CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En République démocratique du Congo (RDC), les grandes sociétés publiques, telles que la Gécamines ont été gravement touchées par la crise économique des années 1990, leurs difficultés affectant également nombres d’entreprises qui dépendaient d’elles. Pour relancer la production du pays, l’État congolais décida au cours de l’année 2002, avec l’appui de la Banque mondiale, de les restructurer profondément, exigeant, entre autres, la programmation de départs « volontaires » dont le premier contingent concernait 9 800 agents sur un total de 23 484 personnes, soit 41,73 % des effectifs [Dibwe dia Mwembu, 2003].

2 D’autres entreprises privées et étatiques imitèrent cette politique d’« assainissement » en mettant leurs salariés en congé technique ou en les licenciant massivement : c’est le cas de la Société nationale d’électricité (SNEL) ou encore de la Banque commerciale du Congo notamment. Dans les entreprises qui n’ont pas appliqué pareille politique, les employés ne sont pas payés régulièrement : à la Société nationale des chemins de fer du Congo (SNCC), les agents totalisent plus de 70 mois de non-paiement des salaires. Régulièrement, ses employés organisent des mouvements de grève tentant de négocier le règlement d’une ou deux mensualités. Quant aux fonctionnaires de l’État, la grande majorité perçoit un salaire modique. Seules certaines catégories d’entre eux, notamment les enseignants de l’université, ont connu une amélioration de leur traitement qui est passé de 300 à 2 000 dollars américains par mois.

3 Malgré ce contexte marqué par les difficultés et l’incertitude, quelques diplômés trouvent tout de même un emploi salarié. Leur insertion professionnelle passe par un « bon réseau de connaissances et d’appuis sûrs, le sens de l’opportunisme et la capacité à changer rapidement le fusil d’épaule quand les choses tournent mal » [Petit, 2003]. Le pays souffre en effet de l’absence d’une politique encourageant les investissements créateurs d’emplois, du non-respect de la législation en matière de l’emploi, de la mauvaise gestion des ressources publiques et de l’échec des politiques d’ajustement structurel initiées par la Banque mondiale.

4 Dans cet article, nous nous intéressons plus précisément aux diplômés dans la ville de Lubumbashi [1]. Comment ceux-ci parviennent-ils à se faire embaucher dans un marché du travail saturé ? Pour répondre à cette interrogation, nous dépassons le paradigme de la formalisation du mode de recrutement pour développer une théorie des sociabilités [Marie, 1997 ; Bouju, 1999]. Autrement dit, nous étudions l’accès à l’emploi salarié comme un univers déterminé par des logiques informelles.

5 Parlant de l’informel, Gauthier de Villers [1996, p. 8-9] indique qu’il « désigne des formes atypiques (non conformes à des modèles culturels), composites (produites par hybridation, métissage de formes issues des matrices culturelles hétérogènes) et ambiguës, polysémiques (se référant à des codes culturels différents) ». Parler de l’emploi à Lubumbashi sous-entend deux dimensions : le travail salarié et celui informel qui regroupe une constellation d’activités (commerce, cambisme, commissionnaire, etc.). Ces activités de la débrouillardise sont, d’une part une extériorisation de la précarité économique, et d’autre part la conséquence de l’inaccessibilité pour les universitaires à l’emploi salarié. Dans un contexte socio-économique où il y a pléthore d’individus qualifiés et/ou l’offre d’emploi est insuffisante, chaque opportunité de travail est donc une source d’enjeux et de compétition.

6 En raison de l’approche qualitative de cette étude, nous avons enquêté sur 25 personnes que nous avons sélectionnées parmi 180 biographies recueillies par l’Observatoire du changement urbain (OCU) en 2008 et une étude sur la situation socio-économique des ménages en 2013. Ces biographies faisaient ressortir une constellation de petits métiers exercés par les jeunes diplômés sans emploi. Cette situation met en évidence le virage décisif qu’a connu la société lushoise, condamnée par la crise économique à se tourner vers l’informel. Pour constituer cet échantillon, nous avons fait un choix raisonné en ciblant les enquêtés qui ont accédé à un emploi salarié et ceux qui en recherchent. Avec ceux qui ont accepté de collaborer, nous avons réalisé des entretiens approfondis lesquels ont servi de matériel empirique.

7 Trois parties composent cet article. La première décrit la dynamique professionnelle à Lubumbashi et relève les changements intervenus dans les politiques d’emploi. La deuxième éclaire les coulisses de l’embauche des diplômés. La troisième, enfin, met en évidence les stratégies déployées par les diplômés pour leur insertion professionnelle.

Une rétrospective de la situation du travail à Lubumbashi

8 Cette première partie relève quelques facteurs structurels et politiques qui auraient favorisé, d’une part la demande d’une main-d’œuvre abondante, et d’autre part l’insuffisance des emplois.

Colonisation et travail salarié

9 Lubumbashi est une création coloniale ex nihilo : la ville ne résulte en effet pas de la transformation d’un ou de plusieurs villages préexistants. Si la mine de Kalukuluku existait et était exploitée par des populations autochtones, celles-ci ne sont plus autorisées à y travailler après la création du comité spécial du Katanga en 1900. C’est ce dernier qui a désormais la jouissance de toutes les ressources du sol et du sous-sol. Il est fort possible que les villageois soient alors rentrés chez eux pour s’adonner à l’agriculture. De plus, certains villages ont été déplacés, comme à Kipushi, car les colons voulaient y exploiter les mines.

10 Lubumbashi est la fille de l’industrie minière du fait de la volonté des autorités de l’Union minière du Haut-Katanga d’implanter à cet endroit, près de la rivière Lubumbashi, sa première usine pour le traitement du cuivre. Cet emplacement offrait des facilités de ravitaillement en eau et constituait en même temps le point d’aboutissement du chemin de fer en provenance du Cap, d’où étaient acheminés le coke et d’autres matériaux de construction pour l’usine.

11 Très vite après sa création, la ville, alors nommée Élisabethville, acquit un caractère métropolitain, devenant le cœur économique de la colonie belge. Sa fonction industrielle est alors représentée essentiellement par les activités de l’Union minière du Haut-Katanga – qui deviendra Gécamines en 1966 après l’indépendance – et de ses filiales (la Société générale des forces hydro-électriques du Katanga, la Société générale africaine d’électricité, la Société générale industrielle et chimique du Katanga, la Compagnie foncière du Katanga, les Minoteries du Katanga, etc).

12 « La naissance et le développement de [ces] nombreuses entreprises ont nécessité l’embauche massive de travailleurs africains et expatriés » [Dibwe dia Mwembu, 2003, p. 55]. Pour attirer les ouvriers, les entreprises de l’époque « mirent sur pied une politique sociale appelée Welfare Capitalism. Les employeurs prétendaient offrir des avantages sociaux à ceux qui viendraient vendre leur force de travail. L’Union Minière du Haut-Katanga va également exploiter la femme à travers le travail de l’homme. » [Dibwe dia Mwembu, 2001, p. 53-54]

13 Cette dernière doit en effet être une bonne ménagère afin d’accroître la productivité de son mari. Pour la maintenir à la maison et qu’elle n’ait pas à solliciter un travail salarié, « les avantages sociaux accordés au travailleur, parfois en fonction de la taille de sa famille, et le salaire firent que le mari devint la seule source de revenu du ménage, et constituaient par ce fait même une stratégie efficace pour apprivoiser la femme et les enfants au profit du travailleur » [Ibid., p. 62].

14 Seuls les hommes devaient avoir un emploi salarié lequel s’est alors imposé comme la norme d’une sécurité sociale. Des expressions populaires telles que « Kazi ndjo baba, kazi ndjo mama » (« le travail salarié, c’est notre papa, le travail salarié, c’est notre maman ») [Rubbers, 2006 ; Dibwe dia Mwembu, 2003] suffisent à traduire l’importance que revêtait l’emploi salarié. Dès qu’une personne était embauchée dans une entreprise, étatique comme privée, elle bénéficiait d’avantages sociaux : le logement, la ration alimentaire, la scolarité des enfants, etc.

La période postcoloniale

15 La Lubumbashi postcoloniale, des années 1960 aux années 2000, a connu diverses formes de violences : économique, politique, sociale et culturelle. La zaïrianisation en novembre 1973 s’est avérée improductive. Consistant en la confiscation et la redistribution « des filiales congolaises des sociétés belges et des entreprises commerciales étrangères aux Congolais […] elle n’atteignit pas ses objectifs. Par contre, elle découragea les investisseurs étrangers, [provoquant] notamment le départ presque en masse des commerçants étrangers (Grecs, Portugais, Hindous, etc.) ». [Dibwe dia Mwembu, 2003] Ces opérateurs économiques ont dû cesser leurs activités et mettre leur personnel en congé technique.

16 Tentant de sortir de la crise économique qui rongeait le pays en 1990, l’État zaïrois accepta les programmes d’ajustement structurel proposés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). L’objectif global de ces réformes était de « restaurer l’appareil producteur de l’État, de créer les meilleures conditions de retour à une situation de croissance durable » [Aduayi Diop, 2010, p. 52]. En pratique, ces programmes ont favorisé le libéralisme économique qui contribua au désengagement progressif et multiforme de l’État. Des emplois ou des secteurs jugés moins productifs ont alors été soit supprimés, soit n’ont plus bénéficié des subsides publics. Le début des années 2000 est ainsi marqué par des licenciements massifs de travailleurs et de restructuration de plusieurs entreprises publiques. D’où, l’expression « l’État aletake tena » (« L’État ne donne plus »), car au lieu de créer et de sécuriser les emplois, ce dernier adopta une politique qui les supprimait.

17 D’autant que la transition politique d’avril 1990 à avril 1997 était venue briser tout élan de relance économique. À la suite de consultations populaires, Joseph-Désiré Mobutu s’était résolu de mettre un terme au monopartisme et engagea le pays dans un processus de démocratisation et de multipartisme. Mais, tout de suite, la vie politique au Congo fut marquée par plusieurs problèmes, notamment l’inflation monétaire, les conflits interethniques, la faillite des entreprises publiques et la fermeture de celles privées, etc. Cette situation d’instabilité socio-économique et culturelle provoqua, en octobre 1991, des pillages opérés par les militaires et la population, lesquels ont porté un coup sérieux au tissu économique de Lubumbashi. Un grand nombre de travailleurs est alors mis au chômage. Les ménages ont connu une longue période de disette que les Lushois qualifièrent de « somalisation » [2]. C’est dans ce climat de crise économique que survint l’avènement de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) qui renversa le régime de Mobutu en 1997.

18 L’arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila symbolisait le retour de l’état de droit et du travail salarié, suscitant de nombreux espoirs. La population en attendait la création de beaucoup d’emplois rémunérateurs qui devait non seulement diminuer considérablement le taux de chômage, mais aussi mettre un terme, lentement mais sûrement, aux activités informelles. Ces espoirs ont été balayés avec le début de la « rébellion ». En effet, en août 1998, l’est de la RDC s’embrase suite à la décision de Kabila de renvoyer les militaires rwandais et ougandais dans leurs pays respectifs. Les Banyamulenge, qui ne se sentent plus en sécurité après le départ de ces derniers, se rebellent contre le gouvernement. Le Rwanda d’abord, l’Ouganda ensuite et le Burundi enfin envahissent l’est du Congo, aux côtés des rebelles. Les conditions de vie vont empirer et l’accès à l’emploi salarié devient de plus en plus complexe.

19 En 2002, pour relancer l’économie nationale, le gouvernement congolais en partenariat avec la Banque mondiale envisage une réforme qui consiste à « déposséder la Gécamines d’une partie de ses gisements pour en permettre soit l’amodiation à des investisseurs privés, soit l’exploitation en partenariat » [Rubbers, 2013, p. 51]. Cette restructuration semblait une bouffée d’oxygène pour la population katangaise. En 2006, plusieurs entreprises minières s’installent à Lubumbashi et dans les zones périphériques : c’est l’ère des mining[3]. Pour attirer davantage les investisseurs, le gouvernement congolais créa un service public dénommé « guichet unique de création d’entreprise » dont la mission est de faciliter les formalités administratives. Selon son directeur général [4], plus de 10 000 entreprises et établissements ont été créés ou ont régularisé leurs dossiers. Néanmoins, l’impact est loin de se ressentir dans la société congolaise où le taux de chômage structurel est estimé à 87 %.

Les coulisses de l’embauche des jeunes diplômés

20 La débrouillardise en RDC affecte tous les secteurs socio-économiques, y compris celui de l’emploi où elle est rendue souvent nécessaire face aux pratiques en vigueur. Certains recruteurs ou responsables de directions des ressources humaines profitent ainsi de leur position pour tromper les demandeurs d’emploi. Ils peuvent monnayer l’information de l’offre à l’emploi, ou exiger des candidats de leur céder 50 % de leur salaire pendant plusieurs mois s’ils les font embaucher. Ces pratiques corruptives sont communément appelées à Lubumbashi « circuit, pourcentage ou opération retour ». Les interférences sociopolitiques et culturelles ne sont pas en reste. Les personnes investies d’une autorité politico-administrative n’hésitent pas à recommander leurs candidats, directement ou par l’intermédiaire de leurs collaborateurs. Benjamin Rubbers note que pour s’insérer professionnellement, il faut « connaître une personne susceptible d’introduire le candidat auprès de celui qui est en charge du recrutement. Les offres d’emploi ne font pas l’objet d’une grande publicité au Katanga, la plupart des employeurs recourant au bouche-à-l’oreille dans les réseaux sociaux de leurs agents. » [Rubbers, 2013, p. 145]

21 Dans une « société où le libéralisme est favorisé, le travail est une source importante du respect mutuel et du respect de soi… » [Sennett, 2003, p. 124]. Sans le travail, l’individu « n’existe plus dans son identité personnelle car la perte de l’emploi ou le manque d’emploi est une déchéance non seulement familiale mais sociale » [Blanchot, 1986, p. 193]. Éric, licencié en sociologie, témoigne :

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« Je suis au chômage bientôt six ans. J’ai déposé mes “j’ai l’honneur” [5] dans les différentes entreprises. Maintenant, je ne le fais plus car les entreprises qui affichent les offres d’emploi le font par formalité administrative. Avant même que les candidats ne soient soumis au test, les responsables de l’entreprise introduisent déjà les dossiers de leurs candidats. J’ai compris que les candidats qui sont embauchés sont ceux qui bénéficient d’un soutien des personnes influentes. Ils ne se préoccupent pas à déposer leur CV ou dossier. Ils le font après qu’ils soient engagés. Ce n’est pas la valeur du candidat qui compte mais l’influence sociale de son réseau ou ses moyens financiers. »

23 Selon Éric, les critères objectifs de sélection ne seraient annoncés que pour la forme. En pratique, ce seraient le trafic d’influence, le tribalisme ou la corruption qui déterminent quel candidat est retenu, et quel autre est exclu. Déposer son curriculum vitae ou brandir son expérience professionnelle n’offrirait pas la possibilité même d’accéder à l’emploi. Ces propos sont à replacer dans un contexte de main-d’œuvre abondante. Les entreprises qui publient des offres d’emplois ne le font alors que pour des postes clairement spécifiés. Des sans-emploi dont le profil ne correspond pas à l’annonce déposent tout de même leurs dossiers ; et, quand ils ne sont pas sélectionnés, ils dénoncent des critères subjectifs. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’existe pas des pratiques corruptives et autres interférences.

24 En dépit des plaintes contre les critères subjectifs, des demandeurs d’emploi ne faiblissent pas et tentent leur chance à chaque fois que sont publiées des offres d’emploi. Pour attirer l’attention des recruteurs, certains candidats adaptent constamment leur curriculum vitae. Ils renseignent parfois des compétences ou expertises qu’ils n’ont pas – maîtrise parfaite de l’anglais ou de logiciels informatiques (Excel, Word, Access), etc. – ou modifient leur origine géographique selon que les recruteurs sont de telle ou telle province. D’autres candidats indiquent simplement être de nationalité « congolaise » afin de s’extraire des jugements péjoratifs concernant les origines provinciales.

25 Dans un tel contexte, certains diplômés ne sont plus motivés pour déposer leur candidature surtout quand ils n’ont pas de liens avec les membres de l’entreprise ou que le recrutement est assuré par les Congolais. En effet, une certaine confiance serait accordée aux « expatriés blancs » quand ils organisent eux-mêmes les tests d’embauche. Ces derniers subiraient moins de pression de la part des personnes influentes. Ils accepteraient quelques recommandations tout en privilégiant un recrutement objectif. À l’inverse, les Congolais choisiraient d’abord leurs proches parents, ensuite les membres de la même ethnie qu’eux, et enfin les individus qui les auraient corrompus ou qui leur auraient été recommandés. Ce qui ne serait pas le cas avec des expatriés blancs. Étant donné que les recruteurs sont majoritairement des Congolais, certains demandeurs d’emploi s’excluent et qualifient les tests d’embauche de subjectifs et discriminatoires.

26 Ne concluons pas hâtivement que tout est fondé sur l’arbitraire. Certains demandeurs d’emploi sont recrutés à la suite d’une sélection objective. Tel est le cas de Nouria qui a été embauchée par l’entreprise Tenke Fungurume Mining (TFM) [6] sans interférences d’un tiers. Elle avait respecté les exigences de l’offre d’emploi et passé le test d’embauche. Son cas est cependant considéré par nos informateurs comme une exception, et elle-même dit avoir été surprise d’être rappelée pour signer son contrat.

Stratégies d’insertion professionnelle

27 Les stratégies auxquelles les diplômés recourent pour s’insérer dans le monde professionnel sont : la parenté ethnique, la surqualification à l’emploi, le recours à l’autorité coutumière, l’adhésion aux sociétés secrètes et la manipulation des sociabilités amicales. Ces tactiques sont mobilisées par les diplômés de différentes filières (sciences humaines, sociales et exactes). Ceux dont les parents sont influents jouissent de faveurs tandis que ceux qui ne bénéficient pas d’une telle aide familiale doivent mobiliser leur capacité inventive afin d’intégrer le circuit des personnes influentes, surnommées prezo, boss, grand prêtre [7], etc. Dès qu’ils y parviennent, ils deviennent des « petits » de confiance que Jean-François Bayart [1990] désigne comme les « cadets sociaux ». Nous sommes là dans une approche de relations de pouvoirs construits.

28 Le circuit d’embauche est effectivement dominé par les « aînés sociaux » dont l’autorité sur les jeunes diplômés repose tant sur l’âge que sur leur pouvoir matériel et symbolique. Cette subordination sociale fait que les cadets s’insèrent dans des relations parfois complexes afin d’accéder à un emploi salarié. Si les rapports sociaux entre les aînés et les cadets sont prescriptifs, les demandeurs d’emploi savent également négocier leurs intérêts et contourner certaines normes sociales, par exemple adhérer à une science occulte ou manipuler une relation avec un autre aîné en dehors de la parenté. Dans cette dynamique, l’agentivité [Plancke, 2012] et la débrouillardise [Calvès, 2009] sont mobilisées pour surmonter les difficultés d’un marché du travail saturé.

Sociabilités familiales et amicales

29 Les diplômés de l’université ne connaissent pas le même parcours professionnel. Certains s’intègrent facilement dans le monde du travail après leurs études, tandis que d’autres peinent à trouver ne fût-ce qu’un stage de professionnalisation. L’élément de différenciation apparaît être le réseau social dans lequel les jeunes s’insèrent. La parenté, comme le souligne Rubbers [2003], sert souvent de source d’informations aux jeunes diplômés sur les possibilités d’embauche. Plus encore, elle permet de les insérer dans un bon réseau, voire de les faire engager dans l’entreprise au sein de laquelle les aînés travaillent. Les diplômés bénéficiant de ce privilège s’appuient ainsi sur le capital économique et relationnel de leurs parents pour accéder à l’emploi.

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« J’appréciais énormément les journalistes à chaque fois que je suivais la télévision. Après mes études secondaires, j’entrepris des études en sciences de l’information et de communication à l’université de Lubumbashi, où j’obtins un diplôme de licence en 2011. Mon père est un homme influent dans la communauté bien qu’il soit originaire de la province du Kasaï. Grâce à ses connaissances, il m’a recommandé chez l’un de ses amis, qui est directeur d’une chaîne privée de télévision. J’avais commencé par un stage de professionnalisation pendant six mois. Par la suite, j’étais employée comme journaliste. »
(Evangeline, journaliste dans une chaîne privée de télévision [8])

31 Evangeline a bénéficié des sociabilités amicales de son père pour être employée dans une chaîne privée de télévision : elle est « recommandée » pour reprendre l’expression en cours à Lubumbashi. À bien les observer, les facteurs qui orientent le jeu de recommandations sont identiques aux principes de don et contre-don. Le père d’Evangeline sollicite un service à son ami avec l’espoir de le lui rendre au moment opportun. Il y a ici un contrat social implicite entre les personnes en interaction. Les services rendus se situent au niveau de la confiance, valeur qui consolide la possibilité même d’échanger [9].

32 Tout commence généralement par un travail bénévole ou un stage avec un espoir d’embauche ultérieure. Dans plusieurs entreprises, le stage d’un à trois mois n’est pas payé, le travail exécuté étant considéré comme de l’apprentissage. À la limite, l’employeur peut verser une somme forfaitaire pour le transport. Au terme de la période, le stagiaire est engagé ou non. Si ce dernier connaît des personnes influentes au sein de l’entreprise, il peut espérer signer un contrat à durée indéterminée. Dans tous les cas, les « trajectoires les mieux assurées sont celles qui s’appuient sur une base sociale à la fois large et solidement ancrée dans les organisations » [Rubbers, 2003, p. 92].

33 Pour les diplômés bénéficiant du capital social ou économique de leurs parents, la saturation du marché du travail et la crise économique ne sont pas un problème à l’insertion professionnelle. Une fois le diplôme décroché, le réseau de sociabilités des parents est mobilisé. Il arrive même parfois qu’un poste soit créé afin de caser l’enfant d’amis demandeurs.

34 Dans ces interactions sociales, l’ethnicité joue un rôle déterminant dans la constitution et la consolidation des réseaux de réciprocité. Depuis les conflits ethniques entre les Kasaïens et les Katangais [10], la tendance est à privilégier la tribu dans le processus de recrutement au sein des entreprises privées ou publiques. Evangeline est ainsi recommandée dans une chaîne privée de télévision où la majorité des employés sont des ressortissants de sa province. Les chefs de différentes entreprises se sentiraient en sécurité lorsqu’ils sont entourés de personnes de même obédience culturelle. Travailler avec des gens d’autres ethnies, c’est risquer une concurrence déloyale selon nos informateurs. Dès lors, quand il y a une possibilité d’emploi, l’information circule prioritairement entre les membres du groupe ethnique.

35 Relevons aussi le poids des associations socioculturelles dans la discrimination à l’emploi. Quand un membre d’un groupe ethnique parvient à de hautes fonctions au sein de l’État congolais, une réception est organisée en son honneur par les membres de sa communauté ethnique. À cette occasion, le président de l’association lui remet un cahier des charges en vigueur au sein de celle-ci. Le plus souvent, il lui est demandé de favoriser les membres de sa communauté selon le slogan : « Kila bantu na tour yabo. Iyi ni yetu yakurya » (« À chacun son tour. C’est notre tour de manger »). Comprenant les enjeux des associations socioculturelles, certains jeunes diplômés y adhèrent afin de bénéficier d’avantages économiques et politiques. En quête d’emploi, ils se montrent alors dynamiques dans les activités de ces associations : ils organisent des manifestations culturelles et politiques pour les jeunes, font des déclarations politiques en faveur ou contre un régime ou un homme politique, etc. Leur engagement fait qu’ils sont recommandés tantôt dans les entreprises privées, tantôt dans l’administration publique. Les présidents d’associations socioculturelles sélectionnent les jeunes les plus engagés et les recommandent auprès des mandataires de l’État ou des hommes politiques proches d’eux. Une fois embauchés, les bénéficiaires de l’emploi ainsi trouvé versent régulièrement des cotisations aux associations qui les ont promus.

36 Notons que les associations socioculturelles ne sont pas aussi inclusives que l’on pourrait le penser. Tous les diplômés adhérents ne bénéficient pas des mêmes privilèges. Il semble qu’il est nécessaire d’avoir les capacités de manipuler les rapports de force pour profiter des retombées politico-économiques dues aux associations socioculturelles. C’est pourquoi tous les jeunes ne s’identifient pas à ces dernières et certains dénoncent une forme d’exclusion au profit d’une poignée d’individus.

Être sympathisants d’un parti politique

37 Ceux qui ne savent ou ne peuvent exploiter ni les sociabilités familiales, ni les associations socioculturelles instrumentalisent les sociabilités partisanes qu’ils se forgent dans leur réseau social. Le récit de Gabriel en donne un exemple. Licencié en droit de l’université de Lubumbashi, il est pour le moment contrôleur à la douane à Kasumbalesa, à une centaine de kilomètres de Lubumbashi. Il doit son travail à Patrick, un membre influent d’un parti politique de la majorité présidentielle, dont il a fait la connaissance quand il était en deuxième baccalauréat de droit. Patrick était le président fédéral du parti et le directeur à l’office des douanes et accises [11]. Comme ce dernier ne venait pas régulièrement en cours, Gabriel présentait pour lui des travaux pratiques et est ainsi devenu son muconfia[12]. Leur relation a évolué jusqu’à ce que Gabriel soit associé aux aventures extraconjugales de Patrick. En première année de licence, Patrick l’engage dans les activités des jeunes du parti politique. Gabriel prend goût à la politique et devient l’un des fidèles sympathisants du parti. Après ses études, son mentor le recommande à la douane comme un agent contrôleur.

38 Ce récit révèle les interférences politiques dans la gestion des entreprises publiques. Dans les enquêtes que nous utilisons, il apparaît que plusieurs mandataires ont ainsi été nommés du fait de leur militantisme au sein d’un parti politique, et absolument pas pour leurs compétences. Et quand ils désobéissent aux exigences du parti politique qui les a promus, ils sont remplacés par des sympathisants dociles. Pareille gestion engendre inéluctablement des marginalisés dans l’accès à l’emploi.

39 Gabriel a été coopté par cet homme politique, Patrick, qui a fini par lui donner du travail pour sa loyauté. Connaître une personne susceptible de présenter et de soutenir sa candidature auprès d’un employeur ou d’un recruteur n’est pas donné à tout demandeur d’emploi. Ici, il suffisait à Patrick en tant que président fédéral du parti politique et directeur de la douane de recommander Gabriel pour qu’il soit embauché sans autres formalités de recrutement. Cette réalité n’est pas différente de ce que Pierre Bourdieu observait déjà en Algérie : « ce ne sont pas, à proprement parler, les entreprises qui recrutent, mais l’embauche est en fait le résultat d’une sorte de cooptation spontanée entre les ouvriers. » [Bourdieu, 1962, p. 318]

40 Des diplômés, comprenant cet enjeu, s’engagent dans des activités politiques avec pour finalité d’accéder aux hautes responsabilités du pays ou de trouver un meilleur emploi tant dans le secteur public que privé. Pour affirmer leur engagement, ils ne tarissent pas d’imagination pour défendre le leader du parti politique : chacun cherche à prouver qu’il est un militant engagé et engageant. De cette manière, quand il y a une opportunité d’embauche, ils pourraient en bénéficier. Dans cette lutte de repositionnement, la concurrence est forte surtout dans les grands partis politiques. Notons ici que joue la proximité relationnelle avec le président du parti politique ou avec ses cadres : de simples membres passent des années sans bénéficier des avantages de leur militantisme.

Acceptation de la surqualification à l’emploi

41 Une autre stratégie utilisée par les diplômés consiste à accepter l’emploi qui s’offre sans tenir compte de son niveau d’études car la « précarité du travail est préférable au chômage, même si elle n’est pas forcément économiquement rentable » [Dubet, 2006, p. 131-134]. Le travail salarié apparaît comme un symbole de respect et de considération sociale. Dans un contexte où le marché du travail est saturé, les individus ne jouissant pas d’un réseau social capable de les introduire dans le monde professionnel, se lancent dans les activités informelles lucratives afin d’assurer leur survie. Ces personnes ne valorisent plus leur diplôme, préoccupés par la recherche d’activités qui leur rapportent de l’argent. D’où l’expression « Takuria français ao diplôme ? » (« Mangerai-je le français ou le diplôme ? »). Cela sous-entend un dépassement de soi pour survivre. Il n’est plus question de rêver mieux mais de s’assurer du minimum vital. Dès lors, il n’est pas étonnant de rencontrer un diplômé de l’université qui est embauché comme manutentionnaire dans un magasin.

42 À Lubumbashi, les enquêtes mobilisées dans le cadre de notre étude ont révélé que des diplômés de l’université sont ainsi employés comme agents de sécurité par des entreprises privées. Ils acceptent cette situation dans l’espoir que leur surqualification pourrait leur offrir quelques opportunités d’un meilleur emploi dans le futur. Roger explique ainsi :

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« Par manque de travail, j’avais sollicité un emploi de gardiennage chez Delta Security. Je m’étais dit mieux fallait-il de commencer quelque part que de rester dans le chômage. Le responsable de dispatch m’avait affecté au quartier Golf chez un ressortissant français. Au bout de quelques semaines, il m’avait demandé mon niveau d’étude. Quand il avait appris que j’étais licencié en sciences économiques, il était contrarié et ne comprenait pas que je sois gardien chez lui avec ce titre académique. Finalement, il m’avait recommandé dans une entreprise minière où je travaille actuellement comme chef comptable. »

44 Les entreprises privées de sécurité emploient plusieurs diplômés de l’université, avec des salaires mensuels compris entre 150 et 350 dollars américains. Les employés sont affectés comme gardiens dans des entreprises ou des résidences privées. Pour certains diplômés, la surqualification est l’une des possibilités d’une mobilité professionnelle future. En occupant un poste de gardien dans une entreprise, ils sont ainsi informés des appels d’offres et maîtrisent les circuits informels à l’embauche. De même, en travaillant chez les particuliers qui disposent d’un capital social et économique, ils peuvent s’en faire apprécier et être orientés par ces derniers dans une filière qui correspond à leur niveau d’études. C’est le cas de Roger que son responsable a recommandé à l’un de ses amis.

45 Dans la même perspective, certains candidats à l’emploi sollicitent un stage bénévole. Leur objectif principal est d’intégrer le monde professionnel avec l’espoir de se créer un réseau social et de faire valoir leurs compétences. Cette tactique vise à attirer l’attention du boss mais aussi à maîtriser les rouages de l’embauche. Les personnes que nous avons interrogées disent que l’important est d’être dans l’entreprise pour se frayer ensuite un chemin en interne. Dans les sociétés minières et les organisations internationales, il est courant que des offres d’emploi soient destinées aux salariés de l’entreprise qui voudraient changer de poste. Ce genre d’annonces n’est pas diffusé au public, seuls les employés en sont informés. Si les candidats sont stagiaires ou gardiens, ils se saisissent de ces opportunités en soumettant leur candidature.

46 Précisons que tous les diplômés ne jouissent pas des mêmes opportunités que celles de Roger. Plusieurs d’entre eux nous ont indiqués ne pas parvenir à sortir de la surqualification professionnelle dans laquelle ils sont engagés. Ils y restent alors faute de mieux. Ce sont notamment des vendeurs dans les magasins, des gardiens, des enseignants, etc. La possibilité de reconversion tient de l’opportunité, laquelle est différente selon les situations. Quand on est embauché dans un magasin en tant que vendeur, la chance est moindre d’être apprécié à sa juste valeur par un client en vue d’une reconversion professionnelle. À l’inverse, une personne engagée comme gardien dans une entreprise paraît avoir plus de possibilités de connaître un changement de statut.

Recours à l’autorité coutumière

47 En RDC, la loi du 20 juillet 1973 a expressément écarté les autorités coutumières de la gestion foncière, réservant celle-ci aux administrations publiques. Mais, dans la pratique, les premières continuent à jouer un rôle déterminant dans l’attribution des terres. Afin de contourner cette source de confusion des droits, le code minier [13] a prévu que les sociétés du secteur devaient participer à l’élaboration d’initiatives intégrées de développement local dans le but d’apaiser le climat social et de permettre une meilleure collaboration avec les autorités coutumières ainsi que les communautés locales.

48 Dans ce cadre, les chefs coutumiers sont devenus des partenaires, ou mieux des personnes ressources. Leurs avis sont pris en compte étant donné leur grande influence sur les populations. Ils sont par exemple sollicités pour des cérémonies coutumières lors de l’implantation des usines. En cas de litiges ou pour la réalisation de projets communautaires, ils sont régulièrement consultés. Profitant de leur position sociale, les chefs coutumiers ont désormais leur cahier des charges qu’ils soumettent aux employeurs opérant dans la zone sous leur autorité. Parmi les revendications prioritaires figure l’embauche des jeunes autochtones.

49 Il apparaît dans nos recherches que, de plus en plus, des jeunes diplômés bénéficient de l’influence des chefs coutumiers pour se faire embaucher dans les entreprises minières se trouvant dans leur zone d’autorité. Le témoignage d’Othniel est édifiant :

50

« Quand l’entreprise minière TGK était implantée dans notre territoire, le chef coutumier constatait qu’il y avait plus de travailleurs provenant d’ailleurs. Les jeunes de la contrée n’étaient pas embauchés. Le chef coutumier avait manifesté son mécontentement aux autorités de l’entreprise. Il leur avait dit que la priorité devait être accordée aux autochtones. Pour l’apaiser, le responsable du département de développement communautaire avait demandé au chef coutumier de lui adresser une liste de quinze candidats dans les différents domaines. C’est ainsi que j’avais été engagé à TGK comme logisticien. »

51 Pour éviter les tensions communautaires et en application du code minier, les employeurs engagent quelques jeunes locaux selon les besoins de l’entreprise. Cependant les autochtones n’ont pas souvent l’expertise recherchée par celle-ci, l’obligeant alors à faire venir d’ailleurs un personnel qualifié. Ce qui engendre des tensions sociales car les autochtones disent ne pas bénéficier des meilleurs emplois. Pour faire entendre leurs voix, les chefs coutumiers reprennent l’idiome de l’ethnicité à leur compte et développent un discours discriminatoire contre les diplômés d’autres provinces tout en privilégiant ceux originaires de leur région.

52 Sur le terrain, nous observons une juxtaposition d’actions, entre les interventions des associations socioculturelles et celles des chefs coutumiers. L’on pense souvent que les premières exercent une forte influence sur les compagnies minières par l’intermédiaire des seconds ; et dans une certaine mesure, cela est possible. En réalité, il apparaît que les rapports entre les deux forces sont émaillés à la fois de tensions et de collaborations. Les associations socioculturelles ne sont ainsi pas appréciées par les chefs coutumiers qui les considèrent comme des organisations urbaines ne sauvegardant pas les intérêts de leur milieu. Les présidents des associations socioculturelles, de leur côté, méconnaissent parfois l’autorité des chefs coutumiers dans la quête de leurs intérêts. Pour asseoir leur pouvoir, les chefs coutumiers ne revendiquent que pour les populations de leur juridiction. Ils préfèrent avoir une main mise sur les personnes à faire embaucher car ils reçoivent un tribut de chaque travailleur. Ils ne recourent aux associations socioculturelles que lorsqu’ils n’ont pas des compétences recherchées par les compagnies minières. Dans ce cas, les chefs coutumiers peuvent solliciter l’expertise des membres de ces associations afin de leur envoyer les noms de candidats recherchés.

Croyances dans les pratiques occultes

53 Le recours aux pratiques occultes est évoqué dans les entretiens comme l’une des stratégies d’insertion professionnelle. Dans cette perspective, Florence Bernault et Joseph Tonda considèrent « la sorcellerie comme ressource, énergie ou capital dont disposeraient ou non les individus en fonction des situations et des positions occupées dans l’organisation des rapports de force » [2000, p. 7-8]. À Lubumbashi, il y aurait ainsi des entreprises privées qui n’embaucheraient que des personnes qui adhèrent à la loge occulte dont font partie leurs responsables. Des diplômés adhéreraient à ces sociétés secrètes afin d’obtenir un emploi. Lucien [14], ingénieur civil de l’université de Lubumbashi, affirme avoir adhéré à la Rose-Croix [15] à la suite d’une demande explicite du directeur de l’entreprise minière TEZ :

54

« Après mes études en polytechnique, j’ai été recommandé par mon pasteur à l’entreprise minière TEZ pour un stage de professionnalisation. Au bout d’un mois de mon stage, mon encadreur vantait mes qualités intellectuelles et professionnelles. Il en avait parlé au directeur. Quand j’étais introduit chez ce dernier, il m’avait demandé d’adhérer au Rose-Croix si je tenais à être employé dans l’entreprise. Pour moi, c’était une opportunité que je ne devais pas manquer. Pour le moment, je fréquente le temple des rosicruciens se trouvant sur l’avenue des bambous au quartier Bel-Air. »

55 Notons que le cas de Lucien illustre l’idée, largement partagée, selon laquelle les diplômés en sciences exactes recoureraient davantage à l’initiation aux sciences occultes que leurs collègues des sciences sociales, lesquels mobiliseraient davantage les réseaux sociaux (parenté, ethnie, sociabilités amicales, etc.) pour s’insérer dans le monde professionnel. Les étudiants en sciences exactes, eux, ne seraient pas « habiles » pour cette sociabilité, passant beaucoup de temps dans les laboratoires. De plus, quand ils vont en stage, les étudiants en sciences sociales sont affectés dans différents services où ils sont encadrés par leurs maîtres de stage. À l’inverse, les étudiants en sciences exactes sont plus en contact direct, lors de leur stage de professionnalisation, avec les responsables de l’entreprise.

56 À Lubumbashi, l’accès à l’emploi s’inscrit dans deux logiques qui s’affrontent, religieuse et occulte. Les propos de Lucien révèlent ces contradictions. En quête d’emploi, il a commencé par s’engager dans les activités écclésiastiques. Il y était allé dans l’espoir de trouver du travail, soit par une révélation divine, soit par l’entremise du pasteur qui pourrait le recommander auprès d’un fidèle haut placé. Dans les Églises de Réveil [16] beaucoup de jeunes diplômés passent plusieurs années à prier Dieu pour qu’il leur donne de l’emploi. Quand ils n’en trouvent pas, certains jeunes s’en détournent et consultent des féticheurs ou recourent aux pratiques occultes. Lucien s’est inscrit dans cette logique. Chrétien, il a bénéficié du réseau de sociabilité du pasteur qui l’a recommandé auprès d’un fidèle de son église. C’est là qu’il trouvera une opportunité d’embauche en devenant un rosicrucien.

57 Récemment, un féticheur connu sous le sobriquet de Musumari (« clou ») a défrayé la chronique à Lubumbashi. On raconte qu’il aurait le pouvoir, par incision sur la langue, de faire parler à une personne des langues étrangères (anglais, chinois) qu’elle ignorait auparavant. Serge rapporte l’histoire de son ami qui travaille aujourd’hui dans une entreprise chinoise :

58

« Clément mon ami est licencié en géologie. Depuis des années, il était au chômage. Son père lui avait dit qu’un Chinois cherchait un homme de confiance qui l’aiderait dans ses contacts. Cependant, la personne devait parler le chinois pour faciliter la communication. Clément était parti voir Musumari qui l’avait incisé sur la langue, et mon ami a commencé à parler le chinois. »

59 Cet exemple s’inscrit dans le contexte local : depuis 2006, les investisseurs qui arrivent à Lubumbashi ne parlent en effet que l’anglais ou le chinois. Pour augmenter leur chance de trouver un emploi, plusieurs jeunes en viennent ainsi à fréquenter Musumari afin qu’il leur donne la capacité de parler une langue étrangère. Il s’agit surtout d’une illustration du fait que la quête de l’emploi transcende parfois le rationnel. Des jeunes n’hésitent pas à porter des charmes magiques ou à recourir à des pratiques insolites dans l’espoir de trouver du travail. Plus généralement, il faut souligner que les croyances aux fétiches et aux forces occultes sont courantes dans le monde professionnel. Certains employés y recourent, soit pour renforcer leur pouvoir, soit pour chercher une promotion.

60 Précisons enfin que les individus faisant appel aux sociétés secrètes (franc-maçonnerie, Rose-Croix) ou aux fétiches le font dans le but d’arracher un bon emploi, celui qui leur donnerait la possibilité de rouler dans des voitures de luxe et d’acquérir beaucoup de biens matériels. Preuve de l’affrontement entre deux logiques, les Églises de Réveil s’attaquent aux sociétés secrètes qu’elles qualifient de démoniaques. Les jeunes qui s’y engagent sont mal perçus car ils sont accusés d’être des serviteurs du diable.

Conclusion

61 L’ancienne province du Katanga était l’une des régions de la RDC les plus riches en potentialités minières et naturelles. Faute d’une bonne gouvernance du secteur public et de l’absence d’une politique de sécurisation et de création des emplois, une main-d’œuvre massive y est aujourd’hui au chômage en dépit de ces richesses. Les grandes entreprises publiques, en faillite, nécessiteraient un financement conséquent de l’État congolais pour leur relance. Pour l’heure, elles n’ont plus la capacité d’embaucher. Les emplois sont alors créés par les entreprises privées, mais celles-ci n’emploient pas beaucoup de travailleurs. Dans ces conditions, l’accès à l’emploi demeure un véritable casse-tête pour les diplômés de l’université.

62 Dans un tel contexte, quelques diplômés parviennent à décrocher un emploi salarié, grâce à diverses stratégies : la parenté, l’ethnie, l’inventivité des candidats, la surqualification et les sociabilités partisanes. Face à la détérioration continuelle de l’emploi, le circuit informel est mobilisé car le recrutement ne relève absolument pas du formel. Les candidats doivent savoir s’adapter constamment, ceux n’ayant pas cette capacité sombrant dans le chômage et la précarité. Ayant compris que leur insertion professionnelle passe par l’informel, les diplômés inventent des mécanismes leur permettant d’intégrer le réseau des personnes influentes : mandataires publics, pasteurs, hommes politiques, etc. Ils deviennent généralement garçons de course, muconfia, de leurs mentors. En retour, ils bénéficient de quelques privilèges, en particulier le travail salarié. Cette attitude s’explique par le fait que les offres d’emploi subissent des interférences politiques et socioculturelles. Celles-ci participent à la discrimination et au caractère électif des candidats à l’emploi. Pour ne pas être à la marge, les diplômés tiennent à être « sous le parapluie » d’un prezo ou d’un grand prêtre.

63 Mais tous les diplômés n’ont pas les mêmes facilités d’intégrer de tels réseaux. Par manque d’appuis, certains misent sur la stratégie de surqualification en espérant améliorer leur statut professionnel une fois intégrés dans l’entreprise. D’autres tentent leur chance avec les sociétés secrètes : ils consultent des féticheurs ou adhèrent aux sciences occultes avec l’espoir de décrocher ainsi un emploi.

64 Ces dynamiques s’inscrivent dans une société au sein de laquelle l’État congolais ne joue presque plus son rôle de pourvoyeur d’emplois. Face à cette défaillance, les diplômés n’ont d’autre choix que de développer un ancrage social dense et de mobiliser tous les circuits informels susceptibles de les propulser dans le monde professionnel.

Notes

  • [*]
    Docteur en sociologie au département de sociologie de l’université de Lubumbashi.
  • [1]
    Lubumbashi, ancien chef-lieu de la province du Katanga, est aujourd’hui la capitale de la province du Haut-Katanga après le découpage administratif qui a fait passer les provinces de la République démocratique du Congo de 12 à 26. Située à environ 1 200 mètres d’altitude, la ville couvre une superficie de 747 km2 [Bruneau, 1990]. Elle abrite sept communes : six urbaines (Lubumbashi, Kamalondo, Kenya, Katuba, Kampemba et Ruashi) et une autre urbano-rurale, communément appelée « commune annexe ».
  • [2]
    En référence à la Somalie, dont les habitants étaient victimes de la disette et de la famine.
  • [3]
    Depuis 2002, l’ex-province du Katanga connaît une sorte de délocalisation due à la quasi-faillite de la Gécamines et la réouverture de la plupart de ses anciennes carrières par de nouvelles entreprises minières qui se partagent et exploitent en partenariat la concession. Ces entreprises minières ajoutent le mot « mining » à leur dénomination, par exemple : Tenke Fungurume Mining, Boss mining, Mining Mutanda, etc.
  • [4]
  • [5]
    Les lettres de demande d’emploi sont appelées « j’ai l’honneur » car elles commencent toujours par cette formule de politesse. Le plus souvent, elles frisent la flatterie dans l’espoir d’attirer l’attention du responsable.
  • [6]
    Cette entreprise minière opère à 180 kilomètres de Lubumbashi sur la route menant à Kolwezi.
  • [7]
    Prezo veut dire « président » en argot. Comme « grand prêtre », cela fait référence aux personnes influentes, qui ont le pouvoir et l’argent. Il suffit de gagner leur sympathie pour avoir ce dont on a besoin.
  • [8]
    Depuis 2000, l’audiovisuel privé prend de l’essor à Lubumbashi. Les hommes politiques et religieux investissent dans la création de médias. La ville compte ainsi quinze chaînes privées.
  • [9]
    Pour l’esprit du don et le contrat social, voir Godbout [2007, p. 111].
  • [10]
    Le conflit interethnique a particulièrement secoué l’est du pays dans les années 1990. Mobutu s’ingéniait alors à perturber les bonnes relations existant entre les différentes ethnies afin de les détourner de leur cible commune qui était sa dictature. Il s’est servi des identités collectives régionales pour opposer entre eux les Congolais des différentes entités politiques. C’est dans ce contexte que l’on a assisté, un peu partout au Congo, à l’éclatement de conflits ethniques : au Kasaï oriental entre les Bene Kapuya et les Bena Nshimba, au Nord-Kivu entre les Banyamulenge, les Bahunde et les Banande, au Sud-Kivu entre les Banyamulenge, les Bafulero et les Baria et, enfin, au conflit sanglant entre Katangais et Kasaïens entre 1992 et 1994. Les premiers, originaires de la province du Katanga, accusaient les seconds, non originaires de la province, de s’accaparer les emplois, du fait de leur croissance démographique rapide.
  • [11]
    Il s’agit d’une entreprise publique qui perçoit certains types d’impôts indirects. Ses agents sont réputés corruptibles et fortement engagés dans le circuit informel, ce qui leur rapporte beaucoup d’argent et leur permet de vivre dans un luxe parfois béant.
  • [12]
    Se dit d’un jeune garçon de confiance. Il est reconnu loyal et discret.
  • [13]
    Ordonnance-loi no 007/2002 du 11 juillet 2002 et décret no 038/2003 du 26 mars 2003.
  • [14]
    Le prénom et la dénomination de l’entreprise ont été changés pour préserver l’anonymat des informateurs.
  • [15]
    La Rose-Croix se définit comme un mouvement philosophique, initiatique et traditionnel, ouvert aux hommes comme aux femmes, sans distinction de race, de classe sociale et de religion. À Lubumbashi, elle est perçue par la population comme une secte pernicieuse dans laquelle on invoque des démons, souvent sans le savoir
  • [16]
    Les Églises du Réveil sont des lieux de culte d’obédience protestante mais avec une forte prédominance du pentecôtisme. Cette tendance religieuse se fonde entre autres sur les dons du Saint-Esprit tels le fait de « parler en langues », la prophétie, l’exorcisme, les miracles et guérisons. Ces églises sont nombreuses à Lubumbashi.
Français

Dans un contexte socio-économique où il y a pléthore d’individus qualifiés et/ou l’offre d’emploi est insuffisante, chaque opportunité de travail est une source d’enjeux et de compétition. En République démocratique du Congo (RDC), afin de réussir leur insertion professionnelle, les demandeurs d’emploi tendent à plus mobiliser les logiques informelles que formelles. Celles-ci consistent à utiliser le capital social et économique des parents, manipuler les sociabilités partisanes, intégrer les réseaux d’hommes politiques, recourir aux pratiques occultes, avoir le sens de l’opportunisme, etc. Sans un réseau de connaissances et d’appuis sûrs, l’accès à l’emploi salarié apparaît bien difficile pour les jeunes diplômés de Lubumbashi.

Mots-clés

  • accès
  • emploi
  • informel
  • diplômés
  • RDC
  • Lubumbashi

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Olivier Kahola Tabu [*]
  • [*]
    Docteur en sociologie au département de sociologie de l’université de Lubumbashi.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2016
https://doi.org/10.3917/autr.074.0241
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