CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À Yaoundé, les ambassades mettent en garde les Camerounais contre les auxiliaires de l’émigration : « Attention aux dokimen ! Ils mettent en péril votre avenir ». « Ces gens ne font que tirer profit de vos craintes et de votre ignorance. Ils ne sont pas les amis des demandeurs de visa [2] ». Lors d’une journée portes ouvertes destinée à la presse, le consul des États-Unis, reprenant le terme local de dokimen (pluriel de dokiman) qui désigne des professionnels spécialisés dans la production de papiers, exhorte les journalistes présents à dissuader leurs compatriotes de se présenter à l’ambassade munis de documents émanant de ces intermédiaires. Au-delà des demandeurs de visa, les dokimen sont présentés par le représentant de l’ambassade comme nocifs pour le pays lui-même. L’intervention d’une tierce personne dans le processus de migration serait systématiquement liée à la criminalité et à la seule recherche du profit.

2Cependant, pour bien des individus voulant quitter le Cameroun anglophone, le point de départ n’est pas une ambassade, mais précisément un intermédiaire professionnel ou un membre de la famille ayant déjà réussi à gagner un pays étranger. Au cours des dix dernières années, toute une série d’agents, censés faciliter ou permettre l’émigration, sont apparus au Cameroun anglophone. Les Camerounais appartenant à une élite ou ayant déjà eu l’occasion de voyager sont moins dépendants de ces professionnels que les autres candidats au départ, qui leur confient d’importantes sommes d’argent. Bien que les échecs soient fréquents, ces brokers, littéralement « courtiers », mais plus largement facilitateurs rémunérés ou organisateurs logistiques du projet migratoire, continuent à recruter de nouveaux clients qui leur font suffisamment confiance pour engager de telles dépenses.

3En interrogeant la manière dont les candidats à l’émigration vivent, perçoivent et affrontent le risque d’être trompés par ces auxiliaires payants, cet article tente de saisir les valeurs morales fondées socialement qui régissent les relations entre migrants potentiels et intermédiaires rémunérés au Cameroun. L’hypothèse examinée ici est que ces liens ne peuvent être correctement appréhendés du point de vue des normes officielles, mais gagnent à être analysés sous l’angle des valeurs morales qui façonnent toute une économie morale du départ. L’expression renvoie à la production et à la circulation de valeurs, d’émotions et de normes accompagnant – dans ce cas – l’événement que constitue le départ [Fassin, 2009, p. 1257].

4Le concept d’économie morale permet d’analyser les relations des migrants aux différentes catégories d’intermédiaires, non pas d’une façon normative, mais comme un phénomène social [Olivier de Sardan, 1999, p. 98]. Je ne mobilise pas le concept d’économie morale pour approcher des traits de « culture » et de « mentalité ». Je lui préfère une acception plus précise, qui me permet d’appréhender les comportements des candidats au départ et des intermédiaires qu’ils sollicitent à la lumière des conditions économiques, politiques et légales qui constituent le cadre d’action de ces derniers [Siméant, 2010]. L’émigration au Cameroun à l’heure actuelle est conçue comme un moyen de subsistance, ce qui permet de comprendre les conceptions populaires du juste et de l’injuste dans les rapports entre les migrants potentiels et leurs facilitateurs.

5Il s’agira ici de restituer les normes sociales et les logiques de comportement qui justifient et banalisent la facilitation de l’émigration par des intermédiaires privés [Olivier de Sardan, 1999, p. 98-99]. Ainsi, l’article propose une autre manière d’évaluer la crédibilité des auxiliaires professionnels de la migration, non plus en fonction de la nature supposée de leur activité au regard de la loi (« légal » versus « illégal »), mais en fonction de distinctions localement effectuées entre dokimen, feymen et big men. En prenant comme point de départ une terminologie émique, cet article propose une échelle d’évaluation des « pouvoirs » de ces intermédiaires, au-delà des distinctions figées entre les notions de trafic et de traite. Ceci nous conduira à interroger la position relative des impératifs légaux par rapport aux impératifs liés aux règles et coutumes générées dans le champ social de l’aide à l’émigration [3].

6Le matériau empirique sur lequel se fonde cette étude provient d’un projet de recherche plus largement consacré aux trajectoires migratoires du Cameroun anglophone vers l’Europe et l’Amérique du Nord. Entre septembre 2007 et janvier 2010, ce travail a inclus un travail ethnographique de terrain dans la petite ville universitaire de Buéa, au Cameroun anglophone, dans la province du Sud-Ouest. Toutes les conversations et entretiens se sont déroulés en « pidgin » – langue véhiculaire de la région à racine anglaise. Dans le cadre de ces recherches, j’ai suivi plusieurs candidats à l’émigration et leurs familles dans différents lieux (bureaux des intermédiaires, consulat, aéroport) et moments clés (préparation, départ, retour) de leur projet de départ. J’ai également pu rencontrer un nombre important d’intermédiaires professionnels, avec lesquels j’ai mené des entretiens. Afin d’avoir accès à la manière dont ces personnes exerçaient concrètement leur activité, j’ai choisi de me rapprocher de deux brokers en particulier. Observant de façon quasi quotidienne le travail mené dans leurs bureaux, je les ai aussi accompagnés dans différents déplacements. Le cas retenu dans cet article soulève des enjeux complexes quant aux échanges monétaires entre candidats migrants et auxiliaires professionnels ; d’autre part, il met bien en évidence la dynamique de la tromperie et de l’échec. Soucieuse de dépasser les cadres prédéfinis par les normes juridiques, la profondeur du matériau a été privilégiée, en cherchant à saisir comment les candidats au départ et leurs familles conçoivent, dans leurs propres termes, l’éventualité d’une tromperie et l’échec de leur projet.

7L’hypothèse centrale de cet article est que pour comprendre les trajectoires de l’émigration, une étude empirique des normes pratiques [Kintz, 1987] sera plus concluante que l’application de normes officielles inhérentes aux catégories de la traite et du trafic des êtres humains. Ainsi, les professionnels de la migration étudiés dans cet article partageront plus de caractéristiques avec les professionnels du transport [Brachet, 2005] et les intermédiaires du recrutement [Chauvin, 2010] qu’avec des réseaux criminels. De plus, dans un contexte où les activités dites illicites se font à la fois par et à côté de l’État [Bottel, 2004], le travail des facilitateurs de la migration peut prendre une apparence non seulement licite, mais même officielle. Ce qui compte, dans la perspective des candidats à l’émigration et des migrants eux-mêmes, c’est la position stratégique d’un courtier, qui lui permet de négocier l’accès à la mobilité géographique ou sociale. Possédant un grand pouvoir discrétionnaire, les associations offrant une assistance juridique [Fischer, 2009] et les agents de l’État eux-mêmes peuvent aussi jouer de ce rôle d’intermédiaire et ainsi être considérés comme des intermédiaires négociant la frontière [Spire, 2008]. En replaçant ces facilitateurs dans le contexte plus large des professionnels d’intermédiation, cet article cherche à élargir notre compréhension de ces acteurs au-delà de leurs gains financiers [Hernández-León, 2012 ; Gammeltoft-Hansen, Nyberg-Sørensen, 2012].

8On cherchera dans un premier temps à saisir les raisons qui poussent les personnes souhaitant émigrer à confier d’importantes sommes d’argent à des intermédiaires. Une investigation de la terminologie locale montrera que les attentes des candidats au départ envers ceux-ci se fondent principalement sur une expérience de la position actuelle du Cameroun dans le monde, et donc très peu sur les normes officielles relatives aux lois sur les migrations. Dans un second temps, on cherchera à identifier les principes auxquels se réfèrent les candidats dans leurs négociations avec les intermédiaires, notamment en cas de conflit. Le cas d’une jeune femme ayant échoué dans sa tentative permettra de constater que les limites de la confiance accordée à un professionnel sont liées aux intentions qui sont les siennes. En effet, au Cameroun anglophone, contrairement aux normes officielles censées régir les relations de marché, les normes pratiques attribuent aux intermédiaires professionnels de la migration une obligation de moyens plus que de résultat.

L’économie morale du départ au Cameroun anglophone : big men, feymen et dokimen

9Dans la recherche universitaire comme dans la sphère politique, les relations entre migrants et intermédiaires sont le plus souvent abordées sous l’angle du trafic illicite et de la traite. Ces deux cadres conceptuels sont indissociables des définitions légales issues des protocoles de la Convention contre la criminalité transnationale organisée (protocoles de Palerme). Dans ces textes, une distinction est en effet établie entre deux types d’activités : le trafic illicite (smuggling) et la traite (trafficking). La première viole les frontières entre les États [Gallagher, 2002, p. 25-27 ; van Liempt, 2006, p. 27-28], tandis que la seconde porte atteinte à la sécurité des migrants [Lavaud-Legendre, 2013 ; Wong, 2005, p. 80-82 [4]]. Dans les deux cas, ces cadres discursifs criminalisent l’intermédiaire. Dans le cas de la traite des êtres humains, celui-ci se rend en théorie coupable d’une violation des droits humains. Dans celui du trafic illicite d’êtres humains, la convention légale présente explicitement son action comme contraire à celle de l’État. En pratique, les politiques menées contre le trafic illicite des êtres humains et contre la traite se confondent en partie avec la lutte contre ce qu’il est convenu d’appeler la « migration illégale ».

10L’étude des relations qu’entretiennent les migrants (et ceux qui aspirent à l’être) avec les professionnels de l’émigration devra tenir compte du contexte historique, politique et économique du lieu de départ, des systèmes locaux de patronage et du rôle des autorités légales, à l’origine de la demande visant ce type de services. En effet, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, les politiques liées au programme d’ajustement structurel du Fonds monétaire international ont bouleversé en profondeur la situation économique du Cameroun [Konings, 1996b, p. 152 ; Monga, 1995]. En outre, depuis les années 1990, les politiques d’immigration ne sont plus en harmonie avec la demande de main-d’œuvre au sein des pays d’accueil [Levoy, Verbruggen, 2005 ; Baldwin-Edwards, 2008, p. 1456-1457].

11Depuis la fin des années 1990, les anglophones du Cameroun adoptent une nouvelle terminologie pour parler de l’émigration, à commencer par la locution verbale « to fall bush » et sa substantivation « bushfalling ». Cette expression, qui pourrait se traduire par « gagner la brousse » ou « aller en brousse » (to fall signifiant littéralement « tomber »), désigne originellement la démarche consistant à s’aventurer dans la nature sauvage (bush ou brousse) pour y débusquer du gibier et rapporter chez soi les trophées. Dans son emploi métaphorique, l’expression « to fall bush » implique l’idée de tout tenter pour quitter le pays et gagner de l’argent que l’on enverra ensuite à la famille restée au Cameroun. En cette période où il devient de plus en plus difficile d’obtenir un visa, l’émigration est perçue au Cameroun comme le fait de surmonter une situation de fermeture, voire d’enfermement. Voyager supposera de guetter des « ouvertures » (openings), des « filières » ou « lignes » (lines) et d’autres « programmes » spécialisés. Le terme bushfalling fait une référence explicite aux difficultés auxquelles les migrants sont confrontés dans la « brousse » européenne, américaine ou asiatique. Les candidats à la migration internationale ne pensent donc pas le monde extérieur comme un simple eldorado où la vie serait facile.

12Le « bushfalling » nécessite généralement l’aide d’une tierce personne informée des possibilités de départ. Or, les normes officielles régissant la délivrance des visas sont à ce point éloignées de la réalité quotidienne des migrants que dans la plupart des parcours migratoires, un certain niveau de médiation s’avère en pratique indispensable [Alpes, 2011]. Le courtage étant particulièrement développé en Afrique, le domaine de la migration n’y fait pas exception [Olivier de Sardan, 1999, p. 102-103]. Face au pourcentage élevé des refus de visa, le risque d’échouer et de perdre de l’argent ne sera pas imputé à l’intermédiaire lui-même, mais considéré comme faisant potentiellement partie intégrante de tout projet de voyage. Le bushfalling étant par définition une entreprise risquée, et les canaux permettant d’émigrer étant toujours menacés d’une brutale fermeture, le candidat à l’émigration doit se tenir prêt à « faire vite » dès l’instant où il a connaissance d’une ouverture, ne serait-ce que par ouï-dire. S’il tarde à verser l’argent à l’intermédiaire, la voie risque en effet de se refermer. Le pouvoir d’un broker est aussi évalué par les candidats à la migration en fonction de la rapidité avec laquelle il passe à l’action.

13Filières, programmes et ouvertures sont donc des occasions de sortie fournies par les professionnels de l’émigration ; on notera que les mêmes termes désignent des opportunités telles que les annonces de bourses, programmes de bénévolat, congrès ou offres d’emploi. Si un « programme » est réputé particulièrement sûr, les migrants potentiels parleront d’une « ligne directe ». Mais pour mériter ce qualificatif, une filière doit conduire directement de l’intermédiaire au monde extérieur ; en particulier, elle ne doit pas transiter par une ambassade, susceptible de bloquer tout le processus. Plus la distance à franchir est grande, plus le rôle des intermédiaires professionnels est central dans la réalisation des aspirations à l’exil des individus.

14Dans un pays de départ aussi fermé que le Cameroun, les candidats à l’émigration ramènent l’échec d’un intermédiaire donné à celui de la plupart des gens cherchant à quitter le pays. Toute connexion avec le monde extérieur est aujourd’hui dotée pour les Camerounais d’une grande valeur. Ceux qui en sont privés considèrent donc comme justifié le paiement d’un intermédiaire, même en sachant que son « programme » risque d’échouer. Dans la logique des candidats à l’émigration, l’argent transféré aura au moins été investi dans une relation de patronage, mais aussi dans la création d’un lien avec le monde extérieur.

15Au Cameroun, la gamme des facilitateurs et médiateurs en matière d’émigration est large. Dans les cyber cafés, il en coûte 1 000 CFA (environ 1,50 euro) pour faire remplir un formulaire pour la loterie américaine des visas ou pour créer un profil sur un site Web de rencontre, et un peu plus pour faire remplir en ligne les formulaires de visa. Dans les rues de Yaoundé, des affiches proposent une assistance pour les demandes de visa nécessitant un relevé de compte bancaire du pays de destination. Des personnes engagées dans le commerce international peuvent en « emmener » d’autres avec elles, ou les conseillers sur le processus d’obtention des visas. Souvent, l’expertise et les contacts dont disposent ces intermédiaires sont dus à leur expérience personnelle : eux-mêmes ont tenté en vain d’émigrer, ou ont été reconduits à la frontière.

16Tandis que la terminologie du trafic et de l’illégalité suppose le caractère dissimulé d’un marché d’aide à la migration [Aronowitz, 2001], rien n’est caché, opaque ou illicite en apparence dans le travail des intermédiaires payants que nous avons pu observer. Les Camerounais font ouvertement référence aux différents intervenants et au prix de leurs services. Les tarifs dont il est question dans le présent article variaient lors du travail de terrain entre 1,8 million de CFA pour la Chine et 2,5 millions de CFA pour le Canada et l’Europe.

17Au Cameroun anglophone, les candidats à l’émigration voient dans les « migration brokers » des personnes permettant à d’autres de réussir. Sans ces « patrons » ou « parrains », l’accès au « bush » reste généralement impossible [5]. Par conséquent, l’intermédiaire n’est pas considéré comme « l’autre », mais comme l’« allié » dans la quête d’une mobilité à la fois géographique et sociale par ceux qui n’ont qu’une faible chance d’obtenir ne serait-ce qu’un visa pour un projet de voyage intercontinental. L’ambition de réussir, de se hisser jusqu’à un certain statut, les espoirs d’appartenance au monde [Ferguson, 2006, p. 174-175] sont désormais si étroitement liés à la mobilité géographique que les brokers continuent à être perçus au Cameroun comme des « agents de bienveillance, de bonne volonté et d’équité » [Simon, 2009, p. 198].

18Si les candidats au départ leur vouent donc une grande admiration, s’ils leur accordent une grande confiance, celle-ci n’est pourtant pas sans limites. Les informateurs rencontrés effectuent une distinction entre trois catégories d’individus : les dokimen, les feymen et les big men. Les feymen sont des escrocs, des businessmen de la tromperie [Ndjio, 2006 ; Malaquais, 2001], qui s’enrichissent par l’escroquerie. Parmi les auxiliaires étudiés, les feymen n’ont ni la vocation, ni même l’intention de fournir le service attendu, mais se contentent de duper leurs clients. En dépit du caractère souvent illicite de leurs activités, les feymen ayant financièrement réussi seront respectés en leur qualité d’hommes riches et puissants. Dans le climat économique actuel, toutes les nouvelles formes de richesse sont liées de près à la « feymenia » [Ndjio, 2006]. Les candidats au départ ont toujours à craindre que l’auxiliaire qu’ils ont choisi ne fasse semblant d’être « big » (grand, puissant) pour mieux profiter de leurs subsides. Cependant, aussi longtemps que la relation entre les deux parties parvient à se maintenir, les candidats ne parleront pas de tromperie.

19Le facilitateur que les candidats espèrent rencontrer est donc l’authentique big man, l’« homme puissant », jouissant d’un pouvoir avéré et d’un réseau international qui lui permettront réellement de faire voyager d’autres personnes. La même expression peut également désigner des hommes d’affaires ou encore des hommes politiques [Daloz, 2002]. Confrontée à des récits d’escroqueries, une informatrice qui vient précisément de remettre à un intermédiaire une importante somme d’argent réagit en affirmant que l’homme à qui elle a recours est « big ». Convaincue par son allure et ses manières, elle en déduit qu’elle peut lui faire confiance : il n’est pas un simple dokiman. Les dokimen jouissent d’un respect moindre que les big men ; leurs projets sont également moins ambitieux que ceux des feymen. Faute de réseaux et de carnet d’adresses, ils se contentent d’imiter et de produire des documents nécessaires au voyage.

20La typologie distinguant dokimen, feymen et big men est utile dans la mesure où ces termes réfèrent à trois types de relations. En confiant de l’argent à un intermédiaire qu’ils identifient comme dokiman, les migrants potentiels n’attendent en retour que des papiers, ceux qui les aideront à franchir une frontière. Pour celui ou celle qui donne de l’argent à un dokiman, le risque encouru tient à l’efficience des pièces fournies. En donnant de l’argent à un big man, les candidats au départ attendent en retour la possibilité de quitter le pays grâce à ses contacts. Le risque encouru en payant un tel intermédiaire tient donc à sa qualité réelle ou supposée de big man. En effet, si un feyman réussit à se poser en big man, il en sera réduit ensuite à duper ses clients. Même les intentions qu’il affiche seront donc feintes.

21Dans les différents paramètres permettant d’évaluer le risque attaché à un projet de migration, la manière dont ces pièces seront considérées par les employés officiels de l’État n’intervient à aucun moment. La typologie distinguant dokimen, feymen et big men n’est aucunement liée à la question de la « légalité ». Une seule fois, lors du travail de terrain, une migrante interroge un intermédiaire sur le type de visa qu’elle se verra délivrer. La réponse obtenue est laconique : « Un visa, c’est un visa ».

L’achat d’un potentiel de transformation : Victoria et son frère

22Bien qu’elle ait donné de l’argent à un facilitateur, Victoria [6] n’est jamais parvenue à quitter le pays. M. Walter – homme âgé d’une trentaine d’années, à l’origine professeur de mathématiques, marié avec trois enfants – dispose d’un petit bureau tout près du campus universitaire de Buéa. Au bord de la route, une grande pancarte invite le public à se rendre jusqu’à son association nommée Africa Asia learning connection (AALC). À l’intérieur, deux secrétaires reçoivent les clients dans la salle d’accueil tandis que M. Walter, souvent en voyage, travaille d’une façon bien plus mobile. Habillé comme un homme d’affaires riche, il se vante souvent des multiples passeports de ses clients qu’il a dans ses poches. Son agence, comme l’autre agence que nous avons pu étudier, est enregistrée en tant que groupement d’initiative commune, un statut légal presque identique à celui d’organisation non gouvernementale.

23L’étude de cas présentée ci-dessous permettra d’analyser les dynamiques de régulation normative à l’œuvre au-delà des cadres officiels que constituent les règles légales et économiques. En effet, les auxiliaires professionnels de la migration ne vendent pas seulement un départ effectif à l’étranger ; ils vendent également la possibilité de devenir un « bushfaller ». Dans leur rôle de parrains, les migrations brokers font en effet fonction d’ascenseurs sociaux [Daloz, 2002 ; 2005]. Un big man comme M. Walter peut, contre rémunération, élever autrui au statut de « bushfaller » grâce au statut et au pouvoir qu’il détient. Si le travail des intermédiaires professionnels est vu comme légitime, c’est aussi grâce à cette contagion du pouvoir, à ce statut potentiel qu’ils ont la capacité d’attribuer. Cette dynamique apparaît sur le long terme, non seulement avec chacun(e) des candidat(e)s au départ, mais avec les membres de leur famille.

24Si Victoria décide de partir, c’est parce qu’elle est la plus diplômée de sa famille. Elle connaît M. Walter, intermédiaire professionnel, parce qu’il est l’époux d’une de ses camarades de classe. Encore célibataire et sans enfants, Victoria se lance dans son projet de voyage après ses premières d’études à l’université. Son oncle, qui après la mort de son père l’a prise sous sa responsabilité, finit par consentir à financer le projet de bushfalling de sa nièce. Planteur de cacao, il est en mesure d’assumer ces frais : en 2004, il remet plus de 1,3 million de CFA à M. Walter [7]. Cependant, le rêve de la jeune femme ne se concrétisera jamais : selon ses propres termes, M. Walter a été dans l’obligation de dépenser l’argent « à une autre fin ». Sans succès, Victoria s’efforce alors de récupérer son argent.

25Au-delà du destin de Victoria, l’année 2005 a été difficile pour M. Walter : après plusieurs programmes d’émigration avortés, il a dû se mettre à l’abri, disparaissant d’abord à Yaoundé puis en Chine. Sa femme, ses trois enfants et sa secrétaire Delma ont également dû s’installer ailleurs jusqu’à ce que la situation s’apaise. Même son église, la Christian missionary fellowship international, l’a temporairement exclu.

26Après l’échec de son projet, Victoria décide de ne pas rester les bras croisés en attendant que M. Walter réagisse. En me racontant la façon dont elle a fait face à sa déception, Victoria déclare : « Pour être une femme accomplie, il faut se marier et donner la vie ». C’est le choix qu’elle a fait. Une fois mariée, m’explique-t-elle, le « bushfalling » n’est plus possible. Mais son oncle paternel lui en veut, car il la soupçonne à tort d’avoir « mangé l’argent », c’est-à-dire de l’avoir dépensé pour son propre compte au lieu d’aller travailler à l’étranger au profit de sa famille restée au pays. Huit mois durant, Victoria tombe alors gravement malade. Elle sait, dit-elle, que son oncle ne l’a pas crue quant à l’usage qu’elle a fait de l’argent ; sa maladie est donc due, selon elle, à un mauvais sort que son oncle lui a jeté [8].

27Trois ans plus tard, au moment de notre rencontre dans la salle d’attente de M. Walter, Victoria revient le voir pour qu’il lui restitue l’argent qu’elle lui avait remis. Au cours de leur conversation, M. Walter répète qu’il n’a pas assez d’argent à sa disposition pour rembourser Victoria. Avec les années, Victoria est devenue plus sceptique quant à l’action de M. Walter ; cependant, elle le considère non comme un feyman, mais comme un businessman. Après tout, il est revenu à Buéa, et d’autres ont pu partir pour le « bush » après l’échec qu’elle-même a connu.

28Lors de la première transaction, en 2005, le bureau de M. Walter portait le nom de Global Web enterprise. En me donnant cette information, Victoria se retourne pour lire le nom figurant sur l’affiche placée près de l’entrée du petit bureau où nous attendons sur des sièges. C’est la première fois qu’elle songe à examiner cette affiche. Selon elle, l’institution ne compte pas : elle sait qu’elle a affaire à M. Walter. Elle a été déçue par lui, par ses mensonges et ses procédés. Cependant, elle ne voit aucune autre façon de s’y prendre pour émigrer : « Comment peut-on faire sans passer par ce genre de gens ? », demande-t-elle.

29Lorsqu’en 2008, elle rencontre à nouveau M. Walter, celui-ci, sur un ton conciliant, lui fait une offre : si Victoria lui amène un autre client, il pourra prélever pour elle une partie de la somme que celui-ci versera. Mais la proposition ne la satisfait pas ; dans son entourage familial et amical, elle ne connaît personne qui soit prêt à partir. Quelques semaines plus tard, toutefois, son jeune frère – d’une vingtaine d’années, diplômé d’un baccalauréat et célibataire – se décide à tenter sa chance. Seul frère de Victoria, Matthias est en position de « chop chair » : il est le successeur, le futur chef de famille. Si le chef actuel de la famille venait à décéder, il hériterait de ses responsabilités, et s’il devenait « bushfaller », la famille tout entière en tirerait bénéfice.

30Quand Victoria et son frère viennent annoncer la nouvelle à M. Walter, celui-ci promet de « passer à l’action » (« to perform »). On note dans son discours la récurrence de ce verbe employé de façon absolue, qui peut se traduire selon les cas par « agir », « jouer (un rôle) », ou encore « assurer » au sens familier du terme. Affichant fièrement son pouvoir, M. Walter montre du doigt la photographie accrochée au mur où on le voit aux côtés de l’ambassadeur de Chine. « L’Ambassadeur nous reconnaît », déclare-t-il. Matthias explique que son oncle aimerait le voir partir pour les États-Unis ; M. Walter énonce alors les tarifs de ses « lignes » à destination de l’Europe. En entendant ces sommes, Victoria coupe court : « C’est trop pour moi. » Elle n’a pas la puissance financière nécessaire pour atteindre le niveau requis, pour mobiliser davantage d’argent pour le « bush ». M. Walter se lance alors dans la promotion d’une destination alternative à moindre prix. « Si vous avez de l’argent, explique-t-il à Matthias, vous pouvez faire du business en Chine. » Il évoque la possibilité d’acheter des biens à des usines, de jouer les intermédiaires, de s’associer à des opérations menées par d’autres Camerounais, de faire office d’interprète ou d’enseigner l’anglais. Il mentionne également des cours de médecine en langue anglaise, fournit des informations sur le niveau des salaires chinois, sur les marges envisageables, alignant à une vitesse incroyable chiffres et taux de conversion. « Je vais commencer à agir » conclut-il, avant de prononcer quelques mots en chinois.

31Convaincu par cet exposé, Matthias décide de travailler un an en Chine, puis de s’y inscrire à la faculté de médecine. « À mon niveau, cela s’arrête au visa et au billet », répond M. Walter. « Mais comme nous nous connaissons… Je vous aiderai pour tout. » Victoria calcule combien d’argent Matthias devra économiser lors de sa première année en Chine pour aller à l’université ensuite. M. Walter l’assure que cela ne posera aucun problème – à moins bien entendu que Matthias ne réserve ses « performances » aux femmes chinoises : « Je ne peux pas assurer à votre place », poursuit-il. « Je peux seulement vous donner accès à une voie de sortie. C’est à vous d’être malin ». À aucun moment les résultats de Matthias au baccalauréat dans les matières scientifiques ne sont évoqués. À en croire la présentation de M. Walter, si échec il y avait, Matthias en serait le seul responsable ; ni le type de visa délivré ni l’état du marché de l’emploi ni les compétences et relations de l’intermédiaire ne sauraient être mis en cause. En outre, une bonne partie des services rendus, loin d’entrer dans le cadre du contrat de fait qui le lie à ses clients, semblent leur être offerts par pure gentillesse, sans contrepartie.

32Comme Victoria s’apprête à quitter les lieux, M. Walter lui demande d’« agir » à son tour. Elle ne saisit pas l’allusion, contrairement à Matthias, qui sort de sa poche 500 000 CFA et les tend à sa sœur aînée. Cette somme lui a été remise par leur oncle ; Victoria ignorait que son frère avait cette somme sur lui et qu’une entrevue avait eu lieu entre M. Walter et l’oncle. Le broker fait ses comptes. Tout d’abord, au motif que Victoria « ne s’était pas présentée au départ » ; ensuite, en raison du changement de nom, il déduit 25 % des 1,3 million de CFA versés trois ans plus tôt par Victoria, qu’il lui doit donc toujours. Les initiatives de M. Walter et les règles qu’il avance prennent Victoria par surprise. De fait, la réduction de 25 % appliquée aboutit à une perte nette pour Victoria et pour son frère, de 325 000 CFA. Du fait que la nouvelle « ligne » pour la Chine coûte 1,8 million, M. Walter réclame donc un reste à payer de 815 000 CFA. L’oncle a déjà donné son accord, et il affirme : « Je ne peux pas vous arnaquer d’un seul franc ».

33Tenant en main l’argent remis par son frère, Victoria hésite : « De l’argent que je vais vous donner une seconde fois ? » M. Walter vantant la rapidité avec laquelle Matthias partirait, sa sœur finit par lui donner l’argent. Elle dit ensuite combien elle est passée près de la mort la dernière fois qu’elle lui a donné de l’argent, poursuivant sur ce thème jusqu’à ce que la secrétaire lui fasse remarquer qu’elle devrait se réjouir de voir Walter accepter de reconnaître l’argent qu’elle lui a remis en dépôt en 2005 [9]. S’étant officiellement porté candidat au bushfalling, le jeune homme accède à un nouveau statut, devenant un homme à part entière. Matthias a encore toute une série de questions pour M. Walter. Il lui présente un formulaire vierge de curriculum vitae qu’il ne sait pas comment remplir : « Je vois devant moi un homme d’affaires à succès ! », répond M. Walter.

34Victoria semble à présent plus convaincue des pouvoirs que détient M. Walter, et le félicite pour la confiance avec laquelle il parle. M. Walter répond : « Je parle avec confiance parce que je suis un homme puissant (big boy). Je déclare et j’agis. » En partant, Victoria lui demande de lui donner de l’argent. Il rétorque qu’il n’a jamais d’argent sur lui, sans quoi il le dépenserait tout de suite. Faire le plein d’essence, dit-il avec fierté, lui coûte déjà 50 000 CFA. Victoria est impressionnée. Tous deux se situent à deux niveaux bien différents ; elle-même n’a jamais conduit de voiture. Elle fait à son interlocuteur un nouveau compliment : les gens disent qu’il est riche. Ravi, M. Walter se met à rire. Fouillant ses poches, il finit par y trouver deux billets de 1 000 CFA qu’il donne à Victoria. Celle-ci le remercie.

35Symboliquement, Victoria et M. Walter ont tourné la page sur leurs désaccords passés. En lui faisant cadeau de 2 000 francs CFA, M. Walter a symboliquement endossé un rôle de protecteur et de parrain. Victoria considère son don comme une preuve de sa générosité et de sa bonne volonté [Daloz, 2005, p. 168]. Homme puissant, il fera tout son possible pour s’occuper de ceux qui dépendent de lui – dont Victoria et sa famille, qui viennent de retomber dans cette position.

36De fait, grâce aux contacts de M. Walter à l’Ambassade de Chine à Yaoundé, le visa de Matthias est prêt quelques jours plus tard. Le jeune homme remet les 315 000 CFA manquants à M. Walter à l’aéroport. Le type de visa n’est pas explicité entre les deux personnes avant la remise du passeport. Après son départ, Victoria et son oncle resteront longtemps sans nouvelles. Finalement, deux mois après son départ, j’apprends que M. Walter n’a jamais fourni l’aide et le soutien si généreusement promis. Cependant, cet aspect est resté largement hors de vue des proches restés au Cameroun. Aux yeux de la plupart, Matthias est parti : il est désormais un « bushfaller ». Pour l’entourage de Matthias et Victoria, la rapidité d’action de M. Walter manifeste l’étendue de son pouvoir. À Matthias, désormais, de fournir à son tour la « performance » attendue et de gagner de l’argent.

37L’étude de ce cas illustre bien la façon dont les relations nouées entre candidats à l’émigration et intermédiaires professionnels sont structurellement intégrées et régulées dans des cadres normatifs qui outrepassent et transcendent les limites de la loi. L’échec de M. Walter avec Victoria ne suffit pas à faire de lui un feyman ; en acceptant de la « reconnaître », il apporte la preuve de ses bonnes intentions. Par son acte final, l’envoi du jeune frère à l’étranger, il confirme son statut de big man. L’essentiel est que Matthias ait quitté le pays. En offrant au frère de sa cliente le pouvoir attaché au nouveau statut de bushfaller, M. Walter prouve qu’il n’est pas un égoïste. Or, l’égoïsme, signe ultime des mauvaises intentions, marque la véritable limite de la confiance à accorder aux intermédiaires.

38Lors de leurs négociations avec leurs clients, les brokers peuvent jouer explicitement sur le registre de l’engagement formel. Cependant, les candidats au départ ne considèrent pas leurs relations réciproques en termes de « droits » ou d’« obligations ». Aucun de mes informateurs ayant échoué à quitter le pays n’a jamais envisagé de poursuivre en justice un intermédiaire ; les procès sont longs, et les relations des big men leur permettraient souvent d’influencer les décisions de justice. Aussi conflits, tromperies et échecs sont-ils appréhendés en fonction d’un ensemble de règles qui s’enracinent dans les normes sociales de la société camerounaise. Qu’importe le peu de succès que Matthias rencontre en Chine ; la famille de Victoria s’est élevée aux yeux de son entourage au rang de « bushfaller family ». La valeur symbolique d’une telle transformation ne saurait être négligée dans l’analyse des relations entre intermédiaires et candidats à la migration.

Conclusion

39Pour comprendre ce qui pousse les migrants potentiels à confier des sommes d’argent considérables à des intermédiaires spécialisés sans garantie de résultat, nous avons interrogé certaines dynamiques à l’œuvre dans le processus de l’émigration au Cameroun anglophone. L’analyse d’une situation de crise entre un intermédiaire et sa cliente nous a permis de saisir les fondements de la crédibilité de ces acteurs, mais aussi les limites de la confiance accordée par les candidats au départ et leurs familles.

40L’analyse menée ici a montré que pour évaluer les limites de la confiance, la terminologie utilisée par les acteurs eux-mêmes fournit des outils plus pertinents que les normes légales. Du point de vue des migrants potentiels, la plus ou moins grande crédibilité d’un intermédiaire dépendra davantage des intentions qui l’animent, ainsi que de la qualité des contacts internationaux dont il dispose. En dépit du risque toujours présent de l’échec, ces professionnels demeurent des personnalités largement admirées au Cameroun, en vertu des pouvoirs exceptionnels qui leur sont attachés. Considéré comme légitime, leur travail n’est pas toujours perçu comme explicitement contraire aux normes officielles.

41Les distinctions entre formes acceptables ou inacceptables de tromperie dépendent des attentes et des repères moraux propres aux migrants potentiels et à leurs familles. Ainsi, les intermédiaires ne mettant pas leurs moyens à la disposition de ceux qui souhaitent émigrer seront traités de feymen. Les intermédiaires dont les moyens reposent uniquement sur l’imitation de diverses pièces ne pourront prétendre qu’au terme peu prestigieux de dokimen ; pour les candidats au départ, il est clair que ceux-ci ne garantissent aucunement l’accès à la « brousse » tant convoitée. Les big men dont les relations ont un jour montré leurs limites pourront conserver leur titre, à la condition de faire état de succès précédents et d’avoir bientôt à leur actif de nouvelles réussites. En fonction de ces distinctions émiques, le principal danger, pour qui donne de l’argent à un intermédiaire, consiste donc à prendre un feyman ou un dokiman pour un authentique big man.

42L’idée selon laquelle les clients seraient à même de ranger les intermédiaires rémunérés en deux catégories, « légaux » d’un côté, « illégaux » de l’autre, implique une croyance en la force et en l’étendue des cadres légaux. Or, aux points de départ des migrations, il paraît pour le moins problématique de distinguer, parmi tous les « consultants en recrutement », « agences de voyages » et autres « transporteurs », lesquels seront considérés comme légaux ou non par les services de l’État. On se gardera donc ici de conclure à une parfaite adéquation entre légitimité et légalité. Bien plus, la question de la légalité n’a ici été posée que dans le cas où elle semblait avoir une importance aux yeux des informateurs eux-mêmes. Nous souhaiterions voir se développer une manière d’aborder l’étude de la gouvernance migratoire dans laquelle la place dévolue à l’État et à la loi resterait une question ouverte, soumise à une appréciation empirique.

Notes

  • [1]
    Je tiens à remercier les évaluateurs anonymes pour leurs commentaires et leurs remarques.
  • [*]
    Chercheuse postdoctorale en anthropologie politique, Migration law section, faculty of Law, Amsterdam.
  • [2]
    « Beware of dokimen ! They are hurting your future. » ; « These people are just making money out of your fears and ignorance. They are not the friend of the applicant. »
  • [3]
    Les professionnels de l’émigration peuvent être liés aux instances étatiques d’une façon symbolique, personnelle et même institutionnelle. Les facilitateurs peuvent, par exemple, être perçus comme crédibles en tant que source de documents de voyage, car ils imitent le répertoire culturel et l’apparence extérieure des administrations étatiques. De la même manière, les intermédiaires de l’émigration remplissent une fonction étatique en délivrant des documents de voyage qui rendent souvent possibles les déplacements des candidats à l’émigration [Alpes, 2013].
  • [4]
    Pour une explication historique et sociologique de la genèse de cette définition légale, voir Ditmore, Wijers [2003] et Ditmore [2005]. Les distinctions établies entre trafic et traite, mais aussi les présupposés liés à chacune des deux définitions sont problématiques à plus d’un titre. Pour une analyse plus précise, voir Andrijasevic [2007].
  • [5]
    Si les membres de la famille résidant à l’étranger sont d’importants facilitateurs de l’émigration, il leur est généralement impossible de faire venir leurs proches sans le concours d’intermédiaires locaux.
  • [6]
    Tous les noms ont été changés.
  • [7]
    L’oncle paternel de Victoria, originaire de la région du Nord-Ouest, est « descendu » dans la province du Sud-Ouest pour y faire fortune dans la culture du cacao. Victoria elle-même est née dans la province du Sud-Ouest. À la mort de ses parents, elle a été prise en charge par son oncle. Depuis les années 2000, le cacao se vend à des prix relativement élevés et au regard des standards camerounais, les cultivateurs vivent plutôt bien. En une année, une plantation comme celle de l’oncle de Victoria génère près de 3 millions de CFA.
  • [8]
    Après le mariage de Victoria, son époux s’est lui-même chargé de rembourser l’oncle. Trois ans après l’échec du voyage, le mari avait déjà pu réunir et rembourser 650 000 CFA. Les temps devenant plus difficiles, il a envoyé sa femme trouver M. Walter pour tenter de récupérer l’argent. C’est à cette occasion que j’ai fait la connaissance de Victoria dans le bureau de M. Walter.
  • [9]
    Littéralement, « d’avoir été reconnue par lui ». Dès l’instant où Victoria lui donne l’argent, M. Walter utilise pour s’adresser à Matthias le terme de « boss ».
Français

Au Cameroun anglophone, les « migration brokers » sont des personnages publics largement admirés ; cependant, les témoignages de tromperies abondent. Comment les candidats à l’émigration qui donnent de l’argent à ces intermédiaires professionnels envisagent-ils le risque d’être escroqués par eux ? Il s’agit ici de conceptualiser autrement la crédibilité de ces professionnels de la migration, en fonction non plus de la nature supposée de leur activité au regard de la loi (légal versus illégal), mais des distinctions opposant localement dokimen, feymen et big men. À partir d’une terminologie émique, cet article propose une nouvelle échelle d’évaluation des « pouvoirs » de ces intermédiaires, au-delà des notions figées de trafic et de traite. Fondée sur un travail de terrain de quatorze mois mené au Cameroun anglophone entre 2007 et 2010, cette étude éclaire plus particulièrement l’action d’un organisme de développement spécialisé dans les « consultations de voyage ».

Mots-clés

  • passeurs
  • facilitateurs
  • illégalité
  • trafic
  • traite
  • migration irrégulière
  • risque
  • tromperie
  • crédibilité

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Maybritt Jill Alpes [*]
  • [*]
    Chercheuse postdoctorale en anthropologie politique, Migration law section, faculty of Law, Amsterdam.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/11/2014
https://doi.org/10.3917/autr.066.0083
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