CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ibrahim Boubacar Keita, communément appelé IBK, est élu président de la République du Mali en 2013. L’élection qui l’a porté au pouvoir, suivie des élections législatives qui lui ont fourni une majorité parlementaire confortable, marque le retour du Mali à l’ordre constitutionnel après le coup d’État de mars 2012 et la transition qui a suivi. Néanmoins, IBK fait face à des critiques nationales et internationales de différents ordres. D’une part, les groupes armés installés dans le nord du pays continuent de remettre en cause la souveraineté de l’État malien sur les territoires qu’ils revendiquent depuis début 2012. D’autre part, l’opposition parlementaire, menée par Soumaila Cissé, candidat malheureux du second tour de l’élection présidentielle, formule de multiples critiques sur la gestion financière et sécuritaire du pays. Formée par certains des partis opposés au coup d’État de 2012 et dont IBK s’était démarqué à l’époque, l’opposition est allée jusqu’à porter une motion de censure contre le gouvernement en juin 2014. Enfin, les autorités françaises ont reproché au pouvoir malien sa lenteur dans les négociations de paix relatives au conflit au nord dont elles participent au règlement [1]. Le FMI, quant à lui, a décrié la gestion du budget étatique, ce qui a mené entre autres à un report du déblocage des fonds attribués à l’aide budgétaire de plusieurs partenaires étatiques et paraétatiques étrangers du Mali et à une révision des comptes publics, des marchés et des lois relatives à la passation de marchés publics.

2Nous nous attacherons dans cet article à analyser les usages des langues et des registres par le président IBK dans le but de se légitimer et de répondre aux critiques dont il fait l’objet durant la première année de son mandat. Les mots n’ayant d’effets qu’en fonction du contexte dans lequel ils sont énoncés, de l’identité et de la position sociale de la personne qui les prononce [Bornand, Leguy, 2013, p. 147 ; Bourdieu, 1982, p. 103-119] [2], cet article portera sur la mise en forme du discours : la situation, le choix de la langue en fonction du contexte et de la cible, le niveau de langage, les gestes, le ton. Mais aussi sur la rhétorique qui lui sert à nommer et à disqualifier ses opposants et qui repose notamment sur des références à la religion, à l’histoire, aux valeurs morales et patriotiques. Nous n’affirmons pas que les pratiques langagières relevées ici sont une exclusivité du président malien, ni même du pays. Au contraire, passer d’une langue à une autre dans le contexte plurilingue du Mali, émailler son discours de prières en arabe ou de références à Dieu est très courant dans la vie politique comme dans les espaces ordinaires de la société. De la même manière, revendiquer le monopole de la parole légitime est commun à tous les pouvoirs politiques à travers le monde. Toutefois, notre objectif est d’en montrer les usages spécifiques faits par IBK et de comprendre ce qu’ils nous disent des imaginaires politiques au Mali [Crozon, 1998 ; Banégas, 2003]. Comme l’écrit Jacques Lagroye, l’interprétation du monde que cherchent à imposer les dirigeants est nécessairement liée aux représentations de la vie sociale et du pouvoir communes à tout le corps social [1985, p. 409]. En effet, pour que la communication politique soit efficace, elle ne doit pas se contenter de dire, mais elle doit « bien-dire », en valorisant à la fois le locuteur et l’auditeur par l’utilisation à bon escient de références « qui ont un sens pour tous » [Crozon, 1998, p. 120].

3Le corpus sur lequel nous nous fondons est un ensemble d’interventions télévisées d’IBK, retransmises à la télévision nationale d’État [3] de septembre 2013 – date à laquelle il est investi président de la République – à septembre 2014. Les stratégies discursives du président, on le verra, reposent sur plusieurs aspects imbriqués : d’abord le français et le choix d’un registre soutenu pour affirmer la hauteur de sa fonction et s’inscrire dans la continuité d’une histoire séculaire de l’État. Ensuite, l’usage du bambara et d’un langage courant, parfois familier, qui lui confère une image de proximité avec son peuple et lui permet de s’affirmer comme le seul interprète légitime de la complexité du monde politique. Enfin, une rhétorique qui s’appuie notamment sur la religion et la moralité, qu’il exprime dans les deux langues et par laquelle il justifie sa position dominante de chef d’État.

Le français, langue de l’officiel et autorité du pouvoir

4Le Mali, comme de nombreux autres pays, est caractérisé par le plurilinguisme. Il s’agit d’un plurilinguisme hiérarchisé avec au sommet de la pyramide d’autorité le français. Unique langue officielle, langue majoritaire de l’École et langue principale de l’écriture [4], elle est celle de l’État, de ses organes et de ses institutions. Elle est considérée comme la langue du pouvoir et du savoir laïc. Elle sert également de langue internationale pour communiquer avec les bailleurs de fonds, les ambassades et autres autorités étrangères. Elle confère donc à ses locuteurs une certaine autorité. Pourtant elle est très peu parlée. Selon les chiffres officiels de 2014 de l’Organisation internationale de la francophonie, la population francophone du Mali est estimée entre 5 et 18 % de la population totale [5].

5Puis vient le bambara, la langue véhiculaire majoritaire à Bamako, principalement orale. Elle est l’une des treize langues ayant obtenu le statut de langue nationale au Mali depuis 1960. Les douze autres (peul, songhaï, tamasheq, soninké, etc.) se situent en bas de la pyramide. Parce que le bambara est la langue d’une capitale politique et économique qui ne cesse d’attirer les migrants nationaux, elle est associée à la modernité et à l’urbanité. Bamako est la ville de socialisation de l’élite administrative et politique : elle accueille les députés de tout le pays, abrite les sièges nationaux des partis politiques et les résidences de leurs responsables et, jusqu’à très récemment, les seuls lieux de l’enseignement supérieur et de la formation des fonctionnaires. Elle concentre également tous les sièges des médias nationaux publics et privés, ce qui fait du bambara la deuxième langue la plus médiatisée après le français. « Seconde langue du pouvoir » politique [Canut, 1996, p. 60], le bambara est aussi la deuxième langue de l’administration et de la vie politique. Les agents de l’État, les usagers de l’administration et les hommes politiques de toutes origines s’expriment en bambara, à tel point que Gérard Dumestre affirme que « le bambara fait pièce au français dans tous les lieux où prédomine statutairement la langue officielle » [1994, p. 7]. Le bambara est la seule langue nationale exigée chez les hommes politiques d’envergure nationale, quelle que soit leur langue maternelle, pour les interventions publiques non francophones. Le président Moussa Traoré (au pouvoir de 1968 à 1991) faisait des discours en bambara [6]. Pendant la campagne de la première élection présidentielle de la nouvelle ère démocratique de 1992, la presque totalité des candidats avait choisi de s’adresser aux électeurs, dans les débats télévisés, en bambara [Dumestre, 1994, p. 285]. Le président Amadou Toumani Touré (au pouvoir de 2002 à 2012), originaire de la région de Mopti au centre du pays et connu pour maîtriser plusieurs langues nationales, n’a utilisé que le bambara pour ses discours non francophones à Bamako. Lors de l’élection présidentielle de 2013, Soumaila Cissé, l’un des principaux candidats, étant songhaï, a été incité à s’exprimer davantage en bambara dans ses discours publics à Bamako afin de faire taire les rumeurs, mauvaises pour sa popularité, qui le disaient mal à l’aise dans cette langue.

6Cependant, il est important de préciser que le bambara parlé à Bamako n’est pas un bambara rattachable ou rattaché à une communauté malgré la localisation de la ville en zone bambarophone et dans le pays mandingue. Les linguistes ont montré que le bambara de Bamako « ne correspond à aucune variété locale » [Dumestre, 1994, p. 10 ; Canut, 2008]. Au sein même de la communauté bambara, à qui l’on pourrait attribuer la langue parlée à Bamako, le bambara de Bamako est considéré comme « impur », à l’opposé du « vrai » bambara de Ségou par exemple, même s’il reste compréhensible. Il est imprégné du français et sa syntaxe est modifiée du fait que bon nombre de ses locuteurs ont une langue maternelle différente. Cécile Canut évoque le « bamakokan » [7], qu’elle traduit très judicieusement par le « parler de Bamako » [2008]. Elle souligne ainsi le fait que la langue utilisée à Bamako est « débranchée de toute assimilation ethnoculturelle » [2008, p. 197]. Elle est une façon de s’exprimer commune, rattachée à un lieu géographique caractérisé par le mélange des communautés nationales, utilisée et utilisable par toutes les personnes occupant cette position géographique, quelle que soit leur origine. Le bambara de Bamako s’impose et domine les autres langues ainsi que les autres variantes du bambara dans la capitale. Il est généralement vite adopté par les migrants nationaux et internationaux, même bambarophones, afin de se fondre dans la masse et de communiquer aisément. Parler le bamakokan permet de paraître « moderne », de ne pas être indexé comme « broussard », ou comme voulant afficher son particularisme communautaire ou encore de ne pas être étiqueté comme étranger.

7Le français du président de la République, Ibrahim Boubacar Keïta, est un français difficile d’accès aux Maliens, même francophones : le registre est soutenu, parsemé de locutions latines et de mots peu courants au Mali ; IBK utilise en outre le passé simple et l’imparfait du subjonctif ; il parle souvent de lui à la première personne du pluriel ou à la troisième personne du singulier. Face à des journalistes maliens lors d’une interview, à l’occasion du premier anniversaire de son élection diffusée sur les chaînes de télévision et de radio ORTM et Africable, il s’exprime ainsi : « [au sujet de ses actions dans les premiers mois de son mandat] Nous devions organiser des élections législatives dont nous ne souhaitions pas qu’elles fussent reportées ad vitam aeternam […]. [À propos de ses nombreux voyages à l’étranger] Je crois que nul mieux que nous-mêmes ne pouvions dire le Mali […]. Ça nous a amenés à nous rendre dans beaucoup de pays […]. Nous l’avons fait partout, urbi et orbi […]. [Au sujet d’une taxe désormais appliquée aux commerçants sur les produits à l’importation, qui a soulevé de vives critiques de leur part] Il ne s’agit pas de taxe nouvelle. Il s’agit simplement de remise au goût du jour de quelque chose de convenu, et bien avant que nous fussions aux affaires […]. C’est fadaise que de dire que c’est cet artifice-là qui permet de résorber je ne sais quel déficit. » (D11 [8], 5 septembre 2014).

8Cette façon rare de s’exprimer, aussi bien au Mali que dans le reste du monde francophone (de nos jours les discours des personnalités politiques, y compris françaises, n’empruntent que très rarement un registre aussi soutenu et n’utilisent pas le passé du subjonctif), n’est pas un acte anodin de la part du président. Il le reconnaît dans une interview accordée au journal Jeune Afrique lorsqu’il affirme : « Soyons clairs. Je crois qu’IBK dérange. Voilà un homme singulier, qui ne parle pas le français petit nègre et qui n’est pas fâché avec le subjonctif » [3 mai 2014]. Elle reflète sa volonté de s’afficher comme un homme cultivé [9] imposant le respect. Il est bien sûr attendu de lui qu’en tant qu’homme d’État, il parle français. Sa crédibilité et sa légitimité à occuper des postes haut placés [10] reposent notamment sur sa maîtrise de la langue officielle. Mais en s’exprimant de la sorte, il marque davantage la distance entre sa personne, sa position sociale et institutionnelle, et celle de son auditoire [Canut, 2008, p. 26 ; Braud, 2010, p. 146]. Vu l’écart entre son niveau de langue et les capacités de compréhension de la population du pays en général, il apparaît que le contenu du message importe moins, dans ces cas-là, que la relation qu’il instaure avec celle-ci : une relation d’autorité et de supériorité. Comme le dit Paul Veyne à propos de la colonne Trajane dont les bas-reliefs relatant la gloire de Trajan sont illisibles pour les passants, « le décor de la colonne semble ignorer l’existence des spectateurs, mais n’en établit pas moins un rapport de force avec eux, qui se trouvent moins informés qu’impressionnés » [2002, p. 9-10]. De la même manière, selon Bourdieu, peu importe si le discours d’autorité est compris, tant qu’il est reconnu comme tel grâce à trois conditions : « il doit être prononcé par la personne légitimée à le prononcer […] ; il doit être prononcé dans une situation légitime, c’est-à-dire devant les récepteurs légitimes […] ; il doit enfin être énoncé dans les formes (syntaxiques, phonétiques, etc.) légitimes » [1982, p. 111]. Les discours officiels d’IBK répondent bien à ces trois critères : ils sont prononcés par le président de la République, dans des circonstances officielles liées à l’exercice de sa fonction et ils respectent les formes légitimes du discours officiel, autrement dit, ils sont énoncés dans une langue officielle parfaite.

9La population malienne n’est pas toujours la (seule) cible des discours officiels du président de la République. Comme évoqué plus haut, le français est également utilisé comme langue internationale. Les discours en français du président prononcés au Mali ont aussi pour objectif les partenaires financiers et militaires étrangers. Ses interventions ont lieu dans un contexte où les groupes armés continuent de réclamer l’autonomie, voire l’indépendance des territoires qu’ils revendiquent, aussi bien dans le cadre de négociations de paix sous l’égide d’autorités étrangères et internationales que par des affrontements avec les forces armées maliennes et étrangères, ou encore par des attaques contre les représentants de l’État. Le Mali est ainsi observé de près par les pays qui participent à sa sécurisation et aux négociations. Il importe donc au président d’être entendu. Considérant que la France, l’ONU, l’Algérie et d’autres jouent un rôle important de médiation dans la résolution du conflit et qu’ils ont une oreille attentive aux arguments des groupes « séparatistes », les propos du président sont autant tournés vers les médiateurs que vers ces derniers. Il fait des références à l’histoire, sur un ton grave et savant, afin de donner l’image d’un pays qui a son mot à dire sur son propre sort et d’un dirigeant, héritier de ce passé glorieux, qui a la sagesse de faire les bons choix. En convoquant ainsi le passé, il affirme le caractère sacré [11] du pouvoir, fidèle à l’esprit permanent des « bâtisseurs » du pays, qui garantit sa légitimité [Lagroye, 1985, p. 419]. Cette histoire, choisie et idéalisée, est centrée sur des héros du nord et du sud, de la période du Moyen-Âge jusqu’au début de l’indépendance :

10

« En le temps où Constantinople était la capitale du monde, nous avions déjà des relations diplomatiques dans le plus pur style […] Quai d’Orsay. Cela était le Mali, cela demeure le Mali. […] Le Mali revient dans le concert des nations. Il a un rôle à y assumer, conforme à son parcours historique et à ses valeurs de civilisation forgées au cours des siècles et marquées de l’empreinte des grands bâtisseurs comme Soundjata Keita, Sonni Ali Ber, Askia Mohamed, Babemba, Firhoun Ag Alinsar. […] Nous sommes une vieille civilisation à l’humanisme avéré. […] Depuis le temps de l’Afrique glorieuse des indépendances, où depuis Gao […] [Abdelaziz Bouteflika] s’occupait du front sud dans la patriotique lutte de libération de l’Algérie. Glorieux temps où le père de l’indépendance du Mali, feu le président Modibo Keita, et Ahmed Ben Bella ont tissé les liens d’une fraternité décidément irréfragable ».
(D1, 19 septembre 2013)

11IBK se place dans la continuité de cette histoire et des fondateurs du pays : « Je me sais bénéficiaire d’une confiance populaire à jamais égalée […]. Nous parlons dès lors de mission historique » (D2, 21 septembre 2013), « Moi je fais l’histoire du Mali aujourd’hui » (D5, 19 avril 2014).

12La sacralité du pouvoir et ses efforts pour monopoliser l’usage de la parole légitime lui font proclamer la médiocrité et la fausseté de toute parole contradictoire qui va à l’encontre de la représentation autorisée du monde. « Le contradicteur ne sait pas ce dont il parle » [Lagroye, 1985, p. 410]. On en trouve une illustration lorsqu’IBK parle de ses détracteurs : « Ceux qui ne savent pas le Mali peuvent s’amuser. Moi je sais le Mali. Je ne m’amuse pas. Je bâtis ! » (D5)

Le bambara, outil de construction d’une image de proximité

13Dans le contexte bilingue de Bamako, le français est communément utilisé dans des cadres formels ou de représentation. C’est la langue de l’écrit – loin d’être accessible à tous – de l’officiel, de l’administration, de l’école et des bureaux. Le bambara, quant à lui, est la langue la mieux comprise et la plus parlée. C’est la langue de l’oralité, de l’informel, de la proximité à l’inverse du français partout où les deux langues cohabitent, voire de l’intimité du cadre privé familial ou amical. Le bambara d’IBK est typique du parler de Bamako, bien qu’il se dise Malinké : « [parlant de lui-même à la troisième personne du singulier] Le Malinké, il est calme pour l’instant » (D6, 24 avril 2014, traduit du bambara : « Maninkakε, a sumalen don pour l’instant[12] »). Il y mêle des mots de français et utilise une syntaxe parfois impropre en bambara, héritée du français, caractéristique du bamakokan. Au-delà du choix de la langue bambara, celui du parler de Bamako vient donc renforcer encore l’impression de proximité, ce qu’un langage plus soutenu ne lui permettrait pas [13]. Cette proximité est pensée comme une valeur refuge dans un contexte politique complexe et sans repères. Elle est constitutive d’une certaine représentation du monde social fondée sur l’idée qu’un être proche est un être familier, semblable, accessible et donc de confiance. IBK détient les « ressources pertinentes dans un contexte de légitimation par la proximité » qu’est la maîtrise du parler bamakois et de l’usage des référents populaires des imaginaires politiques [Le Bart, Lefebvre, 2005, p. 17]. Néanmoins, si la proximité réduit la distance sociale, elle ne la supprime pas. Cette dernière reste symbolisée notamment à travers les tenues du président (couvre-chef de tradition musulmane, longs boubous trois-pièces en tissu onéreux [bazin] de première qualité, de couleurs claires, aux broderies travaillées, caractéristiques des « puissants » de la société malienne) et le fait qu’il ait le monopole de la parole, même dans les situations qu’il présente comme une causerie.

14Il existe différentes situations et différentes raisons qui peuvent motiver le choix du pouvoir de s’exprimer en bambara plutôt qu’en français. D’abord, il y a le cadre institutionnalisé des interventions officielles diffusées à la télévision et exigées de tout responsable politique à la tête du pays depuis plusieurs années. Ce sont des interviews, des conférences de presse et des « adresses à la nation » prononcées en bambara, retransmises à la télévision, présentées comme des traductions de leurs équivalents en français sur un sujet précis et considéré important. Le journal du soir, exclusivement en français, sur la première chaîne étatique diffuse les versions françaises. Les versions en bambara de ces interventions y sont annoncées puis retransmises juste après ou pendant le week-end. Le pouvoir ne fait, en apparence, que s’adonner à une pratique institutionnalisée. La mise en scène des interventions d’IBK en atteste. Pour les adresses à la nation concernant les attaques armées à Kidal de mai 2014 contre le Premier ministre et son équipe, menées par les mouvements séparatistes qui revendiquent cette zone, le décor des versions française et bambara est identique. Le fond bleu, le pupitre, le drapeau malien à la droite du président, son boubou brodé bleu ciel et son couvre-chef blanc laissent deviner que les deux versions ont été enregistrées successivement et laissent surtout entendre qu’elles ont toutes les deux un même statut officiel.

15Pourtant les discours en bambara ne sont jamais véritablement une traduction exacte et fidèle des propos tenus en français [14]. La première raison réside dans le simple fait que les versions en bambara sont très majoritairement improvisées. Très peu d’hommes politiques étant alphabétisés dans cette langue, les discours en bambara ne sont pas rédigés. Une autre raison, plus importante, est que le bambara est l’occasion pour les responsables politiques de mettre en avant une interprétation des faits qu’ils aimeraient voir partagée. Parce qu’ils visent en priorité une population faiblement instruite qui ne déchiffre pas ou peu le français dans lequel toutes les informations officielles sont données, ils présentent leurs interventions comme un décryptage des problèmes politiques complexes, ainsi que comme un discours de vérité, alors que le français incarnerait la langue de bois. Le discours s’en trouve souvent prononcé en termes moins officiels et dans un langage plus courant. En bambara, IBK termine son adresse à la nation sur les événements de Kidal par des mots qui sont absents de son discours en français :

16

« Mes frères, notre discours de ce soir portait sur cela : vous expliquer les choses, vous rassurer. Beaucoup de choses sont dites […], mais que les gens se rassurent. […] Depuis que cette affaire s’est passée, le gouvernement a commencé à tout vous expliquer. […] Et malgré tout, nous entendons d’autres versions. Non, non, non. Que personne ne fasse peur aux gens. [Il hausse le ton et lève l’index droit] Que personne ne vous fasse peur ! Nous ne vous cachons rien. Nous vous expliquons comment les choses se sont passées. »
(D8, 19 mai 2014, traduit de : « N balimaw, an ka su in na baro bε nin de kan, ka kow ɲεfɔ aw ye, k’aw hakili sigi. Kuma caman bε fɔ, […] nka mɔgɔw k’u hakili sigi, […] kabini ko in kεra, gouvernement y’a daminε ka fεn bεε ɲεfɔ aw ye. O n’a ta bεε, an bε fεn wεrεw mεnna. Non non non. Mɔgɔw kana mɔgɔw bɔ u ja kan. Maa si kan’aw bɔ aw ja kan ! An tε fεn dogo aw la. Ko kεra cogo min na, an b’o de nyεfɔ aw ye. »)

17Il existe également des situations moins formelles où choisir de s’exprimer en bambara permet de se montrer proche de ses citoyens et d’emprunter au registre de la confidence. Alors que le français marque la domination et la supériorité du responsable, le bambara renforce l’impression d’une proximité, et le parler de Bamako celle d’une familiarité urbaine et moderne. C’est par exemple le cas des rencontres du président avec la diaspora malienne au Maroc et en Côte d’Ivoire, en marge de ses rencontres officielles avec des chefs d’État pour les négociations de paix. Bien que la rencontre soit retransmise à la télévision et que des officiels maliens et des représentants du pays hôte soient présents, la mise en scène est délibérément décontractée : le président est debout, il déambule un micro à la main, use d’un ton sarcastique qui fait rire son auditoire, rit lui-même, tape dans la main d’un ami (dans le cas de la rencontre au Maroc) et utilise un langage familier bien loin de son niveau de langage en français. Au Maroc, il évoque, par exemple, les critiques qui lui sont adressées au pays en les délégitimant sur le ton de la moquerie :

18

« Certains sont perturbés aujourd’hui parce que tout s’est gâté pour eux. Ils pensaient que pour la formation de ce gouvernement-ci [15], j’allais faire appel à eux. [Rires dans l’assistance] Je ne les ai pas appelés. Et voilà une raison de faire des histoires ! [Il rit] […] Ah, je le dis, hein ! Qu’ils restent à leur place là-bas ! »
(D6, traduit de : « Dɔw hakili tiɲεnen don bi, parce que fεn bεε tiɲεna u bolo. U tun b’a [sic] ɲεna ko nin sen in gouvernement sigi la, ne tun b’u weele. Ne m’a olu weele. Ɛε kεlεkun filε ! […] Aa, n b’o fɔ dε ! Olu k’u sigi u sigiyɔrɔ la yen ! »)

19Sa manière de s’exprimer en bambara confère à la situation une apparence de convivialité : « Mes frères, si vous me laissez ça [le micro] dans les mains, je te le dis, on va y passer la nuit ! [Il rit aux éclats] C’est vrai ! Je suis heureux, je jure que je suis heureux d’être avec vous ». (D6, traduit de : « N balimaw, n’á ye nin to ne bolo bi, n b’a fɔ i ye, an bε si yan dε ! C’est vrai ! Je suis heureux, walaye je suis heureux d’être avec vous. »)/« Mes frères […] nous ne pouvons pas nous asseoir ensemble souvent. Quand Dieu permet que nous nous retrouvions, j’ai envie de partager ce que j’ai en moi. » (D4, 29 mars 2014, traduit de : « N balimaw […] an tε se ka sigi tuma caman. Ni Ala y’a nɔgɔya tuma min na an ka sigi kε, fεn o fεn min bε n kɔnɔ, n b’a fε an k’a tila. »)

20Lors de ces deux rencontres, IBK se propose à nouveau de décrypter les relations internationales et les événements qui se déroulent sur la scène nationale pour son auditoire profane, sur le ton de l’anecdote. Il tente ainsi d’établir la légitimité de ses actions en se présentant comme le seul interprète du système de représentations qu’il met en avant [Lagroye, 1985]. En Côte d’Ivoire, il évoque sa position sur la résolution du conflit au nord et sa vision de celles des groupes « rebelles ». Il raconte aussi comment son fils s’est porté candidat aux élections législatives, candidature fortement décriée par l’opposition. Au Maroc, il explique son vote au Conseil de l’ONU sur la question du conflit en Ukraine, et les raisons du départ du Premier ministre Oumar T. Ly et de son remplacement par Moussa Mara. Il explicite à nouveau sa position sur les négociations de paix et relate des propos de fermeté qu’il aurait tenus face aux partenaires étrangers de plus en plus impopulaires au Mali, accusés de complaisance envers les rebelles : « Malgré tout, j’ai dit “si vous dites qu’on doit parler, on va parler. [L’index pointé en avant] Mais il faut que vous aussi vous ouvriez les yeux. […] Si c’est sur le chemin de la droiture que vous êtes, vous savez ce qui est vrai, ce qui est faux, vous le savez […]”. Je suis allé à Bruxelles, je l’ai dit. Je l’ai dit à Madame Merkel, elle l’a bien entendu. Je l’ai dit aux Américains. » (D6, traduit de : « O n’a ta bεε, n ko n’aw ko an ka kuma, an bε kuma. Nka fo aw fana k’aw ɲε yεlε. […] N’aw bε tilennenya sira de kan, aw b’a dɔn min ye tiɲε ye, min ye nkalon ye, aw b’o dɔn. […] N taara Bruxelles, n y’a fɔ. N y’a fɔ Madame Merkel ye, a donna ale tulo la kɔsɔbε. N y’a fɔ Americainw ye. »)

21Il relate comment les rebelles qui ont sollicité la Russie pour des armes et des entraînements se seraient fait éconduire par cette dernière au nom de son estime pour la personne même du président malien. Il se fait le relais des propos flatteurs qu’auraient tenu les Russes à son sujet, toujours sur le registre de la causerie : « Ils ont dit […] “Nous avons confiance en celui qui est à la tête du pays aujourd’hui, nous le soutenons. Nous avons dit aussi que nous l’aiderons. Nous l’avons invité chez nous deux fois au cours de la campagne [électorale]”. » (D6, traduit de : « U ko […] min bε jamana ?εma bi, anw dalen b’a la, an b’a kɔ. An y’a fɔ fana, an b’a dεmε. An y’a invité an fε yan syεn fila, campagne hokumu kɔnɔ. »).

22IBK suggère une proximité avec son audience dans un nous inclusif contre un « vous »/« eux » dont il révélerait les véritables intentions : « Dans notre pays, ceux qui se servent, ceux qui ont bouffé, ils sont connus ! » (D4, traduit de : « An ka jamana kɔnɔ, minnu b’a ta, minnu y’a dun, u dɔnnen don ! »). « [S’adressant à un “vous” qui renvoie, sans les nommer, à ses détracteurs qu’il dit hommes politiques malhonnêtes] Ce que vous montrez aux gens et ce que vous faites dans l’ombre, ça n’a absolument rien à voir ! […] Je vous connais. » (D6, traduit de : « Aw bε min yira mɔgɔw la ani aw bε min kε dugutila fε, kelenw tε dε ! […] N b’aw dɔn o.)

23L’image que se donne le président par les discours analysés ici ne se suffit pas à elle-même pour faire autorité. Elle est intimement liée à une image qu’il a cultivée tout au long de sa carrière politique jusqu’à la campagne électorale et qui l’a conduit à la présidence [Coulibaly, 2014], mais aussi au contexte post-coup d’État dans lequel le Mali se trouve au moment de ses discours. En effet, les qualités qu’il s’attribue et les défauts qu’il reproche à ses opposants rappellent notamment la rhétorique des putschistes et de leurs soutiens civils : celle de la dépravation des mœurs des acteurs politiques, de la corruption et de l’avidité de la classe politique liée au régime précédent et qui aura eu raison de la démocratie, voire même de l’État. Le nom que s’était attribuée la junte le synthétise bien : Comité national de redressement de la démocratie et de restauration de l’État (CNRDRE). Le registre sur lequel IBK qualifie les critiques de l’opposition parlementaire rappelle les arguments du capitaine Sanogo [16] contre les partis politiques regroupés dans le Front du refus qui exigeaient le départ des militaires du pouvoir. Ce sont justement ces mêmes partis qui, pour quelques-uns, ont formé l’opposition parlementaire après les élections législatives de 2013. Souvent prononcés en bambara, les propos d’IBK opposent son patriotisme, son souci de l’intérêt général aux intérêts individuels et égoïstes de ses adversaires :

24

« Je vous connais. Vous ne souhaitez pas le bonheur de ce pays, vous ne pensez qu’à vous ! [L’index pointé, l’air sérieux] Ce temps est révolu ! […] Je ne me soucie pas de moi-même, mon souci c’est le Mali ».
(D6, traduit de : « N b’aw dɔn o. Aw tε jamana in ka hεrε fε, aw ko aw yεrε de ye ! O tuma tεmεna dε ! […] Ne ka hami tε n yεrε ye, ne ka hami ye Mali de ye »)

25De la même façon, Sanogo disait être un « fils de ce pays, au service de cette nation, prêt à servir » alors que « tout le monde n’aime pas ce Mali » (Interview sur Africable, 6 mai 2012, en français). Pour affirmer leur domination, les deux hommes appellent à des sanctions, se présentant comme ceux qui apportent le changement et assainissent la politique : « Tu as bouffé, tu le vomiras ! » (IBK, D6, traduit de : « I y’a dun, i b’a fɔɔnɔ ! »), « On ne donnera plus l’opportunité à un seul Malien de vivre sur le dos des autres » (Sanogo, interview sur l’ORTM, 12 mai 2012, en français).

26Dans le contexte malien où l’oralité a une place prépondérante, l’information circule principalement par des canaux informels comme le bouche-à-oreille et les rumeurs sont très présentes. Les interventions télévisées sont l’occasion pour IBK de délivrer les messages qu’il juge importants. Comme il le dit lui-même :

27

« Vous vous faites du souci, […] on vous dit beaucoup de choses qui sont loin d’être vraies ! Mais d’en entendre parler de ma propre bouche, cela vous rassure. [Applaudissements dans la salle] C’est pourquoi […] quelle que soit la charge de travail, quel que soit le lieu où je me trouve, je m’efforce de trouver un moment pour que l’on se parle. »
(D4, traduit de : « Aw bε hami, […] fεn caman bε fɔ aw ye, ani tiɲε ka jan ɲɔgɔn na dε ! Mais k’a ta ne yεrε da, o bε aw hakili sigi. O de la, baara mana gεlεya cogo o cogo, n b’a kε n bε taa yɔrɔ o yɔrɔ, n bε waati sɔrɔ n ni aw ka kuma. »)

28Il s’empresse de répondre aux rumeurs qui le concernent, où qu’il soit. Par exemple, c’est lors de son voyage en Côte d’Ivoire qu’il répond dès le lendemain aux accusations de corruption en lien avec un homme d’affaires corse du journal français Le Monde, accusations rapidement reprises par l’opposition.

29Comme nous l’avons vu, le bambara permet d’atteindre une cible plus large au sein de la population malienne et de tenir des propos moins formels, plus susceptibles d’emporter son adhésion, quitte à les soustraire à la compréhension des étrangers. L’adresse à la nation d’IBK sur les événements de Kidal en est une illustration. Les attaques armées dans le nord du Mali à partir de 2012, les défaites militaires ainsi que le retrait de l’armée et de l’administration maliennes qu’elles ont engendrés ont souvent été interprétés comme des événements « honteux » par la population. L’attaque armée du 17 mai 2014 par les mouvements séparatistes contre le Premier ministre à Kidal, la séquestration de fonctionnaires dans le gouvernorat et la mort d’une trentaine de membres de sa délégation ont été vécues comme un nouvel affront que les forces étrangères de maintien de la paix n’ont pas pu éviter. Les discours d’IBK en français et en bambara diffusés sur l’ORTM le 19 mai sont semblables sur plusieurs points. Il retrace le déroulé des événements, donne son interprétation, appelle à ne pas faire d’amalgames, présente ses condoléances aux familles des défunts, rappelle la nécessité de respecter les accords signés antérieurement et de dialoguer. Mais ils diffèrent sur d’autres points. Il apparaît clairement que chacune des langues renvoie à des imaginaires, des rôles et des postures du chef de l’État différents. Le discours en français apparaît davantage dirigé vers la communauté internationale, bien qu’il commence par « Mes chers compatriotes ». Ainsi, c’est dans cette langue qu’IBK cherche à qualifier les attaques (comme « crimes contre l’humanité ») et les attaquants, comme s’il révélait leur véritable nature, déjà connue des Maliens [17], à des médiateurs aveuglés, voire complices :

30

« Les groupes armés […] ont mis à profit [l’] accord [de paix de Ouagadougou] pour reconstituer leurs forces dans une insolente et incompréhensible liberté de mouvements et de manœuvre. […] Ces mouvements armés, certains qualifiés de terroristes, d’autres désignés de manière commode comme rebelles, mais tous réunis et solidaires, […] tous de connivence avec le narcotrafic international. […] Il n’est pas permis de douter de la collusion entre les mouvements armés sévissant dans le septentrion malien et le terrorisme international ».
(D9)

31À l’inverse, le discours en bambara est clairement tourné vers la communauté nationale. En effet, c’est dans cette langue qu’il prend des positions populaires, répondant aux attentes d’une population qui se sent à nouveau humiliée par une défaite militaire de plus [18] [Gavelle, Siméant, Traoré, 2013], mais délicates vis-à-vis des médiateurs. Sans remettre en cause le dialogue, il promet de réparer l’affront fait à l’État et au symbole de son unité par l’assassinat des préfets et sous-préfets et l’occupation du gouvernorat par les groupes armés. Il annonce que l’armée malienne ne quittera pas Kidal et qu’il ne respectera pas cette partie de l’accord de paix en conservant un effectif de soldats plus important qu’auparavant.

32

« Mes frères […] j’ai montré une chose à tous les dirigeants du monde avec qui j’ai parlé : j’ai dit qu’après cela, l’entrée de nos soldats à Kidal [19], ils n’en sortiront plus ! […] Si on n’en ajoute pas, on n’en retirera pas. […] Ce qui avait été décidé lors de l’accord, nous nous y étions tenus : que nous n’augmentions pas l’effectif de nos soldats à Kidal, pour que nous n’effrayions pas la population. […] Mais ça va changer ! Tu sais, depuis ce qui s’est passé samedi 17 mai, rien ne sera plus comme avant. [L’index levé] La situation a changé. […] L’armée malienne est à Kidal, elle n’en bougera pas. [Il tape de l’index sur le pupitre] Quel que soit l’endroit du pays, l’armée malienne y sera […] si Dieu le veut. »
(D8, traduit de : « N balimaw […] N ni diɲε ɲεmɔgɔ fεn o fεn kumana, n ye fεn kelen yira u la. N ko nin tεmεnen kɔ, an ka sɔrɔdasiw ye donni min kε Kidal, u tε bɔ tuguni dε ! Ni dɔ ma fara u kan, fεn tε b’u la yen. […] Min tun fɔra bεnsira kan, an tun tora o de ma. Ka fɔ an kana an ka sɔrɔdasiw caya Kidal, pour que an kana mɔgɔw lasiran. […] An b’o ko yεlεma dε ! N’i y’a dɔn, kabini min kεra sibiridon, nin kalo tile tan ni wolonfila, foyi tε kε tuguni i n’a fɔ fɔlɔ. Dɔnsen yεlεmana ! Armée malienne bε Kidal, a tε bɔ yen. […] Jamana ye yɔrɔ o yɔrɔ sa […] armée malienne bε kε yen, ni Ala sɔnna a ma. »)

33C’est aussi uniquement en bambara qu’il appelle la population à soutenir le pouvoir. Sur le registre de l’entraide, il sollicite des bénédictions et formule des vœux qui appellent par leur construction syntaxique [20] une forme d’adhésion, au moins sous la forme d’un « Amen » en retour. Usant du « nous » inclusif qui rapproche les intérêts de pouvoir de ceux de sa population, il demande de s’unir pour déjouer le « piège » des groupes armés :

34

« Nous demandons à tous les Maliens de nous aider dans cette affaire, que tous nous fassent des bénédictions. […] Des gens [les médiateurs] nous ont fait confiance, ils sont venus nous aider, que Dieu ne nous fasse pas perdre leur confiance. Que Dieu fasse que nous ne tombions pas dans le piège tendu par ces fauteurs de guerre. [L’index levé] Nous ne tomberons pas dedans ! […] Ne permettons pas qu’on nous attaque sur le fait que les Maliens ne s’entendent pas, que nous n’aimons pas les peaux blanches [Touaregs et Arabes], que nous n’aimons pas nos parents blancs. Montrons qu’il s’agit d’un mensonge. [Il hausse le ton] Que personne ne s’en prenne à aucun de nos frères ! »
(traduit de : « An b’a ɲini Maliens bεε k’an dεmε ni hakili ɲuman ye, bεε ka dugaw k’an ye. […] Maaw dara an na, maaw nana k’an dεmε, Ala kana maaw tigε an na. Ala kana to nin kεlεtigεlaw ninnu bε min nyini, an ka bin o minεn kɔnɔ. An tε bin o kɔnɔ o ! […] An kana fεn dɔ fana to yeninɔ u k’an jogin n’o yɔrɔ ye, ka fɔ Malienw tε bεn, an tε maa jεmanw fε, an t’an somɔgɔ jεmanw fε, an ka o nkalon bangin. Maa si kana se an balima si ma ! »)

35Outre le français et le bambara, une troisième langue est utilisée par le président : l’arabe. Mais cette fois, ce dernier ne la maîtrise pas. Il ne fait pas d’interventions uniquement en arabe. Il s’en tient à réciter prières et formules religieuses figées, comme « Inch’Allah » et « Allah Subahanahu wa ta’ala » [21], qu’il introduit systématiquement dans ses discours en français et en bambara. Si certaines de ces formules sont très usuelles au Mali, on remarque que leur traduction, tout aussi usuelle, existe dans les langues que parle IBK. L’usage presque exclusif de l’arabe pour les exprimer résulte donc d’un choix de sa part, bien qu’il ne parle pas cette langue. En effet, seule langue autorisée pour prier dans l’islam et langue généralement enseignée en lien avec la religion au Mali, l’arabe confère à ses locuteurs l’image d’êtres pieux et respectables. C’est une image qu’IBK recherche également quand il évoque son amitié avec les responsables religieux et les hommes de foi connus et respectés du pays : « Distingués ulémas… Ils sont tous là, [s’adresse au président du HCI] tu les as tous cités, et moi j’ai le bonheur, à mon petit niveau de musulman de base, d’avoir la grâce de l’estime, de l’affection de tous ceux-là que tu as cités » (D5, en français).

36Le choix d’utiliser ponctuellement des formules figées en arabe est donc intimement lié à la place importante qu’occupent la religion et les références à Dieu dans la rhétorique de légitimation d’IBK. Les valeurs d’honnêteté, de loyauté, de désintéressement et de dévotion qu’il s’attribue sont toutes liées à la religion musulmane dans les termes qu’il utilise. Lui serait un homme bon et dévoué, patriote, musulman respectueux des commandements de Dieu, digne détenteur du pouvoir légitime. À l’inverse, ses détracteurs ne seraient que des jaloux, mauvais musulmans et mauvais citoyens. Ils n’auraient pas suffisamment peur de Dieu pour proférer des mensonges contre lui et pas suffisamment l’amour de la patrie au cœur pour préférer leurs intérêts propres à son unité et son développement.

37

« Depuis que Dieu m’a créé, il n’a pas fait de moi un méchant par jalousie [22]. Je n’ai pas cela au cœur. Je ne peux pas avoir cela au cœur. Si je venais à l’avoir, Dieu m’en voudrait ! » (D6, traduit de : « Kabini Ala ye n da, a ma n kε ɲεngo ye, a ma n kε hasidi ye. A tε n dusu la, a tε se ka kε n dusu la. N’a kεra n dusu la Ala bε jigin n na dε ! ») « [En bambara [23]] Tu ne peux pas te dire musulman et être méchant par jalousie. […] [En français] Moi, mon problème c’est le jour où […] j’aurai à rendre compte au Tout-Puissant. […] Nulle calomnie, nul coup bas ne me fera dévier […] de la voie qu’Allah Subahanahu wa ta’ala m’a tracée. » (D5, traduit de : « I tε se ka fɔ k’i ye silamε ye ka kε hasidi ye. ») « Je suis là pour servir avec foi, ardeur et détermination constante ce peuple qui m’a fait confiance. Une confiance totale et sans faille » (D3, en français).

38Cette rhétorique joue sur une « surcharge de sens » [Braud, 2010, p. 146] en ce qu’elle renvoie à des croyances communément partagées dans la société malienne et tente d’invoquer des émotions positives et des sentiments de confiance. En effet, dans la société malienne, les valeurs morales correspondent souvent aux valeurs religieuses : la tempérance, l’honnêteté, l’humilité, etc. Être un bon pratiquant revient à être quelqu’un de respectable et inversement il est difficile d’être considéré comme respectable si l’on n’est pas pratiquant – même si ce n’est évidemment pas le seul critère. L’idée que le destin de tout Homme se trouve entre les mains de Dieu est également très répandue. Tout ce qui arrive vient d’une raison qui, si elle échappe à l’entendement des mortels, est bien connue de Dieu. Ainsi l’on n’accomplit rien par soi-même, toute réussite et tout échec de la vie ordinaire ne sont rendus possibles que par la volonté de Dieu et le secours des autres [24]. Par extension, puisque rien n’arrive sans la volonté de Dieu, le pouvoir peut être considéré comme attribué par Dieu. Si un homme se retrouve aux plus hautes fonctions de l’État, c’est que Dieu a permis qu’il y soit. Si tel est le cas, c’est que cet homme a les qualités nécessaires pour que Dieu lui permette d’occuper cette position. Il est alors difficilement imaginable qu’il puisse mentir ou mal faire. On lui fera donc a priori confiance, jusqu’à preuve du contraire. Si c’est un imposteur, Dieu permettra aussi qu’il perde le pouvoir en étant battu à des élections ou en étant chassé – comme l’a été ATT.

39C’est sur tous ces éléments que joue IBK pour se légitimer quand il fait référence à Dieu. S’il se fonde sur des croyances communes et admises qui mettent Dieu au centre de tous les événements qui arrivent, il n’est pas loin de franchir le pas en suggérant que si Dieu lui a permis d’accéder à la présidence de la République, c’est qu’il en est l’élu. Comme Bourdieu le souligne, les insinuations et les manières de parler « sont chargées d’injonctions qui ne sont si puissantes, si difficiles à révoquer, que parce qu’elles sont silencieuses et insidieuses, insistantes et insinuantes » [Bourdieu, 1982, p. 37]. Il n’y a donc pas de phrase que l’on pourrait relever où IBK s’affirme littéralement élu de Dieu. Pourtant cela est sous-entendu dans sa manière de prendre Dieu comme garantie de la justesse de ses actions et comme témoin de ses bonnes intentions. C’est le sens qu’il confère à son élection avec près de 77 % des voix :

40

« Ce que Dieu a mis dans le cœur des gens à l’élection passée, Lui seul le sait. Les volontés n’ont fait qu’une, elles se sont dirigées sur une seule personne. […] Le fait d’être président, je le dois à Dieu et à vous. [Applaudissements dans la salle] […] Je ne suis pas le seul à m’être présenté à l’élection. […] Dieu ne fait rien sans raison. »
(D4, traduit du bambara : « Ala ye min dɔn mɔgɔw dusu la, kalafili tεmεnen, Ale kelen de b’o dɔn. ɲaniyaw kεra kelen de ye, ka sin mɔgɔ kelen ma […] Presidenya, Ale ani aw de don. […] N kelen ma n wuli ka n jɔ kalafili na. […] Ala tε foyi kε gansan. »)

41

« Ce qui s’est passé n’est jamais arrivé auparavant. Ça veut dire quelque chose. […] Le pouvoir appartient à Dieu. C’est Dieu qui fait converger les esprits des gens vers une personne, qui fonde les espoirs en elle. […] Allah Subahanahu wa ta’ala sait si […] je peux faire [le] bonheur [du pays], c’est Lui qui le sait. » (D10, traduit de : « Min kεra a ɲɔgɔn ma kε. O n’a kɔrɔ bε ɲɔgɔn na. […] K’a fɔ ko fanga, Ala ka fεn don. Ala de bε mɔgɔw hakili sin maa ma, k’u jigi da maa kan. […] Allah Subahanahu wa ta’ala b’a dɔn jamana nin […] a hεrε bε n bolo ? Ale de b’o dɔn. ») « [En français] Cette mission […] ne me permet pas d’aller dans les sillons tortueux, boueux, nauséabonds que d’aucuns voudraient me voir prendre. Ce chemin je le leur laisse. Telle n’est pas la voie qu’Allah m’a indiquée. […] [En bambara] Je ne sais pas ce qu’il en est pour tout le monde [mais grâce aux] deux rakat[25] que je prie à minuit, en me tournant vers Dieu, ils ne pourront pas me faire chuter. [Il sourit. Applaudissements dans la salle] » (D5, traduit de : « n tε bεε dɔn dε, n bε n ka rakanin fila min seli dugutila fε, ka nɲεsin Ala ma, u tε se ka n bin »).

42Le pouvoir ayant les caractères du sacré, « tant que le souverain ne manque pas à sa mission, […] on ne saurait le contester sans commettre un sacrilège » [Lagroye, 1985, p. 420]. Son discours au congrès du Haut conseil islamique en est un exemple. La prière qu’il récite en français au début, « [Le protégé d’Allah] ne connaîtra pas l’humiliation. Celui qu’Il récuse n’aura pas le dessus », donne du sens aux propos qui suivent :

43

« [En français] Si ceux-là [ses détracteurs] avaient pu, je ne serais pas ici aujourd’hui. Gloire à Allah ! […] [En bambara] Dieu fera triompher la vérité, Inch’Allah ! […] Grâce à Dieu et à vous aussi, je n’aurai pas honte. Inch’Allah ! » (D5, traduit de : « Ala bε tiɲε dεmε, Inch’Allah ! […] Ala ni aw barika fana, n tε malo o. Inch’Allah ! ») Ces mêmes propos ont été tenus à d’autres occasions : « Allah Subahanahu wa ta’ala ne m’humiliera jamais ! » (D4, traduit de : « Allah Subahanahu wa ta’ala tε ne malo habada ! »)

44Nous avons, dans ce texte, proposé une analyse des stratégies discursives de légitimation du président IBK durant la première année de son mandat à la tête du pays. Comme nous l’avons montré, les langues participent de la dimension symbolique des discours politiques. S’exprimer en français dans un langage soutenu et parler d’Histoire en arborant écharpe tricolore et collier des Ordres nationaux du Mali pour la cérémonie d’investiture, devant une assistance de hauts responsables politiques nationaux et internationaux, permet de signifier la distinction de la fonction éminente du président de la République. À l’inverse, parler bambara vêtu d’un boubou de tissu riche, en marchant un micro à la main et en se racontant par des anecdotes, dans une rencontre informelle, participe à renvoyer l’image d’une proximité avec les gens « ordinaires ». Comme le souligne Philippe Braud « les codes langagiers, les modes de théâtralisation, les rites et liturgies politiques, sont évidemment différents […] selon le statut revendiqué » [2010, p. 146]. Portés par les langues et les langages, les « modes rhétoriques » [Braud, 2010, p. 146] permettent également de construire des représentations de soi et des autres en fonction du contexte et du public visé, qui reposent sur des imaginaires politiques communs. En effet, les choix linguistiques et discursifs reflètent l’image que se fait le locuteur de son auditoire, mais ils constituent aussi l’image que le locuteur souhaite renvoyer de lui-même. À partir du cas précis d’IBK, nous avons tenté de fournir des clés de compréhension des pratiques langagières largement observées et observables chez les hommes politiques en général au Mali.

Notes

  • [*]
    Doctorante en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CESSP.
  • [1]
    AFP, « Mali : Pour Jean-Yves Le Drian la réconciliation ne va pas assez vite », 6 avril 2014.
  • [2]
    L’analyse ne s’intéresse qu’à la production de sens des modes discursifs du président et non à leur réception.
  • [3]
    La première chaîne de télévision nationale étatique est l’Office de radio et de télévision du Mali (ORTM). Plusieurs des interventions mentionnées ici ont également été publiées sur Internet et des extraits ont été repris dans les journaux nationaux. Par souci de comparaison, cet article mentionne aussi des interventions d’autres responsables politiques maliens, diffusées à l’ORTM et/ou sur la chaîne de télévision privée malienne Africable. J’ai visionné toutes les interventions au moment de leur diffusion à la télévision. Par la suite, j’ai pu m’en procurer des copies intégrales grâce auxquelles ce travail a été possible. Les retranscriptions et les traductions du bambara ont été faites par mes soins, avec l’aide de Gérard Dumestre. J’en suis néanmoins seule responsable.
  • [4]
    La scolarisation se fait majoritairement en français, même s’il existe à la marge une alphabétisation en langues nationales en milieu scolaire et des écoles arabophones en expansion. Il existe des journaux et des livres en langues nationales, mais ils sont peu nombreux et lus par une minorité.
  • [5]
    Ces chiffres s’appuient notamment sur le taux de scolarisation en français, et ne prennent pas en compte la déscolarisation, le désapprentissage ou le fait que savoir déchiffrer le français grâce à une scolarisation courte ne signifie pas forcément le comprendre et le parler facilement.
  • [6]
    Pour ne prendre qu’un exemple, nous pouvons citer son discours du 23 mars 1991 diffusé à la télévision nationale. Après sa rencontre avec les « mouvements démocratiques » qui réclamaient son départ et l’instauration du multipartisme, il annonce qu’il refuse de démissionner. Son renversement aura lieu 3 jours plus tard.
  • [7]
    Bamakokan est un mot en bambara, composé de -kan qui signifie « langue », et de Bamako. Pour le propos de Cécile Canut et le nôtre, il est plus judicieux de traduire bamakokan par le « parler de Bamako » plutôt que par la « langue de Bamako ».
  • [8]
    Afin de faciliter la lecture du texte, les références des discours seront notées ainsi. Le détail est disponible en fin d’article dans la liste des discours cités.
  • [9]
    IBK a étudié l’histoire et les relations internationales à l’université de la Sorbonne à Paris, où il a vécu une vingtaine d’années.
  • [10]
    Il fut ambassadeur, ministre, Premier ministre et président de l’Assemblée nationale sous les présidences d’Alpha Oumar Konaré et d’Amadou Toumani Touré.
  • [11]
    Nous reprenons la définition que fait J. Lagroye du caractère sacré du pouvoir. Il ne s’agit pas d’un « appel explicite à un ordre divin […], mais d’une “métaphysique” du politique, impliquant la révélation de ce qui est inaccessible à l’entendement commun sans la médiation d’interprètes autorisés » (p. 419 et 421).
  • [12]
    Pour une retranscription fidèle, les alternances codiques (les mots prononcés en français dans un discours en bambara) sont signalées en italique.
  • [13]
    Le simple fait de parler bambara n’implique évidemment pas immédiatement une familiarité. Les journalistes bambarophones, chargés des émissions radio et télévisuelles en langue nationale, s’expriment dans un bambara qui se refuse tout emprunt au français, dont on peut retracer les origines locales, et qui respecte la grammaire propre aux variantes utilisées (ségovienne, sikassoise, etc.). Si ces émissions bénéficient d’un grand audimat, car elles sont plus accessibles à la population bamakoise, certaines d’entre elles conservent un aspect formel par l’usage d’un langage soutenu (et souvent riche en proverbes et métaphores).
  • [14]
    Il est important de noter que le cas des discours d’IBK est loin d’être unique. Un autre exemple qui fut très remarqué au Mali est celui du putschiste Amadou A. Sanogo qui, lors des négociations avec la communauté internationale sur la prolongation de la transition menée par Dioncounda Traoré, a exprimé des positions différentes dans ses allocutions télévisées en français et en bambara, le 28 avril 2012.
  • [15]
    Le 5 avril 2014, le Premier ministre Oumar Tatam Ly démissionne et avec lui tout son gouvernement. Moussa Mara est annoncé nouveau Premier ministre le même jour. Des consultations sont alors lancées pour la formation du nouveau gouvernement qui sera officialisé le 11 avril. Le 17 avril le PARENA, parti d’opposition, publie un document sur Internet et dans la presse malienne dans lequel il dénonce la gestion des affaires du pays par IBK et ses deux gouvernements.
  • [16]
    Le capitaine Amadou Aya Sanogo est le leader des putschistes qui prirent le pouvoir en mars 2012, après avoir destitué le président Amadou Toumani Touré, jusqu’à la mise en place en avril 2012 d’organes de transition composés de militaires et de civils, puis l’élection présidentielle organisée en juillet 2013 qui marque l’amorce d’un retour à l’ordre constitutionnel.
  • [17]
    Ce sont en effet des interprétations communément entendues dans les conversations, sur les radios et lues dans les journaux. L’idée que les médiateurs seraient complices avec les groupes armés dont les actions relèveraient en fait plutôt du banditisme ou du terrorisme que de motivations politiques est également fortement répandue à Bamako à ce moment-là. Le 19 mai 2014, le Conseil national de la jeunesse organise un rassemblement devant l’ambassade de France en signe de protestation contre une « complicité avec le MNLA pour la partition du pays ». Voir Le Canard déchaîné, « La jeunesse malienne en colère contre la France et la Minusma », 22 mai 2014.
  • [18]
    Ce sentiment d’humiliation face à une défaite militaire dans le nord du pays est à replacer dans l’histoire des défaites militaires essuyées en 2012 contre les groupes armés et leur influence sur la façon dont les putschistes puis l’intervention militaire française et onusienne ont été perçus à Bamako. Il était notamment attendu d’eux d’empêcher la partition du pays, de récupérer les territoires occupés et d’y réinstaller l’État et l’armée.
  • [19]
    Les journaux annoncent l’envoi d’un renfort de 1500 militaires maliens à Kidal le lendemain de l’attaque. AFP, « Mali : 1500 soldats maliens en renfort à Kidal depuis dimanche », 20 mai 2014.
  • [20]
    En bambara, un énoncé grammatical formulant un vœu s’exprime toujours sous la forme « (Ala) ka… » (« Que [Dieu]… » suivi d’un verbe au subjonctif en français) et demande un « Amiina » (« Amen » en français) en réponse.
  • [21]
    « Inch’Allah » signifie « si Dieu veut » en arabe. Il s’agit d’une expression très courante au Mali, qui a sa traduction en bambara, tout aussi usuelle. En revanche, l’expression « Subahanahu wa ta’ala » est peu ordinaire. Elle peut être traduite par « qu’Il soit glorifié et exalté » et se trouve accolée au nom d’Allah lorsqu’on le prononce, en signe de respect.
  • [22]
    Expression idiomatique dont l’équivalent n’existe pas en français sans passer par une périphrase. Elle exprime le fait d’être à la fois méchant, égoïste et jaloux, c’est-à-dire d’être mauvais par jalousie. Il existe deux synonymes en bambara pour l’exprimer : « hasidi » et « Vεngo ». IBK utilise les deux ici.
  • [23]
    Le discours prononcé au HCI le 19 avril 2014 est un exemple où IBK alterne des phrases en français et en bambara au sein d’un même discours. Ce phénomène est fréquent dans des situations ordinaires à Bamako chez les individus qui maîtrisent les deux langues. En revanche, il est rare, voire surprenant, dans des situations formelles où le pouvoir a l’habitude de choisir la langue de son discours et de s’y tenir, comme nous l’avons vu précédemment.
  • [24]
    Le proverbe bambara qui dit « Au lieu de dire : “J’ai de la chance”, dis : “J’ai eu des bienfaiteurs” » résume bien l’idée : on ne peut s’attribuer de réussite à soi-même, elle est toujours le fait de l’aide des autres et de Dieu.
  • [25]
    Unité de prière musulmane. Les prières sont constituées de 2 à 4 rakat.
Français

Cet article s’intéresse aux stratégies discursives de légitimation du président Ibrahim Boubacar Keita sur une période d’un an, à partir de son investiture comme président de la République en septembre 2013. Dans le contexte plurilingue du Mali, nous proposons d’analyser la manière dont IBK utilise les langues (français, bambara), les registres (soutenu, familier) et les rhétoriques de la proximité et de la religion pour répondre aux diverses critiques dont sa présidence fait l’objet. La dimension symbolique de ses discours repose sur des imaginaires politiques communs dans la société malienne qui sont décrits ici. Les usages spécifiques qu’en fait le président sont également liés à la situation politico-sécuritaire particulière que connaît le Mali depuis 2012. À partir du cas précis d’IBK, cet article entend fournir des clés de compréhension des pratiques langagières du pouvoir au Mali en général.

Mots-clés

  • Ibrahim Boubacar Keita
  • bambara
  • légitimation
  • langue
  • politique
  • crise
  • discours
  • Mali

Références bibliographiques

  • En ligneBanegas R. [2003], La Démocratie à pas de caméléon. Transition et imaginaires politiques au Bénin, Paris, Karthala, 494 p.
  • En ligneBornand S., Leguy C. [2013], Anthropologie des pratiques langagières, Paris, Armand Colin, 205 p.
  • Bourdieu P. [1982], Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 244 p.
  • En ligneBraud Ph. [2010], « L’apport de la science politique à l’étude des langages du politique », Mots. Les langages du politique, no 94, p. 143-54.
  • Canut C. [1996], Dynamiques linguistiques au Mali, Aix-en-Provence, Didier Érudition, 357 p.
  • Canut C. [2008], Le Spectre identitaire : entre langue et pouvoir au Mali, Limoges, Lambert-Lucas, 229 p.
  • En ligneCoulibaly N. [2014], « Posture discursive et victoire électorale ? : le cas d’Ibrahim Boubacar Keïta au Mali », Argumentation et Analyse du discours, no 13, 12 p. : http://aad.revues.org/1765 (page consultée le 13 novembre 2014).
  • Crozon A. [1998], « Dire pour séduire. Langages et politique en Tanzanie », in Martin D.-C. (dir.), Nouveaux langages du politique en Afrique orientale, Paris-Nairobi, Karthala-IFRA, p. 115-185.
  • Dumestre G. [1994], Stratégies communicatives au Mali : langues régionales, bambara, français, Aix-en-Provence, Didier Érudition, 364 p.
  • En ligneGavelle J., Siméant J., Traoré L. [2013], « Le court terme de la légitimité : prises de position, rumeurs et perceptions entre janvier et septembre 2012 à Bamako », Politique africaine, no 130, p. 23-46.
  • Lagroye, J. [1985], « La légitimation », in Leca J., Grawitz M. (dir.), Traité de science politique, Paris, Presses universitaires de France, vol. 1, p. 396-467.
  • Le Bart C., Lefebvre R. (dir.) [2005], La Proximité en politique. Usages, rhétoriques, pratiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 305 p.
  • En ligneVeyne P. [2002], « Lisibilité des images, propagande et apparat monarchique dans l’Empire romain », Revue historique, vol. 1, no 621, p. 3-30.
  • Interventions télévisées d’Ibrahim Boubacar Keita (IBK) :

    • D1 – Discours à l’occasion de la cérémonie d’investiture du président, 19 septembre 2013.
    • D2 – Adresse à la nation à l’occasion de la fête de l’indépendance du Mali, 21 septembre 2013.
    • D3 – Adresse à la nation au sujet des affrontements armés entre le MNLA et l’armée malienne à Kidal et entre les militaires du camp de Kati, 2 octobre 2013.
    • D4 – Discours à l’occasion de la rencontre avec la diaspora malienne à Yamoussoukro, 29 mars 2014.
    • D5 – Discours à l’occasion du 2e congrès ordinaire du Haut Conseil Islamique (HCI), 19 avril 2014.
    • D6 – Discours à l’occasion de la rencontre avec la diaspora malienne au Maroc, 24 avril 2014.
    • D7 – Interview accordée au journal Jeune Afrique, 3 mai 2014 (en version écrite).
    • D8 – Version bambara de l’adresse à la nation au sujet de l’attaque du Premier ministre, de sa délégation et des représentants de l’État sur place à Kidal par les groupes armés, 19 mai 2014.
    • D9 – Version française de l’adresse à la nation au sujet de l’attaque du Premier ministre, de sa délégation et des représentants de l’État sur place à Kidal par les groupes armés, 19 mai 2014.
    • D10 – Version bambara de l’interview à l’occasion de l’anniversaire de la première année au pouvoir d’IBK, ORTM, 7 septembre 2014.
    • D11 – Version française de l’interview à l’occasion de l’anniversaire de la première année au pouvoir d’IBK, ORTM et Africable, 5 septembre 2014.
  • Interventions télévisées d’Amadou Aya Sanogo :

    • Interview sur la chaîne privée Africable, 6 mai 2012.
    • Interview sur la chaîne publique ORTM, 12 mai 2012.
Laure Traoré [*]
  • [*]
    Doctorante en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CESSP.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/07/2016
https://doi.org/10.3917/autr.073.0105
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