et les capitaux économiques, culturels et sociaux associés leur facilitent l’accès et la maîtrise de cette technologie.

33Dans le domaine politique, le suivi des médias du pays d’origine est important. Les hivernants français ont par exemple la télévision française, dans leurs logements en dur ou dans leur camping-car. Certains consultent la presse régionale de leur région d’origine sur Internet alors qu’ils sont peu nombreux à suivre les actualités marocaines.

34Dans leurs pratiques domestiques, et en particulier dans le domaine de la cuisine ou de la décoration, les hivernants s’inspirent à la fois de la culture marocaine et de la culture européenne. La plupart ont intégré la tradition du couscous le vendredi et en font un moment de convivialité entre Européens. Dans le même temps, ils sont en demande de produits spécifiquement européens comme de la charcuterie. Ces habitudes ont modifié d’ailleurs les orientations commerciales marocaines puisque des charcuteries visant spécifiquement cette clientèle européenne ont ouvert leurs portes à Agadir et au village de Tamraght, au nord d’Agadir. Les espaces domestiques des hivernants au Maroc sont également souvent marqués par ce métissage culturel. Les camping-cars sont fréquemment décorés de peintures réalisées par des artisans locaux à même la carrosserie, représentant un paysage marocain stéréotypé (dune, oasis, chameaux) tout en portant un marqueur du pays d’origine comme un drapeau.

35La persistance de liens solides avec le pays d’origine dans les pratiques et représentations des hivernants s’explique en partie par le caractère saisonnier de la migration. Contrairement aux résidents, les hivernants gardent généralement « un pied » dans leur pays d’origine, en y résidant au moins la moitié de l’année. Aussi, l’âge auquel la migration a lieu, à la retraite, implique que le réseau familial et amical soit assez stable dans le pays d’origine et puisse être activé au cours de l’expérience migratoire.

Des sociabilités et des pratiques segmentées à l’échelon local

36L’échelon transnational de l’espace de vie interagit avec les liens sociaux noués par les hivernants à l’échelon local. Philippe Viallon identifiait les camping-caristes français comme un groupe homogène, estimant entretenir de bonnes relations avec la population locale. L’enquête a porté sur un ensemble plus diversifié d’hivernants en termes de nationalité et de logement et a replacé les discours des Marocains et des Européens dans un ensemble de représentations portées par les uns vis-à-vis des autres. Des relations de pouvoir et des processus de différenciation, voire de hiérarchisation sociale sont identifiés. Ils permettent de compléter la compréhension des pratiques de l’espace marocain par les hivernants et de leurs relations avec leurs hôtes.

37D’une part, les représentations des Marocains concernant les hivernants sont sous-tendues par des rapports de pouvoir, postcoloniaux et migratoires, relatifs à la relation ancienne entre la France et le Maroc. Les Marocains interrogés, travaillant dans le secteur touristique ou immobilier, adoptent généralement un regard positif sur la présence européenne.

38Fadila, responsable d’un lieu culturel à Agadir, s’adressant à un public européen et marocain, évoque quant à elle des comportements gênants :

39

« Les gens du camping restent entre eux. Globalement, ça dépend des mentalités, certains connaissent bien le Maroc, sont des amoureux du Maroc, se mélangent avec la population locale, mais assez peu tout de même le font. Ceux qui ont choisi de résider ici, c’est un choix souvent réfléchi pendant longtemps, c’est qu’ils sont prêts à s’intégrer, mais ça n’est pas le cas de tous, parfois, on se demande pourquoi certains viennent là. Certains ont des propos racistes, ils croient qu’ils sont chez eux ici [le lieu culturel dans lequel elle travaille], comme si c’était encore une colonie. On est plusieurs à ressentir ça et on n’avait pas l’habitude, c’est assez nouveau ».
(À Agadir, le 27 mars 2014)

40Les Européens hivernants perçoivent quant à eux les Marocains à travers divers registres – leur religion, leur roi, leur culture – et de façon générale soulignent les qualités d’accueil de la population locale. Ils précisent parfois connaître personnellement des familles et mettent souvent en valeur les bonnes relations entretenues avec les commerçants de proximité. Certains font des dons (dons de vêtements) ou, plus rarement, pratiquent le bénévolat (cours de français, atelier). Quelques-uns ont une représentation très caricaturale, voire raciste, des Marocains ou produisent des hiérarchies entre les Marocains vivant au Maroc, qu’ils apprécient, et ceux vivant en France, qu’ils n’apprécient pas. Ce rapport aux Marocains est un enjeu vif au sein même du groupe des hivernants dans lequel sont définies des normes du « bon » et du « mauvais » comportement.

41D’autre part, l’enquête a permis de repérer des éléments importants de différenciation au sein du groupe des hivernants qui sont le mode d’hébergement et la nationalité. Les modes d’hébergement, critère observé comme le plus structurant, donc privilégié dans l’article, correspondent, comme évoqué précédemment, à une légère différence sociale. Les coûts d’installation ou de séjour au sein de la population des hivernants en hébergement mobile (camping-car) et en hébergement fixe (maison, appartement, hôtel-résidence, mobil-home) sont néanmoins très variables. Selon les agents immobiliers interrogés, à Agadir, les propriétaires de maisons et d’appartements constituent une clientèle nettement moins aisée que celle de Marrakech. À Agadir, cette dernière est essentiellement issue des classes moyennes, recherchant en priorité un logement en location pour un budget d’environ 500 euros par mois, rarement au-delà de 1 000 euros. Pour l’achat d’une petite « villa », c’est-à-dire d’une maison disposant d’un petit espace extérieur, dans le quartier de Charaf, à proximité du centre-ville, les prix ont augmenté. Ils sont passés d’environ 800 000 dirhams (environ 80 000 euros) en 2004 à des prix entre 1 700 000 et 2 000 000 dirhams (environ entre 170 000 et 200 000 euros) en 2014 [Lachaud, 2014].

42La critique que les uns opèrent vis-à-vis des autres repose largement sur le mode d’hébergement comme critère de différenciation et participe à se distinguer socialement (« eux » et « nous »). Suivant les discours des hivernants, logeant en dur, et de certains Marocains, les camping-caristes polluent le littoral, restent entre eux, et n’apportent rien à l’économie locale. Ils emporteraient d’Europe dans leurs véhicules de nombreuses marchandises et, toujours selon la critique, achèteraient peu auprès des petits commerçants, privilégiant les centres commerciaux [8].

43Les camping-caristes ont tout à fait intégré ces critiques, et plusieurs s’en sont défendus lors des entretiens. En retour, ils pointent du doigt le comportement méprisant ou condescendant vis-à-vis des Marocains des Européens logeant en maison ou en appartement, comportement qu’ils associent à leur appartenance aux classes aisées. Cette question est particulièrement développée par André :

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« Ces résidents-là, ils gagnent entre 5 000 et 10 000 euros par mois de retraite, en général, alors que l’ensemble d’ici, il gagne entre 1 000 et 3 000 euros de retraite. En fin de compte, nous, on vit, on vit au niveau marocain entre guillemets là, eux, ils prennent encore les Marocains, si vous voulez, pas pour des esclaves, mais, ils prennent les Marocains, un peu pour, ils se croivent [sic] encore un peu dans les colonies. […] Y’a une barrière entre les deux, on les rencontre pas ces gens-là, ils sont pas dans le même cadre que nous, on les voit pas. »
(Discussion collective avec quatre couples d’hivernants camping-caristes, camping sauvage de Taghazout, 1er avril 2014)

45Un parallèle peut être établi entre la segmentation observée entre les hivernants à Agadir et l’étude de cas proposée par Norbert Élias et John L. Scotson [1965] dans Logique de l’exclusion. Dans ce travail, deux zones d’un même quartier, toutes deux occupées par des ouvriers sont le théâtre d’une forte segmentation. L’un des groupes réunit des nouveaux arrivants, l’autre, rassemble des familles anciennement installées dans le quartier. Dans le cas des hivernants d’Agadir, ce n’est pas l’ordre d’arrivée, mais le fait de disposer d’un hébergement mobile ou non qui influe sur les représentations. Ce critère opère une hiérarchisation sociale entre un groupe identifié à une pratique assez populaire, les camping-caristes, et un groupe identifié à une pratique plutôt bourgeoise, la résidence secondaire. Tout comme dans le cas étudié par Norbert Elias et John L. Scotson, chaque groupe a intégré sa position de dominé ou de dominant au sein des Européens au Maroc et les conflits s’expriment davantage à travers les discours, valorisant ou stigmatisant l’un des groupes, plus qu’à l’occasion de confrontations directes. Ces tensions locales sont le reflet de la situation transnationale des hivernants. Ils ressentent le besoin de justifier leur présence sur le territoire marocain, du fait de leur nationalité généralement française et de l’histoire coloniale qui relie la France au Maroc. Tout se passe comme si chacun, pour légitimer son choix de résidence et de vie et affirmer l’exemplarité de son comportement, pointait du doigt les mauvaises pratiques de l’autre, en l’accusant de mal se comporter vis-à-vis des Marocains.

46Ces différenciations au sein du groupe des hivernants peuvent se lire à travers des localisations et des modes de sociabilité spécifiques dans la région d’Agadir. Les hivernants logeant en dur sont principalement dispersés dans l’espace urbain. Ceux qui sont hébergés à l’hôtel ou dans des studios résidence se concentrent principalement dans le centre d’Agadir dans le quartier du Talborj. Nombre de ceux qui ont choisi d’habiter dans des maisons se retrouvent à Charaf, quartier pavillonnaire du nord de la ville où ils cohabitent avec les classes moyennes marocaines. Les lieux de sociabilité associés sont également surtout urbains, il s’agit de la promenade littorale d’Agadir, des carrés de plage privatisés ou encore de certains cafés. Les lieux de sociabilités de ces hivernants sont assez semblables à ceux des résidents européens, d’où l’association faite par André entre tous les Européens vivant en logement en dur à Agadir. Les camping-caristes sont, quant à eux, concentrés, d’une part, dans des campings officiels, comme ceux de Imi Ouaddar et de Aourir, sur la côte à 14 et 27 km au nord d’Agadir, d’autre part, dans des campements officieux, situés sur le littoral ou dans les interstices urbains, autour desquels s’organisent des petits commerces ambulants. Le site du chantier de Taghazout Bay où se construit une station touristique et résidentielle accueille nombre de camping-caristes et quelques parkings (Marjane et le centre-ville). Les lieux de sociabilité sont plutôt recentrés sur le site de camping, où les camping-caristes organisent des activités ludiques (pétanque, sport, jeux). Agadir reste pour tous les hivernants une centralité urbaine majeure où ils se rendent régulièrement, partageant, les espaces centraux tels que la plage avec la population Gadiri, les résidents européens, les touristes domestiques et internationaux.

Conclusion

47Les hivernants rencontrés à Agadir ont été identifiés comme faisant partie d’un groupe relativement hétérogène. Socialement, ces individus mobiles appartiennent à des groupes socio-professionnels divers, ce qui les conduit à expérimenter différents modes d’habitat sur le territoire marocain. Les uns s’installent dans des résidences alors que d’autres optent pour le camping-car, sans pour autant que ces choix résidentiels conditionnent la durée de leur installation dans le pays d’accueil. Ils demeurent migrants saisonniers, passant l’hiver au Maroc. Des convergences entre les différents profils s’observent également dans les parcours biographiques des hivernants. Le rapport à la mobilité se construit au cours de la vie et informe les stratégies mises en place lors de la retraite. Le rapport au Maroc apparaît assez fréquemment comme un continuum, un gradient d’investissement dans la destination, passant généralement par le filtre touristique d’abord, avant l’engagement d’un rapport plus durable.

48Les écarts au modèle de circulation migratoire saisonnier et bipolaire montrent que chaque hivernant construit sa circulation. D’une part de façon diachronique, il tire profit de ses expériences précédentes et fait éventuellement varier le rythme saisonnier. D’autre part, d’un point de vue des spatialités, la mobilité vers le Maroc peut être inscrite dans un réseau plus large de lieux d’ancrage, la combinaison des lieux permettant d’en profiter de façon optimale. Les migrations observées sont des mobilités du temps libre. Ainsi, en l’absence de cadrages contractuels, les hivernants négocient eux-mêmes les cadres spatio-temporels de leurs mobilités.

49Ces circulations s’inscrivent dans des constructions transnationales qui relient les différents pôles de l’espace de vie et articulent les liens sociaux et symboliques. Ces liens sont modifiés par la distance qui diminue et augmente successivement au cours de l’année entre le lieu fréquenté par l’individu et l’ensemble des autres lieux de son espace de vie. Les sociabilités à l’échelon local permettent d’identifier des appartenances sociales et nationales ainsi que des rapports de pouvoir qui ne sont pas gommés par les circulations. Elles s’ancrent sur des relations de domination économiques et postcoloniales et recréent des hiérarchies sociales fortes au sein du groupe des hivernants, utilisant dans le discours le rapport à la population marocaine comme un moyen de délégitimer la présence des autres hivernants au Maroc, et par la même, de légitimer la sienne.

Notes

  • [*]
    Doctorante/PhD student, UFR de géographie, université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR Géographie-Cités, Équipe PARIS
  • [1]
    D’autres profils beaucoup plus minoritaires existent, par exemple les jeunes Européens saisonniers, vivant en camions poids lourds, passant une partie de l’hiver au Maroc. La question des « hivernants » est ici traitée à partir de l’expérience majoritaire, celle des retraités.
  • [2]
    Sont également ponctuellement intégrés des éléments relatifs à une revue de presse et à la constitution d’un corpus des sites Internet portant sur les retraités au Maroc.
  • [3]
    Les données concernant les résidents étrangers au Maroc du recensement 2014 ne sont pas encore publiées.
  • [4]
    Il est compliqué d’obtenir des chiffres reflétant la réalité pour cette population parfois birésidente et donc absente du territoire. D’autre part, les données du recensement reposent sur les déclarations des enquêtés et non sur les statuts administratifs.
  • [5]
    « Les hirondelles d’Agadir », L’Express, 1er au 7 mai 2013, p. 77-79.
  • [6]
    En septembre 2014, le quai d’Orsay a publié la liste des 40 pays dans lesquels il est recommandé, aux ressortissants français, une « vigilance renforcée ». Le classement du Maroc fait notamment suite à l’assassinat du guide de montagne français Hervé Gourdel en Algérie.
  • [7]
    Souligné par l’auteur de l’extrait.
  • [8]
    En l’absence de chiffres fiables sur leur consommation, il n’est pas question de « valider » ou non cette image des camping-caristes.
Français

La migration saisonnière des Européens au Maroc renouvèle l’approche du champ migratoire méditerranéen et remet en question les catégories classiques d’analyse de la mobilité. Majoritairement français, retraités, en couple, ces « hivernants », vivant en logement fixe ou en camping-car, s’inscrivent dans des circulations qui peuvent se déployer sur plusieurs années entre l’Europe et le Maroc. À partir d’une enquête menée à Agadir auprès de 88 retraités, l’article souhaite identifier comment ces mobilités se structurent et construisent des espaces de vie. Il resitue d’abord la place et le rôle de cette mobilité dans les parcours de vie. Sont ensuite décryptées les dimensions spatio-temporelles de ces circulations migratoires. Enfin, l’identification de pratiques et représentations transnationales et locales permet de saisir les constructions des espaces de vie, liées à ces circulations.

Mots-clés

  • hivernants
  • retraités
  • lifestyle migration
  • circulation transnationale
  • Maroc

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Brenda Le Bigot [*]
  • [*]
    Doctorante/PhD student, UFR de géographie, université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR Géographie-Cités, Équipe PARIS
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/02/2017
https://doi.org/10.3917/autr.077.0051
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