CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Parmi les nombreuses études réalisées sur les transferts financiers et autres investissements économiques des migrants sénégalais dans leur pays d’origine, l’aspect géographique est une dimension peu abordée. Si les économistes, sociologues et démographes ont déjà investi ce champ clé de l’analyse des liens entre migration internationale et développement, on ignore encore très largement à l’échelle du pays la distribution spatiale des investissements économiques, son évolution au cours de l’histoire migratoire et les logiques qui sous-tendent les choix réalisés par les migrants internationaux pour investir dans un lieu plutôt que dans un autre. La localisation des investissements réalisés nous semble à même d’éclairer sous un angle original l’évolution des rapports du migrant avec son pays d’origine et avec d’autres lieux constitutifs de son parcours. L’étude conjointe des parcours géographiques et de l’histoire des investissements individuels permet-elle la mise en évidence de systèmes de lieux s’imposant progressivement comme un cadre de référence à la circulation internationale ? Quelles en sont alors les configurations territoriales et les dynamiques ?

2 Afin de répondre à ces questions, nous nous appuyons sur les données biographiques collectées auprès de 603 migrants sénégalais installés en Europe dans le cadre de la première enquête Migration entre l’Afrique et l’Europe, réalisée en 2008 (MAFE). La démarche adoptée repose d’une part, sur l’analyse des caractéristiques des migrants sénégalais établis en Europe et de leurs lieux d’investissements et d’autre part, sur la reconstitution a posteriori de parcours individuels illustrant une certaine diversité de comportements spatioéconomiques.

3 Dans un premier temps, nous revenons sur l’expérience d’enquête MAFE et les difficultés méthodologiques relatives à la constitution d’un échantillon « transnational » de migrants internationaux. La nature biographique des données collectées et l’attention particulière accordée aux localisations géographiques offrent la possibilité d’articuler les parcours individuels avec les lieux d’investissements économiques. Ainsi peut-on lire, au moyen de ces données, la dispersion spatiale progressive de la cohorte observée. Dans un second temps, nous présentons l’histoire et la distribution géographique des investissements effectués par le groupe de migrants enquêtés. Certains secteurs géographiques sont nettement favorisés et leur attractivité semble se renforcer dans le temps. Enfin se pose la question de savoir où on investit. Dans la mesure où seulement un tiers des enquêtés ont investi dans leur « lieu d’origine », quelles autres logiques individuelles peuvent guider les choix de localisation des investissements ?

MAFE : une enquête biographique sur les migrants sénégalais installés en Europe

4 À la suite des premières enquêtes quantitatives à caractère transnational entreprises au Sénégal sur les migrations [Condé, Diagne, 1983 ; EMUS, 1992 in Bocquier, Traoré, 2000 ; DEmiS et DemiK, 1998 in Robin, Lalou, Ndiaye, 2000], le projet Migration entre l’Afrique et l’Europe constitue une nouvelle expérience de production de données sur la mobilité spatiale des Sénégalais. Constatant les difficultés à saisir empiriquement les modes de circulation entre les régions d’origine et un espace d’immigration en cours de recomposition, l’enquête MAFE-Sénégal a été spécialement conçue pour étudier les circulations internationales entre la région de Dakar, la France, l’Italie et l’Espagne. Deux hypothèses générales ont présidé à sa construction : (1) alors que les migrations internationales d’origine sénégalaise, et plus généralement subsaharienne, sont perçues comme un mouvement d’entrée à sens unique en Europe, elles reposeraient davantage sur des pratiques de va-et-vient entre pays de départ et pays de destination [Dorai, Hily, 2004] ; (2) cette circulation migratoire et ses implications économiques (transferts d’argent et de biens, investissements économiques, initiatives des migrants « de retour ») contribueraient à améliorer sensiblement les conditions de vie des familles restées dans le pays d’origine, voire au-delà, au développement économique et aux transformations des régions de départ [Ma Mung, 1996 ; Tall, 2009 ; Dia 2009]. Une équipe internationale de chercheurs coordonnée par l’Institut national d’études démographiques et composée de partenaires scientifiques du Nord (FIERI en Italie et UPF Barcelone en Espagne) et du Sud (Institut population, développement et santé de la reproduction et ONG Enda Tiers-Monde à Dakar) a permis la mise en œuvre de ce projet [1].

Constitution de l’échantillon européen

5 En février 2008 commençait à Dakar la première phase de collecte des données. Après une étape de réactualisation des districts de recensement (DR) sélectionnés pour l’enquête, 1 140 ménages dakarois étaient interrogés dans la région de Dakar. Des quartiers centraux du Plateau et de Médina, jusqu’aux secteurs périurbains de Keur Massar et de M’Bao en passant par les quartiers populaires des Parcelles assainies et de la banlieue Pikinoise, les chefs de ménage ont livré des informations relatives à la composition de leur ménage, à leurs conditions de vie et d’habitat ainsi qu’à leurs relations potentielles avec des membres de leur famille établis à l’étranger. L’idée initiale du dispositif d’enquête était d’utiliser ce questionnaire « ménage » comme base de tirage d’un échantillon transnational auprès duquel serait réalisée une enquête individuelle de nature biographique [Beauchemin et al., 2010]. Il était attendu, dans le cadre d’un module spécifiquement dédié, que les ménages enquêtés à Dakar fournissent un certain nombre de « contacts » de migrants apparentés au ménage et résidant dans les trois principaux pays de destination européenne : la France, l’Italie et l’Espagne. L’objectif était de disposer d’un échantillon transnational permettant de relier les ménages dakarois et leurs membres émigrés en Europe, sur le modèle des travaux entrepris par l’équipe de Douglas Massey dès les années 1980 dans le cadre du projet Mexican Migration Project (MMP) [2].

6 Dans chaque pays de destination devaient être enquêtés 200 migrants internationaux nés au Sénégal et liés à un ménage d’origine à Dakar dont on connaîtrait les caractéristiques. L’un des objectifs poursuivis était d’obtenir un échantillon le plus « représentatif » possible de la population des Sénégalais dans chaque pays. En l’absence d’une base de sondage comparable d’un pays à l’autre, la méthode des quotas a été retenue. Cette méthode nécessite de disposer de données de cadrage qui permettent de fixer des objectifs à atteindre pour respecter la diversité des échantillons (utilisation des données de recensement fournies par les instituts statistiques nationaux de chaque pays). Plusieurs critères de sélection ont été retenus pour que l’échantillon ressemble au mieux à la population des Sénégalais établie dans chaque pays de destination, en particulier le sexe, l’âge et la région de résidence. Les régions choisies devaient permettre de couvrir au moins la moitié de la population sénégalaise de chaque pays [3].

7 Malgré les efforts déployés par les équipes à Dakar, un nombre trop faible de contacts « valides » transmis par les ménages d’origine (numéros de téléphone, adresses e-mail incorrects ou illisibles) et remplissant les critères d’éligibilité à l’enquête (résider dans les zones d’enquête des trois pays de destination, avoir au moins 25 ans au moment de l’enquête et 18 ans au moment de la première émigration) a été recueilli. Des sources complémentaires ont dû être mobilisées pour constituer les échantillons en Europe. En raison de la variabilité des contextes et des sources de données, différentes stratégies d’identification des migrants ont été adoptées selon les pays de destination. En France et en Italie, l’échantillon complémentaire a été constitué à partir de trois méthodes d’identification qui permettent d’assurer la diversité du recrutement. La première consiste à travailler à partir des réseaux associatifs sénégalais identifiés [4] dans les régions choisies pour la collecte. La seconde repose sur la technique du snow-balling[5], activée à l’issue des entretiens réalisés avec les personnes migrantes identifiées depuis Dakar dans le module « contact ». La troisième fait appel à un recrutement direct sur le terrain organisé par les enquêteurs dans les lieux hautement fréquentés par les Sénégalais. En Espagne, la possibilité d’exploiter les registres municipaux (Padron) a fourni une base de sondage particulièrement pertinente pour compléter l’échantillon initial.

Tableau 1

Caractéristiques de la population enquêtée en Europe en 2008 (pourcentages)

Tableau 1
Échantillon Mafe en Europe Total Hommes Femmes 25-34 ans 29 27 21 35-54 ans 63 65 62 55 et plus 8 8 7

Caractéristiques de la population enquêtée en Europe en 2008 (pourcentages)

Source : Enquête Migration entre l’Afrique et l’Europe, 2008.

8 Au total, 603 individus ont été enquêtés à la même période en France, en Italie et en Espagne entre les mois de mai et octobre 2008 (tableau 1). La population enquêtée comporte presque autant d’hommes que de femmes. Les 35-54 ans y sont les plus représentés (un peu moins de deux tiers de l’échantillon).

Nature de l’information collectée

9 C’est à partir de cette population que nous avons observé et analysé les pratiques d’investissements économiques en lien avec les parcours géographiques des individus. Les données recueillies à partir du même questionnaire en France, en Italie et en Espagne sont de nature biographique. Autrement dit, elles permettent, pour chaque enquêté, de disposer de façon continue de son histoire de vie dans différents domaines notamment familial, résidentiel et professionnel, depuis sa naissance jusqu’au moment de l’enquête. Ce procédé de collecte standardisée des biographies s’inspire largement des travaux menés depuis plusieurs décennies déjà, appliqué à des contextes variés dans les pays du Nord et du Sud, et actuellement poursuivis dans le cadre du Groupe de réflexion sur l’approche biographique [GRAB, 1999 [6]].

10 Dans l’enquête MAFE, des données concernant de nouveaux domaines de la vie des personnes ont été collectées : l’histoire des pratiques de mobilité internationale (caractérisée par les séjours courts – au moins une nuit et moins d’un an – réalisés à l’étranger comprenant les voyages pour affaires ou loisirs et les visites au Sénégal pour les migrants à l’étranger) ; l’évolution des comportements économiques (caractérisée par les périodes de transferts d’argent dans un autre pays, l’historique, la localisation et l’utilisation des biens possédés – terrains, logements, commerces – y compris à l’étranger) ; l’histoire des migrations internationales des membres de l’entourage (caractérisée par les localisations successives des membres de l’entourage proche – famille et amis – à l’étranger).

11 L’individu le plus âgé étant né en 1935 et le plus jeune en 1983, l’échantillon permet de couvrir plusieurs générations de migrants internationaux arrivés en Europe à des époques différentes et originaires de toutes les régions du Sénégal. C’est en partie le résultat de la diversification des sources de recrutement des enquêtés (par les associations et les réseaux interpersonnels mobilisés) et de la nature biographique des données portant sur l’ensemble de la trajectoire migratoire. Un individu peut en effet avoir émigré depuis la région de Dakar, mais être originaire d’un autre lieu au Sénégal.

La dispersion progressive des enquêtés en Europe

12 Les données relatives à la vie résidentielle font état des différents changements de logement opérés par les enquêtés depuis leur naissance jusqu’au moment de l’enquête. Considérant, pour l’ensemble de la population observée, la somme des déménagements effectués par pays pour différentes périodes, on peut donc obtenir un indicateur de la dispersion géographique progressive de l’échantillon d’individus enquêtés (tableau 2). Avant les années 1960, une minorité seulement des individus enquêtés est déjà née et la plupart résident encore chez leurs parents. Le nombre de déménagements, exprimés ici par les sorties du logement, est faible et ne concerne pratiquement que le Sénégal. C’est à partir des années 1970 et 1980 que le nombre de déménagements devient plus significatif, l’ensemble de l’échantillon étant alors constitué (tous les individus sont nés) et la première vague migratoire des jeunes adultes amorcée. Le nombre de déménagements à l’intérieur du Sénégal demeure largement prépondérant, mais les premiers mouvements résidentiels observés en France et dans les pays d’Afrique de l’ouest et du centre témoignent des premiers établissements de la population sénégalaise à l’étranger. La géographie des déménagements au cours des années 1990 marque un mouvement de diversification des destinations (au profit de l’Italie et de l’Espagne) et un état d’équilibre entre la part des mouvements résidentiels observés au Sénégal et ailleurs : la moitié de la population observée se trouve alors à l’étranger. De nouveaux pays d’installation sont apparus dans les pays du Nord (États-Unis d’Amérique, Angleterre, Belgique, Pays-Bas) et en Afrique (Maroc, Tunisie, Algérie).

Tableau 2

La chronologie des déménagements par pays (exprimés en nombre de sorties de logement pour les 603 personnes enquêtées en Europe)

Tableau 2
Périodes Nombre total de déménagements Au Sénégal En France En Italie En Espagne Ailleurs* : Avant 1960 15 14 0 0 0 1 Mali 1960-1970 62 57 2 0 2 1 Mali 1970-1980 179 144 29 0 0 6 Cap-Vert, Gabon, Guinée, Maroc 1980-1990 394 287 70 8 9 20 Mauritanie, Côte d’Ivoire, Guinée, Gabon, Belgique, Allemagne 1990-2000 626 337 137 70 43 39 Gabon, Mauritanie, Maroc, Guinée, Tunisie, Algérie, Angleterre, États-Unis, Belgique, Pays-Bas 2000-2008 673 238 163 135 120 17 Maroc, Mali, Mauritanie, Gabon, Cameroun, Allemagne, Suisse, Pays-Bas, Portugal, Angleterre, Japon Total 1 949 1 077 401 213 174 84

La chronologie des déménagements par pays (exprimés en nombre de sorties de logement pour les 603 personnes enquêtées en Europe)

Source : Enquête Migration entre l’Afrique et l’Europe, 2008.

13 La période récente (2000-2008) marque une intensification des mouvements résidentiels et désormais, la majorité des déménagements s’effectue à l’étranger. Le poids des mobilités résidentielles en Italie et en Espagne se rapproche de celui observé en France. Des déménagements récents ont lieu en Afrique et dans les pays voisins de la France, l’Espagne et l’Italie. Ils manifestent une étape résidentielle précédant l’installation dans nos trois pays d’enquête. C’est le résultat d’une certaine diversification des parcours migratoires qui sont de plus en plus marqués par différentes étapes [Castagnone, 2010]. Les trajectoires migratoires ne sont donc pas nécessairement directes et d’allure « bipolaire » articulant pays d’origine et pays d’enquête. L’installation peut être précédée de nombreux déménagements dans le pays d’origine et dans d’autres pays de « transit » ou d’étape. La diversification des parcours migratoires constituerait une tendance récente de la mobilité sénégalaise qui se manifeste par trois grands modèles de trajectoires : un modèle « unilinéaire » dominant dont la trajectoire est seulement composée du Sénégal et du pays d’installation en Europe ; un modèle émergent « par étapes », dont la trajectoire comporte des périodes de résidence d’au moins un an dans d’autres pays avant l’arrivée dans le pays d’enquête ; et un modèle « circulaire » plus ou moins complexe composé d’allers et retours entre le pays d’installation et le pays d’origine [Castagnone, 2010].

14 Toutefois, la géographie des changements de logement présentée ici montre la nécessité d’articuler les échelles de la mobilité spatiale (migration interne et migration internationale) pour comprendre les parcours. Les histoires individuelles débutent par des épisodes de migrations internes dans le pays de départ (déménagements à l’intérieur du Sénégal). Ils sont suivis de migration(s) internationale(s) qui ne constitue pas une fin de parcours, mais bien souvent l’amorce de nouvelles migrations internes au sein des pays d’installation. Pourtant, ces étapes sont souvent ignorées des études sur les migrations internationales alors qu’elles peuvent être tout autant décisives pour expliquer certains choix de localisation notamment.

La terre, la pierre ou l’affaire ?

15 Plusieurs études ont déjà souligné la disposition des migrants internationaux subsahariens à investir dans leur pays d’origine, en particulier dans le secteur immobilier. Pour des raisons culturelles notamment, chaque migrant africain en Europe serait potentiellement acquéreur de deux ou trois maisons dans son pays d’origine sur une période de 10 à 20 ans [Smith, Mazzucato, 2009]. Aussi, « Les migrants investisseurs contribuent de par leurs investissements en ville à la redynamisation des processus d’urbanisation souvent ralentis par l’indisponibilité de moyens financiers. […] Dans ce remue-ménage, les émigrés investissent en masse dans le secteur du logement » [Tall, 2009]. Ces recherches mettent ainsi en exergue le rôle pivot joué par les migrants dans le secteur de l’habitat.

16 Deux séries de travaux récents ont pointé le rôle de la migration internationale dans l’amélioration des conditions d’habitat des ménages à Dakar [Lessault, Beauchemin, Sakho, 2011] et le comportement des migrants en matière d’investissements économiques [Mezger, Beauchemin, 2009]. Les premiers, adoptant le point de vue des ménages résidant au « Sud », visaient à évaluer l’effet de l’argent de la migration sur les transformations de l’habitat et l’accès à la propriété immobilière des ménages dakarois. Les seconds, à partir des données individuelles de l’enquête MAFE, cherchaient à estimer l’influence du « statut migratoire » (c’est-à-dire être ou avoir été un migrant international, résider ou avoir résidé au moins un an à l’étranger) sur la propension à investir au Sénégal. Ces analyses convergent vers un même résultat : les ressources financières capitalisées à l’étranger sont pour partie réinvesties au Sénégal, qu’elles soient utilisées collectivement par les familles restées au pays pour améliorer leur quotidien ou leur confort ou bien qu’elles facilitent l’accès à la propriété immobilière du migrant au moment du retour ou « à distance ». Cependant, les catégories d’observation et d’analyse adoptées dans ces deux cas masquent la diversité des comportements individuels et la complexité des rapports aux lieux et aux familles.

17 On peut penser que les investissements immobiliers des migrants peuvent être réalisés en dehors du ménage de référence du migrant et qu’ils sont loin de concerner uniquement la région de Dakar, même si les migrants en sont originaires [Lessault, Beauchemin, Sakho, 2011]. Situant l’analyse au niveau des ménages de la région de la capitale, ces résultats ne renseignent que partiellement sur le comportement des migrants internationaux en matière d’investissements immobiliers. Les constructions réalisées par les migrants peuvent ne pas être destinées à loger la famille, mais être utilisées à des fins locatives. Aussi, les migrants internationaux peuvent investir en dehors de la région de Dakar, dans leur ville ou leur village d’origine par exemple, ou encore dans d’autres secteurs économiques (commerce ou entreprises) ou géographiques nouvellement devenus attractifs (littoral touristique de la Petite Côte, par exemple). Ces questions en suspens appellent une nouvelle approche en termes de choix de localisation des investissements réalisés.

18 Au moyen du module « Historique des biens possédés », il est possible d’observer la construction du patrimoine (acquisition ou vente de terrains, logements, affaires) et sa distribution spatiale (localisation des investissements réalisés). L’enquête distingue trois types de biens possédés par les individus : les terrains, les logements et les commerces ou affaires. Des informations sont recueillies sur leurs différents usages et les personnes, apparentées ou non, impliquées dans leur gestion et leur utilisation. Ces renseignements sont complétés par la localisation précise de l’investissement réalisé, sa date d’acquisition, de vente ou de cession, et les modalités de financement du bien possédé.

19 Au total, 491 biens sont, ou ont été, possédés par les 603 migrants sénégalais enquêtés en Europe (tableau 3). Parmi tous les biens possédés, l’essentiel est constitué par des logements ou terrains à bâtir. Les biens qui relèvent d’investissements dits « productifs » (affaires, commerces, exploitation agricole ou logement locatif) sont plus minoritaires, mais leur part est loin d’être négligeable au regard de la taille réduite de l’échantillon. Si les plus anciens investissements au pays d’origine ont été réalisés dès les années 1970, on note le caractère plutôt récent des acquisitions : plus de la moitié d’entre elles datent des dix années précédant l’enquête. Près d’un individu sur deux (45 %) est actuellement propriétaire d’au moins un bien (terrain, logement ou commerce) et un quart des enquêtés possède au moins un logement au Sénégal. Si la part relative de Sénégalais enquêtés en Europe et détenteurs de biens au Sénégal ou ailleurs est assez forte, comment ces investissements sont-ils plus précisément répartis dans l’espace ?

Tableau 3

Bilan des investissements réalisés

Tableau 3
Type de bien Nombre Localisation Période Usage Financement Terrains à bâtir : investissement à caractère durable 200 Zone périurbaine de Dakar 1er quartile 1995 Terrains en cours de construction, secondairement exploités pour l’agriculture (jardins maraîchers) 2/3 achetés avec épargne personnelle, 1/3 cédés ou hérités Axe M’Bour-Thiès Médiane 2002 Forte dispersion ailleurs au Sénégal 3e quartile 2005 Logement : investissement à caractère durable (maisons basses en « dur » au Sénégal, appartements en Europe) 228 Forte concentration en milieu urbain : Essentiellement pour usage personnel (famille et souvent conjoints et enfants), secondairement pour location à Dakar. Achat « clé en main » ou construction sur épargne personnelle, souvent doublée d’un prêt bancaire Dakar 1er quartile 1991 Europe Médiane 1999 Villes secondaires 3e quartile 2004 « Affaires » : investissement à caractère plus éphémère (commerce ambulant, boutiques d’alimentation, de textile, taxis… 63 Forte concentration en milieu urbain : Par et pour le migrant lui-même Épargne personnelle Dakar 1er quartile 1990 Europe Médiane 1998 Villes secondaires 3e quartile 2002 Total 491

Bilan des investissements réalisés

Source : Enquête Migration entre l’Afrique et l’Europe, 2008.

La terre : un investissement stratégique ?

20 200 investissements ont été réalisés dans le domaine foncier (tableau 3). Il s’agit en général de terrains en cours de construction ou qui ont été acquis avant l’établissement d’un logement. Ce type d’investissement est concentré dans les secteurs les plus dynamiques du Sénégal, c’est-à-dire dans la région de Dakar (42 % des investissements réalisés), plus particulièrement dans la zone périurbaine de la capitale, et dans les villes secondaires devenues récemment attractives (20 % des investissements réalisés), notamment l’axe M’Bour-Thiès. Ce sont des investissements assez récents : la moitié des terrains ont été acquis après 2002 et un quart après 2005. À Dakar, la zone périurbaine entre Boun, Keur Massar, M’Bao et Rufisque est particulièrement concernée. Ce secteur correspond aux derniers espaces constructibles entre le centre de Dakar et la ville de Rufisque où la progression du front d’urbanisation est la plus active [Lessault, 2005]. Dans la plupart des cas, les acquéreurs de ces terrains sont des migrants internationaux originaires des quartiers de classes moyennes et aisées de la ville de Dakar (Sicap, Dieuppeul, Zone B, Amitié) ou de Pikine (Icotaf). L’investissement foncier n’est donc pas réalisé dans les quartiers d’origine : un report s’établit en lointaine périphérie, en particulier dans un secteur bénéficiant d’une rente de situation à proximité de la route nationale reliant le centre de Dakar à son hinterland. Dans une moindre mesure, les villes comme M’Bour et Thiès, puis Saint-Louis, Touba et Louga sont également concernées par l’investissement foncier des migrants, le plus souvent originaires de ces villes secondaires. Ailleurs, la géographie des terrains possédés est plus dispersée et concerne en grande partie des terrains à vocation agricole. La zone entre Louga et Kébémer regroupe des terrains acquis pour y pratiquer le maraîchage, les cultures irriguées ou l’élevage avicole. En l’absence du migrant, ces exploitations sont confiées aux membres de la famille proche : frères et sœurs d’abord, parents, conjoints et enfants ensuite.

Le logement : plutôt « une affaire de famille »

21 228 investissements réalisés par les migrants installés en Europe concernent le logement (tableau 3). Très peu de ces logements ont été revendus (12 sur 228). Accéder à la propriété immobilière est devenu un luxe pour la plupart des familles sénégalaises, en particulier dans la capitale où la saturation des réserves foncières et la demande toujours croissante contribuent à une élévation substantielle des prix. C’est pourtant là, à Dakar, que la plus grande partie des Sénégalais enquêtés en Europe a acheté un logement. Si cette augmentation des valeurs foncières et immobilières a nettement freiné l’accès à la propriété des Dakarois [Tall, 2009 ; Lessault, Beauchemin, Sakho, 2011], on peut penser que la dévaluation du franc CFA intervenue en 1994 a pu constituer un net avantage pour les migrants internationaux installés en Europe à cette époque, dont le pouvoir d’achat s’est trouvé sensiblement amélioré. Ainsi, 39 % des investissements immobiliers ont été réalisés dans la région de Dakar et 17 % dans les villes secondaires, en particulier à Touba, M’Bour, Louga, Thiès et Kaolack. Fait plus surprenant, 19 % des biens immobiliers acquis l’ont été en Europe (essentiellement en Espagne et plus secondairement en France et en Italie). En Espagne, certaines caractéristiques du marché du logement (part marginale du marché locatif, politique d’aide à l’accès à la propriété) pourraient expliquer cette tendance. Ailleurs, l’allongement des temps d’installation en France et en Italie commence certainement à jouer dans le sens d’un accès plus fréquent, toutes proportions gardées, à la propriété immobilière dans le pays d’accueil.

22 Ainsi, les trois quarts des investissements immobiliers concernent les villes, qu’elles soient situées au Sénégal ou en Europe et pour le quart restant, ces investissements sont dispersés sur le reste du territoire national dans de petites localités urbaines ou dans les villages. Au Sénégal, il s’agit le plus souvent de maisons « en dur » (sans étage ou villas à étages) et plus rarement de maisons traditionnelles (type case ou maison en banco) ou d’appartements. En Europe, il s’agit exclusivement d’appartements, le plus souvent acquis très récemment. La moitié des logements ont été achetés ou construits au cours des dix dernières années, dont un quart après 2004. Les acquisitions de logement les plus anciennes remontent aux années 1960-1970 en milieu rural et à Dakar centre, mais c’est réellement à partir des années 1980 que se multiplient les investissements de ce type. Ils s’orientent plus franchement vers Dakar et les villes secondaires à partir des années 1990, puis se concentrent quasi exclusivement sur la région de Dakar et les grandes villes européennes à partir des années 2000. On observe donc un changement progressif dans la hiérarchie des pôles d’investissement et une accentuation du rythme des investissements à partir des années 2000.

23 La plupart des Sénégalais enquêtés ont acheté ou fait construire leur logement au moyen d’une épargne personnelle généralement complétée d’un prêt bancaire ou d’une aide financière familiale. Les deux tiers des propriétaires immobiliers ne possédaient pas le terrain avant la construction du logement. Seul un tiers d’entre eux a eu recours à l’autoconstruction (après avoir acquis un titre foncier), qui constitue pourtant la démarche la plus répandue au Sénégal. Le fait d’acquérir un logement appelle en effet certaines précautions qui ne peuvent pas toujours être assumées « à distance » : sécurisation de la parcelle et du chantier, supervision des travaux, approvisionnement des tâcherons… Acheter une maison « clé en main » permettrait de s’affranchir de ces contraintes.

24 Dans l’ensemble, on note que peu de ces logements sont inoccupés (8 % seulement) et simplement utilisés pour les visites des migrants dans leur pays d’origine. Ils sont pour la plupart utilisés par la famille (68 %) et parfois loués (17 %). Les logements locatifs sont très concentrés dans la région de Dakar, mais concernent aussi certaines villes secondaires : Kaolack, M’Bour, Louga, Touba, Saint-Louis. Quand les logements sont occupés par la famille, la composition du ménage occupant est souvent complexe et diversifiée. Dans près de la moitié des cas, c’est le conjoint et les enfants de l’enquêté qui y sont logés en priorité ; vient ensuite la famille du frère et plus rarement de la sœur (12 % des cas) ; les parents de l’enquêté, le plus souvent la mère accompagnée d’autres membres de la famille (8 % des cas). Parfois, membres de la famille du migrant et locataires peuvent occuper le même logement. C’est le cas de certaines maisons comportant plusieurs étages, notamment dans les quartiers péri centraux de Dakar ou à Pikine (banlieue de Dakar). Mais, si les logements mis en location constituent une part non négligeable de l’investissement des Sénégalais enquêtés et que ses fonctions d’hébergement et de location ne s’excluent pas toujours l’une l’autre, ils restent dans la majorité des cas plutôt « une affaire de famille ».

Monter son affaire : ici ou là-bas ?

25 En comparaison des investissements réalisés « dans la terre » ou « dans la pierre », l’acquisition d’un commerce ou d’une affaire est moins fréquente (tableau 3). C’est également un investissement moins pérenne : la moitié des biens déclarés ont été vendus ou cédés. La durée de propriété va de deux à dix ans et la plupart des commerces toujours possédés au moment de l’enquête ont été acquis depuis les années 2000. Il ne s’agit pas toujours de commerce exercé dans un local. La moitié est constituée d’affaires « sans murs » dont sont caractéristiques certains types d’activité comme les taxis ou la vente ambulante. Un premier tiers de ces investissements a été réalisé dans la région de Dakar, davantage dans le centre qu’en banlieue (taxis, télécentres, boutiques artisanales et textiles, etc.). Une autre partie se concentre dans les villes secondaires (Touba, Saint-Louis, M’Bour, Louga en particulier) et concerne essentiellement des boutiques d’alimentation ou de petits restaurants de rue. Enfin, le tiers restant est détenu en Europe, plus particulièrement en Espagne. Il s’agit généralement d’affaires sans local, de vente ambulante. Il est plutôt rare, parmi la population observée, que les affaires se gèrent en famille. C’est souvent le migrant lui-même, surtout en Europe, qui développe son activité. Au Sénégal, le commerce est parfois confié à la mère (restauration), aux frères et aux neveux (boutiques d’alimentation, télécentres, taxis), rarement aux conjoints.

Des espaces parcourus aux lieux investis

26 Dans un contexte où les parcours géographiques individuels sont de plus en plus complexes, le lieu de naissance et la nationalité sont insuffisants pour comprendre les expressions des rapports aux lieux et aux territoires [Guérin-Pace, Filippova, 2008]. L’intérêt des données de l’enquête biographique réside dans la possibilité de mettre en relation les lieux de vie successifs des personnes interrogées avec les lieux d’investissements. Investit-on alors plutôt dans son village ou quartier d’origine, comme cela est souvent avancé dans la littérature consacrée aux pratiques des migrants internationaux, sénégalais de surcroît ? Investit-on également ailleurs, dans le lieu où l’on vit depuis longtemps, là où la famille s’est redéployée, ou encore dans des lieux plus « stratégiques » potentiellement rentables d’un point de vue économique ? Quelle est la place tenue par ces différents lieux dans les parcours individuels ? Dans la mesure où la migration sénégalaise est un objet en mutation (exprimant des parcours plus complexes, devenue plutôt urbains, en cours de féminisation, diversifiant les destinations, plus « qualifiée »…), on peut s’attendre à ce que les rapports au territoire d’origine exprimés, par les investissements soient aussi en voie de transformation. Le choix d’investir dans un lieu plutôt que dans un autre, de matérialiser un ancrage peut aussi être posé comme un analyseur des rapports entretenus par le migrant avec son territoire de référence – non pas uniquement restreint aux limites du pays d’origine, mais constitué des différents lieux de résidence occupés au cours de la vie.

Lieux « d’origine », lieux de référence et lieux d’investissement

27 L’analyse des trajectoires résidentielles des « investisseurs » révèle une grande diversité de parcours, mais globalement, leur mobilité résidentielle est similaire à celle des individus qui n’ont pas investi : ils ont connu en moyenne 5,3 étapes résidentielles, c’est-à-dire ni plus, ni moins que les autres migrants internationaux enquêtés. Nous avons cherché à caractériser les « origines » de deux manières différentes (tableau 4) : par le lieu de naissance de l’individu, qui correspond dans la plupart du temps au « lieu d’origine » (ville ou village d’origine) déclaré par l’enquêté, mais aussi par le lieu où l’individu a passé le plus de temps au cours de sa vie (périodes résidentielles cumulées au Sénégal et à l’étranger).

28 38 % des individus sont nés dans la région de Dakar, plutôt dans les parties anciennes de l’agglomération, moins en grande banlieue (Pikine et Guediawaye). Les 62 % restants sont en premier lieu natifs des villes principales (Louga, Thiès, Touba, Kaolack, Ziguinchor, Saint-Louis en tête : 31 %), mais aussi de petites villes et villages disséminés sur l’ensemble du territoire national (31 %). Dans la majorité des cas, les enquêtés ont déclaré leur lieu de naissance comme étant le lieu qu’ils considéraient comme leur ville ou village d’origine [7]. On peut donc s’attendre à ce que la géographie des investissements réalisés par ces individus corresponde assez strictement à cette géographie des « origines ».

29 En ce qui concerne les lieux où les individus ont passé le plus de temps au cours de leur vie, la géographie des lieux de référence est sensiblement différente. 40 % des individus ont majoritairement vécu dans la région de Dakar, ce qui renforce le poids de Dakar dans les parcours migratoires. 25 % d’entre eux ont vécu la plupart de leur temps en Europe, plutôt dans une grande métropole (Paris, Milan, Rome, Madrid, Barcelone, Marseille, etc.), 19 % dans une ville secondaire du Sénégal et 15 % dans une petite ville ou une localité rurale du pays d’origine. Les trajectoires observées révèlent ainsi une certaine polarisation des parcours migratoires par les grandes villes : Dakar et les capitales européennes ont un rôle attractif incontestable sur les migrations internationales sénégalaises. Elles témoignent également, malgré le caractère relativement récent de l’immigration subsaharienne en Europe [Lessault, Beauchemin, 2009], de durées d’établissement des Sénégalais conséquentes y compris pour les pays de destination plus récents comme l’Italie ou l’Espagne.

Tableau 4

Lieux de référence/Lieux d’investissements (pourcentages)*

Tableau 4
Lieu de naissance Lieu de référence Lieu d’investissement immobilier Lieu d’investissement foncier Lieu d’investissement commercial Région de Dakar 38 40 39 42 35 Villes principales* 31 19 17 20 31 Petites ville et villages 31 15 25 38 0 Europe 0 25 19 0 34

Lieux de référence/Lieux d’investissements (pourcentages)*

* 50 000 à 500 000 habitants.
Source : Enquête Migration entre l’Afrique et l’Europe, 2008.

30 Si l’on confronte maintenant les différentes distributions spatiales : celles des lieux d’origine, des lieux de référence et des lieux d’investissements, quelles correspondances apparaissent ? La géographie des lieux d’investissement semble davantage coïncider avec celle des lieux de référence qu’avec celle des lieux de naissance, souvent considérés comme lieux « d’origine » des migrants. Cette première observation est confirmée, au niveau individuel, à la lecture des correspondances entre les lieux d’investissement et les lieux de naissance des « investisseurs ». En effet, sur la totalité des investissements réalisés, seulement 35 % ont été effectués sur le lieu de naissance déclaré par l’individu. En revanche, 66 % l’ont été sur le lieu de référence, autrement dit, l’endroit où l’individu a passé le plus de temps. Enfin, de nombreux investissements ont été réalisés en dehors des lieux d’origine (deux tiers) ou des espaces de référence (un tiers). Dans ces cas de figure, les investissements sont localisés dans des espaces bien précis : Dakar, Touba et dans les métropoles européennes. Cette concentration exprime sans doute les recompositions affectant actuellement la migration internationale sénégalaise et qui accompagnent ou accélèrent les changements en cours dans le pays d’origine : la polarisation croissante des grandes villes en particulier.

31 Investir un lieu supposerait dans la plupart des cas, un certain ancrage personnel ou familial, une bonne connaissance ou une familiarité des lieux, exprimés ici par le temps passé dans un endroit. Or, tout comme les parcours individuels, les configurations familiales et les lieux de vie évoluent simultanément dans le temps et dans l’espace, si bien que les logiques d’investissements restent complexes à traduire. Une sélection de parcours individuels peut contribuer à en éclairer les soubassements.

Les expressions multiples du rapport aux lieux : parcours illustrés

32 Mamadou, Mody, Issa, et Aziz étaient installés en Europe au cours de notre enquête en 2008. Ils ont en commun d’être « propriétaires » au Sénégal. Mais qu’y a-t-il de comparable entre Mody, retraité de la fonction publique, propriétaire d’un appartement à Saint Denis, d’une maison qu’il loue à Dakar et dans laquelle il ne se rend plus depuis bien longtemps et Issa qui vît à Florence, en Italie, et qui possède à Kébémer une maison et un terrain maraîcher exploité par son père et sa femme restée au pays avec ses enfants ?

33 Mamadou est originaire de Guinguinéo (région de Kaolack) où il passe sa petite enfance auprès de sa mère dans un village traditionnel. Très tôt, il rejoint son père et ses frères et sœurs installés à Dakar dans le quartier populaire de Grand Yoff. C’est dans ce contexte que Mamadou grandit et entame une scolarité qui le conduit jusqu’à l’université. À 20 ans, il se marie avec Fatoumata et continue à vivre dans la maison familiale à Grand Yoff. La vie à Dakar devient difficile, d’autant qu’il faut participer à la dépense quotidienne et répondre aux besoins du nouveau foyer qu’il constitue désormais avec sa femme dans la maison familiale. Cinq ans plus tard, en 1989, le jeune couple se sépare et Mamadou décide de rejoindre son frère en France, à Paris. C’est dans la restauration, en tant que plongeur à Noisy-le-Grand qu’il trouve son premier emploi Il prend un premier appartement en location, seul, dans la même ville. L’année suivante, en 1996, il rejoint un ami à Birmingham où il s’exerce au métier de serveur dans un restaurant. Il sous-loue une chambre dans l’appartement d’un ami et son nouvel emploi lui permet de commencer à transférer de l’argent au Sénégal. Son séjour d’un an en Angleterre lui a, semble-t-il, donné goût au voyage. Il répond à une annonce d’une société de plomberie qui le conduit un an en Serbie, à Belgrade, puis un an en Hongrie, à Budapest. S’il continue à envoyer de l’argent à ses parents, ses économies lui permettent en plus d’investir et d’acquérir une maison à Dakar, dans le quartier de son enfance, Grand Yoff, où il a pris l’habitude de se rendre chaque année. Après deux ans passés en Hongrie, il rentre en France et s’installe successivement à Villeneuve-d’Ascq, Paris et Romainville, où il réside depuis 2005 dans un appartement en location avec sa nouvelle femme française et leurs deux enfants.

34 Depuis l’âge de 24 ans, Mamadou, en dehors d’étapes résidentielles durables (au moins un an) en France, en Serbie et en Hongrie, effectue au moins un séjour international par an. En visite au Sénégal, aux États-Unis, en Espagne, en Italie ou Royaume-Uni où sont installés frères, sœurs et un ami proche, Mamadou circule au sein d’un espace social international. Ce dernier est certes polarisé par la famille d’origine installée à Grand Yoff à Dakar où il a désormais sa propre maison, mais il se déploie aussi à plus petite échelle et dessine les contours d’un espace de sociabilité plus large incluant plusieurs pays du Nord régulièrement fréquentés. Si la trajectoire migratoire est essentiellement liée au parcours professionnel, l’espace de circulation internationale repose avant tout sur la structure du réseau sociofamilial.

35 Mody n’appartient pas à la même génération de migrants que Mamadou. Il arrive en France 25 ans plus tôt, à la fin des années 1960. Mody est né à Kanel où il a grandi dans la case familiale. Il interrompt assez tôt ses études pour s’engager en tant qu’aide-cuisinier à Kayes, au Mali voisin, à 15 ans. Hébergé pendant deux ans par son patron, il parfait sa formation et décide de s’établir à Dakar dans le riche quartier du Plateau, où il est engagé comme cuisinier particulier dans une famille française. Il restera huit ans au Plateau avant d’émigrer en France. À son arrivée, en 1967, il loge d’abord dans une chambre d’un foyer parisien pour travailleurs immigrés. Engagé l’année suivante comme cuisinier particulier d’un service d’État français, il est logé par son employeur dans une chambre meublée. La situation est financièrement confortable et il fait venir sa femme, avec laquelle il s’est marié juste avant de partir en France. Très rapidement, il envoie une partie de son salaire à ses parents restés au Sénégal et investit, au « coup par coup », dans la construction à Kanel d’une maison « en dur » qui remplacera la case familiale. En 1972, il est mis à l’essai comme chauffeur à l’ambassade du Sénégal en France. En 1973, il est titularisé à son poste de chauffeur dans l’administration publique. Il prend un logement en location à Paris et investit dans l’achat d’une autre maison à Dakar, qu’il entend louer. Un troisième enfant est né, la famille s’agrandit et Mody devient propriétaire d’un plus grand appartement à Saint-Denis, en banlieue parisienne.

36 Nous sommes en 1974 et Mody est marié, père de quatre enfants et propriétaire de trois logements : une maison basse « en dur » à Kanel, sa ville d’origine, où vit actuellement sa mère, une villa moderne à Dakar, mise en location et un appartement à Saint-Denis en France où il vit toujours aujourd’hui avec ses onze enfants et sa femme. Mody déclare, sans se justifier, ne plus transférer d’argent au Sénégal depuis 1992. Il est désormais retraité et semble durablement ancré en France, où il vit depuis quarante ans et où il a construit sa vie familiale et professionnelle. Il déclare ne jamais avoir effectué de séjours courts à l’étranger, y compris au Sénégal pour d’éventuelles visites familiales. Toutefois, les liens avec le pays d’origine semblent conservés par le biais des investissements qu’il a réalisés à Kanel et à Dakar.

37 Issa et Aziz ont 42 ans. Ils sont respectivement natifs de Kébémer et de Dakar. Leur point commun : s’être installé la même année en Italie, en 1989, et être chacun « multipropriétaire » au Sénégal. L’un est aujourd’hui installé à Florence, l’autre à Milan. Leurs parcours migratoires et leurs démarches d’investissement dans le pays d’origine sont sensiblement différents. Issa est un enfant de Kébémer où il a grandi dans la maison familiale avec ses parents et frères et sœurs jusqu’à l’âge de 23 ans. En 1989 il part vivre seul à Florence, en Italie, où il loge dans un appartement en location pendant 6 ans. Il est alors employé dans une entreprise de Bâtiment et travaux publics. En 1995 il s’installe avec sa compagne sénégalaise, arrivée en Italie, dans un nouvel appartement à Florence. En 2001, il devient portier dans un hôtel. Avec sa femme, il change de nouveau d’appartement dans la même ville, où il demeure jusqu’à aujourd’hui. Ils ont un premier fils en 2001, puis une fille en 2003. Aziz est natif de Médina à Dakar, il est confié à l’âge de quatorze ans à son oncle qui vit alors dans la ville de M’Bour sur la Petite Côte sénégalaise. Dès sa majorité, il part vivre à Banjul, en Gambie, où il habite seul dans une chambre en location dans des conditions assez difficiles. Deux ans plus tard, il revient vivre chez son oncle et prépare son voyage pour l’Europe. En 1988, il effectue un premier séjour en Espagne accompagné d’un ami commerçant, avec qui il loue une chambre à proximité de Séville. Un an plus tard, ils partent pour Catane en Italie, puis se déplacent tous les deux ans à Côme, Cabiate et Seregno. Depuis 1999, Aziz est gérant d’un centre téléphonique et vit à Milan, dans une pièce qu’il loue et qu’il partage désormais avec l’une de ses deux femmes et leurs deux enfants.

38 La trajectoire résidentielle d’Issa est « bipolaire » et articule Kébémer et Florence. Il a investi dans sa ville d’origine, avec laquelle il maintient des liens forts (transferts réguliers d’argent à sa famille, visites fréquentes au Sénégal depuis son arrivée en Italie). Cet attachement se reflète dans sa stratégie d’investissements : il a fait construire une maison à Kébémer sur un terrain dont il a hérité. Il a également investi dans une exploitation agricole (jardin maraîcher) dans laquelle son père et sa sœur travaillent. Le parcours géographique d’Aziz est plus complexe, la définition de son « lieu d’origine » plus incertaine. S’il est né à Dakar, il a également passé une partie de sa jeunesse dans la ville de M’Bour chez son oncle. Et c’est justement à M’Bour qu’il décide d’investir dans l’achat d’un terrain et d’une maison construite à des fins personnelles (utilisée pour se loger au cours de ses visites ou louée). Il a plus récemment fait l’acquisition d’un appartement à Dakar, qu’il loue. Si les visites d’Aziz au Sénégal étaient fréquentes pendant la période d’acquisition de ses différents biens immobiliers, il n’est pas retourné au Sénégal depuis cinq ans. Il a également suspendu ses envois annuels d’argent depuis 2005. Pour l’un, les investissements réalisés dans le lieu d’origine semblent répondre à une logique de solidarité familiale fortement ancrée, pour l’autre, ils semblent répondre davantage à une stratégie individuelle d’ordre économique.

Conclusion

39 L’objectif de cet article est d’apporter un éclairage sur les lieux d’investissement des migrants internationaux d’origine sénégalaise. Les données collectées dans le cadre de l’enquête biographique Migration entre l’Afrique et l’Europe permettent de dégager certaines tendances de la distribution spatiale des biens possédés par les Sénégalais aujourd’hui installés en Europe. Certes, la dimension biographique de l’enquête permet de couvrir plusieurs générations de migrants (jeunes et moins jeunes, plus ou moins récemment installés en Europe : tableau 2), mais la nature de l’échantillon exclut de fait de l’analyse une partie des migrants décédés, repartis vers d’autres destinations ou rentrés au pays d’origine. Les comportements de mobilité spatiale et les logiques d’investissement peuvent ainsi être différents pour les migrants internationaux installés ailleurs ou revenus depuis longtemps dans leur pays d’origine. Malgré cette implication méthodologique, plusieurs faits marquants ressortent de l’histoire de cette cohorte.

40 Si la propension à être propriétaire d’un terrain, d’un logement ou d’une affaire des migrants internationaux interrogés est assez forte, la concentration croissante de leur patrimoine dans les grandes villes sénégalaises et européennes traduit bien l’évolution simultanée des dynamiques aussi bien migratoire que territoriale au Sénégal. De plus en plus de migrants internationaux ont été socialisés dans les grandes villes sénégalaises ou sont aujourd’hui devenus des citadins à part entière des métropoles européennes. Cette caractéristique marquée des parcours influence désormais le choix de localisation des investissements. Toutefois, une part non négligeable de ces investissements concerne encore les petites villes et les villages dont sont souvent issus les migrants les plus anciens. Dans ce cas de figure, il n’est pas rare que l’investissement dans « le lieu d’origine » soit couplé avec un investissement immobilier plus « stratégique » à Dakar pour bénéficier d’une rente locative ou y préparer l’accueil prochain de la famille proche. La migration internationale semble donc avoir un fort pouvoir urbanisant, puisqu’elle est de plus en plus issue du milieu urbain : elle entraînerait dans son sillage le reste des membres de la famille dans une migration interne vers la grande ville.

41 Il nous semble également, au terme de cet article, qu’une approche dynamique par l’étude des parcours géographiques modifie sensiblement la conception habituelle des rapports aux lieux et à leurs pratiques. Dans un contexte de diversification des trajectoires individuelles, d’évolution du profil des migrants et des dynamiques migratoires internes et internationales, les « lieux origines » ne suffisent plus pour expliquer l’investissement du migrant dans son pays et ses comportements de mobilité. Seulement un tiers des investissements réalisés l’ont été dans le village ou la ville d’origine du migrant. D’autres lieux sont également investis, qu’ils correspondent à des espaces spécifiques de réinvestissements dans des secteurs dynamiques ou à des espaces de redéploiement géographique de la famille restée au pays. C’est certainement à cette échelle collective, celle de la famille, que les logiques d’investissement gagneraient à être approfondies. En l’état, les échelles individuelles et celles du « ménage » classiquement envisagées mériteraient donc d’être dépassées dans de futures opérations de collecte de données. En effet, l’espace de circulation d’un individu n’est pas seulement fondé sur le fait de posséder un bien dans son pays d’origine. Pour Mody, posséder une maison à Kanel ne l’engage pas dans une pratique de va-et-vient entre sa résidence principale en France à Noisy et la maison familiale construite au pays. Si Mamadou se déplace dans un espace international élargi, ce dernier est certes fondé sur une circulation entre la maison de Grand Yoff et Romainville, mais aussi sur des visites fréquentes rendues aux membres de sa famille expatriés aux États-Unis d’Amérique, en Espagne et en Italie. Ainsi doit-on penser les espaces de circulation internationale comme un système de lieux complexe, bien au-delà d’une relation exclusive entre le « lieu d’origine » et le lieu de résidence principale.

Notes

  • [*]
    Chargé de recherches au CNRS, UMR 7301 (MIGRINTER – Université de Poitiers).
  • [1]
    L’enquête a été financée par l’INED, l’IRD à travers le programme FSP « Circulations internationales et recompositions territoriales au Sud », l’ANR à partir de l’appel à projet « Jeunes chercheurs » et le Conseil régional d’Île de France. Pour plus d’information : www.mafe.site.ined.fr
  • [2]
    Voir le site du projet MMP : http://mmp.opr.princeton.edu/ (page consultée le 25 avril 2014).
  • [3]
    En France, les régions Île de France (Paris) et Provence-Alpes-Côte d’Azur (Marseille) concentrent à elles deux 57 % de la population sénégalaise. En Italie, la Lombardie (Milan) et l’Émilie-Romagne (Bologne) réunissent 52 % des Sénégalais expatriés dans le pays. En Espagne, la répartition de la population sénégalaise est plus diffuse sur le territoire. La Catalogne (région de Barcelone) rassemble environ 40 % de la population sénégalaise, alors que le restant est éparpillé dans d’autres grandes villes (Madrid, Valence, Saragosse en particulier) et certaines provinces à caractère rural marqué.
  • [4]
    Une typologie des associations sénégalaises en France a été entreprise à cet effet, de façon à diversifier au maximum les entrées associatives mobilisées pour la collecte des contacts (exemple : associations de femmes, de travailleurs, d’étudiants, de sportifs, etc.).
  • [5]
    À l’issue de chaque entretien réalisé, il était demandé à l’enquêté de fournir les coordonnées et caractéristiques (âge, sexe, lieu de résidence) d’une ou plusieurs connaissances de son entourage susceptible de répondre à l’enquête biographique.
  • [6]
    Pour plus d’information, consulter le site du GRAB : grab.site.ined.fr
  • [7]
    Il était demandé à chacun en début de questionnaire : « Au Sénégal, y a-t-il un endroit que vous considérez comme votre village ou ville d’origine ? Quel est le nom de cette localité ? »
Français

« L’argent de la migration » est souvent perçu au Sénégal comme une manne financière à mobiliser pour le développement du pays. Au-delà du comportement en termes de transferts de biens et d’argent adressés aux familles restées sur place, la construction du « patrimoine » (foncier, immobilier ou commercial) des migrants internationaux obéit à des logiques encore mal connues. Cet article propose d’apporter un éclairage sur les pratiques d’investissement économique réalisés par les ressortissants sénégalais. Il privilégie une approche spatiale, celle des lieux investis en rapport avec les espaces parcourus. La géographie obtenue, résultat de l’histoire collective d’une cohorte de Sénégalais enquêtés en Europe, interpelle la pertinence du débat qui porte sur les liens entre la migration internationale et le développement des « localités d’origine », en axant la discussion sur la diversité des logiques de patrimonialisation de migrants sénégalais.

Mots-clés

  • parcours géographiques
  • biographies
  • lieux
  • pratiques d’investissement
  • circulation internationale
  • Sénégal

Bibliographie

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David Lessault [*]
  • [*]
    Chargé de recherches au CNRS, UMR 7301 (MIGRINTER – Université de Poitiers).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/09/2014
https://doi.org/10.3917/autr.067.0213
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