CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le rapport des multinationales au développement a déjà nourri de nombreux débats qui connaissent aujourd’hui de nouveaux prolongements à travers la notion de responsabilité sociale des entreprises. Dans les pays du Sud, la question se focalise notamment sur les industries extractives du fait de leur impact économique et environnemental à une échelle globale. La notion de responsabilité sociale des entreprises s’avère alors laisser une grande marge d’interprétation en matière de développement [Jenkins, Pearson, Seyfang, 2002 ; Ollivier, Sainsaulieu, 2001 ; Chauveau, Rosé, 2003 ; Vogel, 2008 ; Capron, Quairel, 2004]. Dans une vision étroite, elle vise d’abord et avant tout à prévenir les accidents industriels, à assurer la sûreté des lieux de production et à garantir le respect du droit du travail, y compris dans les filiales et chez les sous-traitants ou les fournisseurs. Dans une optique élargie, en revanche, la notion ne s’arrête pas aux seules activités quotidiennes d’une multinationale. Elle inclut toutes les parties prenantes et prend en compte des aspects relevant à la fois de l’éthique, de la transparence, de la bonne gouvernance managériale, de la diversité sociale, de l’investissement responsable, de la philanthropie, du développement durable, de l’écologie, du respect de l’environnement et de la défense des droits de l’homme [Frynas, 2009]. Autrement dit, elle assigne aux multinationales une fonction politique et prospective qui reste très discutable dans les pays du Sud.

2De ce point de vue, la réflexion mérite d’être approfondie par des approches empiriques. C’est en effet à partir de l’épreuve du terrain que l’on peut examiner concrètement la façon dont les multinationales mettent en œuvre leur responsabilité sociale dans des pays du Sud. Au Nigeria dans le delta pétrolifère du Niger, par exemple, le groupe Total finance des projets de développement qui, à en croire le site Internet de sa filiale sur place, répondent à l’éthique de la compagnie et à ses obligations en matière de corporate social responsibility, pour reprendre le terme consacré dans les milieux anglo-saxons [1]. Ainsi, la notion de responsabilité sociale est étroitement associée à celle de développement, en l’occurrence à travers un dispositif d’intermédiation qui repose essentiellement sur des ONG internationales et locales comme Pro-Natura (dont le siège est à Paris) et l’EOCDF (Eastern Obolo Community Development Foundation).

3Une telle organisation n’est d’ailleurs pas propre au groupe Total. D’autres compagnies pétrolières actives dans le delta ont construit des partenariats avec des fondations créées par Pro-Natura, à l’instar des Norvégiens de Statoil à Akassa dans le Bayelsa depuis 1997, des Hollandais de Shell à Andoni dans le Rivers depuis 2009, ou des Nigérians de Frontier Oil à Eket et Esit Eket dans l’Akwa Ibom depuis 2008. Situé à Eastern Obolo, le cas présenté ici se trouve dans une collectivité locale de la région côtière de l’Akwa Ibom, un des 36 États de la Fédération du Nigeria [2]. Dans une première partie, l’article fait ainsi le point sur la situation actuelle des Obolo/Andoni qui habitent la zone. Dans une deuxième partie sont étudiés les effets déstructurants de la production pétrolière en termes de pollution et de conflits. La troisième et la quatrième parties, enfin, analysent les perspectives de développement local au regard de l’investissement sociétal de Total dans la sous-région.

Carte

La collectivité locale d’Eastern Obolo

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La collectivité locale d’Eastern Obolo

Des communautés à la marge des centres de pouvoir politique et économique

4Alternativement appelées Andoni dans l’État du Rivers et Obolo dans celui de l’Akwa Ibom, les communautés qui font l’objet de cette étude vivent à la périphérie des centres de pouvoir politique et économique du Nigeria. À l’écart des axes reliant les villes de Port Harcourt à Uyo et Calabar, la collectivité locale d’Eastern Obolo, en particulier, est restée enclavée jusqu’à l’inauguration d’une route goudronnée en 2003. Les rares projets de développement à l’échelle de l’État n’ont jamais abouti. Le long de la route qui mène à Eastern Obolo, le chantier d’un campus destiné à abriter l’université de technologie de l’Akwa Ibom a ainsi été abandonné en 2007. Pour les autochtones, l’inaction des autorités est d’autant plus frustrante qu’à les en croire, les plateformes offshore de leur collectivité locale fourniraient près de la moitié de la production pétrolière de l’Akwa Ibom. De fait, les habitants d’Eastern Obolo sont plus pauvres et moins éduqués que les communautés vivant sur des gisements onshore comme Obagi, une concession de Total dans l’État du Rivers. Les sondages réalisés montrent par exemple qu’ils ont un moindre accès à l’eau, à l’électricité, au téléphone et aux transports publics ou individuels [Renouard et al., 2008]. Dans le même ordre d’idées, les habitants d’Onelga (Ogba-Ndoni-Egbema Local Government Area), la collectivité locale où se trouve Obagi, s’avèrent disposer de logements plus spacieux et standardisés, avec des murs en ciment et des toits en zinc.

5De ce point de vue, la production pétrolière a aussi eu un impact moins déstructurant sur la population rurale d’Eastern Obolo. Plus récents et plus éparpillés qu’à Obagi, les gisements onshore ont apparemment moins perturbé l’ordre social et foncier traditionnel. Les habitants d’Eastern Obolo savaient ne pas pouvoir compter sur la manne pétrolière pour se développer. Ils ont donc davantage échappé au syndrome de dépendance qui caractérise beaucoup de communautés du Rivers. À en croire les enquêtes de terrain, ils ont notamment conservé un sens de la solidarité et du voisinage qui repose sur des relations de confiance plutôt bien préservées au regard des effets dévastateurs de l’exode rural ou de la production pétrolière dans d’autres régions du delta. Outre le relatif isolement d’une communauté où tout le monde se connaît, la sécurité de la tenure foncière n’est pas pour rien dans cette confiance. Moins affectés par l’exploitation de gisements onshore susceptibles de donner lieu à des procédures d’expulsion, la plupart des habitants d’Eastern Obolo ont conservé leurs droits d’usage et sont restés « propriétaires » de leurs terres, à la différence des Egi d’Obagi. Aujourd’hui, ils forment toujours une communauté assez cohérente, rassemblée autour d’un « roi », le paramount ruler.

6Le contraste n’en est que plus saisissant avec d’autres collectivités locales plus urbanisées où les querelles de succession ont provoqué des violences et le départ en exil des chefs « traditionnels ». Dans l’État voisin du Rivers, par exemple, les Obolo d’Andoni évoluent dans un environnement beaucoup plus instable et leur « roi », un comptable à la retraite, a préféré emménager à Port Harcourt. L’Akwa Ibom, en revanche, reste relativement préservé de la violence insurrectionnelle que connaissent le Rivers, le Bayelsa ou le Delta. Cela s’explique par plusieurs raisons. D’abord, l’Akwa Ibom compte moins de criques susceptibles d’abriter les combattants des groupes rebelles. En outre, il est plus homogène que le Rivers : la légitimité et l’autorité politique de son gouvernement y sont donc moins contestées par les Ibibio, qui dominent l’État. Enfin et surtout, la société des paysans ibibio de l’hinterland s’avère plus structurée que celle des communautés acéphales des pêcheurs de la côte ; leurs codes disciplinaires permettent en conséquence de contenir davantage les facteurs de désordre. De ce point de vue, le contexte s’avère plus favorable pour monter des projets de développement.

L’impact des compagnies pétrolières

7Bien entendu, cela ne signifie pas pour autant que la production pétrolière n’a pas eu un impact important sur la population d’Eastern Obolo. Après la découverte d’un premier gisement à Okoroete en 1957, l’exploitation a en l’occurrence démarré avec Shell à Utapaete en 1970. Sur la terre ferme, toujours, elle s’est ensuite étendue à Elekpon, Emereoke, Okoroinyong, Iko, Obianga et Otuwene, à l’époque le plus gros puits d’Afrique de l’Ouest en activité si l’on en croit les historiens locaux. Dans la deuxième moitié des années 1990, enfin, les compagnies multinationales, parmi lesquelles Total, allaient également construire des plates-formes offshore.

8Un premier effet de la production pétrolière a été d’affecter l’écosystème d’Eastern Obolo. Jusqu’à la fermeture du dernier puits onshore de Shell en 1994, le torchage des gisements exploités sur la terre ferme a d’abord pollué les ressources halieutiques de la mangrove. Aux alentours d’Utapete, le gaz qui s’échappait à l’air libre rentrait même au contact de l’eau des criques en train de remonter à marée haute. Pendant plusieurs heures, la vie des villageois était alors rythmée par les explosions à répétition que ne manquait pas de provoquer la rencontre des deux éléments. À en croire les anciens, cela provoquait un bruit de fond rappelant les bombardements de la guerre du Biafra ! Aujourd’hui, les habitants d’Eastern Obolo continuent par ailleurs de se plaindre que le torchage des plateformes offshore réchauffe l’eau de la mer, tue la vie sous-marine, pollue les sources d’eau potable et provoque des pluies acides qui accélèrent l’érosion de la tôle ondulée des toits de leurs maisons. De même que la production onshore avait pu empêcher le développement d’une agriculture de plantations, certains prétendent que les pêcheurs en sont maintenant réduits à risquer leur vie en pirogue pour aller récupérer les poissons laissés dans le sillage des chalutiers en pleine mer [Enemugwem, 2009, p 139].

9En l’absence d’études scientifiques, il est difficile de mesurer plus précisément l’impact de l’exploitation pétrolière en la matière. Indéniablement, la raréfaction des ressources halieutiques (si tant est qu’elle soit prouvée) est aussi due à la pêche « sauvage » des chalutiers qui passent au large, et pas seulement au torchage des plateformes offshore. La production pétrolière n’en a pas moins pollué l’environnement, par exemple avec des marées noires en janvier 1998 et novembre 2000. Malgré son déplacement au large des côtes, elle continue d’affecter la vie des habitants. Les bateaux de ravitaillement des plateformes offshore, notamment, abîment les filets posés en pleine mer. Autrefois, leurs équipages prenaient soin de prévenir les villageois de leur passage afin de laisser aux pêcheurs le temps de se replier sur la terre ferme. Aujourd’hui, ils ne le font plus, peut-être par crainte de communiquer le trajet de leurs déplacements aux groupes armés qui sévissent dans la région et qui kidnappent régulièrement des travailleurs pétroliers. Aux yeux de la population, les effets de la pollution ne se limitent de toute façon pas à la dégradation de l’écosystème. Ils ont également une dimension spirituelle et morale au contact d’une modernité agressive et mercantile. Ainsi, les travailleurs venus construire les plateformes offshore ont été logés sur le rivage et ont amené avec eux des prostituées qui se seraient baignées dans l’eau de la mer : un tabou qui, selon les croyances locales, aurait provoqué la colère des dieux et un raz-de-marée à Edowin…

La fragmentation clanique

10D’une manière générale, la production pétrolière a aussi eu pour effet de perturber l’ordre traditionnel et d’exacerber les tensions communautaires. En effet, les compétitions pour le contrôle de la rente ont contribué à multiplier le nombre de chefs « traditionnels » et de clans revendiquant leur part du « gâteau ». Sociétés acéphales et peu hiérarchisées, les populations du littoral n’ont certes pas eu besoin de l’or noir pour se diviser. Les structures de pouvoir des Obolo, en l’occurrence, sont très fluides, avec des règles de succession « démocratiques » plutôt que véritablement héréditaires : appelé paramount ruler dans la terminologie coloniale britannique, leur « roi » est par exemple sélectionné parmi les têtes de clans, tandis que les chefferies de village sont attribuées à tour de rôle au sein des mêmes familles. Au mieux, les chefs de famille (Okan Uwu), de village (Okan Ama) ou de clan (Ogwu Ubong) sont donc des leaders respectés pour leur prestige moral, mais pas des rulers susceptibles d’être obéis et de maintenir l’ordre. Autrement dit, la structure sociale des Obolo ne facilite pas l’identification de partenaires capables de construire des consensus et de monter des projets de développement.

11Depuis le boom pétrolier des années 1970, cependant, l’argent facile de l’or noir a indéniablement enflammé les tensions communautaires. Non loin d’Eastern Obolo, le cas de la bourgade d’Eket, où se trouvent les bureaux de Mobil, est significatif. Du temps de la colonisation, les Britanniques y avaient en l’occurrence établi le chef-lieu administratif de la sous-région, une Division puis un District. De ce fait, les habitants assimilaient non sans fierté leur localité à « l’endroit des Blancs » (Idung Mfianwe). L’arrivée des compagnies pétrolières a alors attisé leur sentiment de distinction, voire de supériorité à l’égard des communautés rurales environnantes. Depuis une dizaine d’années, la population de la ville a notamment essayé de s’affranchir de l’influence des Ibibio, son groupe d’origine, en s’identifiant à une nouvelle appellation ethnique créée pour les besoins de la cause : les Ekid. Les habitants d’Eket se sont en conséquence dotés d’une « union tribale », l’Ekid National Union, qui joue essentiellement une fonction de lobby et qui dispose de branches actives à Uyo et Calabar. Avec un derrick pour symbole, celle-ci veut représenter tous les « indigènes » des collectivités locales d’Eket et Esit Eket, qui sont automatiquement considérés comme membres de l’organisation en vertu de leur droit du sang [3]. De façon significative, un de ses comités traite spécifiquement des affaires pétrolières.

12Parallèlement à ce processus d’affirmation et de fabrication ethniques, les notables de la collectivité locale d’Eket ont tenté de grossir l’importance réelle de leur communauté. En effet, le nombre d’habitants, de clans ou de chefs détermine en grande partie l’accès aux ressources de l’État. Mais la tendance à l’inflation s’est accélérée en 2007 lorsqu’une compagnie pétrolière, Oil Frontier Ltd, a démarré des activités de prospection dans cinq des onze cantons (wards) de la collectivité locale d’Eket. Chargée d’identifier les besoins de développement et d’accompagner le volet social du projet, l’ONG Pro-Natura a alors recensé une trentaine de villages dans les zones concernées. Un an plus tard, elle était assaillie de demandes et devait élargir sa liste à une centaine de communautés.

13On retrouve des phénomènes identiques à Eastern Obolo. Dans leur pétition demandant la création d’une collectivité locale spécifique en 1996, les chefs de clans avaient d’abord évoqué la présence de 109 052 habitants alors que le recensement de 2006 ne devait en décompter que 60 543 ! Dans le même ordre d’idées, on a assisté à une inflation du nombre de villages revendiqués : 61 au moment de la pétition de 1996, jusqu’à 109 dix ans plus tard selon une brochure publiée par la municipalité [Ukpatu, 2008, p 13]. Parallèlement, les chefs « traditionnels » ont cherché à multiplier leurs clans de manière à élargir leur surface sociale. Partie prenante de la Division d’Opobo dans la région Est, l’ancien district (puis comté) d’Obolo ne connaissait que trois principaux clans avant l’indépendance : les Ngo, les Unyeada et les Okoroete [4]. À Eastern Obolo plus précisément, l’historien du cru, Nkparom Ejituwu [1991], n’en mentionnait encore qu’un seul en 1990, celui des Okoroete, sur le territoire desquels l’administration a construit ses bureaux depuis lors. Au moment de la création de la collectivité locale en 1996, un deuxième était ensuite reconnu par les autorités, à savoir le clan des Iko. Depuis, le paramount ruler en a revendiqué quatre autres : les Utam, les Emereoke, les Okroinyong et les Otukwuanokot [5]. Les Obolo d’Andoni n’ont d’ailleurs pas été en reste. Aux Ngo et aux Unyeada, ils ont bientôt ajouté deux clans au début des années 1990, d’abord les Ataba, puis les Asarama. Aujourd’hui, ils en revendiquent trois autres : une branche Unyeada, les Isiokwan, et deux sous-groupes Ngo, les Okwan-Ija et les Agwut Obolo.

14De telles transformations sociales ne sont évidemment pas sans incidences sur les tensions communautaires. Le souci de capter la rente pétrolière a exacerbé les conflits fonciers, notamment le long de la frontière administrative entre les collectivités locales d’Eastern Obolo et Ikot Abasi au cours d’échauffourées qui ont opposé les Obolo aux Ibibio et fait plusieurs morts en avril 2007 et août 2008. Historiquement, les relations intercommunautaires n’ont pas toujours été harmonieuses. Dans le Rivers, les Obolo d’Andoni entretenaient de nombreux contentieux avec les Ogoni et ils ont participé aux violences de 1993-1994 contre les partisans du MOSOP (Movement for the Survival of the Ogoni People) de Ken Saro-Wiwa. Leurs « cousins » de l’Akwa Ibom ont également eu quelques démêlées avec les Ibibio. À la différence d’autres minorités de la région comme les Annang d’Abak ou les Efik de Calabar, ils n’appartiennent pas à l’ensemble linguistique des locuteurs ibibio (Okop Usem), qui les désignent sous un terme péjoratif, Umani. Ils ne jouissent donc pas des mêmes facilités de médiation en vue de régler les conflits par des négociations plutôt que par des affrontements physiques. Or le territoire d’Eastern Obolo aiguise précisément les appétits et les revendications foncières car il fournit l’essentiel de la production pétrolière de l’Akwa Ibom et est le seul de l’État à avoir abrité des puits onshore en activité, tous les autres gisements se trouvant désormais offshore. Typiques à cet égard sont les litiges de compétence qui ont opposé les collectivités locales d’Eastern Obolo et d’Ikot Abasi à propos de la délimitation de leur frontière ; la dispute a d’ailleurs dégénéré et aurait fait une dizaine de morts lors d’affrontements entre les villageois d’Amazaba et d’Ikot Akpan-Udo en août 2008.

Les perspectives de développement

15La question se pose donc de savoir comment des compagnies pétrolières pouvaient envisager de promouvoir des actions de développement dans un contexte de grande insécurité. Bien que relativement épargnée par la violence des autres régions du delta, la collectivité locale d’Eastern Obolo n’offrait finalement pas beaucoup de possibilités pour construire des partenariats durables et mettre en valeur sa cohésion sociale. C’est un peu par défaut que, pour répondre à la demande, Total a entrepris d’y financer une fondation locale, l’EOCDF, autonome depuis août 2008 et initialement lancée en décembre 2002 par une ONG française du nom de Pro-Natura. Dans un tel système, la compagnie a ainsi délégué la mise en œuvre de sa responsabilité sociale à des acteurs non lucratifs.

16Un premier mérite de l’EOCDF, et pas des moindres, est alors d’avoir essayé d’impliquer l’ensemble de la communauté dans ses programmes de développement. Les chefs traditionnels et les notables du cru, qui occupaient les cinq sièges du conseil d’administration de l’organisation, ont été conviés à jouer un rôle de mobilisation, tandis que les autorités locales étaient invitées à viabiliser les projets en mettant à disposition des instituteurs ou des infirmières pour les écoles et les dispensaires construits par la fondation. À la différence des sous-traitants (contractors) des compagnies pétrolières, qui emploient des ouvriers venus de la ville et qui ne se préoccupent guère de satisfaire les besoins de la population, l’EOCDF a systématiquement pris soin de solliciter l’accord et la participation des villageois, par exemple en leur demandant de fournir de la main-d’œuvre faiblement rémunérée. Composés à parité d’hommes et de femmes, des comités locaux ont décidé les projets et approuvé leur budget. Dans un cas précis, il est même arrivé que des villageois collectent 800 000 Naira (8 000 $) pour financer la réparation d’une ligne électrique à haute tension, l’autre moitié de la facture étant prise en charge par la fondation.

17À cet égard, les efforts de l’EOCDF paraissent plus pertinents que les réalisations sociales menées directement par les compagnies pétrolières. D’abord, beaucoup de projets ont abouti, quoi qu’il en soit par ailleurs de leur pérennité. Forts du soutien de la population, certains continuent de se développer. Initiés en 2005, les programmes de microcrédits de l’EOCDF, par exemple, affichent aujourd’hui des taux de remboursement que Total n’a jamais réussi à obtenir dans la localité d’Obagi. De plus, la fondation semble avoir eu un impact positif à moindre coût. Dotés d’un budget cent fois supérieur à celui de l’EOCDF, les projets de développement de Total à Obagi ont visiblement exacerbé les inégalités sociales et appauvri les solidarités communautaires [Renouard, 2008, p. 10, 82]. Ce n’est pas le cas avec la fondation à Eastern Obolo.

18Mais évidemment, le contexte local, plus favorable, a aussi joué un rôle. Les ONG ne sont pas les seuls acteurs du développement, loin de là. Au vu de leur permanence, les chefs « traditionnels » sont en effet censés jouer un rôle important dans la pérennité des projets mis en œuvre [6]. Dernier échelon d’un État organisé en fédération, les autorités locales ont quant à elles pour fonction d’assumer les services de base et de déterminer les priorités susceptibles de répondre aux besoins essentiels de la communauté. Si l’on en croit la ventilation budgétaire de sa masse salariale en 2008, l’administration d’Eastern Obolo privilégie ainsi la santé plutôt que le logement, l’éducation et l’agriculture, qui arrivait tout en dernier. Les fonctionnaires du cru semblent également attacher beaucoup d’importance à la construction de routes et à l’accès en eau potable. Dans une région où la pression foncière reste faible, d’autres évoquent quant à eux les débouchés économiques qu’offrirait l’établissement de plantations d’huile de palme : une possibilité un moment envisagée par le colonisateur et vite abandonnée parce que les Obolo étaient essentiellement des pêcheurs qui cultivaient peu la terre [7].

Un État en retrait

19Pour autant, l’administration locale n’a élaboré aucun véritable plan de développement. Surtout, Eastern Obolo est affecté des mêmes maux qu’ailleurs dans le delta. Malgré un salaire annuel limité à $ 6 000 pour 2009, le président de la collectivité locale, en particulier, accapare une partie importante des ressources disponibles : à lui seul, son bureau a bénéficié d’un budget de fonctionnement supérieur à celui des autres départements en 2008 ! Autre travers, l’administration ne dispose pas de suffisamment de personnel qualifié et connaît un taux de rotation trop rapide de ses responsables. En moyenne, les présidents de la collectivité locale restent rarement en poste plus d’un an (en l’occurrence avec Effiong Ekoriko en 1996-1997, Harry John Etetor en 1997-1998 puis 2003, Aniema Okpon en 1998-1999, Ufikairo Efet en 1999-2002, Nsukwara Edet Nsukwara en 2002, Charles Mbong en 2003 puis 2004-2007, John Ukpatu en 2003-2004, Albert Jeremiah Albert en 2007-2008 et Francis Charles Uduyok depuis les élections municipales de juillet 2008). Assis sur des sièges « éjectables », ils n’ont donc pas le temps de mener leurs projets à terme et privilégient en conséquence les actions de développement les plus visibles pour ramasser des voix. Certains ne jouissent d’ailleurs pas de la légitimité des élections. Tant Effiong Ekoriko qu’Aniema Okpon, Nsukwara Edet Nsukwara, Harry John Etetor, John Ukpatu et Albert Jeremiah Albert étaient ainsi des administrateurs provisoires nommés par le pouvoir central.

20Souvent frauduleuses, les élections ne suffisent pas non plus à asseoir l’autorité de responsables susceptibles d’entreprendre de véritables politiques de développement. Sources de redistribution des prébendes de l’État, les présidences des collectivités locales se doivent en effet d’acheter leur clientèle et de rémunérer leurs protecteurs dans le cadre de parrainages plus ou moins mafieux que l’on désigne sous le terme de godfatherism au Nigeria [Pérouse de Montclos, 2009]. Eastern Obolo n’échappe pas à la règle. Soucieux de mettre la main sur les projets de développement afin d’asseoir sa notoriété, le député Charles Mbong s’est par exemple opposé à des initiatives « rivales » et a fait saboter la pompe mise en place par l’EOCDF à Iko pour réhabiliter le vieux système d’adduction d’eau construit par Shell. De telles pratiques sont évidemment génératrices de violence et de corruption. Le 1er janvier 2008, la communauté a ainsi connu son premier enlèvement « moderne » avec le kidnapping d’une parente du député Charles Mbong, relâchée contre le paiement d’une rançon estimée à un million de nairas, environ USD 8 000. La population elle-même n’a qu’une confiance très limitée dans les autorités locales : 52 % pensent qu’elles sont de plus en plus corrompues [Renouard, 2008, p. 55].

21L’absentéisme des fonctionnaires, enfin, fait des ravages. Instituteurs et ingénieurs rechignent à vivre en brousse. Quant aux responsables politiques, ils préfèrent aller habiter en ville. Dans un rapport remis en novembre 2008 par le leader du MOSOP, Ledum Mittee, le comité technique établi par le gouvernement à propos du delta a d’ailleurs souligné les inconvénients d’une pareille vacance du pouvoir. L’absence physique des représentants de l’État n’est certainement pas pour rien dans la crise que la région connaît à présent. Le comité a donc recommandé que les candidats à la présidence des collectivités locales ne puissent pas se présenter ou soient renvoyés s’ils ne résident pas dans la circonscription depuis au moins trois ans et ne continuent pas d’y habiter après leur éventuelle élection. Dans le même ordre d’idées, il a été demandé que les gouverneurs des États du delta soient contraints de tenir chaque mois des assemblées générales à tour de rôle dans les diverses collectivités locales de leur juridiction [Mitee, 2008, p. 70].

22Dans un tel contexte, la question reste donc posée : avec quel type de partenaires le groupe Total peut-il donc mener des actions de développement durables ? A priori, il semblait logique de se tourner vers les ONG locales pour pallier les déficiences d’une administration corrompue ou de chefs coutumiers dépourvus de véritables pouvoirs. Avant l’indépendance, il existait ainsi des associations d’originaires qui, sans aucune subvention extérieure, avaient réussi à développer des projets tout à fait remarquables pour l’époque [Pérouse de Montclos, 2005]. Dès les années 1930, l’Ibibio State Union avait notamment mobilisé la population sur la base des traditions d’entraide (nka) du monde paysan pour financer la réalisation d’un collège, la construction de routes ou des bourses d’études à l’étranger. Le problème est que ces « unions tribales », comme on les appelait autrefois, ont mal résisté aux tensions politiques qui déchirèrent le Nigeria au moment de la décolonisation. En se disputant le partage des ressources locales, elles ont en fait contribué à fragmenter le paysage ethnique de la région. L’Oron State Union, par exemple, s’est séparée de l’Ibibio State Union parce que son candidat n’avait pas obtenu de bourse d’étude à l’étranger ; l’Annang State Union, pour prendre contrôle du collège construit par la communauté [Udoma, 1987 ; Abasiattai, 1994]. Composée de lettrés qui venaient pour l’essentiel de l’actuelle collectivité locale d’Ibeno, où avait été établie une des premières écoles de mission de la sous-région, l’Obolo State Union, quant à elle, n’a jamais été très active et n’a réussi à financer qu’une seule bourse d’étude à l’étranger.

23Accusées de favoriser le tribalisme et le sécessionnisme, les unions tribales du Nigeria ont de toute façon été interdites et démantelées par la junte militaire après le premier coup d’État de 1966. Il est peu probable qu’elles puissent un jour se reconstituer sur les mêmes bases que du temps de la colonisation. Avec le retour à des régimes parlementaires, certaines sont réapparues sous la forme de clubs culturels en renonçant à des velléités de développement qui étaient en fait porteuses d’un véritable projet politique de construction étatique et d’autonomie régionale. Créé en 1983, au moment où les associations d’originaires ont de nouveau été autorisées par les civils revenus au pouvoir, le Grand Rassemblement des Ibibio Patriotes (Akwa Esop Imaisong Ibibio) a ainsi essayé en vain de relancer l’esprit de l’Ibibio State Union. Pour unifier les communautés, il a notamment entrepris de codifier la langue ibibio autour d’une grammaire commune [Essien, 1990]. Établi vers 1984, le Rassemblement des Jeunes Ibibio (Mboho Mkparawa Ibibio) a, pour sa part, utilisé ses connexions politiques pour financer la construction d’une école dans la collectivité locale d’Uruan, l’Unity School. Mais ses efforts sont restés sans commune mesure avec les réalisations de l’Ibibio State Union.

24D’autres associations d’originaires devaient quant à elles disparaître à jamais. Réapparue sous le nom d’Andoni Progressive Union dans les années 1970, l’Obolo State Union a vite sombré dans l’oubli. D’une manière générale, les unions tribales ont abandonné leurs ambitions en matière de développement. L’Eket Development Union, par exemple, se définissait davantage comme une association culturelle et n’avait donc pas été formellement interdite par les militaires en 1966. Depuis lors, l’organisation a renoncé à essayer de construire des infrastructures hospitalières ou scolaires. Conçue comme un lobby ethnique, elle se contente de collecter des fonds pour financer quelques bourses d’études ou des prêts à des petites entreprises. De façon symbolique, elle a choisi en 1995 d’adopter un autre nom, l’Ekid National Union, qui abandonne toute référence au développement.

25Paradoxalement, la multiplication des associations dans la région ne constitue ainsi pas un véritable levier de développement. Les spécialistes font d’ailleurs le même constat en pays ibo, juste au nord de l’Akwa Ibom. À en croire Kate Meagher, par exemple,

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« le fort niveau de participation associative [qu’on y observe] n’a pas permis de promouvoir des mécanismes de solidarité plus favorables au développement institutionnel des petites entreprises du secteur informel. Au contraire, le phénomène a renforcé plutôt que modéré les tendances à la fragmentation sociale et à l’intensification de la compétition pour l’accès aux ressources. Au lieu de créer des liens de confiance pour mener des actions collectives, les associations ont surtout servi à défendre des intérêts personnels ou clientélistes ».
[2010, p 119]

La sous-traitance par les ONG

27Que l’on regarde du côté des pouvoirs publics ou des ONG, l’absence de relais institutionnels ou associatifs interroge ainsi la pérennité des projets de l’EOCDF à Eastern Obolo. Du fait de son enracinement social, la fondation paraît bien acceptée par la population. D’inspiration occidentale, son approche du développement n’en est pas moins importée et plaquée sur un substrat vernaculaire pas forcément réceptif. Créée de toutes pièces par l’ONG Pro Natura, l’EOCDF soulève des problèmes qui tiennent tout à la fois à la viabilité de l’institution, à ses relations avec les compagnies pétrolières, à la qualité de ses projets et, d’une manière générale, à sa pérennité.

28Sur le plan financier, pour commencer, la fondation est entièrement subventionnée par Total. On peut certes arguer qu’après tout, la collectivité locale d’Eastern Obolo est elle-même très dépendante des revenus du pétrole et des allocations du gouvernement fédéral, qui ont respectivement abondé 46 % et 45 % d’un budget de 1,6 milliard de Naira (environ 13 millions de dollars) en 2008, contre 0,3 % pour les impôts locaux ! Au contraire, l’EOCDF a essayé de diversifier ses sources de financements en s’ouvrant aux hommes d’affaires et aux hauts fonctionnaires de la région, qui ont été conviés à rejoindre son conseil d’administration (board of trustees).

29La marge de manœuvre de la fondation n’en est pas moins limitée par sa dépendance à l’égard de Total. En effet, l’EOCDF n’a pas les moyens de s’affranchir des contraintes qui orientent ses actions en fonction des souhaits de ses bailleurs de fonds. Concrètement, elle reste dépendante de la tutelle d’une ONG internationale, Pro-Natura, qui garantit son intégrité, sert d’interface avec les pétroliers et prélevait au passage une commission de 26 % si l’on en croit le récit d’anciens employés. Il n’y a sans doute pas lieu ici d’approfondir l’analyse financière du dispositif. Notons simplement que le site Internet de l’association ne permet pas d’en savoir plus à ce sujet. Sur 92 ONG examinées par la fondation Prometheus en 2009, Pro-Natura faisait d’ailleurs partie des cinq plus mal notées en matière de transparence et de gouvernance [8]. De plus, le ratio de mission sociale de l’EOCDF ne laisse pas d’intriguer. Avec un budget annuel qui, frais administratifs compris, s’élevait à 59 millions de Naira (environ 400 000 dollars) en 2009, l’organisation dit en avoir investi quelque 25 dans des projets de développement entre 2003 et 2008, soit une moyenne de 5 millions de Naira par an, à peine 10 % du total disponible si l’on fait abstraction de l’inflation [9].

30Sur le plan organisationnel, les problèmes se posent à deux niveaux. Il y a tout d’abord la question de l’indépendance de la fondation, indispensable à la pérennisation du travail accompli. La direction de Pro-Natura est suspectée d’avoir voulu garder un droit de regard sur les projets, quitte à avoir sciemment retardé le processus d’autonomisation de l’EOCDF. À en croire ses critiques, l’ONG aurait joué une fonction de filtre et de contrôle plutôt que de prêter ou donner directement de l’argent aux villageois. Conçue comme un instrument de sous-traitance au service des pétroliers, elle aurait simplement modernisé les politiques paternalistes d’autrefois en vue d’acheter la paix sociale en redistribuant des « miettes » de la rente. Le discours sur le développement durable serait d’abord et avant tout un exercice de relations publiques permettant de légitimer la présence des multinationales et d’améliorer leur image de marque. Une telle façade aurait pour inconvénient de masquer la continuité d’une démarche qui relève de la charité et qui paraît plus visible lorsque les compagnies pétrolières sous-traitent directement leurs œuvres sociales sans prétendre faire du développement.

Des projets pour la population… ou les pétroliers ?

31Au-delà des questions relatives à la pérennisation de l’EOCDF, il convient ainsi de s’interroger sur la pertinence, la viabilité et l’adéquation des projets entrepris. Dans le cas de la compagnie Shell, par exemple, les procédures dites de PRA (Participatory Rural Appraisal), qui sont censées évaluer les besoins en milieu rural, ont souvent conduit à établir des « listes de courses » (shopping lists) qui exprimaient les souhaits d’une série d’individus mais pas de la collectivité toute entière [Nyheim, Zandvliet, Morrissey, 2003, p. 18]. À Eastern Obolo, le fonctionnement démocratique de l’EOCDF a également pu brouiller la vision d’ensemble du développement. Pour répondre aux demandes diverses et variées d’une assemblée générale où siégeait au moins un représentant de chacun des 35 villages impliqués dans les programmes de l’institution, la fondation a parfois été amenée à sélectionner des projets inadaptés ou trop ambitieux. Dans des localités sans électricité et sans générateurs, les villageois ont par exemple réclamé et obtenu la construction d’écoles pourvues de ventilateurs et d’éclairages destinés à rester inutilisés. Au-delà des questions de prestige, il est peu probable que ces installations puissent servir un jour. Même dans les rares villages reliés au réseau électrique, le courant n’arrive que quelques heures par semaine et les habitants ne paient pas leur facture, qui est réglée par les autorités locales faute de compteurs individuels.

32Il importe alors de noter que les réalisations de l’EOCDF n’ont jamais fait l’objet d’une évaluation indépendante et rendue publique. Selon ses critiques, une telle carence montre bien que les efforts de Total et de la fondation sont un simple exercice de communication. D’après George Frynas [2009, p. 110], les responsables des compagnies pétrolières se préoccupent en effet de savoir combien a été dépensé au titre de la responsabilité sociale ; en revanche, ils ne s’interrogent guère sur l’efficacité de projets dont il y aurait pourtant lieu d’analyser plus précisément l’impact avec des indicateurs reconnus sur l’accès à la santé ou à l’éducation. Dans un tel contexte, les rares évaluations des actions entreprises risquent souvent d’être complaisantes afin de promouvoir l’image de marque de l’industrie. En Birmanie dans la région du pipeline de Yadana, le groupe Total a par exemple été accusé d’avoir enjolivé ses projets de développement social en sollicitant l’avis du cabinet CDA (Collaborative for Development Action), qui était dirigé par une spécialiste connue de l’aide humanitaire, Mary Anderson. De fait, les consultants envoyés sur le terrain ont mené leurs enquêtes en interviewant les villageois en présence de membres de la compagnie et des services de renseignements de la junte militaire, ce qui laisse planer quelques doutes sur la validité scientifique de leurs conclusions positives [Vaulerin, 2009 ; Htoo et al., 2009].

33Dans le delta du Niger, il se trouve que CDA a également été convié à analyser l’impact de la production pétrolière de Total à Obagi. Chose rare, les conclusions de son rapport ont été publiées [Zandvliet, Nwankpo, 2004]. Mais les projets menés Pro-Natura n’ont pas été analysés en tant que tels malgré les problèmes rencontrés par la structure créée sur place pour les besoins de la cause, à savoir l’Egi Community Development Foundation. Dans la collectivité locale d’Opobo/Nkoro sur la rive droite du fleuve Imo, l’ONG n’a pas non plus fait l’objet d’une évaluation indépendante et publique alors que d’anciens employés l’ont poursuivi en justice en l’accusant de les avoir exploités et d’être parti sans payer de compensations [10]. À Eastern Obolo, la bonne réputation de l’EOCDF ne permet donc pas de faire l’économie d’une réflexion sur la pérennité des programmes de la fondation. Parmi de nombreux cas, on peut ainsi s’interroger sur l’opportunité de construire une léproserie plutôt que d’organiser un système de référencement vers un établissement spécialisé dans une région relativement peu affectée par la maladie. Dans le même ordre d’idées, on peut questionner l’utilité de former à l’informatique les policiers d’Okoroinyong dans un commissariat qui n’a pas l’électricité. Certaines réalisations sont visiblement appelées à durer et bénéficient à l’ensemble des villageois, notamment les passerelles de béton qui permettent de franchir les cours d’eau : une des constructions les plus visibles et les plus réussies de l’EOCDF. En revanche, d’autres ont d’ores et déjà dépéri. Dans le village d’Elile, par exemple, le moulin à manioc installé par l’EOCDF en 2005 a cessé de fonctionner au bout de trois ans.

Trois remarques en guise de conclusion

34D’une manière générale, on sait que le développement ne peut pas être impulsé seulement par le haut ou par le bas, mais bien par une conjugaison des efforts de l’État, de la population et des acteurs privés. L’affaire s’avère donc très politique et limite sérieusement les possibilités d’intervention des compagnies pétrolières quelles qu’elles soient, qu’il s’agisse de Total et de Mobil dans l’Akwa Ibom, de Shell dans le Rivers ou de Statoil dans le Bayelsa. Il est entendu que la responsabilité sociale des entreprises couvre les accidents dont les industriels sont directement responsables, notamment sur le plan écologique. En revanche, le développement est porteur d’un projet social dont l’ambition est beaucoup plus large. De ce point de vue, les efforts des multinationales ne doivent pas leurrer. Si l’intermédiation d’ONG représente sans doute un progrès par rapport aux pratiques antérieures, qui consistaient à redistribuer les prébendes de la manne pétrolière à des chefs corrompus ou à des entrepreneurs véreux, il n’en reste pas moins que l’affirmation des industries extractives comme acteurs de développement se heurte à trois principales limites.

35La première tient aux déterminants des actions menées. Dans le cas de la Shell, ce sont ainsi des employés de la compagnie qui ont été chargés d’interroger les villageois, d’énoncer leurs besoins et, in fine, d’identifier des projets communautaires en fonction des souhaits et de la capacité de réponse… de leur employeur (Nyheim et al., 2003 : 18). Trop souvent, les compagnies pétrolières conçoivent le développement comme un moyen d’acheter la paix sociale, d’améliorer leur image de marque ou de remplir leurs obligations contractuelles. L’objectif est notamment de prévenir les conflits dans les zones où elles exploitent des gisements. D’après les témoignages recueillis dans l’Akwa Ibom, par exemple, les programmes de microcrédits sont envisagés comme un moyen de redistribuer la rente et de calmer le jeu en satisfaisant les revendications des habitants. Qu’il s’agisse de Shell à Warri ou de Total à Uyo, les pétroliers ne se préoccupent donc pas du faible taux de remboursement des prêts qu’ils accordent. À la différence des ONG spécialisées, ils ne cherchent pas à identifier les véritables habitants des villages en brousse et se retrouvent à avancer de l’argent à des citadins déjà riches mais davantage en position de mettre en avant leur appartenance à des communautés productrices de pétrole.

36Une lecture géographique des programmes que mène Pro-Natura dans le delta du Niger confirme ce biais. En effet, l’ONG ne travaille que dans les zones où les compagnies pétrolières exploitent des gisements. Autrement dit, ce n’est pas l’intensité des besoins qui détermine les actions entreprises, mais la localisation des lieux de production. Ainsi, rien n’indique que la population d’Eastern Obolo soit plus nécessiteuse que dans d’autres collectivités locales. L’investissement sociétal de Total y répond d’abord à un positionnement stratégique par rapport à des gisements offshore. Bien sûr, on peut arguer qu’il existe des besoins importants à Eastern Obolo. Mais c’est oublier qu’en privilégiant les communautés productrices de pétrole, on risque d’attiser les conflits et les inégalités, tant sur le plan social que géographique. Faute d’une vision intégrée à l’échelle du delta, les investissements sociaux des multinationales peuvent parfaitement aggraver les différentiels de développement et exacerber le ressentiment des régions délaissées [Faleti, 2009, p. 24].

37Autre difficulté, les programmes d’ONG comme Pro-Natura, pour méritoires qu’ils soient, ne sont pas viables en tant que tels. D’une part, ils ne pourraient pas continuer sans les subventions des pétroliers : à meilleure preuve, l’EOCDF était au bord de la faillite début 2010 parce que Total ne lui avait pas versé autant d’argent qu’en 2009. D’autre part, la population ne s’est pas véritablement « approprié » les projets de développement. À la différence des initiatives endogènes des unions tribales et des associations d’originaires autrefois, les fondations locales établies par Pro-Natura à Akassa ou Eastern Obolo dépendent quasi exclusivement des financements des pétroliers et non des cotisations de leurs membres. Bien acceptées par la population, elles laisseront sans doute une empreinte plus « durable » que les projets menés par de simples contractors. Mais la greffe reste trop fragile pour qu’on puisse tabler sur une pérennisation des programmes. De ce point de vue, il n’est pas possible de parler de développement durable au sens où on l’entend habituellement.

38Enfin, une troisième difficulté tient à l’absence d’investissement des pouvoirs publics. Fragile, l’État nigérian s’en remet facilement aux entreprises du secteur privé pour assurer les services de base des populations rurales à proximité des gisements. Le gouvernement se justifie en arguant que ses facilités fiscales financent l’essentiel des opérations de développement offshore des compagnies pétrolières, qui ne sont pas soumises à un impôt sur le revenu. Mais le risque est qu’en palliant aux déficiences des pouvoirs publics, une application trop étendue de la responsabilité sociale des entreprises revienne à délégitimer et vider l’État de sa substance [11]. Le problème met en évidence deux paradoxes. Le premier est que les pressions exercées par l’opinion publique en Occident, le gouvernement au Nigeria ou les communautés dans le delta ne correspondent nullement à l’entendement classique d’une responsabilité sociale définie sur une base purement volontaire. Autre paradoxe, ces exigences amènent les compagnies pétrolières à se substituer à l’État dans des contextes où les administrations locales sont défaillantes, quitte à entraîner les multinationales dans de véritables projets de recolonisation et de gestion territoriale aux antipodes, donc, des souhaits exprimés par les lobbies qui demandent aux industries extractives d’être plus respectueuses des droits de la population dans les pays du Sud.

39Dans le cas d’Eastern Obolo, il s’avère en l’occurrence que les initiatives de l’EOCDF ne sont pas ou peu relayées par la collectivité locale. La faute en revient d’abord aux autorités, dont la gouvernance continue de laisser à désirer malgré les progrès observés depuis la fin de la dictature militaire en 1999. Mais un pareil constat souligne aussi les limites intrinsèques de projets de développement dont la réussite dépend in fine du soutien de l’État et de la bonne volonté politique des élites au pouvoir : une contrainte qui dépasse largement le cadre et la capacité d’action de l’EOCDF ou de Total.

Notes

  • [*]
    Docteur en sciences politiques, chercheur à l’IRD, UMR196 Paris Descartes ­ INED ­ IRD.
  • [1]
    http://www.ng.total.com/03_total_nigeria_commitments/0304_corporate_social.htm
  • [2]
    Pour nourrir la réflexion, l’auteur, qui mène des enquêtes de terrain dans la région depuis une vingtaine d’années, a conduit des entretiens semi-directifs dans différentes collectivités locales de l’Akwa Ibom début 2009. L’analyse repose également sur les résultats d’un sondage qui a été réalisé en 2008 à la demande de Total par une équipe de recherche de l’ESSEC (École Supérieure des Sciences Économiques et Commerciales). L’auteur n’a pas participé au sondage, qui n’a pas été rendu public mais dont il a pu consulter les données. Il remercie les deux lecteurs anonymes qui lui ont permis d’enrichir son analyse.
  • [3]
    Entretien avec le secrétaire général de l’Ekid National Union, Etuk Nssien Etuk, à Eket le 29 janvier 2009.
  • [4]
    À un niveau plus fin, le colonisateur avait également identifié des rameaux des familles Ngo, les Okorile, et Unyeada, les Asarama (parfois orthographié Asalama), ainsi que des sous-groupes comme les Alabie, les Agana et les Okende [Jeffrey, 1930].
  • [5]
    Interrogé à ce sujet, il a néanmoins dû aller chercher un pense-bête pour se rappeler de leurs noms, montrant combien leur existence scissipare pouvait être artificielle ! Entretien avec l’Ede VI, Apostle Owen Sylvanus Ukafia, à Okoroete le 27 janvier 2009.
  • [6]
    Bien souvent, ceux-ci conservent en l’occurrence une certaine influence, tout au moins lorsqu’ils ne sont pas partis vivre en ville. À l’instar de son homologue d’Ibeno, qui était un juge à la retraite du nom d’Akpanika Mkpat, le paramount ruler d’Eastern Obolo, Apostle Owen Sylvanus Ukafia, continuait ainsi de vivre parmi les siens, en brousse. Autrefois journaliste au Chronicle, le journal officiel du gouvernement du Cross River, aujourd’hui disparu, il était d’ailleurs représentatif des premières générations de lettrés Obolo formés en ville, et non plus dans les écoles de missions à la campagne.
  • [7]
    Pour développer des plantations de caoutchouc, l’United Africa Company avait d’ailleurs préféré acquérir des terres un peu plus au nord et à l’est, à Qua Iboe et Ikotmbo en 1905-1907 [Fieldhouse, 1994, p. 204].
  • [8]
  • [9]
    Recueillis sur place, les rapports d’activités de la fondation ne mentionnent pas de comptes d’emploi des ressources et ne sont plus disponibles depuis 2005. Les chiffres présentés ici sont tirés d’un entretien réalisé avec un responsable local de l’EOCDF à Iko, le 25 janvier 2009.
  • [10]
    L’affaire a finalement été résolue à l’amiable en 2008. Lancée en 2002, l’Opobo/Nkoro Community Development Foundation a alors pu reprendre ses activités en 2010.
  • [11]
    Pour un point de vue nigérian en ce sens, voir Joab-Peterside, 2009, p. 8.
Français

Résumé

À partir d’un cas d’étude empirique dans le delta du Niger au Nigeria, cet article vise à mettre évidence les difficultés que pose concrètement l’application d’un principe de développement qui assigne aux compagnies pétrolières une fonction non seulement économique et sociale, mais aussi politique. Les enquêtes de terrain montrent en effet que l’intermédiation des ONG ne suffit pas à suppléer aux défaillances des administrations locales, et que les initiatives de développement ne peuvent pas non plus être pensées en dehors de l’État.

Mots-clés

  • responsabilité sociale
  • compagnies pétrolières
  • Total
  • delta du Niger
  • Nigeria

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Marc-Antoine Pérouse de Montclos [*]
  • [*]
    Docteur en sciences politiques, chercheur à l’IRD, UMR196 Paris Descartes ­ INED ­ IRD.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2012
https://doi.org/10.3917/autr.060.0111
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