CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Au cours de la seconde moitié du xx e siècle, l’Iran a connu une très forte baisse de sa fécondité [Ladier-Fouladi, 1996]. D’abord lente et continue, cette évolution s’est accélérée entre le milieu des années 1980 et celui des années 1990. Depuis, bien que ralentie, la baisse s’est poursuivie. En 2000, la fécondité iranienne est passée en dessous de 2,1 enfants par femme, seuil nécessaire au renouvellement des générations. Si au début des années 1960, la baisse de la fécondité n’a concerné que les villes, la poursuite de cette diminution et son accélération dans les années 1980 dépassent largement le cadre urbain. Depuis la révolution islamique de 1979, cette décroissance s’est observée jusque dans les villages les plus reculés. Divisée par trois en à peine dix ans, la fécondité rurale iranienne a connu l’une des baisses les plus rapides au monde.

2 Parce qu’il révèle l’ampleur des transformations d’une société, un tel phénomène est particulièrement intéressant à étudier. L’intérêt en est ici encore accru du fait que toutes les conditions nécessaires à la baisse de la fécondité ne paraissent pas réunies parce que celle-ci survient dans un pays musulman, chiite, théocratique, mis au banc de la scène internationale depuis près de quarante ans. Comment dès lors cette transition démographique a-t-elle pu gagner le milieu rural ?

3 Les causes de la baisse de la fécondité sont multiples. Cette évolution s’explique à la fois par la modernisation socio-économique (industrialisation, diversification des activités, monétarisation de l’économie, élévation de l’instruction, participation accrue des femmes aux activités économiques) et par l’« émergence d’une nouvelle conscience de la vie » et d’« une rationalisation » des comportements reproductifs [Notestein, 1945 ; Landry, 1934]. La baisse de la fécondité rurale, comme celle dans les villes, est le résultat d’une utilisation massive de moyens contraceptifs modernes aux taux d’échec quasi nuls [Lebugle-Mojdehi, 2007]. Comparativement, la nuptialité a joué un rôle secondaire, l’âge au premier mariage demeurant relativement jeune malgré une hausse. La baisse de la fécondité est ainsi survenue dans un contexte où les femmes ont bénéficié de certains progrès quant à leur instruction, leur activité professionnelle, le recours à la contraception, le choix de leur conjoint, etc. Pour autant, assiste-t-on, comme on l’a observé dans les pays européens à une meilleure égalité entre les sexes [Chesnais, 1996] ? Est-ce que le niveau de la fécondité est bas en Iran parce que, comme l’a théorisé Peter McDonald [2000], le statut des femmes s’est amélioré alors que le modèle de référence de la famille reste basé sur le déséquilibre des sexes – où le père est le seul à travailler à l’extérieur, la mère restant au foyer ?

4 Ces questions paraissent cruciales dans la mesure où la place des femmes dans la société iranienne est régie par un certain nombre de lois. En dépit de la volonté de modernisation de la famille par le régime impérial, via en particulier la loi de la protection de la famille de 1967 interdisant le divorce unilatéral, restreignant la pratique de la polygamie, élevant l’âge au premier mariage ou encore autorisant le recours à l’avortement, la condition des femmes a peu évolué au cours des années 1960-1970, les progrès ayant touché essentiellement les populations les plus aisées du pays. Au lendemain de la révolution de 1979, l’islamisation des lois régissant la famille a constitué le cœur des premières préoccupations du nouveau régime, ses dirigeants souhaitant par ce biais opérer un « rapprochement entre la société et l’État islamique » [Kian-Thiébaut, 2002, p. 101]. Le régime de l’ayatollah Khomeyni n’a eu de cesse de valoriser le mariage, d’inciter les jeunes à s’unir et à fonder une famille rapidement. Cet idéal familial cantonne les femmes aux seuls rôles d’épouses et de mères.

5 L’objectif de cet article est d’analyser, de manière critique, différents indicateurs relatifs au statut social des femmes mis en avant comme facteurs explicatifs de la baisse de la fécondité. Il s’agit dans un premier temps de la montée de l’alphabétisation féminine : est-ce que la quasi-similitude des taux d’alphabétisation entre les filles et les garçons est le résultat d’un accès au système scolaire non différencié ? Puis, nous nous intéresserons à l’entrée sur le marché du travail : les statistiques révèlent une faible participation des femmes iraniennes. Mais nous verrons que ces résultats cachent une forte présence de ces dernières sur le marché du travail informel. Enfin, nous poursuivrons notre analyse par l’émancipation des femmes au sein de la famille. Est-ce que l’élévation de l’âge moyen au premier mariage révèle une plus grande autonomie des femmes quant au choix du conjoint ? De même, est-ce que l’utilisation généralisée de la contraception est impulsée par les femmes pour réduire leur fécondité ? Ou l’institutionnalisation de la pratique contraceptive réduit-elle toute marge de manœuvre ?

Les sources de données

6 Pour répondre à ces questions, plusieurs types de données ont été mobilisés. Il s’agit d’abord de celles issues des six recensements réalisés de 1966 à 2011 par le Centre de statistiques de l’Iran (CSI). Nous ne prenons pas en compte les chiffres du premier recensement iranien réalisé en 1956 car sa couverture n’était pas complète, en particulier en milieu rural puisqu’un certain nombre de villages n’ont été recensés pour la première fois qu’en 1966 [Ladier-Fouladi, 2003].

7 Ces données seront complétées par celles issues de plusieurs enquêtes quantitatives sociodémographiques représentatives de l’échelle nationale. La première de ce type est l’Enquête mondiale de fécondité (EMF) réalisée en 1977 par le CSI auprès de 6 056 ménages et de 4 932 femmes. L’objectif était, d’une part de connaître les niveaux et les évolutions de la fécondité, et d’autre part de réunir des informations sur les comportements reproducteurs des femmes iraniennes. Une série d’enquêtes Connaissances, aptitudes et pratiques (CAP) a par ailleurs été réalisée par le ministère de la Santé tous les trois ans entre 1989 et 1997. Leurs résultats sont toutefois à prendre avec précaution, car pour montrer les effets très positifs et immédiats de la politique de planning familial de la République islamique – mise en place en 1989 –, ces données sont réputées sous-estimer les niveaux de fécondité et surestimer la pratique contraceptive [Mehryar et al., 1996]. En 2000, une Enquête démographique et de santé (EDS) a été réalisée en collaboration avec plusieurs ministères et organismes du pays. Elle a porté sur un échantillon de plus de 111 000 ménages tirés au sort à partir du recensement de 1996 et a livré des informations sur la fécondité de plus de 90 000 femmes. La dernière enquête représentative de l’échelle nationale incluant des questions sur la fécondité, l’Enquête sur les caractéristiques socio-économiques des ménages iraniens (ECSEMI), a été réalisée en 2002 par le CSI en collaboration avec l’unité mixte de recherche Mondes iranien et indien [1]. Cette enquête porte sur un échantillon de 6 960 ménages, soit 7 633 femmes non célibataires âgées de 15 ans et plus présentes dans le ménage et 6 154 jeunes célibataires âgés de 15 à 29 ans habitant chez leurs parents.

8 Enfin, une enquête de terrain, non représentative de l’échelle nationale, réalisée en 2003-2004 par l’auteure dans quatre zones rurales du pays (Gonbad-é Kâvous, Rasht, Sépidân et Taft) complétera ces données. Au total, 95 femmes non célibataires vivant dans différents villages du pays ont été interviewées sur leur entrée en union, leur histoire génésique, leurs enfants (nombre, scolarisation, lieu de résidence, etc.), leur pratique contraceptive et les contacts avec le monde urbain, etc. Le questionnaire comportait des questions fermées et ouvertes.

Le milieu rural iranien : un monde en mutation

9 Tout au long du xx e siècle, le milieu rural iranien a connu de profondes transformations. Son poids a tout d’abord très fortement chuté : alors qu’au début du xx e siècle, près des trois quarts des Iraniens vivaient dans des villages ou étaient nomades, ce n’est le cas que de la moitié de la population vers 1979, et de 29 % en 2011. Au moment où la baisse de la fécondité s’est généralisée à l’ensemble du territoire – au milieu des années 1980 –, les zones rurales regroupaient environ 46 % de la population. La forte croissance urbaine est le fruit de la venue de ruraux dans les villes, mais aussi de la création constante de nouvelles cités. L’Iran compte en effet 1 339 villes en 2011 contre seulement 448 en 1976.

10 Parallèlement à ce basculement quantitatif, le monde rural iranien a connu de nombreuses transformations qui ont amené une certaine urbanisation du mode de vie sur le plan à la fois économique, social et politique. En 1966, peu de temps après le lancement de l’importante réforme agraire de 1962, l’agriculture regroupait le plus d’actifs occupés (46 %). Depuis, cette proportion n’a cessé de diminuer, pour atteindre 19,7 % des actifs âgés de 10 ans et plus en 2011. Cette baisse s’est faite au profit du secteur secondaire au départ, puis du secteur tertiaire. L’économie rurale a été monétarisée et des dépenses de biens autrefois autoproduits sont apparues. Depuis, les ruraux et les urbains sont soumis de la même façon aux aléas économiques. De même, une grande majorité des logements ruraux ont désormais l’eau courante (81 % en 2006, contre 21 % en 1976), l’électricité (98,3 % en 2006 contre 14,2 % en 1976). Les maisons de santé permettant un accès aux premiers services de soins se sont répandues sur l’ensemble du territoire rural : on en compte 18 650 en 2011 contre 1 693 en 1976. Coupés des villes jusqu’au début du xx e siècle [Abrahamian, 1982], les villageois s’en sont progressivement rapprochés, pour adopter des modes de vie relativement similaires à ceux des citadins [Lebugle-Mojdehi, 2007].

11 La quasi-totalité du pays a connu ce processus d’urbanisation. Seule la région du Sistan va Balouchestan, située au sud-est du pays, à la frontière avec le Pakistan, a moins de la moitié de sa population (49 %) qui vit dans une ville [CSI, 2014]. D’une manière générale, les régions du plateau central iranien sont les plus urbanisées – plus de 75 % de la population y vit en ville. En périphérie, les taux d’urbanisation descendent parfois en dessous de 60 %, notamment au sud-est, en bordure de la mer Caspienne et dans les régions avec une forte présence de nomades. Ces différences géographiques font ainsi ressortir l’opposition centre-périphérie qui « constitue l’une des structures stables les plus fortes de la géographie de l’Iran » [Hourcade et al., 1998]. Elle s’explique à la fois par un peuplement inégal de l’espace iranien, du fait de la présence de deux déserts au centre-est du pays, et par la composante ethnique des populations vivant dans les différentes régions. Le centre, qui constitue le noyau persanophone de l’Iran, a bénéficié très tôt des programmes d’alphabétisation et d’implantation de diverses infrastructures (écoles, maisons de santé, etc.). À l’opposé, les régions périphériques sont composées de différentes ethnies (Azéri, Baloutches, Kurdes, Lors, Turkmènes, etc.). Cette opposition entre le centre du pays et les périphéries, qui s’expliquait jusqu’aux années 1970 par des pratiques différenciées selon l’appartenance ethnique des individus, se comprend actuellement par la mise en place d’une politique de développement rural inégale, les régimes qui se sont succédé privilégiant les régions où les retours économiques étaient supposés les plus importants.

Le développement de l’instruction féminine en milieu rural

12 Le rôle de l’instruction, en particulier celui des femmes, dans la baisse de la fécondité fait largement consensus chez les auteurs [Tapinos, 1996]. L’alphabétisation est « la variable explicative la mieux identifiée par les démographes » [Courbage, Todd, 2007, p. 7]. Son rôle est à la fois matériel et culturel. Le développement de l’instruction va entraîner une réduction de la fécondité par le biais d’une élévation de l’âge au premier mariage, une meilleure utilisation de la contraception, une baisse du désir d’enfants, une augmentation du coût de l’enfant, un accès au marché du travail, etc. [Joshi, 2002]. Il induit un changement profond des mentalités qui permet aux couples de prendre conscience de leur possibilité de réguler leur fécondité. Mais il peut aussi avoir l’effet inverse sur cette dernière, du fait d’une réduction de la durée de l’allaitement et de l’absence de tabous et d’interdits sexuels post-partum.

Fécondité et alphabétisation : une relation en deux temps

13 Depuis les années 1960, les taux d’alphabétisation ont fortement progressé en Iran aussi bien pour les garçons que pour les filles et aussi bien pour les citadins et que pour les ruraux.

14 En 1966, peu de temps après la mise en place du premier programme d’alphabétisation des populations rurales [2], seulement 23,7 % des hommes et 3,5 % des femmes vivant dans les villages étaient alphabétisés. Dix ans après, les avancées, en particulier pour les femmes, restaient limitées dans les zones rurales : à peine un quart des hommes et 5 % des femmes étaient alphabétisés. Les progrès n’ont concerné que les plus jeunes (tableau 1) : en 1976, 40,5 % des filles âgées de 6 à 14 ans étaient alphabétisées (contre 11,5 % en 1966) et 13,5 % des 15-30 ans (contre 3,4 % en 1966). Ce qui signifie que, d’une part les jeunes filles, comme les jeunes garçons, suivaient plus souvent les cours d’alphabétisation, et que d’autre part les adultes avaient tendance à délaisser le programme au profit de leurs activités économiques.

15 En 1986, l’alphabétisation de la population rurale fait un bond en avant : 60 % des hommes et 36 % des femmes vivant en milieu rural sont alphabétisés. Depuis, les progrès se poursuivent : les taux atteignent 81 % pour les premiers et 69 % pour les secondes en 2011. Comme sous l’ancien régime, la généralisation du système scolaire classique a surtout bénéficié aux plus jeunes : désormais plus de 90 % des femmes de moins de 30 ans sont alphabétisées (tableau 1). Celles plus âgées le sont nettement moins : à peine 44 % des 30-64 ans et 3,7 % des 65 ans et plus.

Tableau 1

Taux d’alphabétisation des femmes vivant en milieu rural (%)

Tableau 1
Âges 1966 1976 1986 1996 2006 6-14 ans 11,5 40,5 65,5 88,6 93,4 15-30 ans 3,4 13,5 39,7 78,4 89,9 30-65 ans 0,6 2,1 5,7 25,9 43,9 65 ans et plus 0,5 1,2 1,7 1,8 3,7

Taux d’alphabétisation des femmes vivant en milieu rural (%)

Sources : Centre de statistiques de l’Iran.

16 Ces progrès sont le résultat d’une politique d’alphabétisation plus efficace et programmatique mise en place au lendemain de la révolution de 1979. Il s’agissait d’une part d’implanter rapidement des écoles dans l’ensemble des zones rurales, et d’autre part d’alphabétiser tous les Iraniens, y compris les populations villageoises, en créant une institution parallèle, le Mouvement de l’alphabétisation (Nehzat-é savâd-é âmouzi), dont les membres devaient assurer l’instruction aux personnes qui ne pouvaient pas entrer dans le système scolaire classique parce qu’elles avaient dépassé l’âge de la scolarisation obligatoire (14 ans) ou qu’aucune école n’était encore implantée à proximité de leur lieu de résidence.

17 Le mouvement de baisse de la fécondité a commencé alors que le taux d’alphabétisation des villageoises était faible : à peine 9 % des femmes en âge de procréer l’étaient en 1976. L’alphabétisation des villageoises ne semble donc pas avoir déclenché la baisse de la fécondité rurale. Il en est de même pour les hommes car en 1976 à peine 30 % des ruraux masculins de 15 ans et plus étaient alphabétisés. Autrement dit, il n’a pas été nécessaire que l’alphabétisation atteigne un certain niveau pour que la fécondité diminue en milieu rural. Par contre, les niveaux de fécondité diminuant à mesure que les niveaux d’alphabétisation et d’instruction s’élèvent, la progression des taux d’alphabétisation à partir des années 1980 a, elle, certainement accéléré la baisse de la fécondité rurale.

Des inégalités entre les sexes encore marquées

18 Bien que la grande majorité des jeunes femmes vivant en milieu rural soient désormais alphabétisées, elles sont peu nombreuses à poursuivre leur scolarité au-delà de l’école primaire. En 2006, 29 % des villageoises ont atteint un niveau d’instruction égal au primaire, 16 % un niveau collège et 12 % un niveau lycée. Cette même année, 42 % des femmes scolarisées ont suivi les cours de l’école primaire, 24 % ceux du collège et 19 % ceux du lycée. Bien sûr, il y a des différences selon les âges : plus elles sont jeunes, plus leur niveau d’instruction augmente. Les femmes alphabétisées de 30 ans et plus ont principalement suivi un enseignement dans le primaire (45 %) ou un cours pour adultes (23 %), alors que les femmes de 15-19 ans ont principalement un niveau lycée (40 %).

19 En 2006, les filles les plus jeunes sont autant scolarisées que les garçons et ont à peu près les mêmes niveaux d’instruction. C’est à partir de l’âge de 10 ans que les parcours scolaires se différencient selon les sexes. En milieu rural, les garçons sont alors plus nombreux que les filles à poursuivre leurs études au-delà de l’école primaire. Ils sont aussi plus nombreux à être encore scolarisés après leurs 15 ans, c’est-à-dire après l’âge au-delà duquel l’école est obligatoire : à 15-19 ans, 46 % des garçons sont scolarisés, contre 40 % des filles (tableau 2). La moitié des filles a quitté l’école avant 18,5 ans en 2006, contre 19,5 ans pour les garçons. En comparaison, dans le milieu urbain, la moitié des femmes a quitté le système scolaire avant 22,2 ans, contre 21,9 ans pour les garçons. Au-delà de 20 ans, les taux de scolarisation chutent. La quasi-totalité des jeunes générations ne poursuivent pas leurs études au-delà du secondaire.

Tableau 2

Proportion de personnes scolarisées selon le sexe, l’âge et le lieu de résidence en 2006 (%)

Tableau 2
Groupes d’âges Zones rurales Zones urbaines Hommes Femmes Hommes Femmes 6-9 ans 98,3 98,0 98,8 98,8 10-14 ans 90,9 83,0 96,3 96,1 15-19 ans 46,4 39,9 64,6 66,1 20-24 ans 9,3 10,6 25,4 29,6 25-29 ans 2,9 3,3 8,1 8,0 30 ans et plus 1,1 1,8 2,2 2,2 Ensemble 32,2 34,1 31,3 34,5

Proportion de personnes scolarisées selon le sexe, l’âge et le lieu de résidence en 2006 (%)

Sources : Centre de statistiques de l’Iran.

Les freins à l’élévation du niveau d’instruction des filles en milieu rural : l’offre scolaire

20 L’accès différencié à l’instruction en milieu rural est lié en partie à la présence des infrastructures scolaires. En 2003 – seule année où l’information est disponible –, on comptait 236 701 classes du ministère de l’Éducation en milieu rural, soit environ un tiers de l’ensemble du pays. Dans les villages, ce sont majoritairement des classes de primaire qui sont ouvertes (61 % de l’ensemble des classes). Viennent ensuite les collèges, qui représentent un peu plus d’un quart des classes, et les lycées (11,1 %). L’enseignement fourni par le ministère de l’Éducation dans les zones rurales se limite donc essentiellement au primaire. Le recensement de 2011, qui indique le nombre d’écoles dans les villages, révèle encore cette forte présence du primaire en milieu rural. On compte 37 665 villages avec une école primaire, 10 742 avec un collège et 2 989 avec un lycée.

21 En 2011, les écoles primaires sont présentes dans la quasi-totalité (99,8 %) des « cantons ruraux » (dehestan) [3] du pays – c’était déjà le cas de 98,8 % d’entre eux en 1986. L’implantation de collèges et de lycées en milieu rural a quant à elle fortement progressé depuis le milieu des années 1980. Alors qu’en 1986, 13,4 % des cantons ruraux n’avaient pas de collège et 75,6 % pas de lycée, en 2011 ce n’est le cas respectivement que de 6,5 % et 35,3 % d’entre eux. La présence d’écoles varie cependant fortement d’une région à l’autre : c’est au nord et au nord-est que les villages sont les mieux pourvus en infrastructures scolaires.

22 Plus le niveau d’instruction augmente, plus les élèves doivent quitter leur village ou leur canton rural pour poursuivre leur scolarité. La distance géographique entre le lieu d’habitation et l’école n’est pas un frein à la scolarisation aussi important pour les garçons que pour les filles, les familles envisageant de manière différente l’éloignement selon le sexe de l’enfant. Autant les déplacements scolaires des garçons d’un village vers un autre ne posent aucun problème, autant de tels déplacements pour les filles peuvent s’avérer problématiques. Dans les villages enquêtés en 2003-2004, les premiers pouvaient se rendre librement à leur école : ils y allaient à pied, en vélo, prenaient le taxi collectif ou d’autres modes de transport. Les filles étaient généralement amenées à l’école par un minibus (service). Si ce transport n’était pas assuré, elles étaient accompagnées par un membre de la famille. Rarement, elles pouvaient se rendre seules à l’école, quand bien même celle-ci se trouvait dans le village juste à côté du leur. C’est seulement dans la région du Gilan, au bord de la mer Caspienne, que ces déplacements étaient autorisés. Ainsi, l’accès à l’école des filles villageoises est fortement conditionné par les infrastructures en place.

23 Cet accès différencié tient également au fait que l’instruction des filles paraît moins indispensable que celle des garçons. Au cours des entretiens que j’ai pu avoir avec des mères ou des pères dans les villages enquêtés, mais aussi dans des villes comme Téhéran, l’instruction de leurs fils est aux yeux de la plupart des parents iraniens plus « importante » que celle de leurs filles, dans la mesure où ce sont les hommes qui subviennent aux besoins des familles. Si la plupart des personnes rencontrées avaient cette perception différenciée de l’instruction, certaines reconnaissaient au contraire que la femme avait autant besoin que l’homme d’aller à l’école. Cette reconnaissance n’était pas forcément motivée par une volonté d’indépendance féminine. Par exemple, à Afzâd, dans la région de Kermân, une femme d’une soixantaine d’années avait encouragé ses trois filles à suivre des études afin qu’elles trouvent un emploi, parce que, m’expliquait-elle, les hommes célibataires qui souhaitent se marier recherchent une femme instruite qui gagne sa vie, ceci afin de les aider à faire vivre leur future famille. L’éducation est alors une stratégie afin d’augmenter les chances des filles sur le marché matrimonial. Cette perspective paraît cependant marginale.

24 C’est donc le modèle familial appelé par certains « homme soutien de la famille » [McDonald, 2000] qui est au cœur des enjeux liés à l’élévation du niveau d’instruction des femmes. Si ce modèle est remis en cause, il est possible que les filles poursuivent leur scolarité au-delà du primaire, bien que les collèges et les lycées ne soient pas présents sur l’ensemble du territoire. Par contre, là où ce modèle demeure prégnant, les filles sortiront du système scolaire relativement tôt, les freins à la poursuite de leur scolarité ne pouvant pas être levés.

25 La forte progression de l’alphabétisation des femmes révèle ainsi une certaine amélioration de leur statut mais elle masque aussi des différences prégnantes entre les sexes qui se sont décalées à des niveaux d’instruction plus élevés, comme cela a pu être observé dans d’autres contextes [Henaff, Lange, 2011].

Le travail des femmes

26 L’économie est, d’après les fondateurs de la théorie de la transition démographique, un facteur déterminant de la baisse de la fécondité [Notestein, 1945]. Inspirée des expériences européennes, la diminution du nombre d’enfants par femme s’expliquerait sur le plan économique par l’industrialisation, la diversification des activités économiques, la participation féminine à la vie économique, etc. [Coale, Hoover, 1958]. Si tous les chercheurs s’accordent sur le fait que l’augmentation de l’activité féminine entraîne une diminution de la fécondité, cette relation est expliquée de différentes manières. Les femmes actives qui ne se cantonnent plus uniquement à leur seule sphère familiale sont plus émancipées et, par voie de conséquence, plus susceptibles d’adopter des comportements reproducteurs novateurs. Si l’on se réfère à la micro-économie, où l’enfant est un bien supérieur et les parents des acteurs rationnels, les femmes actives vont faire un arbitrage entre leur vie familiale et leur vie professionnelle, comparant les coûts avec les bénéfices de la venue d’un enfant [Tapinos, 1996].

27 Mais la baisse de la fécondité est également apparue parfois dans un contexte de crise économique, la réduction de la descendance étant une stratégie de survie des familles pauvres. C’est ce que Maria Cosio-Zavala [2001] a appelé le « malthusianisme de pauvreté » en référence aux expériences des pays d’Amérique latine, notamment le Mexique. Dans ces pays, la formidable baisse de la fécondité a concerné les populations les plus pauvres, peu scolarisées, qui n’avaient pas accès aux infrastructures, par le biais d’un recours à la stérilisation une fois le nombre maximal d’enfants désirés atteint.

La difficile mesure de l’activité féminine

28 Les recensements et les enquêtes nationales nous informent de la situation de l’emploi des Iraniens : on sait si la personne a été en emploi ou à la recherche d’un emploi au cours des sept jours qui précèdent la collecte et en cas d’inactivité si la personne est étudiante, au foyer ou rentière. Depuis 1966, les taux d’activité des femmes âgées de 15 à 64 ans sont restés bas, oscillant autour de 10 %. Ce taux est de 13,9 % en 2006 et de 13,0 % en 2011. Si l’on retire de cet indicateur les femmes scolarisées, le taux d’activité féminin passe à 15,4 % en 2006. L’arrivée de femmes instruites avec peu d’enfants sur le marché du travail n’a donc pas contribué à augmenter l’activité féminine dans les statistiques. Plusieurs éléments nous amènent à penser qu’il y a une forte sous-déclaration de l’activité féminine. Comme le rappelle Jacques Charmes [1990], en ayant lieu au cours de l’hiver, les recensements sont effectués à une période où l’activité agricole est faible. Ainsi, dans un contexte où les femmes considèrent que leur activité habituelle est de s’occuper de la maison et où leur activité est essentiellement agricole, elles répondront « femme au foyer » aux enquêteurs. C’est certainement ce qui est observé dans le cas de l’Iran rural.

29 L’enquête de terrain réalisée en 2003-2004, a permis de mettre en lumière l’ampleur de cette sous-déclaration. L’ensemble des femmes rencontrées avaient une activité autre que domestique. En dehors de la région du Gilân, à la question « exercez-vous une activité professionnelle ? » les femmes me répondaient systématiquement qu’elles étaient des « femmes au foyer ». Il fallait ajouter une question plus précise, en incluant le type d’activité, comme « exercez-vous une activité agricole ? une activité artisanale ? » pour que les femmes mentionnent leur participation à ces secteurs. Ce décalage entre la déclaration et l’activité effective des femmes révèle qu’elles se perçoivent avant tout comme des femmes au foyer, et cela même si leur travail agricole ou artisanal est obligatoire pour la survie du couple et de la famille. L’activité des femmes n’est pas assimilée à celle des hommes car, dans l’idéal, l’époux reste la personne qui doit subvenir aux besoins de la famille.

30 Le décalage entre la pratique d’une activité économique et les statistiques est à relier aux rôles sexués au sein des ménages. Le modèle de la famille basée sur l’homme comme seul pourvoyeur des revenus est dominant [Ferrand, 2004]. Alors que l’homme paraît être le seul habilité au travail rémunéré, les femmes sont tournées vers l’intérieur du foyer. Les jurisconsultes contemporains (mojtahed) qui dictent le modèle à suivre pour les musulmans chiites n’interdisent pas en soi l’activité féminine mais émettent des conditions à cette pratique : les femmes doivent avoir l’accord de leur conjoint pour exercer une activité économique et cette activité ne doit pas mettre en péril leurs rôles d’épouses et de mères [Kian-Thiébaut, 2002]. On le comprend – cela a pu être observé dans notre société même –, le comptage de l’activité féminine constitue un « acte symptomatique des représentations de l’époque sur le travail et, plus largement, sur le rôle des femmes dans la société » [Maruani, Méron, 2012, p. 14].

Les secteurs d’activité des femmes actives dans les recensements

31 Les femmes qui se sont déclarées actives lors des recensements le sont principalement dans trois secteurs d’activité : les industries manufacturières, l’agriculture et l’administration. La proportion de femmes travaillant dans le secteur industriel – essentiellement la fabrication de tapis – était d’un peu plus de 60 % en 1966 et 1976. Cette proportion a fortement diminué en 1986 (28,7 %) et augmenté ensuite (49,4 % en 1996 et 36,1 % en 2006). La baisse de la part des femmes actives dans les industries manufacturières s’est faite au profit de l’agriculture et des emplois administratifs.

32 Ces évolutions sont liées aux transformations du marché du travail rural iranien d’une part et aux programmes de scolarisation et d’accès aux soins d’autre part. Les réformes agraires mises en place depuis les années 1960 ont conduit à une certaine désaffection des hommes pour l’agriculture, ces derniers se tournant vers les secteurs du bâtiment et de l’administration. Les femmes ont alors pris le relais de leur conjoint en reprenant à leur compte le travail au champ. Ainsi en 2006, plus de 40 % des femmes sont actives dans l’agriculture, contre environ 30 % en 1966 et 1976.

33 De même, en recrutant les employé-e-s des maisons de santé et des écoles parmi les villageois-e-s, l’administration est devenue le troisième secteur d’activité des femmes, regroupant 13 % d’actives en 2006 (contre à peine 5 % en 1966 et 1976). Ces emplois dans la fonction publique sont typiquement féminins, tels que l’enseignement ou les soins aux personnes. Ils se sont développés ces dernières années en Iran du fait des grands programmes de scolarisation et d’accès aux soins pour tous à destination du milieu rural mis en place sous la République islamique. Pour une meilleure efficacité, ces programmes prévoyaient le recrutement de personnel local. Ainsi, l’activité des femmes iraniennes vivant en milieu rural reste sous contrôle masculin en étant cantonnée à la sphère familiale ou au mieux à l’espace limité du village.

34 Les trois principaux secteurs d’activité féminins font référence à un modèle particulier. Que ce soit dans l’agriculture ou l’industrie, les femmes actives sont principalement des travailleuses familiales sans salaire, ou sont leur propre employeur (tableau 3). Ces résultats sont propices à une sous-déclaration de l’activité féminine. En assimilant l’activité économique à du salariat, les femmes ont d’autant plus tendance à se déclarer inactives qu’elles sont majoritairement à leur compte ou travailleuses familiales.

Tableau 3

Répartition des femmes rurales travaillant dans l’agriculture et l’industrie selon leur statut dans l’emploi en 2006 (%)

Tableau 3
Statut dans l’emploi Agriculture Industrie Employeur 1,7 2,5 Profession libérale 29,2 48,8 Fonctionnaire 0,6 2 Salariée du privé 14,0 18,3 Travailleuse familiale sans salaire 49,5 25,8 Indéterminé 5,1 2,5 Total 100,0 100,0

Répartition des femmes rurales travaillant dans l’agriculture et l’industrie selon leur statut dans l’emploi en 2006 (%)

Sources : Centre de statistiques de l’Iran.

35 L’activité des femmes rurales et l’invisibilité de son ampleur révèlent encore une fois la domination du modèle familial basé sur le déséquilibre des sexes, où l’homme est le pourvoyeur de revenu principal et l’activité des femmes une variable d’ajustement.

Une émancipation des femmes au sein de la famille ?

36 La forte réduction de la fécondité et le retard dans l’entrée en vie maritale ont contribué à l’évolution de la condition de la femme au sein de la famille, cela certainement sous l’impulsion de la forte progression de l’alphabétisation féminine. Cette transformation remonte au moment de la période révolutionnaire. En participant activement aux mouvements de protestations, les femmes ont pris conscience de leur place réelle dans la sphère privée comme dans la sphère publique [Kian-Thiébaut, 2002]. Il est intéressant de se demander si les transformations survenues dans la constitution de la famille (au moment du mariage et de l’arrivée des enfants) sont bien révélatrices d’une amélioration du statut des femmes. Nous étudierons cette question à travers deux indicateurs, que les démographes considèrent comme des variables clés de la baisse de la fécondité et qui sont emblématiques de la condition de la femme, à savoir l’entrée en vie maritale et la pratique contraceptive.

Le mariage reste universel, relativement précoce et sous contrôle parental

37 Dans la tradition musulmane chiite, le mariage n’est pas un devoir mais une obligation. En Iran, le mariage constitue l’événement majeur de la vie d’un homme ou d’une femme. C’est par ce biais qu’il (et elle) quitte le domicile parental pour fonder une nouvelle famille. C’est aussi par ce biais que la femme accède aux seuls statuts que la société lui reconnaît : épouse et mère [Riahi, 1998].

38 Parce qu’en Iran les relations sexuelles et a fortiori les grossesses hors mariage sont sévèrement réprouvées, l’entrée en union formelle est une condition quasi indispensable de l’entrée en vie féconde. Ainsi, tout retard ou avancée a une incidence directe sur la durée de vie féconde et par conséquent sur le nombre d’enfants mis au monde [Locoh, 2002].

39 Depuis les années 1960, les femmes iraniennes se marient de plus en plus tard : alors qu’en 1966 elles se mariaient en moyenne à 18 ans en milieu rural et à 19 ans en milieu urbain, elles le sont désormais en moyenne à 23,5 ans aussi bien à la campagne qu’en ville. Depuis 1996, les femmes rurales se marient au même âge que leurs homologues citadines. Malgré cette hausse, des mariages à de jeunes âges sont encore célébrés : en 2011, 2,4 % des femmes de 10-14 ans vivant en milieu rural et 28,4 % des 15-19 ans étaient mariées.

40 Les enquêtes sociodémographiques qui permettent l’étude approfondie de l’entrée en vie maritale révèlent la pérennité des rôles attribués aux femmes et aux hommes. Un quart des interviewées dans l’enquête ECSEMI de 2002 pense qu’idéalement le mariage des filles doit avoir lieu juste après leur âge pubère et 42 % juste après leurs études secondaires. Les garçons doivent, dans l’idéal, se marier une fois qu’ils sont en emploi pour 65 % des femmes interrogées, ou qu’ils ont la possibilité de faire vivre la future famille pour 20 % d’entre elles. Ces réponses vont largement dans le sens du maintien des mariages à un jeune âge pour les filles, d’une augmentation de l’âge au premier mariage pour les hommes et du maintien d’un écart d’âge entre époux.

41 En dépit d’un âge au premier mariage relativement bas et de l’existence d’unions jeunes, les femmes interviennent de plus en plus souvent dans la décision de se marier. Au cours de la deuxième moitié des années 1950, les trois quarts des mariages célébrés étaient conclus par les parents. Au début des années 1990, c’est le cas de moins de la moitié d’entre eux (47 %). Inversement, alors qu’au milieu des années 1950, seulement 17 % des femmes intervenaient directement dans le choix de leur conjoint, c’est le cas de 40 % des mariages quarante ans plus tard. Mais l’intervention des parents ne se limite pas au choix du conjoint ; elle survient à plusieurs reprises avant la célébration du mariage. L’enquête de terrain réalisée en 2003-2004 a révélé leur rôle dans la prise de décision du mariage [Lebugle-Mojdehi, 2014]. Les parents ont ainsi été à l’initiative du mariage de plus de 75 % des femmes. Malgré ce rôle important, les femmes sont désormais majoritairement consultées et leur avis demandé : moins de 36 % des femmes interviewées se sont mariées sans qu’on leur demande leur avis.

42 Les transformations de l’entrée en vie maritale ont certes eu des incidences sur la baisse de la fécondité, mais sans pour autant refléter une réelle autonomie des femmes. Leur entrée en vie maritale reste relativement jeune et les parents sont toujours fortement présents dans la conclusion du mariage.

Le recours sous contrainte à la contraception

43 L’utilisation de la contraception est le principal facteur qui explique les niveaux bas de fécondité actuels : en 2002, 75 % de la fécondité biologique maximale – estimée à 15,3 enfants par femme [Bongaarts, 1993] – est réduite par la simple utilisation de la contraception. Au-delà de ce simple effet mécanique, est-ce que cette utilisation massive a contribué à une libéralisation des femmes ?

44 Depuis leur autorisation en 1967, le recours aux méthodes de contraception n’a cessé d’augmenter. D’abord lente, leur progression s’est accélérée avec la mise en place d’un programme énergique de contrôle des naissances en 1989. Désormais, les trois quarts des Iraniennes mariées en âge de procréer utilisent une contraception, que ce soit à la ville ou à la campagne (tableau 4). On observe une grande homogénéisation des comportements contraceptifs entre les différentes catégories de femmes : le niveau d’instruction, par exemple, n’a plus d’effets discriminants. Aujourd’hui, les taux de prévalence varient seulement en fonction de l’âge des femmes et de leur nombre d’enfants vivants. Cette pratique est liée au projet de fécondité que les couples ont conçu. [Lebugle-Mojdehi, 2007]. Alors que le régime impérial avait eu du mal à faire accepter sa politique de planning familial, celle de la République islamique a eu un effet immédiat. Les raisons de la faible adhésion au programme en 1967 sont multiples : forte assimilation du programme à l’Occident, opposition de certains membres du clergé, absence de relais de distribution, en particulier en milieu rural. À l’inverse, en étant mis en place par le clergé chiite – après une phase de débats publics –, le recours à la contraception a rencontré peu de réticences en 1989. Le climat était également favorable : du fait des difficultés économiques auxquelles ils étaient confrontés, les Iraniens souhaitaient réduire leur descendance. Enfin, les maisons de santé présentes sur l’ensemble du territoire étaient des relais pour informer les populations des possibilités de limiter leur descendance et de distribuer les contraceptifs.

Tableau 4

Taux de prévalence de la contraception en Iran (%)

Tableau 4
Années Zones urbaines Zones rurales Ensemble 1977 53,8 19,9 37,0 1989 64,0 31,0 48,9 1992 74,1 51,5 64,6 1994 77,9 59,3 70,0 1996 80,7 70,1 76,2 1997 77,4 65,9 72,9 2000 77,4 67,2 73,8

Taux de prévalence de la contraception en Iran (%)

Sources : Enquête mondiale de fécondité, 1977 ; enquête Connaissances, aptitudes et pratiques, 1989 à 1997 ; enquête démographique et de santé, 2000.

45 Bien que les femmes vivant à la campagne aient autant recours à la contraception que leurs homologues de la ville, leurs méthodes contraceptives sont moins diversifiées et plus souvent cliniques et fournies – comme la pilule, le préservatif, la stérilisation – que celles des citadines (tableau 5). Une telle différence s’explique par une offre de contraceptifs plus restreinte en milieu rural. Le choix de la méthode utilisée est conditionné par ce que proposent les auxiliaires de santé présentes dans les villages, lesquelles ont pour fonction, entre autres, de faire connaître les méthodes contraceptives et de les distribuer gratuitement. Ainsi, ces auxiliaires de santé tiennent des registres de pratique contraceptive de l’ensemble des femmes mariées des villages dans lesquels elles officient. Deux options sont généralement offertes à ces dernières : avant que leur descendance ne soit constituée, les auxiliaires de santé préconisent l’utilisation de la pilule ; puis à partir du deuxième enfant, les femmes sont incitées à recourir à la stérilisation. Le dispositif mis en place, proche de ce qui est observé en Amérique latine, au Brésil en particulier, est certainement « lié à la conception néomalthusienne selon laquelle les femmes pauvres ont toujours trop d’enfants et doivent être protégées d’une procréation excessive » [Bozon, 2005].

Tableau 5

Répartition des femmes utilisant la contraception selon la méthode et le lieu de résidence en 2000 (%)

Tableau 5
Méthode contraceptive Zones urbaines Zones rurales Pilule 21,3 32,6 Préservatif 9,3 5,3 Stérilet 13,2 7,9 Stérilisation féminine 20,8 28,1 Stérilisation masculine 4,4 1,8 Retrait 27,8 13,9 Autre 3,2 10,4

Répartition des femmes utilisant la contraception selon la méthode et le lieu de résidence en 2000 (%)

Sources : Enquête démographique et de santé, 2000.

46 À l’opposé, les femmes vivant en zone urbaine, jouissant en général d’un revenu plus élevé, ont aussi une connaissance plus étendue des méthodes contraceptives et ont accès à une offre de contraceptifs plus diversifiée. Elles ont par ailleurs plus souvent recours au retrait.

47 Alors que dans les pays développés, le recours à la contraception a été le moteur de la liberté sexuelle des femmes, en Iran, il n’a pas eu cet effet. Certes, grâce à son utilisation, les Iraniennes peuvent contrôler leur natalité et mettre au monde le nombre d’enfants qu’elles souhaitent, pourvu que celui-ci soit en accord avec ce que veut leur conjoint et qu’il ne soit pas trop élevé. Pour autant est-ce le signe qu’elles peuvent disposer librement de leur corps ? La réponse est non.

48 Tout d’abord l’utilisation de la contraception n’est pas accompagnée par la levée de l’interdiction des relations sexuelles avant le mariage. Il faut toutefois préciser que celle-ci n’est en réalité strictement appliquée qu’aux filles. Selon une étude réalisée en 2004 dans la ville de Shiraz, la moitié des garçons âgés de 18-29 ans ont eu des rapports sexuels avant leur mariage, contre à peine 5 % des filles du même âge [Esna-Ashari, 2005]. Il semble cependant que cette liberté de fait laissée aux garçons ne prévaut qu’en ville. Quant aux filles, la virginité est surtout une obligation que leur imposent les hommes : la plupart des Iraniens – même s’ils ont eu des rapports sexuels avant leur mariage – exigent de leur future femme d’être vierge pour l’épouser.

49 Puis, nous l’avons vu, les femmes disposent d’un choix limité de méthodes contraceptives. Enfin, seules les femmes mariées peuvent utiliser légalement une méthode de contraception clinique ou fournie. Cette utilisation ne peut se faire sans l’accord du conjoint. Bref, la progression de l’utilisation de la contraception médicalisée n’« a [pas encore] fourni le levier permettant aux femmes de soulever le poids de la domination masculine » [Héritier, 2002, p. 239, cité dans Bajos, Ferrand, 2004], quand bien même elle a réduit leur activité reproductive.

Conclusion

50 La baisse de la fécondité en milieu rural iranien est concomitante d’une amélioration du statut des femmes. En effet, celles-ci sont quasiment toutes alphabétisées, travaillent – même si les données statistiques, telles qu’elles sont construites, ne le montrent pas –, participent de plus en plus au choix de leur conjoint, se marient plus tard et utilisent fortement la contraception.

51 Cependant, la fécondité a diminué sans que le modèle familial ait été ébranlé : dans l’idéal, l’homme reste celui qui doit assurer la subsistance de sa famille. Enfin, en dépit des progrès des conditions de vie des femmes, la société reste fortement inégalitaire : les femmes ne poursuivent généralement pas leur scolarité au-delà de l’école primaire, la pratique contraceptive est toujours sous contrôle – de l’auxiliaire de santé et de l’époux. On mesure bien ici toute la complexité de l’étude des relations entre la fécondité et le statut des femmes d’une part, et la nécessaire prise en compte de la dimension des rapports de genre dans l’analyse démographique d’autre part.

Notes

  • [*]
    Démographe, postdoctorante, Institut national d’études démographiques (Ined).
  • [1]
    UMR 7528 du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l’université Sorbonne-Nouvelle, de l’École pratique des hautes études (EPHE) et de l’Institut national de langues et civilisations orientales (Inalco).
  • [2]
    Afin d’assurer la réussite de la réforme agraire, mesure phare du plan de réformes du milieu rural intitulé « Révolution blanche » (enqélâb-e séfid), un programme d’alphabétisation des populations rurales a été mis en place. C’est l’« armée du savoir », composée de jeunes conscrits, qui assurait l’enseignement aux enfants âgés de 6 à 12 ans dont les programmes correspondaient aux deux premières années de l’école primaire iranienne classique accessible en ville.
  • [3]
    Le dehestan est la plus petite unité administrative de l’Iran rural. Il peut être assimilé à nos communes rurales, sauf qu’il ne possède pas de municipalité. C’est pourquoi ce terme a été traduit par « canton rural ».
Français

La forte baisse de la fécondité observée en milieu rural iranien dans la seconde moitié du xx e siècle interroge. Comment, dans un contexte d’isolement international, de prédominance de la religion, les populations rurales ont-elles réduit leur fécondité ? Pour y répondre, la question du statut des femmes est posée : a-t-on assisté à une meilleure égalité entre les sexes ? La baisse de la fécondité est-elle survenue alors que le déséquilibre des sexes prévaut toujours ? Trois dimensions du statut de la femme sont mobilisées ici : l’éducation, le travail et, au sein de la famille, l’entrée en vie maritale et la pratique contraceptive. S’appuyant sur des données de recensements, d’enquêtes socio-démographiques et d’une enquête de terrain, l’étude se focalise sur la société rurale, là où les transformations ont été les plus spectaculaires de par leur ampleur et leur rapidité.

Mots-clés

  • fécondité
  • statut des femmes
  • rapports de genre
  • Iran
  • milieu rural

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Amandine Lebugle Mojdehi [*]
  • [*]
    Démographe, postdoctorante, Institut national d’études démographiques (Ined).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2016
https://doi.org/10.3917/autr.074.0067
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