CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le développement dans les pays du Sud, ces dernières décennies, d’exportations agricoles « non traditionnelles » comme les productions horticoles, ainsi que la substitution de dispositifs privés d’agriculture contractuelle aux dispositifs publics des années 1960-1980, n’a pas manqué de soulever des questions quant à l’incidence de ces dynamiques sur les petits producteurs, le développement rural et la réduction de la pauvreté [Carter et al., 1995 ; Masakure, Henson, 2005 ; Reardon et al., 2009 ; Swinnen, Maertens, 2007].

2Cet article propose une contribution à ces débats, avec une mise en perspective, sur plus de quatre décennies, de la petite production d’ananas en Côte-d’Ivoire. Cette dernière se caractérise par deux grandes phases, toutes deux marquées par un effondrement final. Dans les années 1960, la culture de l’ananas est introduite dans des plantations villageoises, destinée à la transformation industrielle ; sous cette forme elle disparaît totalement dans les années 1980. Au même moment toutefois, elle ré-émerge, mais comme culture destinée à l’exportation sous la forme de fruits frais ; cette petite production d’ananas-export s’effondre dans les années 2000. L’article identifie et analyse le cadre institutionnel qui a permis l’émergence et le développement de la culture de l’ananas de conserve, puis de l’ananas pour l’exportation en frais, ainsi que les facteurs expliquant leur disparition ou quasi-disparition (s’agissant de la seconde).

3Outre le recours à la littérature, le texte s’appuie sur des investigations de terrain approfondies conduites par l’auteur à une échelle locale, dans la durée. Le corpus principal de données vient d’une recherche conduite dans l’un des villages les plus marqués par la culture de l’ananas : Djimini-Koffikro (sous-préfecture d’Adiaké) [1], DK dans la suite de ce texte. Une première étude y a été conduite entre 1983 et 1985, à l’époque où l’ananas de conserve était en crise et où émergeait la culture pour l’exportation en frais [Colin, 1990]. Ce site a été revisité en 2001-2003, en un temps où la culture de l’ananas-export était florissante [Colin, 2004]. Enfin une actualisation a été réalisée en 2010, à un moment où la culture de l’ananas avait pratiquement disparu du terroir villageois [Colin, Bignebat, 2010] [2]. Lors de chacune de ces phases, l’ensemble des producteurs a été enquêté.

4Une première partie de l’article présente les dispositifs organisationnels et institutionnels qui ont permis l’essor d’une culture aussi intensive en travail et en intrants chez les petits producteurs : agriculture contractuelle à l’époque « ananas de conserve » [3], jeu de relations contractuelles multiplexes avec l’amont et l’aval de la production, à l’époque « ananas pour l’exportation en frais ». Une seconde partie identifie les acteurs de cette production : essentiellement des petits planteurs migrants, burkinabè pour la plupart, accédant à la terre par un contrat de location ou de métayage. La dernière partie questionne la durabilité de cette production à travers l’analyse de la crise de la production pour la conserverie, puis de l’effondrement de la production de fruits frais pour l’exportation.

De l’ananas de conserve à l’ananas-export : le cadre institutionnel du développement d’une petite production agricole

5Le développement par des petits producteurs d’une culture comme l’ananas, non traditionnelle et particulièrement intensive en travail et en intrants, a été rendu possible par des dispositifs organisationnels et institutionnels spécifiques. L’émergence des plantations villageoises (PV) d’ananas de conserve est le produit direct d’une ingénierie institutionnelle autour d’un projet agro-industriel, dans le cadre d’une agriculture contractuelle. Celle des plantations d’ananas-export, dynamisée par la création des coopératives d’exportation mais plus diffuse, est à mettre en rapport avec un jeu de relations contractuelles multiplexes avec l’amont et l’aval de la production.

Le temps de l’ananas de conserve : une quasi-intégration à travers l’agriculture contractuelle

6La culture de l’ananas destinée à la conserverie est introduite en milieu villageois à partir de 1958 par la SALCI [4] dans un rayon de 60 km environ autour de son complexe agro-industriel d’Ono, dans la région de l’Est-Comoé. Au début des années soixante-dix, les 4 000 petits planteurs encadrés assurent 80 % de la production usinée par la SALCI, sa propre plantation ne représentant que 20 % de cette production [Guyot et al., 1974].

7Après avoir été pris en charge directement par la SALCI, l’encadrement des petits planteurs d’ananas de conserve est dévolu en 1969 à la SODEFEL (Société d’état pour le développement de la production des fruits et légumes en Côte-d’Ivoire), la SALCI restant acquéreuse de la production. À partir de 1977, la SODEFEL regroupe les planteurs sur des blocs de culture mécanisée, alors que la production était jusqu’alors réalisée sur des parcelles individuelles disséminées sur les terroirs villageois, en faire-valoir direct (FVD) ou plus souvent prises en faire-valoir indirect (FVI), puisque de nombreux producteurs sont des migrants burkinabè qui ne possèdent pas localement de terre. Elle les organise, à partir de 1980, dans des groupements à vocation coopérative (GVC) dont elle fournit le gérant et ses 6 adjoints. La SODEFEL introduit alors un système de location à double niveau : le GVC loue des terrains aux propriétaires fonciers, par parcelles de plusieurs hectares, avec des baux de 20 ans ; à chaque campagne, les coopérateurs ont accès à une parcelle pour la durée d’une sole. Cette restructuration visait à faciliter l’encadrement des planteurs, à optimiser l’organisation de la production (réduction des coûts de transport et des travaux culturaux mécanisés, en particulier) et à réduire les difficultés d’accès à la terre pour les producteurs qui n’en possédaient pas et étaient tributaires de l’offre sur le marché locatif. À chaque campagne, le GVC (donc la SODEFEL) attribuait aux planteurs les parcelles du bloc de culture, établissait le calendrier de production et de récolte, fournissait les intrants (matériel végétal, engrais, etc.), organisait la réalisation des travaux mécanisés et assurait ces derniers, organisait et contrôlait la réalisation des tâches manuelles. La production était payée, une fois les charges déduites, sur la base d’un prix au kilogramme fixé par le Ministère de l’Agriculture [Colin, 1990].

8La petite production d’ananas de conserve est alors ainsi coordonnée à travers un dispositif contractuel assurant l’appui technique, l’accès à la terre, la fourniture des intrants, le débouché de la production, mais aussi une organisation et une supervision du travail par la structure d’encadrement, aboutissant à une quasi-intégration (figure 1). Cette organisation répond aux contraintes posées par l’introduction d’une nouvelle culture intensive en intrants et capital, à l’itinéraire technique complexe, et à la nécessité d’une coordination étroite entre production et transformation [Colin, Losch, 1990].

Figure 1

Organisation de la petite production d’ananas de conserve au début des années 1980 Le cas du complexe SALCI-SODEFEL

Figure 1

Organisation de la petite production d’ananas de conserve au début des années 1980 Le cas du complexe SALCI-SODEFEL

Sources : auteur.

9La production d’ananas de conserve s’organise ainsi sur la base d’un dispositif mettant en rapport l’agro-industrie et les planteurs villageois organisés en GVC, avec des supports publics importants : appui technique apporté par un institut de recherche (l’IFAC, Institut français de recherches fruitières Outre-mer, devenu IRFA, Institut de recherche sur les fruits et agrumes), subventions, prise en charge du dispositif d’encadrement (financement du Service technique de la SALCI, puis intervention directe de la SODEFEL), crédit assuré par la Caisse nationale de crédit agricole, puis par la BNDA, fixation des prix aux producteurs par le ministère de l’Agriculture.

10La production connaît une progression remarquable jusqu’à la fin des années 1970 : de 11 816 à 172 291 tonnes de fruits entre 1960-1961 et 1975-1976. Elle régresse à partir du début des années quatre-vingt : entre 1979-1980 et 1982-1983, l’ensemble de la production ivoirienne se réduit de 167 200 à 47 329 tonnes, celle des PV encadrées par la SODEFEL, de 81 000 à 9 260 tonnes. Le nombre de membres du GVC de DK, pour lequel nous disposons de données détaillées, passe de 209 à 25 producteurs entre 1980 et 1983, avec des rendements qui chutent de 60 à 19 t/ha sur cette période et un revenu moyen qui devient négatif, 80 % des planteurs restant débiteurs à l’égard du GVC [Colin, 1990]. Nous reviendrons sur les raisons de cette crise.

11La petite production d’ananas de conserve impulsée par l’agro-industrie disparaît totalement de la région Est-Comoé en 1985, avec l’effondrement du secteur ananas de conserve et la disparition des usiniers. Un autre type de petite production d’ananas, pour l’exportation en frais, avait toutefois commencé à se développer dès le début des années quatre-vingt.

De l’ananas de conserve à l’ananas-export

12Dans les années 1960-1970, l’Est-Comoé était normalement réservé à l’ananas de conserve, avec une interdiction de création de plantations d’ananas-export. Cette interdiction était justifiée des conditions climatiques peu favorables à une production répondant aux normes de qualité pour l’export en frais (ensoleillement insuffisant), mais on a pu aussi évoquer le souci d’éviter une concurrence entre les deux types de production d’ananas, avec le risque de désaffection des petits planteurs vis-à-vis de la culture pour la conserverie. Dans les faits cependant la règle n’est plus appliquée à partir de la fin des années soixante-dix, de nombreuses autorisations étant accordées et des quotas d’exportation étant délivrés à des proches du régime qui ne disposaient pas, pour certains, d’une capacité de production correspondante. Ces derniers commencent alors à prospecter dans la région pour trouver des petits planteurs sous-traitants.

13Initialement, l’émergence de la petite production d’ananas-export est ainsi à mettre en rapport avec le savoir-faire acquis par les planteurs d’ananas de conserve… et avec l’accès de ces derniers au matériel végétal et aux intrants détournés des blocs SODEFEL. Pour beaucoup, la fonction du maintien dans le GVC, dans un contexte de dégradation du secteur de l’ananas de conserve, est d’avoir accès à un matériel végétal coûteux et rare (une logique formulée explicitement lors des enquêtes réalisées à l’époque). Le simple transfert de rejets du bloc SODEFEL vers les parcelles d’ananas-export économise environ 200 000 FCFA au planteur [Colin, 1990]. La petite production d’ananas de conserve a ainsi indiscutablement ouvert la voie au développement de la production pour l’exportation en frais, même si la conduite technique des deux types de cultures (à partir d’une même variété, la Cayenne lisse) diffère normalement sensiblement. Dans les deux cas il s’agit d’une culture pure, intensive en travail et intrants, avec une forte incidence de la maîtrise technique sur le rendement. La reproduction est réalisée par voie végétative, en utilisant soit les rejets qui apparaissent après la récolte du fruit, soit plus rarement la couronne du fruit, lorsque ce dernier est destiné à la conserverie (le fruit frais étant exporté avec sa couronne). Par contre, la nécessité d’obtenir pour l’exportation un fruit calibré (de plus petite taille que pour la conserve), à couronne peu développée, d’une qualité répondant à des normes strictes (dont des limites maximales de résidus de pesticides), avec une production calée sur les cycles de consommation en Europe, impose normalement une différentiation marquée des techniques culturales et induit des coûts de production considérablement plus élevés pour la production d’exportation. Dans les faits, la petite production d’ananas-export s’éloigne assez largement de ces principes (cf. infra).

14La très forte dynamique de la production d’ananas-export sur les décennies 1980 et 1990 apparaît bien à travers quelques chiffres relatifs à DK, pour lequel on dispose de données exhaustives. Au niveau de ce village, les superficies sont multipliées par huit entre 1983 et 2002 (de 86 à 686,5 hectares).

15La prohibition portant sur la production d’ananas-export dans l’Est-Comoé est levée dans les années quatre-vingt et des coopératives de commercialisation sont créées dans la région, regroupant une partie des petits producteurs villageois. Au début des années 2000, dix coopératives exportent annuellement environ 100 000 tonnes d’ananas frais à travers l’OCAB (Organisation Centrale des Producteurs-Exportateurs d’Ananas et de Banane) [5]. Le principal objet de ces coopératives était d’organiser l’exportation de la production des petits planteurs. Certaines ont pu fournir des crédits en nature (fertilisants en particulier) sur un financement du FED (1995-2002), mais sans que ces crédits bénéficient alors à tous les coopérateurs. Les coopératives étaient par ailleurs censées apporter une assistance technique à leurs membres, mais ici également l’impact effectif de ce rôle est resté des plus limité (on comptait seulement 9 encadreurs pour l’ensemble des coopératives en 2000 [Willems, 2006]).

16L’histoire de ces coopératives reste à écrire, mais il semble avéré qu’elles ont été le produit de l’initiative privée, le plus souvent individuelle. Les interactions multiples de l’auteur de ce texte avec des membres de coopératives, lors de séjours prolongés sur le terrain entre 2000 et 2003, ont fait apparaître le caractère purement formel du label « coopérative ». Le rapport des planteurs à la coopérative était le rapport de producteurs à une structure d’exportation, prestataire de service dont le fonctionnement leur était totalement opaque, comme étaient totalement opaques pour eux les comptes de vente présentés par les coopératives (voir également Willems [2006]).

17En 1997, les 924 coopérateurs (exploitant près de 3 300 ha) représentent 69 % des superficies et 49 % de la production ivoirienne. La part de la Côte-d’Ivoire sur le marché européen est alors de 56 % [Jexco, Queyrane Conseil, 1998]. Le nombre des petits producteurs est en fait largement sous-estimé par les informations officielles, les petits planteurs non-coopérateurs étant ignorés. Ainsi en 2002, 127 des 225 planteurs de DK ne sont pas membres de coopératives. Les coopérateurs ne représentent que 44 % des planteurs, mais cultivent 78 % des superficies (moyenne de 5,5 ha, comparativement à 1,2 ha pour les non-coopérateurs).

18Les planteurs-coopérateurs qui exportent [6] prennent en charge toute la production jusqu’à la livraison à la coopérative. Il s’agit d’une vente en consignation : les fruits restent la propriété des planteurs jusqu’à la vente sur les marchés de gros en Europe, l’importateur se rémunérant par une commission. Le planteur reçoit le différentiel entre la valeur de la production en Europe et l’ensemble des frais de commercialisation (dont les charges liées à l’intervention de la coopérative). Il supporte donc les coûts et le risque de la commercialisation.

19Le planteur peut également vendre sa production bord-champ à un acheteure-xportateur s’il n’est pas coopérateur, ou s’il est coopérateur mais ne souhaite pas commercialiser à travers la coopérative, soit parce qu’il a enregistré un résultat négatif lors de sa dernière exportation (la coopérative épongerait cette dette avec le gain de toute exportation ultérieure positive), soit parce qu’il recherche un crédit en nature que fournira l’acheteur. Ce dernier est le plus souvent un coopérateur qui exporte sous son code et s’approvisionne ainsi en fruits de façon structurelle ou conjoncturelle. Il peut s’agir également d’un exportateur non producteur, ou de producteurs non coopérateurs.

20L’acheteur prend systématiquement en charge le coût et l’organisation du travail pour l’éthrelisation [7] et la récolte. La valeur de la production est établie sur la base d’un prix au kilogramme bord-champ des fruits, après triage. Le producteur peut rechercher l’acheteur en fin de cycle, ou dès la parcelle plantée s’il désire bénéficier d’un crédit en nature de sa part (fourniture d’engrais et de carbure de calcium, pour le traitement d’induction florale). Le planteur doit assurer lui-même les frais éventuels de location de la parcelle, l’accès aux rejets, leur transport, les frais de labour et le travail manuel jusqu’au stade prérécolte. Le prix des fruits est déterminé dès l’accord noué. Au moment du paiement, l’acheteur déduit de la valeur de la production l’avance en engrais et en carbure.

21Pendant environ deux décennies, du milieu des années quatre-vingt au début des années 2000, la production d’ananas-export a été particulièrement intéressante, économiquement, pour le petit planteur. En 2003, dans les conditions moyennes de coûts de production (environ un million de FCFA/ha), de rendement (20,9 t/ha) et de prix au producteur [8], le résultat net d’un planteur travaillant en FVD peut être estimé à 739 000 FCFA/ha pour une vente à un acheteur. Une exportation via une coopérative est susceptible d’être beaucoup plus rémunératrice : jusqu’à 2 600 000 FCFA (pour un prix moyen à Rungis de 520 FCFA/kg et 250 F/kg de coût de commercialisation), mais avec alors un risque de marché.

Le développement de la petite production d’ananas-export : relations contractuelles multiplexes et stratégies d’acteurs

22À l’époque de la production pour la conserverie, le dispositif SALCI/SODEFEL permettait aux petits planteurs de surmonter un ensemble de contraintes : formation relativement à une nouvelle culture, accès à la terre, fourniture à crédit du matériel végétal, des intrants, des prestations de service motorisées, et débouché assuré de la production. L’essor ultérieur de la petite production d’ananas-export supposait surmonter des contraintes majeures :

  • Savoir produire : comme on l’a vu, les anciens planteurs d’ananas de conserve étaient familiarisés avec la culture de l’ananas, mais les techniques de production diffèrent quelque peu de celles de l’ananas-export, et de surcroît la production pour l’exportation a été largement le fait de nouveaux planteurs. Les coopératives d’exportation n’ont pas joué ici de rôle marquant, et de surcroît tous les producteurs n’étaient pas coopérateurs. Quelques acheteurs ont pu apporter un appui technique, mais contracter avec un acheteur supposait être déjà impliqué dans la production.
  • Accéder à la terre : si le producteur ne possédait pas de terre (cas le plus général), il devait trouver une parcelle en location ou en métayage (abougnon, voir infra) sur un marché déséquilibré en faveur de l’offre et, en cas de location, financer le paiement de la rente en début de cycle (100 000 FCFA/ha entre 2001 et 2003).
  • Disposer des rejets : si le producteur ne disposait pas de rejets et s’il ne trouvait pas à en emprunter, l’investissement était de l’ordre de 250 000 FCFA/ha (cet investissement étant amorti sur plusieurs campagnes, puisqu’une fois les fruits récoltés sur une parcelle, cette dernière produit des rejets).
  • Mobiliser le travail manuel familial ou rémunéré nécessaire, pour une culture particulièrement intensive (besoin d’environ 250 jours/ha, sur un cycle de 18 mois), dans un contexte de marché du travail tendu, en particulier pour le travail rémunéré sur une base annuelle.
  • Disposer du financement pour la location éventuelle de la parcelle (100 000 FCFA/ha), le paiement des prestations mécanisées (labour, transport des rejets) et l’achat des intrants, ainsi que la rémunération des manœuvres, éventuellement – en l’absence de tout dispositif formel ou informel de crédit, à l’exception du crédit en nature apporté parfois par les acheteurs. Soit 950 000 FCFA/ha (1 448 €) en moyenne en 2003, pour une production en FVD, sans achat des rejets, avec paiement des prestations mécanisées et valorisation du travail manuel sur la base du coût d’un manœuvre journalier (tableau 1).
  • Gérer la commercialisation, lors de ventes à des acheteurs – dans un contexte où la difficulté n’était pas de trouver un acheteur, mais de trouver un acheteur fiable, le risque étant que ce dernier disparaisse après la récolte après n’avoir versé qu’un acompte (les acheteurs versaient usuellement un acompte avant la récolte et payaient le solde une fois encaissé le produit de la vente).

Tableau 1

Coût de production en FVD, Djimini-Koffikro (FCFA/ha, 2003)

Tableau 1
FCFA Total (FCFA) Travail mécanisé Labour au tracteur Transport des rejets Évacuation de la production 50 000 46 000 100 000 196 000 Travail manuel Avant récolte (194 x 1 400/J) Récolte (30 x 1 000 + 31 x 1 600) 272 000 80 000 352 000 Intrants Engrais (1,25 t) Herbicide (3 kg) Traitements phytosanitaires Carbure de calcium (23 kg) Eau pour traitements (18 fûts) Éthrel (5 l) 275 000 42 000 14 000 16 000 9 000 47 000 403 000 Total (FCFA) 951 000

Coût de production en FVD, Djimini-Koffikro (FCFA/ha, 2003)

Sources : enquêtes de l’auteur sur 147 parcelles, 2003.

23Pour surmonter ces contraintes, les petits planteurs ne pouvaient compter ni sur des coopératives polyvalentes efficientes, ni sur des dispositifs contractuels intégrés. Ils ont cependant été en mesure de développer la culture de l’ananas pour l’exportation en frais à travers des stratégies productives, des innovations institutionnelles et une mobilisation du capital social.

24L’essor extraordinaire de la culture de l’ananas-export est à mettre en rapport, d’abord, avec le fait que dans les conditions de production de ces petites exploitations, tous les coûts peuvent être considérés comme variables (absence de charges de structure), y compris l’accès à la terre (il était par exemple possible de trouver des parcelles de 0,10 ha en FVI dans les années quatre-vingt et 2000). Cela a permis le développement de la production sans contrainte induite par des indivisibilités, et donc une implication progressive dans la production.

25Ensuite, les producteurs ont mis en place diverses stratégies de minimisation des débours monétaires. Dans les premières années du développement de la culture, en phase donc de « cohabitation » avec la production destinée à la conserverie, cette stratégie se traduisait par le détournement du matériel végétal et des intrants fournis par le GVC. Par la suite, la minimisation des coûts de production a reposé sur un accès à la terre par des contrats de métayage (évitant le paiement ex ante de la rente), l’emprunt des rejets, la participation à des groupes d’entraide, un recours au futur acheteur de la production pour qu’il fournisse une aide en nature, et une conduite relativement extensive du système de production. En 2003, les planteurs de DK investissaient en moyenne de l’ordre d’un million de francs CFA par hectare (sur la base d’une valorisation monétaire de l’ensemble des charges, avec un rendement moyen de 21 tonnes/ha), alors que le coût de production en « bonne conduite » par un petit producteur était évalué à environ deux millions en 1998 (pour un rendement de 38 t/ha) [Jexco, Queyrane Conseil, 1998].

26Autre facteur important : l’ananas n’étant pas une plante pérenne, la maîtrise foncière ne constituait pas une contrainte majeure dès lors que le marché local du FVI était actif, ce qui était le cas dans toute la région concernée (en 2002, le tiers du terroir du village de Djimini-Koffikro était exploité en FVI). C’est précisément l’introduction de la culture de l’ananas de conserve qui a induit l’apparition du marché des locations, dans les années soixante.

27Une autre innovation institutionnelle a été le transfert à la culture de l’ananas, et la reconfiguration, du contrat d’abougnon – contrat de travail avec rémunération à la moitié du produit – pratiqué dans les plantations caféières et cacaoyères. Dans une première configuration (abougnon-manœuvre), ce contrat était utilisé également dans une logique de rapport de travail pour la production d’ananas (l’abougnon n’apportant que son travail), mais sur la base d’un partage du produit net, une fois un ensemble de charges déduites ; l’employeur était un planteur d’ananas (propriétaire foncier ou PST). Dans une seconde configuration (abougnon-rente), le contrat était devenu un rapport foncier, lorsque l’abougnon prenait en charge l’ensemble de la production, le propriétaire foncier ne fournissant que la terre contre la moitié de la valeur nette de la production [Colin, 2012]. Le recours à un contrat d’abougnon économisait le débours représenté par le paiement ex ante d’une location (abougnon-rente) ou le paiement de manœuvres, ainsi que les coûts de transaction induits par la recherche et le contrôle de ces manœuvres (abougnon-manœuvre).

28Le rôle du capital social entre planteurs d’ananas, entre propriétaires fonciers et tenanciers, entre employeurs et manœuvres, ou encore entre planteurs et acheteurs, doit également être souligné. Ce facteur intervenait tant dans la trajectoire migratoire des Burkinabè (les acteurs majeurs de la petite production d’ananas-export), arrivés initialement comme aides familiaux ou manœuvres de leurs compatriotes déjà installés comme planteurs d’ananas, ce qui leur permettait une première accumulation financière et une initiation à la culture, que dans l’accès à la terre (dans un contexte de marché foncier tendu) et au travail (dans un contexte de marché du travail caractérisé par la difficulté à trouver des manœuvres permanents). Il intervenait également dans l’identification d’acheteurs fiables et le développement de relations de confiance avec ces derniers.

29Dernier élément, et non le moindre, à prendre en compte pour expliquer la dynamique de la petite production d’ananas-export : le marché européen, largement déséquilibré en faveur de l’offre, est resté pendant longtemps peu regardant sur la qualité du produit.

30Cette dynamique renvoie en définitive à une production reposant sur un dispositif multiplexe, construit à travers un faisceau de relations contractuelles mettant les producteurs (souvent impliqués dans des groupes d’entraide) en rapport avec des propriétaires fonciers, des manœuvres, des acheteurs, des coopératives, des prestataires de services mécanisés, et donnant lieu à des innovations non seulement techniques, mais aussi institutionnelles (figure 2).

Figure 2

Organisation de la petite production d’ananas-export au début des années 2000

Figure 2

Organisation de la petite production d’ananas-export au début des années 2000

Sources : auteur.

Les acteurs : une « inclusion déterritorialisée »

Une culture pratiquée essentiellement par des tenanciers migrants

31La dynamique de la petite production d’ananas, de conserve comme d’exportation, a été alimentée pour l’essentiel par un flux de migrants venus du Burkina Faso et ayant accès à la terre par des contrats agraires.

32Initialement, des producteurs possédant de la terre et disposant de plantations vieillissantes de caféiers ou de cacaoyers, en quête de reconversion, ont pu voir dans l’ananas de conserve une option productive intéressante [SEDES, 1967 ; Colin, 1990]. Mais rapidement, la majorité de ceux qui avaient adopté cette nouvelle culture l’abandonnent, avant même la crise du début des années quatre-vingt. Les migrants ne possédant pas de terre localement, qualifiés ici de producteurs sans terre (PST), sont estimés au tiers du nombre des planteurs en 1962, à la moitié en 1965 [SEDES, 1967]. Une décennie plus tard, ils représentent 80 % des 3 000 planteurs villageois encadrés par la SALCI [Goffa Zago, 1977]. En 1983, 78 % des planteurs d’ananas de DK sont des PST [Colin, 1990].

33Dans les années 1970-1980, la désaffection des exploitants-propriétaires fonciers pour la culture de l’ananas de conserve vient de ce que cette dernière était perçue comme trop intensive en travail, pénible et offrant de faibles revenus. D’autant que ces producteurs manquent de main-d’œuvre familiale et que le recours à des manœuvres est contraint par son financement et par la difficulté à trouver des manœuvres permanents. Ces producteurs préfèrent dès lors investir dans d’autres options de reconversion/diversification de leurs systèmes de culture, en particulier avec le palmier à huile, qui demande moins de travail et assure, une fois en production, un revenu régulier [Colin, 1990].

34Par la suite, la dynamique de la production d’ananas-export est restée pour l’essentiel alimentée par un flux de migrants venus du Burkina Faso, ayant accès à la terre par des contrats agraires : en 2002, 68 % des planteurs de DK sont des PST, qui cultivent 75 % des superficies en ananas.

35Le poids déterminant des Burkinabè dans la production d’ananas, y compris à l’époque faste de l’ananas-export, s’explique en premier lieu par un phénomène de dépendance de sentier [9]. Comme on l’a noté, la petite production d’ananas de conserve a ouvert la voie à celle destinée à l’exportation en frais, en permettant l’amorce initiale de cette dernière à travers un effet d’apprentissage et un accès facilité au matériel végétal et aux intrants. Lorsque l’opportunité de produire des fruits frais pour l’exportation se présente, les producteurs d’ananas de conserve sont en bonne position pour s’engager dans cette production : ils savent produire l’ananas (même de façon non optimale) et ils peuvent détourner sur leurs parcelles destinées à l’exportation le matériel végétal et l’engrais fournit par la SODEFEL pour la production de conserve [Colin, 1990]. Par la suite, cette tendance a été renforcée par la plus forte capacité de mobilisation de la force de travail des producteurs étrangers, en mesure de faire venir des parents ou des manœuvres de leurs villages d’origine, et qui font preuve d’une grande capacité d’entraide. Cet avantage devient crucial au regard d’une culture aussi intensive en travail que l’ananas, dans un contexte d’imperfection du marché du travail et d’absence de système de crédit. Du point de vue des propriétaires fonciers, les barrières que représentent l’expertise technique et la capacité de mobiliser le travail (familial ou rémunéré) se conjuguent avec une logique qui reste celle de planteurs qui, dès lors qu’ils ont une maîtrise foncière, privilégient les cultures pérennes (palmier à huile et hévéa). Une fois la plantation réalisée, ces cultures demandent peu de travail, peuvent être confiées à des manœuvres et assurent sans risque majeur un revenu régulier.

Une production inclusive

36À l’époque de l’ananas de conserve, la culture de l’ananas, après que les propriétaires s’en soient désintéressés, est fondamentalement le fait de jeunes migrants dont l’alternative est de travailler comme manœuvres agricoles. Elle implique donc ceux dont le champ d’alternative est le plus restreint. En ce sens elle peut être vue comme inclusive et est marquée par très peu de différentiation dans les superficies cultivées (de l’ordre d’un à quelques hectares).

37Le développement ultérieur de la production pour l’exportation s’accompagne d’une certaine concentration de la production, avec l’émergence d’une frange de planteurs, essentiellement PST, que l’on peut qualifier de « micro ou petits entrepreneurs agricoles ». Les superficies cultivées par les producteurs de DK en 2002 sont ainsi en moyenne de 3 ha, mais varient de 0,1 à 75 ha, avec une médiane à 1,5 ha ; 11% des producteurs cultivant plus de 6 hectares contrôlent près de 50% des superficies. La production reste cependant marquée par la présence des petits planteurs (tableau 2).

Tableau 2

Typologie des planteurs d’ananas, selon la superficie cultivée (Djimini-Koffikro, 2002)

Tableau 2
Nombre Total Pourcentage Pourcentage de producteurs des de la d’ananas planteurs superficie d’ananas en ananas PST « groupe PF » G1 : S 1,5 ha 77 41 118 52,4 13,8 G2 : 1,5 < S 3 32 15 47 20,9 16,6 G3 :3<S 6 27 8 35 15,6 20,7 G4 :6ha<S 18 7 25 11,1 48,9 Total 154 71 225 100 % 100 %

Typologie des planteurs d’ananas, selon la superficie cultivée (Djimini-Koffikro, 2002)

Sources : enquêtes de l’auteur. Groupe PF : producteurs possédant de la terre ou membres de familles possédant de la terre.

38De façon schématique, une superficie croissante cultivée en ananas va de pair avec un âge plus avancé, une disponibilité croissante en main-d’œuvre familiale masculine et salariée permanente, une arrivée plus ancienne à DK (s’agissant des PST), une expérience antérieure comme planteur d’ananas de conserve, l’appartenance à une coopérative de commercialisation, une activité d’acheteur de fruits pour exporter, et, pour un nombre très limité de planteurs, la possession d’un tracteur ou d’un camion (tableau 3).

Tableau 3

Caractéristiques des planteurs d’ananas, selon la superficie cultivée (Djimini-Koffikro, 2002)

Tableau 3
G1 S<1,5ha G2 1,5<S<3 G3 3<S<6 G4 6ha<S Nombre de producteurs 118 47 35 25 Âge 38 45 39 44 Actifs familiaux masculins 1,2 1,8 2,2 3,1 Salariés permanents 0,1 0,4 0,7 5,3 PST : à Djimini-Koffikro depuis 1991 1987 1986 1982 Pourcentage d’anciens producteurs d’ananas de conserve 8 25 26 56 Pourcentage de membres de coopératives d’ananas-export 14 62 74 100 Pourcentage des planteurs qui achètent fréquemment ou occasionnellement des fruits 2 8 26 72 Pourcentage de planteurs disposant d’un tracteur ou d’un camion 0 2 3 44

Caractéristiques des planteurs d’ananas, selon la superficie cultivée (Djimini-Koffikro, 2002)

Sources : enquête de l’auteur.

39Une perspective diachronique souligne la dynamique inclusive de cette production, l’analyse des pratiques contractuelles chez les PST planteurs d’ananas illustrant l’hypothèse de l’agricultural ladder [Spillman, 1919]. Dans la forme la plus complète de cette hypothèse, l’exploitant évolue progressivement du statut d’aide familial vers celui de salarié agricole, de métayer puis de fermier, avant de devenir propriétaire et, sur la fin de sa vie, de concéder à son tour des terres en fermage ou en métayage. Dans le contexte étudié, contractual ladder serait une désignation plus appropriée, la dynamique n’allant pas jusqu’à l’acquisition de terre. Au début des années 2000, le profil-type du planteur d’ananas PST est celui d’un jeune Burkinabè qu’un proche ou une connaissance a fait venir de son village en tant qu’aide familial ou manœuvre annuel. Après quelques années comme salarié ou aide familial, le jeune migrant s’engage dans la production d’ananas à travers la prise en abougnon-manœuvre d’une parcelle. Parallèlement, il s’emploie temporairement comme contractuel et journalier. Lorsqu’il a accumulé suffisamment financièrement et en expertise pour prendre une petite parcelle en location, il entame une activité de producteur autonome, parallèlement le cas échéant à la prise de parcelles en abougnon-rente et au travail comme contractuel ou journalier. La superficie exploitée en location augmentant, il cesse de prendre en abougnon et fait venir des « frères » du village. Ainsi, sur 154 PST planteurs d’ananas de DK en 2002, 106 sont ou ont été abougnon (-manœuvre ou -rente).

40Pour Carter et al. [1995], le caractère inclusif ou non du développement des cultures d’exportation non traditionnelles est fonction de la participation ou non des moins favorisés à la production, des conditions d’accès de ces derniers à la terre et des opportunités d’emploi créées pour les sans-terres et les petits propriétaires fonciers. Ces trois effets sont ici vérifiés, mais dans une configuration particulière où l’adoption de la culture de l’ananas, de conserve comme pour l’exportation, a été essentiellement le fait de PST migrants, et non des producteurs locaux, petits ou grands. Elle a donc été économiquement fort inclusive, mais de façon déterritorialisée, en attirant les « moins favorisés » d’ailleurs, comme manœuvres dont beaucoup sont devenus des petits planteurs, voire des micro ou petits entrepreneurs.

41La crise de l’ananas-export, depuis le milieu des années 2000, marque une rupture radicale avec cette dynamique inclusive et offre une illustration extrême de l’exclusion des petits producteurs d’une filière du fait de leur incapacité à répondre à l’évolution de la demande, en termes variétaux et de normes de qualité, combinée à une défaillance de l’organisation des exportations à travers les coopératives.

Les temps de crise

42L’histoire de la petite production d’ananas en Côte-d’Ivoire est marquée par deux cycles d’expansion, pour la conserverie puis pour l’exportation en frais, conclus tous deux par une récession drastique.

La crise de l’ananas de conserve

43La crise qui affecte au début des années quatre-vingt le secteur de l’ananas de conserve s’explique par l’incapacité des conserveries ivoiriennes à affronter la concurrence asiatique, qui conduira à la fermeture des usines de l’Est-Comé. Cependant, la production villageoise était en crise profonde avant même la disparition totale de la production d’ananas de conserve dans la région, du fait de la conjonction de quatre phénomènes :

  • les difficultés de trésorerie rencontrées par la SALCI depuis la fin des années 1970, répercutées sur les planteurs villageois qui devaient attendre de 8 à 12 mois le paiement des fruits ;
  • la stagnation du prix d’achat des fruits, fixé par arrêté du ministère de l’Agriculture à 13 FCFA entre 1977 et 1984, soit une diminution de moitié en francs CFA constants ;
  • une crise de confiance généralisée entre les planteurs d’une part, les GVC et l’encadrement SODEFEL d’autre part. Le GVC et la SODEFEL constituaient les véritables interlocuteurs des producteurs qui avaient tendance à voir en eux les responsables des difficultés. Une note interne de la SODEFEL (12 février 1979) fait référence aux planteurs qui cessent de travailler pour manifester leur mécontentement sur le système coopératif mis en place, avec pour critiques un délai excessif de paiement des fruits, l’absence de comptes individualisés [10] et un personnel d’encadrement « qui a tendance à considérer le coopérateur comme un employé » ;
  • le développement de la production d’ananas pour l’exportation en frais, avec une double incidence : « détournement » d’une partie des producteurs et détournement des intrants, comme on l’a noté. En 1983, à l’époque où le revenu d’un planteur d’ananas de conserve conduisant sa culture dans des conditions « normales » [11] est de l’ordre de 280 000 FCFA/ha à DK, le revenu du producteur d’ananas-export (hors économie réalisée grâce au détournement d’engrais depuis le bloc SODEFEL) est de l’ordre de 750 000 FCFA/ha (sans achat du matériel végétal). Soit une valorisation de la journée de travail à 2 270 FCFA, contre 630 pour l’ananas de conserve, à comparer au salaire d’un manœuvre journalier : 800 FCFA [Colin, 1990].
La disparition de la petite production d’ananas peut ainsi être mise en rapport, bien évidemment, avec la faillite des unités industrielles incapables de supporter la concurrence sur le marché international. Elle vient aussi, indépendamment de cette faillite, des dysfonctionnements d’un dispositif d’agriculture contractuelle transformant le producteur en quasi salarié, très mal rémunéré de surcroît. Dans ces conditions, la production villageoise pour la conserverie ne pouvait supporter la concurrence émergente de la production pour l’exportation en frais.

La crise de l’ananas-export

44La petite production d’ananas-export connaît son âge d’or dans les années quatre-vingt-dix et au début des années 2000. Elle décline ensuite rapidement et disparaît presque totalement, du fait de l’incapacité de la production ivoirienne à résister à la concurrence centraméricaine.

45Les difficultés de l’ananas de Côte-d’Ivoire sur le marché européen sont en fait apparues dès la fin des années quatre-vingt, avant l’émergence de cette concurrence. La part de la Côte-d’Ivoire sur ce marché se réduit de 93 % à 50 % entre 1985 et 2000. Ce déclin peut être mis en rapport avec la part prépondérante prise par les petits planteurs, qui a conduit à une réduction de la qualité des exportations ivoiriennes précisément au moment où les normes de qualité se durcissaient sensiblement [Vagneron et al., 2009]. Dans les années 2000, la faiblesse de la position ivoirienne devient criante lorsqu’elle se heurte à la concurrence de la production du Costa Rica, avec en particulier l’innovation variétale de Del Monte, avec la MD2 (Extra Sweet) et la politique commerciale performante de cette dernière [Paqui, 2007]. En 2010, la part de la Côte-d’Ivoire sur le marché européen n’est plus que de 4 % [12].

46La crise n’est pas restreinte à la petite production d’ananas : en 2009-2010, la Côte-d’Ivoire ne compte plus que trois grandes entreprises de plantation, intégrées à des importateurs européens ; elle atteint cependant cette dernière de plein fouet. Les exportations via l’OCAB s’effondrent de 199 300 à 40 000 tonnes entre 2001 et 2009. La production des coopératives régresse de 103 000 à 7 000 tonnes sur la même période ; seules deux d’entre elles conservent alors une activité réduite. Le nombre de coopérateurs passe d’environ un millier au début des années 2000, à moins d’une centaine en 2009.

47Les conséquences de cette crise au niveau local sont considérables. Entre 2002 et 2010, le nombre de planteurs à DK se réduit de 225 à 24 et les superficies cultivées en ananas, de 686 à 49 hectares. En 2010, un tiers des PST planteurs d’ananas recensés en 2002 a quitté le village [13] ; la majorité des planteurs encore présents dans le village s’est reconvertie dans la production de manioc, commercialisé sur la ville d’Abidjan.

48Quelles sont les perspectives pour la petite production d’ananas en Côted’Ivoire dans les conditions présentes ? Selon une étude confidentielle réalisée à la demande de l’OCAB et selon les dirigeants de cette dernière (rencontrés en avril 2010), la solution pourrait venir de l’adoption de la variété MD2, du démantèlement des coopératives, qui ont fait la preuve de leur inefficacité, et du développement d’une agriculture contractuelle avec les grandes entreprises du secteur, qui seraient en mesure d’apporter aux petits planteurs un appui technique et sont bien introduites sur le marché européen. Un projet pilote était en cours en 2010 (dernières données disponibles) avec l’une de ces entreprises. Selon cette dernière (position rapportée par une étude confidentielle), une production sous contrat avec des petits planteurs présente un intérêt politique, dans la mesure où la disparition totale de la petite production rendrait par trop visible la concentration actuelle majeure de la production d’ananas en Côte-d’Ivoire. Elle permet également de répondre à la difficulté rencontrée par l’entreprise pour trouver davantage de terre à louer dans la région pour ses propres plantations. Enfin, les coûts de production, moindres, sur les parcelles de ces petits planteurs, rendent rentable un approvisionnement auprès de ces derniers. L’entreprise considérait cependant qu’il serait difficile d’impliquer dans le dispositif contractuel des planteurs cultivant moins de cinq hectares, ce qui exclurait par exemple 90 % des planteurs recensés à DK au début des années 2000. À l’évidence, l’époque où des producteurs cultivaient parfois un quart d’hectare est révolue…

49Le dernier épisode de l’histoire de la production d’ananas en Côte-d’Ivoire est ainsi marqué par une concentration très forte de la production (après reconversion variétale) dans de grandes entreprises capables de répondre à la demande du marché. La production sous contrat ne reste envisagée qu’au profit d’un nombre très réduit de « petits » producteurs.

Conclusion

50Une évaluation de la production d’ananas de conserve au début des années quatre-vingt ne pouvait qu’être critique, au regard du diagnostic posé à l’époque et rappelé dans cet article [Colin, Losch, 1990]. Pourtant c’est bien cette expérience qui a permis l’émergence ultérieure de la culture pour l’exportation en frais, nettement plus intéressante pour les petits producteurs, à travers ses effets en termes d’apprentissage des planteurs et de disponibilité de matériel végétal. Même si cette production a fini par disparaître à son tour presque totalement, elle a assuré pendant deux décennies des revenus à des petits producteurs et dynamisé l’économie régionale. Le point clé est ici que le succès ou l’échec, l’équité ou non du développement des cultures d’exportation non traditionnelles, doivent s’apprécier non seulement synchroniquement, mais aussi diachroniquement.

51Cette perspective temporelle révèle des phénomènes de dépendance de sentier, avec la capacité des producteurs d’ananas de conserve à saisir l’opportunité de développer la production pour l’exportation. Elle fait aussi apparaître un passage d’une agriculture contractuelle construite sur un dispositif « centralisé » pour la culture de l’ananas de conserve, à une production pour l’exportation multiplexe, organisée à travers un faisceau de relations contractuelles.

52Du fait tant de la capacité des migrants à surmonter, mieux que les ressortissants villageois, les contraintes de la production d’ananas-export, que d’une stratégie de ces derniers favorisant les cultures arborées ou la perception d’une rente foncière, toute la dynamique décrite a essentiellement reposé sur un flux migratoire important. Ce dernier a joué un rôle déterminant dans l’apport en travail, ce qui est relativement classique, mais aussi dans l’émergence de petites exploitations travaillant des terres prises en FVI, ce qui l’est moins. La phase « ananas de conserve » a ainsi concerné pour l’essentiel des migrants ne disposant pas de terre localement et dont l’alternative était de travailler comme manœuvres agricoles. Les producteurs disposant d’alternatives (propriétaires fonciers) et qui s’étaient initialement engagés dans cette culture l’avaient abandonné lorsque son faible attrait économique était apparu. Le développement ultérieur de la culture pour l’exportation a été particulièrement inclusif, la plupart des petits planteurs étant d’anciens manœuvres agricoles. Cela ne signifie pas que cette adoption ait été égalitaire : elle s’est accompagnée de l’émergence d’un micro ou d’un petit entrepreneuriat.

53Le fait qu’une culture aussi intensive que l’ananas et de maîtrise relativement délicate (y compris en conditions de petite production) ait été ainsi adoptée par des producteurs sous fortes contraintes renvoie à différents facteurs : la culture de l’ananas peut être conduite en FVI ; dans les conditions locales, tous les coûts peuvent être considérés comme variables ; certains débours monétaires peuvent être évités par le recours aux facteurs propres, à l’entraide, à des contrats de métayage, au crédit en nature éventuellement fourni par l’acheteur ; l’apprentissage des producteurs est venu initialement de leur expérience comme producteurs d’ananas de conserve, puis, pour les producteurs engagés ultérieurement dans la culture, de leur activité d’aides familiaux chez un parent planteur d’ananas, de manœuvre annuel ou d’abougnon-manœuvre ; le système de production est moins intensif que ce que les normes de qualité et de régularité de production imposeraient – ce qui reste ne pose pas de problème majeur tant que le marché est peu sélectif, mais devient ensuite rédhibitoire. Les coopératives de planteurs d’ananas frais – de fait, des prestataires de service – ont bien joué un rôle décisif dans l’accès au marché européen des petits planteurs pendant deux décennies. Elles n’ont cependant pas été en mesure d’impulser une reconversion variétale et une mise aux normes du marché international, lorsque ces dernières se sont durcies.

54Les perspectives actuelles, marquées par une quasi-disparition de la petite production d’ananas du fait de l’évolution des normes et de la pression concurrentielle sur le marché européen, vont indéniablement dans le sens des pronostics pessimistes relativement au futur des productions d’exportation non traditionnelles dans le cadre d’une agriculture familiale, puisque si la production sous contrat est relancée, elle ne touchera que la frange des petits producteurs d’ananas les plus aisés [14]. La leçon essentielle qui ressort de ce cas est que des petits producteurs ne bénéficiant pas d’une capacité d’action collective et/ou d’un appui efficace de l’État ou d’ONG ne sont guère en mesure de s’insérer durablement dans le marché international orienté par des normes de plus en plus strictes, pour une culture à haute valeur ajoutée comme l’ananas frais.

Notes

  • [*]
    IRD, UMR 201 Développement et sociétés.
  • [1]
    Les analyses présentées dans ce texte sont convergentes avec les éléments empiriques rapportés relativement à d’autres sites de production [Diomandé, 2002 ; Goffa Zago, 1977 ; Kigbafory, Gadou, 2006 ; Kouamé, 2002 ; Willems, 2006].
  • [2]
    Sauf précision contraire, toutes les données présentées dans cet article viennent des investigations de terrain de l’auteur.
  • [3]
    Du fait de contraintes de volume, on ne traitera ici que du principal dispositif de production et d’usinage de l’ananas de conserve : le dispositif SALCI-SODEFEL. Les plantations villageoises approvisionnant la SALCI assuraient au milieu des années 1970 approximativement la moitié des tonnages de l’ensemble de la production ivoirienne pour la conserverie [Goffa Zago, 1977].
  • [4]
    Société alsacienne de Côte-d’Ivoire, devenue ultérieurement Société des ananas de Côte-d’Ivoire.
  • [5]
    Dans les années 1980, l’État se désengage de l’organisation de la filière ananas-frais en dissolvant la COFRUITEL, jusqu’alors en charge des exportations. L’organisation de ces dernières – mais centrée essentiellement sur celle du fret maritime – est confiée à l’OCAB (créée en 1991), représentant la majorité des structures productrices et exportatrices, dont les coopératives de planteurs. Chaque coopérative gère toutefois de façon indépendante ses relations avec le marché européen. Devant la dégradation de la position de l’ananas de Côte-d’Ivoire sur le marché européen, l’État interviendra cependant pour négocier un financement dans le cadre du 7e FED, sur un « Programme d’appui à la filière d’exportation d’ananas frais de Côte-d’Ivoire » ayant pour objectif l’amélioration de la productivité et de la compétitivité de la production ivoirienne.
  • [6]
    Lors des dernières enquêtes réalisées, seuls quelques producteurs continuaient à exporter (cf. infra). Le présent utilisé ici est donc un présent de narration renvoyant à la situation des années 1980 et du début des années 2000.
  • [7]
    Réalisé une semaine avant la date programmée pour la coupe, le traitement à l’éthrel vise à assurer une coloration uniforme des fruits.
  • [8]
    Sources : enquêtes de l’auteur sur 147 parcelles (2003).
  • [9]
    Au sens où les décisions et pratiques passées influent sur les décisions et pratiques futures.
  • [10]
    Toutes les dépenses du GVC étaient globalisées par poste comptable et répercutées au prorata du nombre de pieds d’ananas. Les producteurs se plaignaient de ce que « les bons planteurs payent pour les mauvais ».
  • [11]
    Sans abandon de parcelles et détournement d’intrant, avec un rendement de 60 t/ha.
  • [12]
    Sources : communication personnelle, D. Lœillet. En 2011, la part de la Côte-d’Ivoire se réduit encore à 3 %, avec un volume de 28 121 tonnes, à comparer aux 177 775 tonnes de 1999.
  • [13]
    Cette forte réduction du nombre de planteurs est à mettre en rapport avec la crise affectant le secteur de l’ananas et non avec la crise militaro-politique des années 2002-2007, la Basse-Côte étant restée à l’écart des troubles [Colin et al., 2007].
  • [14]
    Pour un constat similaire relativement à la petite production d’ananas au Costa Rica, voir Faure, Veerrabadren, Hocgé [2008].
Français

Résumé

La petite production d’ananas émerge en Côte-d’Ivoire dans les années soixante, comme culture destinée à la conserverie, et disparaît sous cette forme au début des années 1980. Elle ré-émerge à la même époque, mais destinée à l’exportation de fruits frais, avant de s’effondrer à nouveau au milieu des années 2000. Une première partie de l’article présente les dispositifs organisationnels et institutionnels qui ont permis l’essor d’une culture d’exportation non traditionnelle aussi intensive en travail et en intrants chez les petits producteurs : agriculture contractuelle à l’époque « ananas de conserve », jeu de relations contractuelles multiplexes avec l’amont et l’aval de la production, à l’époque « ananas pour l’exportation en frais ». Une seconde partie identifie les acteurs de cette production : essentiellement des petits planteurs burkinabè accédant à la terre par un contrat de location. La dernière partie questionne la durabilité de cette production à travers l’analyse de la crise de la production pour la conserverie, puis de l’effondrement de la production de fruits frais pour l’exportation.

Mots-clés

  • ananas
  • agriculture contractuelle
  • petites exploitations
  • production d’exportation non traditionnelle
  • conserverie
  • Côte-d’Ivoire

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Jean-Philippe Colin [*]
  • [*]
    IRD, UMR 201 Développement et sociétés.
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/12/2012
https://doi.org/10.3917/autr.062.0037
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