CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Les pauvres ne peuvent pas aimer. Il faut de l’argent pour oser éprouver des sentiments envers quelqu’un. Sans argent, il ne peut pas y avoir d’amour. »
Lat, homme célibataire de 37 ans, province de Can Tho, Vietnam

1 Le phénomène de la féminisation des migrations, bien documenté pour l’Asie depuis une vingtaine d’années, caractérise le Vietnam [Yamanaka, Piper, 2005]. Dans ce pays, les données sur la mobilité, tant interne qu’internationale, montrent une augmentation de la proportion de femmes qui migrent depuis les réformes économiques de la fin des années 1980, appelées doi moi ou « renouveau ». Entre 1999 et 2009, leur part parmi les migrants internes a augmenté et, en 2009, elles dominaient tous les types de migrations internes [Le et al., 2012]. À l’international, les femmes vietnamiennes migrent pour le travail ou suite à un mariage. À Taïwan et en Corée du Sud au milieu des années 2000, elles représentaient le groupe le plus important d’épouses étrangères, après les Chinoises [Bélanger, 2010]. Elles migrent aussi dans le cadre des programmes d’exportation de la main-d’œuvre au sein de l’Asie pour le travail domestique ou manufacturier.

2 Ces migrations internes et internationales, qu’elles soient liées au mariage ou au travail, ont surtout été abordées du point de vue individuel, en tant que phénomènes susceptibles tout à la fois d’offrir des opportunités de mobilité socio-économique et de créer de nouvelles formes de vulnérabilité [Bélanger, Wang, 2012 ; Bélanger, Pendakis, 2009 ; Bélanger, Tran, 2011 ; Guilmoto, De Loenzien, 2014]. Dans cet article, nous avons choisi d’aborder les migrations féminines en tant que mécanisme révélateur des transformations du marché matrimonial rural de certaines régions du Vietnam. En effet, à l’instar de la mondialisation de ceux du travail, nous assistons à une mondialisation des marchés matrimoniaux atteignant les régions pauvres et rurales des pays en développement [Constable, 2011]. De plus, la migration interne, en lien avec le développement socio-économique et les emplois dans le secteur manufacturier, contribue à l’éclatement de ces marchés matrimoniaux locaux. Les mobilités féminines ont en effet des retombées importantes pour les autres membres des villages, dont les familles de ces femmes, les hommes célibataires et leurs parents. L’observation des transformations du marché matrimonial révèle ainsi des changements sociaux, imbriqués dans des processus locaux, nationaux et internationaux, qui touchent profondément la ruralité vietnamienne des dernières décennies.

3 Notre travail repose sur une étude effectuée dans quatre localités particulièrement touchées par l’émigration des jeunes femmes depuis les années 1990. Les résultats proviennent des statistiques locales sur les mariages dans ces quatre communes [1] et sur un travail ethnographique réalisé par les auteurs entre 2007 et 2012. Il s’agira d’examiner tout d’abord l’élargissement de l’aire du marché matrimonial et les caractéristiques spécifiques de cette ouverture tant pour les hommes que pour les femmes. Puis, nous analyserons cet élargissement en termes de stratégies familiales et individuelles. Enfin, une attention particulière sera portée au célibat masculin et au vécu d’une nouvelle catégorie d’hommes « laissés pour compte ». Le cadre de cet article s’inspire de l’analyse du célibat masculin en France proposée par Pierre Bourdieu [2002, 1962, 1972, 1989] et de certaines études sur des tendances similaires étudiées en Chine [Tan, Gilmartin, 2002], travaux sur lesquels nous revenons au préalable.

Bourdieu et « l’unification du marché matrimonial »

4 Partie de l’étude du célibat masculin, la pensée de Bourdieu évolue vers l’analyse des stratégies matrimoniales et culmine avec le constat de l’unification du marché matrimonial [Bourdieu, 2002]. Cette analyse fine, à la fois macro et microsociale, permet d’expliquer les transformations de ce marché dans la région du Béarn, en France. Bien que très localisés dans le temps et l’espace, les processus décrits par le sociologue et les concepts qui émergent de son analyse offrent un terrain particulièrement fertile pour l’étude du marché matrimonial au Vietnam.

5 D’une part, l’étude des stratégies matrimoniales, qui diffèrent pour les filles et les garçons, représente, dans l’analyse de Bourdieu, un aspect central de son modèle explicatif [Bourdieu, 1972]. Dans ce cadre conceptuel, la mobilité féminine, plus fréquente que son homologue masculine, est à la fois une manifestation et une cause de la transformation du marché matrimonial. Cette dynamique s’apparente à celle observée dans les localités étudiées sur notre terrain vietnamien. D’autre part, les changements sur le plan symbolique de la valeur accordée au monde rural agricole nous offrent un outil analytique fort utile. En effet, Bourdieu présente des témoignages éloquents et touchants d’hommes célibataires qu’il analyse à la lumière de ses concepts d’habitus et de violence symbolique [Bourdieu, 2002]. Il met ainsi en évidence comment l’habitus paysan donne lieu à la violence symbolique envers les représentants – dans ce cas les hommes célibataires paysans – d’un monde dévalorisé [Bourdieu, 1989]. Notre étude donne aussi la parole aux hommes célibataires et restitue leur propre version de leur condition de célibataire et de leur univers identitaire. Les parents de ces hommes sont aussi interpellés et témoignent de leur situation familiale. Localement construit comme résultant de l’émigration des femmes, le célibat masculin offre un point de vue révélateur des changements du marché matrimonial et de la constante transformation de la société rurale. Enfin, la notion d’unification du marché matrimonial permet une analyse pertinente de la croissance des migrations de mariage, en partance des villages étudiés ou vers ces villages. L’unification dont il est question ici, beaucoup plus ample que celle observée par Bourdieu dans le Béarn, fait partie des processus de mondialisation. Ainsi, la notion proposée par l’auteur du Bal des célibataires est utile mais aussi limitée, étant donné les différences de contextes et de temporalités.

6 L’étude du lien entre les migrations et les transformations du marché matrimonial a fait l’objet de nombreux travaux sur la Chine. Ceux-ci soulignent le rôle des migrations de travail dans l’élargissement de l’aire matrimoniale [Fan, Huang, 1998 ; Tan, Gilmartin, 2002]. Par ailleurs, des analyses sur l’impact du déficit démographique féminin – résultant de la sélection selon le sexe – et la pratique de l’hypergamie [2] chez les femmes soulignent comment la diversification des stratégies matrimoniales suscite davantage de migrations internes et transnationales [Constable, 2011 ; Liu et al., 2014]. Dans ce contexte, Caroline Grillot [2010] a notamment étudié les mariages entre Chinois et Vietnamiennes dans les provinces chinoises situées près des zones frontalières avec le Vietnam. Le célibat masculin en Chine a fait l’objet de nombreux travaux qui, dans l’ensemble, mettent en évidence les difficultés rencontrées par les « célibataires forcés » (forced bachelors) tant sur le plan social, économique que psychologique [Attané et al., 2013]. La nécessité de porter attention aux effets des perturbations des structures démographiques locales résultant des migrations a, par ailleurs, été soulignée par Tim Dyson [2012].

L’étude du marché matrimonial local

7 Notre analyse se fonde sur différentes études réalisées depuis le début des années 1990 concernant le mariage, la famille et les migrations internes et internationales au Vietnam. Les données ont été recueillies dans deux régions très touchées par l’émigration des femmes suite à un mariage avec un étranger [3]. La majorité des unions y sont contractées entre les jeunes filles de ces villages et des hommes soit de la région, soit de Taïwan, de la Corée du Sud, de Hong Kong et de la Chine. Peu de femmes se marient à des Vietnamiens de la diaspora établis dans les pays du Nord (Canada, États-Unis, Australie, pays d’Europe). Au nord, nous avons étudié deux villages de la province de Hai Phong et au sud, deux villages de la province de Can Tho (voir cartes 1 et 2) [4].

8 La sociologie de la famille au Vietnam souligne les différences entre les régions du nord et celles du sud [Hirschman, Loi, 1996]. Dans le nord, le système familial est patrilocal et patrilinéaire et, bien que la Loi du mariage et de la famille prescrive le partage égal de l’héritage entre garçons et filles, dans la pratique, ce sont généralement les premiers qui héritent de la résidence parentale. Les secondes emménagent chez les parents du mari, ou tout près, et doivent en priorité être à la disposition de leurs beaux-parents, bien qu’elles gardent un lien fort avec leur famille natale et leurs parents. Le désir des parents d’assurer la continuité de la lignée patrilinéaire s’avère une cause sous-jacente du désir d’avoir au moins un garçon, lequel se manifeste dans l’augmentation du rapport de masculinité à la naissance [5] observée dans plusieurs provinces depuis la seconde moitié des années 2000 [Guilmoto, 2012]. Dans les régions du sud à l’inverse, c’est plutôt le plus jeune fils qui demeure avec ses parents et qui en assume la responsabilité [Bélanger, 1997].

9 Le présent article repose en grande partie sur une enquête qualitative réalisée dans ces deux provinces de Hai Phong et de Can Tho en 2012 et qui a donné lieu à 86 entretiens individuels approfondis avec des personnes appartenant à 39 familles [6]. Notre unité d’analyse est à la fois la famille et l’individu en son sein. Nous avons aussi effectué 13 entretiens avec des cadres des comités populaires des communes et des individus menant des activités économiques en lien avec les mariages transnationaux [7]. Les données sur les mariages enregistrés au niveau des communes ont été compilées par les cadres des comités populaires de chaque commune et analysées par les auteurs (voir le tableau 1 et les cartes 1 et 2). Tous les entretiens qualitatifs ont été enregistrés, transcrits, et analysés avec l’assistance du logiciel NVivo[8].

Tableau 1

Information démographique et répartition en pourcentage des mariages selon le type, dans les quatre localités enquêtées, de 2005 à 2012*

Tableau 1
Provinces Can Tho [sud] Hai Phong [nord] Localités Thoi Thuan Tan Loc Pha Le Lap Le Population totale (recensement de 2009) 18 201 29 617 6 842 11 274 Rapports de masculinité chez les célibataires (districts*) 20-24 ans 25-29 ans 30-34 ans 171 184 169 213 334 247 Nombre total de mariages enregistrés dans la commune sur la période 2 859 5 438 946 1 688 Distribution en pourcentage selon le type de mariage Époux du même village [endogamie] 30,95 49,74 18,39 22,51 Homme du village, femme d’un autre village mais de la même province [migration intraprovinciale] 22,21 21,35 34,67 32,35 Homme du village, femme d’une autre province [migration interprovinciale] 22,56 13,88 14,90 4,09 Femme du village, homme étranger [émigration féminine] 9,30 10,96 32,03 41,05 Autres types [catégorie qui inclut les femmes du village mariées à des hommes d’autres villages ou provinces] 14,97 4,06 0 0 Total 100,00 100,00 100,00 100,00

Information démographique et répartition en pourcentage des mariages selon le type, dans les quatre localités enquêtées, de 2005 à 2012*

* Les données du recensement de 2009 selon le statut matrimonial ne sont pas disponibles à l’échelle des communes. Nous présentons ici les données des districts dont font partie les localités étudiées. Dans le nord, il s’agit du district de Thuy Nguyen et dans le sud, du district de Thot Not.
Sources : Données du recensement de 2009, analyses des auteurs. Registres des mariages des communes étudiées (données non publiées et analysées par les auteurs).

10 Notre analyse du célibat masculin puise dans le sous-échantillon de 34 entretiens avec des hommes célibataires et des membres de leur famille (17 célibataires et 17 membres de leur famille). Dans les villages du nord, ces hommes étaient pour la plupart des pêcheurs. Ils partent en haute mer 21 jours consécutifs par mois, leurs revenus sont peu élevés et leurs absences périodiques prolongées rendent difficile la rencontre d’épouses potentielles. Dans le village du sud, les hommes célibataires étaient des paysans sans terre, journaliers agricoles ou dans le secteur de la construction, d’autres étaient pêcheurs. Dans les deux villages, certains travaillaient dans le secteur manufacturier, des petits salariés dont le revenu est considéré comme très bas. Tous vivaient avec leurs parents et étaient âgés de 27 à 41 ans au moment de leur participation à notre étude. Leur niveau d’éducation était varié – d’analphabète à collège technique terminé – et leur propre évaluation de leur situation économique allait de très pauvre à moyenne.

11 Par ailleurs, il importe de mentionner que le mariage avec des étrangers représente en fait un nombre relativement peu élevé de femmes dans l’ensemble du pays et que l’émergence du célibat masculin n’est pas un enjeu national. Toutefois, ces deux tendances ont un impact local et régional très important. De plus, étant donné la forte médiatisation dont ils sont l’objet, leur incidence sur l’imaginaire national est notoire. Les médias commentent régulièrement les dangers inhérents du mariage avec des étrangers pour les femmes vietnamiennes et le péril que les comportements de ces dernières – qui émigrent ou qui sélectionnent le sexe des enfants en faveur des garçons – représentent pour le marché matrimonial, défavorisant les hommes [Bélanger, Tran, Khuat, 2013].

L’élargissement de l’aire géographique matrimoniale

12 Dans les zones étudiées, l’aire habituelle du marché matrimonial des femmes s’affranchit des frontières villageoises, régionales et nationales en se mondialisant. Ce phénomène a attiré l’attention des médias et des chercheurs car il touche des individus n’ayant pas un habitus de vie caractérisé par la mobilité et le transnationalisme. Au contraire même, il concerne des populations rurales et pauvres, qui, jusqu’au début des années 1990, se mariaient principalement au sein de l’espace villageois. À cette époque, l’endogamie villageoise et sociale était recherchée et valorisée tant pour les filles que les garçons, surtout dans le nord du pays [9].

13 Le mariage avec des hommes des pays développés de la région, Taïwan d’abord puis la Corée du Sud et parfois la Chine, la Malaisie et Hong Kong, s’est lui développé à une grande échelle au niveau local. La proportion annuelle de ces unions atteint entre 10 % et 40 % dans les quatre localités pour la période 2005-2012 (voir tableau 1). Dans la province de Can Tho (sud), les cadres des comités populaires des communes ont souligné que cette proportion était beaucoup plus élevée entre 1995 et 2004 (données non disponibles), alors que dans la province de Hai Phong la tendance s’est intensifiée plus récemment. Entre 2005 et 2012, les femmes des villages qui épousent des hommes étrangers se marient, dans le sud, pour la plupart à des Taïwanais (59 %), et dans le nord surtout à des ressortissants de Corée du Sud (64 %) (voir cartes 1 et 2). Cette forte proportion de mariages avec des étrangers dans certains villages est en partie attribuée au rôle prépondérant des intermédiaires et des agences matrimoniales dans les pays d’origine des hommes et au Vietnam, et qui œuvrent au sein de réseaux locaux [Wang et Chang, 2002].

Carte 1

Migrations féminines suite à un mariage, deux communes de la province de Hai Phong (2005-2012)

Carte 1

Migrations féminines suite à un mariage, deux communes de la province de Hai Phong (2005-2012)

Sources : Département de géographie, université Laval, 2015.
Carte 2

Migrations féminines suite à un mariage, deux communes de la province de Can Tho (2005-2012)

Carte 2

Migrations féminines suite à un mariage, deux communes de la province de Can Tho (2005-2012)

Sources : Département de géographie, université Laval, 2015.

14 Mais comment expliquer l’acceptabilité et la croissance rapide de ces mariages qui contrevenaient, au début du moins, aux prescriptions et aux préférences locales en matière de choix du conjoint ? Nous observons une transformation progressive qui s’échelonne sur une décennie environ. Au sein des communautés étudiées, le mariage des filles du village avec des étrangers était d’abord stigmatisé et perçu très négativement. Plusieurs filles avaient par exemple décidé de partir malgré la crainte et l’opposition de leurs parents, lesquels étaient réfractaires à l’idée de perdre leur fille et de la voir se marier à un étranger, souvent de plusieurs années son aîné. Dans le sud comme dans le nord, des témoignages de femmes revenues suite à un échec de ce projet de mariage à l’étranger étaient éloquents quant à leur stigmatisation et à l’exclusion sociale qu’elles vivaient à leur retour [Bélanger, Khuat, Lee, 2009]. Ostracisées par leurs familles et leur entourage, elles jugeaient n’avoir aucune chance de se remarier au village malgré leur jeune âge. Jugées comme des prostituées ou des victimes de la traite, elles vivaient la migration de retour comme un échec cuisant.

15 Vers la fin des années 2000, la fréquence des transferts d’argent par les filles mariées à l’étranger a permis l’enrichissement de leurs parents. D’après une autre enquête de 2007 réalisée à Can Tho, 90 % des ménages ayant une fille mariée à l’étranger bénéficiaient de remises monétaires et, pour 60 % d’entre eux, celles-ci représentaient une part jugée « très importante » ou « importante » du revenu total du ménage [Bélanger, Tran, Le, 2011]. Ce succès économique a progressivement transformé la perception de ce type de mariage. Le retour de certaines filles lors de vacances, occasion de faire étalage de leur succès économique et social, est de ces moments qui bouleversent le sens donné au mariage à un étranger.

16 Peu à peu, ces femmes sont reconnues par les habitants de leurs communes comme des émigrantes contribuant au développement économique de leur famille et de leur communauté. Les rénovations de maisons permises par l’envoi d’argent créent rapidement une hiérarchie entre les familles ayant une fille à l’étranger et les autres, et contribuent à l’augmentation des inégalités économiques [Tran, 2008]. Ainsi, le mariage avec un étranger devient progressivement une composante du marché matrimonial local, une option légitime comme les autres et, pour certaines familles, une stratégie de mobilité économique et sociale.

17 De plus, les migrantes de retour qui vivaient une forme d’exclusion sept ou huit ans auparavant sont désormais légitimes sur le marché matrimonial local en tant qu’épouses potentielles. En 2012, des familles d’hommes célibataires considéraient ainsi marier leur fils à une femme divorcée et revenue de l’étranger.

18 Dans l’étude des transformations du marché matrimonial, il importe de prendre également en compte les mobilités internes. Le développement manufacturier du pays a créé une forte demande en main-d’œuvre féminine dans certains secteurs d’emploi dont le textile et le travail domestique. La migration des femmes célibataires pour le travail en usine s’est répandue et a contribué à l’élargissement de l’aire matrimoniale en multipliant les rencontres entre jeunes de régions différentes. Nous observons ce phénomène dans les quatre localités étudiées car elles ont en commun une zone industrielle à proximité.

19 L’impact de la forte émigration féminine – interne et internationale – sur la structure démographique locale ressort des données du recensement de 2009 qui montre un surplus d’hommes chez les jeunes célibataires. D’après les chiffres concernant les districts où sont situées les localités étudiées, il y avait, en 2009, plus de 150 hommes pour 100 femmes chez les célibataires de 20-24 ans, 25-29 ans et 30-34 ans [10]. Ces données sont révélatrices d’un déséquilibre du marché matrimonial local des régions étudiées.

20 L’élargissement de l’aire du mariage chez les hommes donne lieu à l’augmentation des mariages arrangés avec des femmes d’autres provinces qui migrent pour s’établir dans le village de leur nouveau mari [11]. Dans les communes étudiées, les unions entre hommes du village et femmes d’autres provinces avaient augmenté depuis une dizaine d’années et représentaient entre 21 % et 35 % des mariages pour la période 2005-2012 (voir tableau 1). Cette stratégie, généralement mise en œuvre par les parents avec l’assistance d’une entremetteuse, permet d’assurer la continuité de la lignée patrilinéaire et la présence d’une belle-fille, aidante naturelle pour les parents du mari. Les familles ayant adopté une telle stratégie parlent avec éloquence de la supériorité des filles des provinces éloignées par rapport à celles du village, jugées trop exigeantes, paresseuses et inconstantes car pouvant divorcer et se marier avec un étranger :

21

« Si nous marions une fille d’ici, c’est un problème car les filles d’ici ne font rien, elles veulent avoir du plaisir et aller se promener, donc même si nous faisons tout ce que nous pouvons nous n’y arriverons pas. En plus les filles qui se marient ici abandonnent facilement leur mari. »
(Hoa, homme célibataire, 33 ans, Hai Phong)

22 Hung [12] partage la même opinion : « Les filles d’ici ne supportent plus de travailler, et elles ne sont pas fidèles à leur mari, leurs attentes sont beaucoup trop élevées. » Pour Monsieur Oi, père d’un célibataire, le mariage de filles du village à l’étranger a tout changé pour les hommes :

23

« Avant cette tendance au mariage à des étrangers, les jeunes du village se mariaient entre eux, les filles du village se mariaient ici. Les gens d’un hameau mariaient ceux d’un autre. Maintenant, les garçons qui arrivent à l’âge de former une famille doivent aller loin, aller dans une autre province. Loin c’est plus facile de trouver une épouse. Depuis les années 1990 quand les filles ont commencé à se marier à l’étranger, les choses ont changé. Même les garçons qui ont de l’éducation et un travail ont du mal à se marier. »
(Monsieur Oi, marié, 65 ans, père de trois enfants, son fils aîné de 41 ans est célibataire, Hai Phong)

24 L’afflux important de belles-filles/épouses de provinces plus pauvres et jugées « isolées » – c’est-à-dire loin de la mer, dans les montagnes – montre que l’élargissement de l’aire géographique des mariages, chez les femmes, suit une logique de mobilité ascendante à la fois spatiale et socio-économique au sein du pays et vers l’étranger. Cette dynamique trouve une illustration sur les cartes 1 et 2 qui montrent la grande diversité des provinces d’origine de celles venues s’établir sur place suite à leur mariage avec un homme des villages étudiés depuis 2005. Autre phénomène intéressant, certaines des femmes venues d’ailleurs qui se marient dans ces villages appartiennent à des minorités ethniques. Cette exogamie « ethnique » est récente et bien acceptée par les gens d’ethnicité vietnamienne (ou Kinh).

Stratégies matrimoniales : paradoxes et effets dominos

25 Devant les possibilités inédites de mobilité interne et internationale, les familles déploient de nouvelles stratégies pour le maintien de leur niveau de vie ou dans l’espoir d’une ascension socio-économique. À ce titre, le départ des enfants de sexe féminin s’avère généralement acceptable étant donné le système de parenté patrilinéaire et patrilocal. Ainsi, il est de coutume de voir en sa fille une ressource un peu « perdue » par rapport à son fils qui restera, ou qui, du moins, demeurera responsable du soutien matériel de ses parents dans leur vieillesse. Malgré l’attachement émotif des père et mère envers leur fille, le mariage « ailleurs » n’est pas complètement en rupture avec les attentes. Ainsi, l’élargissement de l’aire du mariage pour les femmes s’étend du district ou de la province voisine à un pays étranger. L’endogamie géographique n’est plus recherchée par une proportion importante de jeunes femmes et leurs parents.

26 Contrairement à ce soutien de la famille envers la mobilité des filles, les parents tendent à retenir au moins un fils au village, en général celui qui sera l’héritier de la résidence familiale et qui deviendra responsable du soin de ses parents vieillissant et des rituels de culte, suite à leur décès. Étant donné que la fécondité est relativement basse au Vietnam depuis près d’une vingtaine d’années [Scornet, 2009] et que bon nombre de célibataires ont peu de frères et sœurs, le rang de naissance n’est pas un facteur qui augmente systématiquement le risque de célibat dans les villages étudiés. En fait, la composition sexuelle des familles s’avère plus déterminante. Celles ne comportant que des garçons ne peuvent pas compter sur le revenu de filles célibataires qui migrent. De plus, le coût du mariage étant élevé pour la famille du garçon, la difficulté de marier ses fils augmente avec leur nombre, surtout dans le cas de ménages pauvres au départ.

27 Il y a un consensus dans les villages étudiés à constater que la dernière décennie a donné lieu à une augmentation du prix de la dot [13] que la famille du fils doit payer à celle de la mariée. Les villageois attribuent cette tendance au mariage avec des étrangers. D’abord, les familles ayant une fille à l’étranger ont, pour la plupart, bénéficié d’une mobilité socio-économique ascendante. Lors du mariage d’une autre de leurs filles avec un homme du village, leur statut leur permet ainsi d’exiger une dot élevée. De plus, l’exode féminin des femmes célibataires augmenterait la valeur des filles restant au village, d’où, selon la logique locale, l’augmentation générale du prix de la dot. Dans le cas des mariages avec des filles d’autres provinces, la dot est moins élevée mais ces mariages entraînent d’autres frais tels que le transport pour aller chercher la belle-fille et le coût des visites aux beaux-parents pour le nouvel an. Le fait que ces derniers ne puissent aider aux soins des petits-enfants, du fait de la distance géographique, représente aussi une perte de ressources pour ces couples.

28 La dot est constituée d’un cadeau en or – mesuré en grammes – et d’une somme d’argent habituellement utilisée pour établir le nouveau couple (achat de literie, ameublement sommaire, etc.) et, dans certains cas, pour l’acquisition de bijoux en or pour la mariée. Or, les parents mariant une fille peuvent désormais exiger davantage et retenir une partie de cette somme pour investir dans la dot nécessaire au mariage futur d’un de leur fils. La difficulté, voire l’impossibilité, de payer cette dot est systématiquement évoquée comme motif du célibat par les hommes et leurs parents.

29 Pour certaines familles qui craignent ou font face à une difficulté à marier leur fils étant donné leur incapacité à payer la dot requise, marier sa fille à un étranger devient ainsi une stratégie qui permet d’amasser la somme nécessaire au mariage du fils. Ainsi, avec l’acceptation de l’union avec des étrangers en tant que composante légitime du marché matrimonial local, les parents qui ont au moins une fille gagnent là un net avantage. De fait, la pauvreté et l’impossibilité de marier son fils étant donné le coût trop élevé du mariage sont attribuées, par certains parents, au fait de n’avoir que des fils. Madame Cha [14] constate ainsi : « je n’ai pas de fille donc je n’ai pas d’enfant à l’étranger ; sans enfant qui envoie de l’argent de l’étranger, on reste pauvre et on ne peut pas marier son fils. » Monsieur Quay [15] déclare quant à lui : « Si j’avais une fille, je ne serais pas pauvre comme cela. Si j’avais une fille, je ne la laisserais pas se marier au village, je la marierais à un étranger. » Ces stratégies contradictoires peuvent aboutir à ce que les familles doivent chercher des épouses à leurs fils en dehors du village pour compenser leurs propres stratégies à l’égard du mariage de leurs filles. Cette conséquence non anticipée de la migration des filles du village vers les villes sur le mariage de leurs propres garçons est une contradiction bien documentée dans les travaux sur le Béarn de Bourdieu [2002].

30 Chez les familles des filles d’autres provinces qui migrent vers ces communes, la notoriété de ces dernières en matière de transferts d’argent peut encourager la migration. La famille de Thanh [16] est très pauvre mais a réussi à lui trouver une femme dans une province éloignée. Lors de notre visite, les parents nous ont parlé avec désarroi de leur belle-fille qui menaçait constamment de rentrer chez ses parents et d’abandonner son mari. En fait, la jeune femme nous a confié que sa mère croyait qu’il s’agissait d’un bon parti car cette famille avait une fille mariée à Taïwan. Une fois arrivée chez son mari, la jeune femme s’est retrouvée dans un milieu extrêmement pauvre. Ici, la stratégie matrimoniale de mariage du bas vers le haut impliquant une migration interprovinciale a échoué et donne lieu à un conflit. Étant donné la pauvreté de la famille du mari, la perte de la belle-fille serait un drame car il serait pratiquement impossible de remarier le fils.

31 La mobilité féminine et l’augmentation du prix de la dot témoignent de nouveaux rapports de pouvoir entre hommes et femmes, et entre les générations. Les filles célibataires ont désormais un plus grand éventail de types de mariages qui s’offrent à elles et le choix d’un conjoint plutôt qu’un autre peut résulter d’une décision individuelle et, dans certains cas, avoir donné lieu à un conflit entre parents et enfants. Par exemple, dans le sud du pays, le mariage avec un étranger requiert un séjour à Hô Chi Minh-Ville où se déroulent les activités de sélection et de préparation organisées par des agences matrimoniales. Or, certaines filles du village s’y rendent pour travailler en usine et entament le processus d’union à un étranger sans en aviser leurs parents. Certaines jeunes femmes expriment clairement les choix qui se posent à elles et pourquoi elles optent pour l’un plutôt que l’autre. Ainsi, Nga [17] s’est mariée avec un homme d’un autre village qui a accepté de venir vivre dans le sien (mariage uxorilocal). La jeune femme avait décidé de ne pas s’unir avec un homme du village car « ils sont pêcheurs et sont trop absents et en plus, plusieurs d’entre eux sont des utilisateurs de drogues ». D’emblée elle avait écarté le marché matrimonial local et cherchait à rencontrer un homme par Internet. C’est par ce moyen qu’elle a rencontré Sung [18]. Le couple raconte que leurs parents les ont laissé libres de prendre leur décision concernant leur mariage. Pour Sung, ce mariage lui offre des occasions d’affaires pour son commerce de vente de matériaux de construction car il bénéficie ainsi de réseaux dans deux provinces.

32 Chez les jeunes hommes, le célibat peut résulter d’une opposition entre eux et leurs parents. Dans le cas de Hung, ses parents aimeraient qu’il accepte de rencontrer des jeunes filles présentées par un intermédiaire. Mais Hung insiste sur le fait qu’il doit lui-même chercher et trouver une femme, et qu’il ne peut accepter le rôle d’une entremetteuse. Il désire se trouver une fiancée lui-même sans l’aide ; et s’il ne peut en trouver une, il préfère rester célibataire. À ses yeux, un mariage « arrangé » serait à la fois cher, risqué et symbolisant son échec. Dans d’autres cas, le fils cède à la pression parentale et accepte ce type d’union. D’autres refusent de se marier car ils craignent de trop faire souffrir leur femme étant donné leur pauvreté :

33

« Mes parents me demandent de me marier mais quand je vois ma famille qui vit dans la précarité, je ne vois pas comment je pourrais me marier. Si ma vie devient plus stable je pourrais mais si les choses ne changent pas et que je me marie et que j’ai des enfants, la vie sera encore plus difficile. »
(Ngon, homme célibataire, 32 ans, Can Tho)

34

« Je n’ai jamais osé, je suis trop pauvre. Je n’ai pas assez à manger, ma femme en souffrirait trop. Je n’ose pas demander la main de qui que ce soit. Je n’ai pas osé. Je ne me marierai pas bientôt, en fait, je ne suis plus bon à marier. C’est terminé. »
(Tuan, homme célibataire, 30 ans, Can Tho)

35 Ainsi apparaît une combinaison de stratégies familiales et individuelles, lesquelles peuvent mener au mariage avec un étranger dans le cas des filles, et au célibat dans le cas des fils. Quant à l’union exogame entre un homme du village et une femme d’une autre province, c’est l’apanage des parents, surtout des mères, qui font primer la nécessité du mariage sur le désir des jeunes de construire le leur. Ainsi, l’éclatement des pratiques matrimoniales se déploie dans des relations complexes et variées entre genres et générations, dans un contexte structurel de forte mobilité et d’élargissement de l’aire de recherche des conjoints, avec comme toile de fond la mondialisation.

Pauvreté, capital symbolique et célibat masculin

36 Lors de nos discussions avec les autorités des villages étudiés, notre intérêt pour les hommes célibataires ne laissait personne indifférent. Les réactions étaient de deux ordres. D’une part, cet intérêt suscitait un malaise et une gêne qui faisaient vite place au rire et à l’ironie quant au peu de pertinence d’un tel sujet. D’autre part, le sujet donnait lieu à de l’empathie pour ces hommes et leurs parents. Puis survenait une explication quant aux causes de la situation de ces hommes :

37

« Le problème ce sont les femmes, elles ne veulent pas travailler et assumer leurs responsabilités et donc partent lâchement marier un étranger. Ainsi, nous n’avons plus assez de femmes au village et même celles qui restent ne sont pas fiables, car elles peuvent divorcer et se remarier avec un étranger ! »
(Duong, homme célibataire, 28 ans, Hai Phong)

38 Les hommes de notre étude ont raconté leur histoire sur le marché matrimonial comme étant parsemée d’embûches et d’obstacles. Elle commence par la ou les rencontres d’épouse potentielle suivie de projet-s de mariage avorté-s. La pauvreté familiale et l’absence d’un métier (khong co nghe) assurant un revenu régulier mènent souvent au fait d’être rejeté en faveur d’un homme plus éduqué, comme le raconte Lac :

39

« Une fille m’a été présentée par son amie, nous nous sommes connus, nous étions ensemble un certain temps, mais je suis un ouvrier et je n’ai pas d’argent… ma famille n’a pas les conditions économiques et puis, quand elle est venue chez moi, elle a vu notre situation de pauvreté et elle ne voulait plus de moi. Cette fille m’a quitté car elle avait rencontré un ingénieur. »
(Lac, homme célibataire, 37 ans, Hai Phong)

40 Dans presque tous les cas, ces hommes racontent avec tristesse comment plusieurs de leurs amoureuses de jeunesse les ont délaissés au profit d’un mariage avec un homme étranger. Source de honte, la condition de paysan pauvre ou de pêcheur entraîne chez ces hommes une intériorisation de leur infériorité et, pour certains, leur fait perdre tout espoir. Duong, 28 ans, originaire de Hai Phong, a fréquenté une jeune fille alors qu’il avait une vingtaine d’années. Il dit que la relation était avancée et intime – ce qui signifie qu’ils avaient eu des rapports sexuels. Après un certain temps, son amie rompt en lui disant qu’elle juge sa famille trop pauvre pour elle. Puis elle se marie avec un homme de Corée du Sud et quitte le village. Duong souligne que les parents de cette ancienne amoureuse ont depuis construit une belle maison car leur fille a envoyé beaucoup d’argent.

41 Cette expérience commune d’abandon est exprimée dans des chansons que les garçons partagent et écoutent sur leurs téléphones portables. L’une d’elle, composée et interprétée par un jeune homme d’une commune du nord, raconte :

42

« Parce que sa mère veut de l’argent, elle l’envoie à Taïwan.
Parce qu’elle aime porter des vêtements de marque, elle se vend à Hong Kong.
Ainsi les filles qui partent sont plus nombreuses qu’avant.
Je souhaiterais que tu restes toujours ici.
Oh que mon amie est sotte.
Un vieux mari plus gros qu’un cochon rôti,
Veut qu’elle dorme auprès de lui, elle a envie de vomir mais doit quand même le supporter.
Elle accepte sans se plaindre.
Souvent la nuit elle rêve qu’elle est couchée près de moi comme avant.
Près de lui, là-bas, est-ce que c’est mieux que d’être avec moi ?
Seulement parce qu’elle a envie de dollars.
Plusieurs fois elle m’a promis de ne pas aller batifoler avec les étrangers,
Et maintenant elle dit vouloir se séparer de moi ? [19] »

43 Le mariage avec des étrangers représente ainsi une atteinte à la masculinité des hommes des villages « car toutes les plus belles filles partent ». À cet égard, il y a chez eux parfois un certain dénigrement de ces étrangers venant marier des filles de chez eux. Dans le sud, nous étions en visite chez un ancien cadre de la commune devenu propriétaire d’une auberge offrant un logis aux hommes étrangers venant au village y trouver une épouse. Pendant notre visite, un Chinois y était logé et une femme agissant à titre d’intermédiaire et d’interprète est venue lui présenter une jeune fille. Cette situation était très tendue. Un peu en retrait, était attablé un groupe d’amis du propriétaire de l’auberge. Rapidement, ce dernier nous a invités à nous joindre à eux afin que la négociation se poursuive sans témoin. Les hommes du village conversaient vigoureusement sur le visiteur étranger, le traitant de stérile, de « pédé » et d’impuissant.

44 Pour les célibataires, le fait d’avoir passé l’âge maximum pour le mariage – atteint autour de 27-28 ans pour les hommes selon les normes villageoises [20] – et de se retrouver « en compétition » avec des hommes plus jeunes et plus beaux crée un sentiment d’infériorité. Dans cette hiérarchie de générations, la moto devient le symbole de la dévalorisation des plus vieux car elle révèle l’âge de son propriétaire – les plus vieux ayant de plus vieilles motos. Les jeunes filles célibataires jugeraient de la valeur d’un jeune homme à sa moto qui révèle à la fois son âge et son statut économique. Celle-ci s’avère un objet de séduction central dans le processus de rencontre et de fréquentation. Le jeune homme invite ainsi une jeune fille à aller se promener (di choi) et la balade, donnant lieu à un rapprochement des corps et à un affichage de la relation, permet l’affirmation de la capacité de séduction de l’homme. Ainsi, pour Duong, le fait qu’il ait une vieille moto est la raison principale de son incapacité à rencontrer des filles.

45

« Ce n’est plus comme avant, les jeunes se regardaient, se fréquentaient et s’aimaient. Maintenant il faut beaucoup de choses. La fille regarde la moto avant son conducteur. Tant que je n’ai pas une plus belle moto, c’est sans espoir. »
(Duong, homme célibataire, 28 ans, Hai Phong)

46 Certains hommes ressentent qu’un fossé trop important les sépare des jeunes femmes qui « appartiennent à une autre génération et qui ont d’autres préoccupations ». Ce malaise les empêche de faire des tentatives et ils préfèrent se concentrer sur l’amélioration de leurs conditions socio-économiques en espérant que leur « moment » viendra :

47

« Le moment n’est pas encore venu, car je n’ai pas encore trouvé la personne, je n’ai pas éprouvé de sentiment pour une personne au point de vouloir la marier. Donc en attendant, je me prépare, j’épargne de l’argent. Dans environ deux ans, je devrais avoir ce qu’il faut d’argent. »
(Son, homme célibataire, 34 ans, Can Tho)

48 D’autres trouvent un certain réconfort à partager leur tristesse avec des amis et en allant voir des prostituées à l’occasion, ou en entretenant des relations virtuelles romantiques avec des filles qu’ils ne verront jamais en personne :

49

« Entre nous nous allons boire de la bière ensemble, après nous allons danser en ville, voir des filles quand nous sommes trop tristes [c’est-à-dire aller voir les prostituées]. »
(Lac, homme célibataire, 29 ans, Hai Phong)

50

« Un autre problème est que je commence à prendre de l’âge, cela devient très difficile. Je dois sortir seul, avant j’avais des amis avec qui je sortais. Mais maintenant je suis laissé pour compte et je n’ose plus sortir. Je n’ai que des relations sentimentales par téléphone ou par Internet. Sortir avec une fille et allez chez elle, cela ne risque plus vraiment de se produire… je n’ose plus. »
(Ha, homme célibataire, 34 ans, Hai Phong)

51 Les discours de ces célibataires, et de leurs parents, renvoient à un sentiment d’exclusion et de stigmatisation. Ils expriment le fait de subir une violence symbolique étant donné leur appartenance à une classe d’hommes ayant perdu leur prestige et leur légitimité en tant qu’époux potentiels. Les étrangers et ceux ayant de bons revenus ont sapé leur capital symbolique d’hommes du village. Ces célibataires relatent alors avec tristesse et émotion la pression qu’ils vivent au quotidien :

52

« Dans mon hameau, partout où je vais on me demande pourquoi je suis toujours célibataire. Je réponds tranquillement mais au fond de moi je suis vraiment désemparé, je ne sais pas comment faire pour trouver une épouse. »
(Duong, homme célibataire, 28 ans, Hai Phong)

53 À l’opposé, dans certaines familles, émerge une forme d’acceptation du célibat masculin comme étant définitif et légitime. Ces hommes deviennent responsables du soin de leurs parents et acquièrent ainsi une légitimité au sein de leur famille. Ce rôle, normalement assumé par la belle-fille, est rempli avec fierté par certains fils, surtout dans la province du sud. Tuan [21] a une sœur mariée à Taïwan et un frère parti dans le village de son épouse. Il vit seul avec ses parents. Son père, pêcheur, a subi un accident cardiovasculaire, il souffre depuis de paralysie partielle et ne peut plus travailler. Sa mère a également des problèmes de santé limitant ses activités quotidiennes. C’est donc Tuan qui subvient aux besoins de ses parents et s’occupe d’eux. Il dit à ce propos ne pas pouvoir envisager de se marier car cette responsabilité est trop exigeante et qu’il ne pourrait pas s’occuper suffisamment de sa femme et de ses enfants. Une fois investi de ce rôle, l’homme non marié redéfinit alors sa condition de célibataire non plus comme étant transitoire mais comme étant définitive. L’attente et la recherche d’une épouse sont terminées et les rapports familiaux sont clairement redéfinis. Nghia, qui vit une situation similaire à celle de Tuan, explique :

54

« Mes amis se sont mariés très jeunes. Mais moi je ne voulais pas, je ne voulais pas partir loin de chez moi, je peux rester chez moi et m’occuper de mes parents. Peu importe lequel, un enfant doit prendre ses parents en charge. Il faut penser à eux, avant ils ont souffert pour m’élever, maintenant je dois prendre soin d’eux. »
(Nghia, homme célibataire, 32 ans, Can Tho)

55 Un homme qui prend la responsabilité de ses parents libère ainsi ses frères et sœurs de ce poids. Les frères mariés et ayant des enfants peuvent ainsi mobiliser toutes leurs ressources pour le mariage de ces derniers, surtout de leur-s fils. Certains hommes célibataires espèrent ainsi accumuler une dette envers les membres de leur famille qui se traduira, plus tard, par leur prise en charge de la part d’un frère, d’une sœur ou, mieux encore, d’un neveu ou d’une nièce. En l’absence de filet de sécurité en provenance de l’État, la famille demeure leur seul espoir pour leur propre avenir et c’est en son sein qu’ils peuvent se redéfinir et retrouver une certaine légitimité.

Conclusion

56 D’après l’analyse de Bourdieu [2002], dans le Béarn de la première moitié du xx e siècle, les stratégies familiales matrimoniales mènent à la crise de la société paysanne en suscitant une forte augmentation du célibat masculin. Dans le cas étudié ici, la famille et les communautés déploient de nouvelles stratégies pour assurer la reproduction familiale et marier leurs fils. Les stratégies matrimoniales se multiplient et s’affranchissent des limites géographiques, sociales et ethniques. C’est véritablement la fin de la prédominance de l’endogamie comme type de mariage le plus valorisé dans les normes locales. Ainsi, la société vietnamienne fait montre d’une grande adaptabilité devant la nécessité de transformer ses pratiques pour assurer le mariage de ses fils, tout en bénéficiant des retours économiques de la migration de ses filles. Néanmoins, les hommes au bas de l’échelle sociale font face au célibat forcé dans ce processus de reconfiguration de l’échelle des valeurs. Les plus pauvres, petits salariés d’usine, pêcheurs et agriculteurs, ont perdu leur capital symbolique en tant qu’hommes du village, un aspect grandement valorisé à l’époque révolue de la supériorité du mariage endogame.

57 Les processus étudiés mettent aussi en valeur les nouvelles opportunités de mobilité géographique et socio-économique dont bénéficient les femmes des classes pauvres du Vietnam. Notre analyse abonde donc dans le sens d’une augmentation du pouvoir de négociation des femmes qui peuvent aspirer à un meilleur mariage. Le prisme des transformations du marché matrimonial nous permet ainsi de saisir une reconfiguration des rapports entre les genres et les générations. Néanmoins, il importe de reconnaître que la mobilité en lien avec le mariage entraîne aussi de nouvelles formes de vulnérabilités, d’où les effets à la fois positifs et négatifs des migrations pour la réduction des inégalités entre hommes et femmes.

Notes

  • [*]
    Professeure titulaire en géographie, Faculté de foresterie, de géographie et de géomatique, université Laval au Québec, Canada.
  • [**]
    Chercheuse en sociologie à l’Institut de sociologie de Hanoi, Vietnam.
  • [1]
    Pour le lecteur francophone, nous utilisons le terme « village » bien que notre analyse porte sur des communes (unité géographique plus grande que le village).
  • [2]
    Forme de mariage dans lequel la femme épouse un homme de statut supérieur au sien et à celui de sa famille.
  • [3]
    Les comités populaires des provinces ont identifié des communes particulièrement touchées par l’émigration féminine à partir des registres des mariages qui mentionnent le lieu de résidence de chacun des conjoints avant le mariage. Ces registres sont relativement exhaustifs, surtout depuis 2005.
  • [4]
    Dans le sud, il s’agissait en fait de deux localités récemment passées au statut de « localité urbaine ». Les habitants se réfèrent toujours à leur lieu d’habitation comme d’un village (lang). Nous retenons aussi cette appellation dans cet article.
  • [5]
    Le rapport de masculinité à la naissance est le ratio des naissances masculines sur les naissances féminines pour une année ou une période donnée. Chez les populations humaines qui ne tentent pas de contrôler le sexe des enfants à naître, il est d’environ 105 garçons pour 100 filles.
  • [6]
    L’échantillon a été planifié avant le terrain puis adapté pendant le terrain compte tenu des résultats obtenus.
  • [7]
    Une analyse de l’industrie locale autour des mariages transnationaux et interprovinciaux est présentée dans Bélanger [2016].
  • [8]
    Voir http://www.qsrinternational.com/nvivo-french, page consultée le 11 octobre 2016.
  • [9]
    Nelly Krowolski [1999] a calculé l’endogamie communale à 85 % pour la période 1972-1990 dans un village du delta du fleuve Rouge (Mong Phu).
  • [10]
    Les données sur le statut matrimonial ne sont pas disponibles à une échelle géographique plus petite que celle des districts. Notre analyse des migrations à partir du recensement montre que ce surplus d’hommes ne provient pas d’une immigration masculine vers ces localités.
  • [11]
    La migration interne à des fins de mariage est beaucoup plus importante sur le plan statistique que la mobilité internationale, même si ce dernier phénomène attire beaucoup plus l’attention que le premier.
  • [12]
    Homme célibataire, 30 ans, Hai Phong.
  • [13]
    Au Vietnam, comme en Afrique, la dot est la compensation versée par le futur époux ou ses parents à la famille de la future épouse. Cette somme déboursée par les parents du marié peut aller au nouveau couple ou être partagée entre le couple et les parents de la mariée.
  • [14]
    Femme mariée, 66 ans, mère de trois fils célibataires, Hai Phong.
  • [15]
    Homme marié, 53 ans, père de trois fils célibataires, Hai Phong.
  • [16]
    Homme marié, 32 ans, Can Tho.
  • [17]
    Femme mariée, 30 ans, Hai Phong.
  • [18]
    Homme marié, 36 ans, originaire d’une autre province, Hai Phong.
  • [19]
    Traduction de Danielle Rheault.
  • [20]
    La notion d’âge idéal et d’âge maximum pour le mariage est très établie et moins souple pour les femmes que pour les hommes. Les villageois intériorisent ces normes et se définissent eux-mêmes comme « difficiles à marier » (kho lay khong, kho lay vo), voire « immariables » (e vo, e chong) étant donné leur âge.
  • [21]
    Homme célibataire, 30 ans, Can Tho.
Français

Cet article étudie les transformations du marché matrimonial au Vietnam depuis le milieu des années 1990 dans le contexte d’une forte mobilité interne et internationale chez les jeunes femmes de certaines régions du pays. L’analyse met en évidence les processus d’élargissement de l’aire géographique matrimoniale qui ébranlent la valeur de l’endogamie sociale et villageoise. Ces tendances sont analysées en termes de stratégies familiales et individuelles, reconfigurant les rapports entre genres et générations. Le célibat forcé chez certains hommes, quant à lui, témoigne de l’émergence d’une classe de « laissés pour compte » représentant un monde rural devenu peu désirable. Le cadre d’analyse fait appel ici à des concepts proposés par Pierre Bourdieu. L’article repose sur un travail ethnographique effectué entre 2007 et 2012 dans deux provinces du Vietnam particulièrement affectées par l’émigration féminine due au mariage avec des étrangers d’Asie de l’Est. Des données quantitatives sur les districts et les communes étudiés sont aussi analysées.

Mots-clés

  • famille
  • mariage
  • genre
  • stratégies familiales
  • marché matrimonial
  • violence symbolique
  • Bourdieu
  • Vietnam
  • Asie

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Danièle Bélanger [*]
  • [*]
    Professeure titulaire en géographie, Faculté de foresterie, de géographie et de géomatique, université Laval au Québec, Canada.
Nguyen Thi Van [**]
  • [**]
    Chercheuse en sociologie à l’Institut de sociologie de Hanoi, Vietnam.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2016
https://doi.org/10.3917/autr.074.0047
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