CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 À Sandrandahy, zone rurale pauvre des Hautes Terres de Madagascar, la migration favorise l’émergence de solidarités entre parents âgés et migrants, mettant en lumière le rôle important des personnes âgées restant au village. Des arrangements de résidence sont conclus entre ces dernières et les migrants qui leur confient leurs dépendants afin de pouvoir quitter le village. Les relations sociales des parents âgés ouvrent l’accès aux ressources du réseau migratoire communautaire aux candidats à l’émigration. Les personnes âgées assurent l’exploitation des terres, l’entretien du patrimoine et le maintien du prestige social des familles en l’absence des adultes et des jeunes qui émigrent. Ces derniers les soutiennent financièrement dans ce rôle à travers le renvoi de transferts monétaires vers le village. Cette entraide mutuelle, dans le cadre de la situation migratoire, met à jour un des aspects de la solidarité intergénérationnelle en milieu rural malgache.

2 La situation des personnes âgées dans les pays en développement semble susciter dans la recherche en démographie un intérêt moindre par rapport à des sujets tels que la mortalité, la fécondité ou le VIH/Sida. Cela s’explique certainement par le fait que le processus de vieillissement n’a pas encore commencé dans ces pays où la fécondité est longtemps restée élevée. Pourtant, au regard de la faiblesse des systèmes modernes de prise en charge des seniors dans les pays en développement où les systèmes de retraite ne touchent qu’une partie marginale de la population, la question du devenir des personnes âgées se pose une fois qu’ils ne peuvent plus assumer par eux-mêmes leurs besoins.

3 À Madagascar où « les enfants sont la première des richesses »  [1], le soutien matériel des adultes à leurs ascendants âgés est la première forme de prise en charge des personnes âgées. Cependant, la dégradation importante des conditions de vie dans certains contextes ruraux conduit parfois à une remise en question de cette forme d’entraide univoque et à une « refonte » des solidarités intergénérationnelles.

4 À Sandrandahy, zone rurale isolée des Hautes Terres  [2] malgaches, confrontée à une grande pauvreté, la migration est une option choisie par un grand nombre d’individus pour améliorer ou diversifier leurs revenus. Cependant, cette activité coûteuse et risquée semble propice à la mise en œuvre de certaines formes de solidarité et d’entraide entre les candidats à l’émigration et leur famille.

5 L’objet de cet article est de montrer qu’en réponse aux difficultés économiques, une nouvelle forme de solidarité réciproque entre les générations s’est mise en place autour de la migration. Il vise à souligner en particulier le rôle des personnes âgées dans le processus de migration, ainsi que les différents aspects de l’entraide entre migrants et parents.

Les données

6 L’étude est basée sur les données de l’enquête « Migrations à Sandrandahy », conduite sur le site en juin 2007. Un échantillon autopondéré, représentatif de la commune, composé de 335 ménages tirés selon un plan de sondage stratifié à deux degrés  [3], a permis de recenser 2 529 individus, résidents et migrants compris. Les questionnaires ont été remplis en face à face, auprès du chef de ménage ou auprès de son conjoint. Des informations sur la dynamique migratoire des habitants, sur le parcours migratoire détaillé de chaque individu et la localisation précise les migrants à la date de l’enquête ont été collectées. Les circonstances du départ du migrant ainsi que les relations qu’il garde avec son ménage d’origine ont été relevées. Des informations sur les caractéristiques socio-économiques des ménages, notamment sur l’occupation de leurs membres, les sources de revenus, la disponibilité en parcelles, le niveau moyen de dépenses monétaires, l’utilisation d’intrants agricoles, ainsi que le niveau de transferts migratoires sont également disponibles.

7 Ces données ont été complétées par deux séries d’entretiens semi-directifs, conduits auprès de migrants ainsi que de membres de leur famille. L’analyse de ces entretiens permet d’étayer et d’illustrer les faits suggérés par les chiffres. Les premiers entretiens antérieurs à l’enquête quantitative ont été réalisés en octobre 2005 à Sandrandahy auprès de 30 individus. Ils renseignent sur le parcours migratoire des individus, les modalités d’organisation des départs, les motivations des départs, ainsi que les changements ressentis durant l’absence ou au retour du migrant. En avril 2008, une seconde série de 20 entretiens semi-directifs a été conduite auprès des migrants originaires de Sandrandahy installés à Ambanja, une des principales destinations des migrants de la zone. Les informations recueillies dans ce cadre portent sur l’existence dans cette ville d’un réseau de migrants originaires de Sandrandahy, sur le fonctionnement de ce réseau, l’opinion des familles sur la migration telle qu’elle est perçue par les migrants ainsi que l’importance et la motivation des transferts monétaires qu’ils effectuent.

Quelques définitions

Un ménage est l’ensemble des personnes, apparentées ou non, vivant sous le même toit, mettant en commun au moins une partie de leurs ressources, prenant des repas en commun et reconnaissant l’autorité d’un individu, le chef de ménage.
Un migrant est toute personne ayant déjà vécu au moins six mois au sein du ménage de référence dans la commune de Sandrandahy et qui au jour de l’enquête ne réside plus ni dans le ménage ni au village depuis au moins six mois. Il ne fait plus partie du ménage au sens courant du terme, le critère de résidence n’étant plus respecté, mais en raison des liens de parenté et/ou des rapports continus qu’il garde avec les membres du ménage, ceux-ci le considèrent encore comme continuant d’en faire partie intégrante, et le citent comme « membre non-résident ». L’analyse ne prend en compte que les migrants âgés de 15 ans ou plus, les individus en dessous de cet âge étant considérés comme de simples « co-migrants » d’autres adultes.

Le contexte

La place des personnes âgées dans la société malgache

8 La part de personnes âgées dans la population malgache est encore faible avec moins de 5 % en 2004 [Instat, 2006]. Les « aînés », bien que peu nombreux, ont une influence symbolique forte. Considérés comme la source de la vie et les détenteurs de la sagesse, ils sont respectés par l’ensemble de la communauté qui les dispense des activités quotidiennes [Cousins, 1963], qu’il s’agisse d’activités destinées à générer un revenu ou de l’entretien du foyer. À partir d’un certain âge, les aînés sont matériellement pris en charge par leurs descendants ou leurs cadets. Cette prise en charge, appelée valim-babena [4] constitue la contrepartie des efforts qu’ils ont autrefois fournis pour élever et éduquer leurs enfants, qui sont les adultes d’aujourd’hui. Ces prestations réciproques interviennent dans le cadre d’un échange, étalé dans le temps, entre les personnes âgées et leurs descendants. Dans un premier temps, les adultes subviennent aux besoins de leurs enfants, et par la suite, une fois que les enfants sont adultes, c’est à leur tour de prendre totalement en charge leurs parents âgés, qui ne sont plus tenus de travailler, mais peuvent se reposer entièrement sur leurs enfants [Ramasindraibe, 1975]. Cette forme de prise en charge des parents âgés par leurs descendants est la principale forme de solidarité envers les personnes âgées. Les systèmes de solidarité modernes, à travers les caisses de retraite, ne concernent qu’une partie marginale de la population, excluant toutes les personnes qui n’ont pas été salariées dans le système formel en ville et quasiment l’ensemble des populations en milieu rural.

Sandrandahy, une économie agricole sous fortes contraintes

9 La commune rurale de Sandrandahy, à peuplement majoritaire Betsileo [5], est située à 270 km au sud de la capitale Antananarivo, dans la région d’Amoron’i Mania, dans la province de Fianarantsoa. La région est confrontée à une grande pauvreté, avec 78 % des habitants vivant en dessous du seuil de pauvreté en 2005 [Instat, 2006]. L’économie de la zone est essentiellement basée sur l’agriculture et en particulier celle du riz, aliment de base de la population. Cette agriculture est soumise à de fortes contraintes, dont la première est la pression foncière. Dans cette zone montagneuse accidentée, les vallées nécessaires à la culture du riz sont étroites, et avec la croissance démographique, les parcelles rizicoles des ménages se réduisent de plus en plus. Les superficies dont disposent les ménages sont très faibles, de l’ordre de 0,30 ha en moyenne par ménage, largement inférieure à la moyenne enregistrée sur le territoire national. Les exploitations sont de petites tailles, avec des techniques de production traditionnelles et faiblement équipées. Des contraintes climatiques  [6] et d’irrigation, associées au manque d’intrants agricoles entravent également la production. Les rendements agricoles de la zone sont faibles et la production, essentiellement vivrière, est avant tout destinée à l’autoconsommation. Plus d’un ménage sur quatre est victime d’insécurité alimentaire, et doit s’acheter du riz pendant une certaine période de l’année pour combler cette insuffisance de la production. La durée de la période de soudure excède six mois pour près de la moitié des ménages. Localement, les opportunités de diversification des activités en dehors du secteur agricole sont rares. Une grande majorité des ménages sont ainsi pauvres, sans grandes ressources monétaires.

Une émigration importante à partir de Sandrandahy

10 La migration à partir de Sandrandahy est essentiellement interne. Les trois quarts des ménages enquêtés sont concernés par la migration d’au moins un de leurs membres et un quart des individus recensés sont concernés par cette forme de migration.

11 Une caractéristique importante de cette migration est que les migrants sont jeunes : 54 % d’entre eux ont moins de 30 ans au moment de l’enquête. On compte moins d’un migrant sur dix âgé de 55 ans et plus. Cette situation concernant la migration des jeunes est commune à de nombreux contextes ruraux. C’est le cas par exemple en milieu rural malien, où les jeunes sont les plus nombreux à venir s’installer les centres urbains, souvent dans le but de se constituer une épargne avant le mariage [Gubert, 2000]. Au Maroc, Hein De Haas [2003] souligne que ce sont en majorité les jeunes adultes, éduqués et ambitieux, qui souhaitent quitter l’agriculture rurale pour la ville. Cette caractéristique des migrants n’est pas sans influence sur la composition de la population qui reste au village.

Vers un vieillissement de la population du village de Sandrandahy ?

12 En considérant la répartition par âge de la population résidente de Sandrandahy, on constate une proportion élevée de jeunes enfants et de personnes âgées. Quarante-huit pour cent des résidents ont moins de 15 ans, et 7 % ont 60 ans et plus  [7]. Plus de la moitié des résidents appartiennent ainsi aux tranches d’âge inactif de la population. Le ratio de dépendance  [8] parmi les résidents de la commune est de 118 : c’est-à-dire 118 personnes appartenant aux tranches d’âge inactif pour 100 personnes actives. Ce ratio est élevé, par comparaison avec la situation dans l’ensemble du pays où l’on compte 101 inactifs pour 100 actifs en milieu rural [Instat, 2006].

Tableau 1

Répartition de la population par grands groupes d’âge selon le statut migratoire des individus (en %)

Statut migratoire
des individus
Résidents (n = 1899)
Migrants de longue
durée (n = 630)
Groupes d’âge
0-14 ans 15-59 ans 60-89 ans Total
47,2 45,9 6,9 100
18,4 78,1 3,5 100
figure im1

Répartition de la population par grands groupes d’âge selon le statut migratoire des individus (en %)


13 On compte 7 % de personnes âgées de 60 ans et plus parmi la population résidant dans la commune de Sandrandahy. Cette proportion est encore inférieure à 10 %, donc on ne peut pas encore parler de population vieillissante, cependant, cette part de personnes âgées est élevée par rapport à la moyenne nationale, qui est de 4 % [Instat, 2006], et elle l’est également par rapport à celle du continent africain qui est de 5 % [Antoine, 2007]. Ce chiffre s’explique par l’absence d’un grand nombre d’individus d’âge actif, partis en migration pour une longue durée. En effet, 78 % des migrants de longue durée appartiennent à la tranche d’âge des 15-59 ans (Tableau 1). Cette migration des « actifs » laisse le village peuplé en majorité par les enfants et les personnes âgées, et tend à « vieillir » la population résidente de « façon artificielle ». Comme le souligne Bruno Schoumaker [2000], la migration des jeunes et des adultes explique souvent les plus fortes proportions de personnes âgées en milieu rural par comparaison avec le milieu urbain.

14 Parmi les personnes âgées de 60 ans et plus, résidant dans la commune de Sandrandahy, on compte une majorité de femmes (54 %). Une majorité de ces personnes âgées sont chefs du ménage dans lequel ils vivent (52 %). Quatre-vingt-cinq pour cent des hommes sont chefs de ménage, contre seulement 22 % des femmes. Une large majorité des hommes âgés sont encore en union (77 %), alors que 53 % des femmes âgées sont veuves ou divorcées. Un tiers des veuves sont chefs de ménage, alors que près de la moitié d’entre elles vit chez un de leurs enfants. Dans le cas de la cohabitation des personnes âgées avec leurs enfants ou petits-enfants, le descendant sera chef du ménage qui l’accueille dans la majorité des cas, rarement le conjoint, il sera de sexe masculin et aîné de la fratrie dans un quart des cas.

15 Plus des deux tiers (64 %) des personnes âgées de 60 ans et plus sont encore actives, n’exerçant plus aucune activité à titre salarié (Tableau 2). La part d’inactifs est plus importante chez les femmes (47 %), que chez les hommes (25 %). Parmi ceux qui travaillent, la majorité travaille dans l’agriculture ou l’élevage (85 % des hommes et 74 % des femmes). Seule une très faible part des personnes âgées continue de pratiquer le salariat agricole. Moins de 10 % d’entre elles se sont salariées comme main-d’œuvre agricole, même de façon ponctuelle au cours des 12 mois précédant l’enquête, alors que cette occupation concerne 43 % de la population adulte âgée entre 15 et 59 ans. La vieillesse qui correspond normalement à une période de cessation des activités ne semble pas ralentir l’activité des résidents de Sandrandahy. Une majorité des individus de 60 ans et plus qui continuent de travailler exerçant une activité secondaire en plus de leur occupation principale (82 %), soit un peu plus que les adultes actifs. Les activités exercées ne sont néanmoins pas les mêmes, les personnes âgées se consacrant à des activités plus sédentaires, comme un petit commerce alors que les adultes effectuent principalement des journées de salariat agricole. Philippe Antoine [2007], en étudiant la place des personnes âgées dans sept capitales d’Afrique souligne aussi le maintien du rôle de principal contributeur des personnes âgées au sein des ménages, ces dernières étant obligées de continuer à travailler dans un contexte économique particulièrement défavorable pour les jeunes.

Tableau 2

Répartition des individus de 15 ans et plus par grands groupes d’âge et selon les caractéristiques de leur activité (en %)

Caractéristiques de l’activité 15-59 ans 60 ans et plus
Statut d’activité
Proportion d’actifs 83,9 63,6
n (885) (132)
Secteur de l’activité principale
Enseignement, administration, santé 0,8 0
Agriculture, élevage 75,5 82,1
Salariat agricole 7,1 2,4
Commerce 3 2,4
Artisanat, bâtiment 6,7 11
Transport, industrie 0,5 0,0
Services : blanchisserie, domesticité 3,2 1,2
Ne sait pas 3,2 0,0
Total 100 100
n (738) (84)
Proportion de personnes exerçant une activité secondaire 76,5 82,1
n (738) (84)
Proportion de personnes ayant pratiqué du salariat agricole occasionnel 43,3 9,5
n (738) (84)
figure im2

Répartition des individus de 15 ans et plus par grands groupes d’âge et selon les caractéristiques de leur activité (en %)


Les arrangements de résidence pour permettre le départ des candidats à l’émigration

16 L’analyse de la composition des ménages de Sandrandahy montre que ceux ayant des membres en migration ont une forme de cohabitation différente des autres. L’importance de la cohabitation, comme traduisant une réalité sociale et économique a été soulignée par Marc Pilon [2004], qui affirme que le regroupement d’individus pour habiter ensemble ne relève pas du hasard  [9].

17 On compte en moyenne 5,7 individus par ménage à Sandrandahy. Ce chiffre est élevé par comparaison avec une moyenne régionale de 5 individus par ménages dans le District de Fandriana, et une moyenne nationale de 5,4 individus par ménages en 2004 [Instat, 2006].

18 À Madagascar, que ce soit en milieu urbain ou en milieu rural, on note une prépondérance des ménages nucléaires, composés essentiellement des deux conjoints et de leurs enfants non mariés. Dans l’agglomération d’Antananarivo, Nicolas Razafindratsima dénombre 66 % des ménages qui sont de forme nucléaire stricte en 1997 [Razafindratsima, 2005]. Cette proportion se rapproche des chiffres relatifs à l’ensemble du pays, à la même période, où environ deux tiers des ménages sont composés uniquement des deux parents et de leurs enfants encore célibataires [Instat, 1997]. Madagascar se différencie ainsi des autres pays africains où la structure familiale étendue est la plus courante [Pilon, 2000 ; Locoh, 1988]. Au Sénégal et en Côte d’Ivoire, plus de 60 % des ménages sont composés de membres de la parenté élargie. Dans le contexte culturel malgache, le maintien du fihavanana [10], concept d’entraide mutuelle régissant les relations sociales dans la communauté, nécessite paradoxalement le maintien d’une certaine distance avec la famille, qui se traduit dans la pratique par l’évitement de la cohabitation. Le regroupement des membres de la famille étendue dans un même logement est socialement décrié, car il mettrait à mal les bonnes relations intrafamiliales du fait de la promiscuité, et est déconseillé par une profusion de proverbes  [11]. De ce fait, il est plutôt rare dans la société malgache.

19 La migration de longue durée, avec des absences de plus de 6 mois, semble induire des modifications dans la structure des ménages à Sandrandahy. Pour les ménages non impliqués dans cette forme de migration, la part de ménages nucléaires (70 %) se rapproche de la moyenne nationale malgache. Les foyers comportant des migrants durables sont plus nombreux à appartenir à la catégorie des ménages élargis (51 %), comme l’indique le tableau 3. Parmi les ménages comportant des migrants de longue durée, 34 % sont des ménages à trois générations, élargis aux petits-enfants et aux conjoints des enfants du chef de ménage, et 17 % sont élargis à d’autres membres, tels que les enfants des collatéraux du couple ainsi que des membres de la belle famille.

Tableau 3

Répartition des ménages selon leur structure et leur implication dans la migration (en %)

Structure des ménages Implication dans la migration
de longue durée
Sans
migrants
Avec
migrants
Ensemble
Ensemble des ménages
Forme nucléaire
Étendu aux petits-enfants et/ou aux conjoints
des enfants
Étendu à d’autres membres
Total
n
Ménages sans personnes âgées
Forme nucléaire
Étendu aux petits-enfants et/ou aux conjoints
des enfants
Étendu à d’autres membres
Total
n
Ménages dirigés par personne âgée
Forme nucléaire
Étendu aux petits-enfants et/ou aux conjoints
des enfants
Étendu à d’autres membres
Total
n
Ménages accueillant des personnes âgées
Nucléaire
Étendu aux petits-enfants et/ou aux conjoints
des enfants
Étendu à d’autres membres
Total
n
69,8
11,6
18,6
100
(129)
84,6
5,8
9,6
100
(104)
15,4
56,5
28,1
100
(13)
0
8,3
91,7
100
(12)
49
34
17
100
(206)
65,2
25
9,9
100
(132)
26,3
66, 4
12,7
100
(57)
0
11,8
88,2
100
(17)
57
25,4
17,6
100
(335)
73,7
16,5
9,8
100
(236)
22,9
62,9
14,3
100
(70)
0
10,3
89,7
100
(29)
figure im3

Répartition des ménages selon leur structure et leur implication dans la migration (en %)


20 Par ailleurs, plus de quatre ménages étendus aux petits-enfants ou aux conjoints des enfants sur cinq comptent des migrants durables, contre seulement la moitié des ménages nucléaires et deux tiers des ménages étendus aux autres membres.

21 Ce changement observé dans la composition des ménages concernés par la migration de longue durée suggère que l’absence de certains membres conduit ceux qui restent au village à cohabiter ensemble, alors qu’ils auraient en temps normal appartenu à des ménages différents.

22 Des différences non négligeables apparaissent également dans la structure des ménages, selon la présence ou non de personnes âgées de 60 ans et plus en leur sein. Peu de ménages comptant des personnes âgées sont sous forme nucléaire. De façon générale, la proportion de ménages élargis est plus élevée chez les ménages impliqués dans la migration, mais la différence est surtout importante chez les ménages dirigés par des personnes âgées, où cette part dépasse les deux tiers des ménages parmi ceux qui comptent des migrants.

23 Il apparaît ainsi que la migration donne lieu à des arrangements de résidence entre les membres d’une famille. Pour permettre le départ des adultes en migration, conjoints et enfants sont souvent laissés aux soins de membres de la famille proche. La situation familiale des individus figure parmi les déterminants importants de la migration au départ de Sandrandahy et le fait d’être chef de ménage, avec une famille à charge, limite le risque de départ en migration de longue durée [Rakotonarivo, 2008]. Les personnes mariées et ayant des enfants à charge ont davantage de difficultés à laisser leurs dépendants derrière eux, et le moyen leur permettant de quitter leur foyer est l’organisation de cette forme particulière de cohabitation. Au moment de l’enquête, 15 % des migrants de longue durée ayant une famille à charge avaient l’ensemble de leurs dépendants restés au village. Les jeunes parents qui migrent confient généralement leurs enfants aux grands-parents, ceci explique la proportion élevée de ménages élargis aux petits-enfants chez les foyers comportant des membres âgés. Les petits-enfants sont majoritaires parmi les membres accueillis au sein de ces ménages élargis, représentant deux tiers de ces nouveaux membres. Seulement 10 % de ces membres accueillis sont des neveux et des nièces confiés par leurs parents à leurs oncles ou tantes qui restent au village, ou d’autres membres de la parenté. La présence de personnes âgées au sein du ménage facilite cet arrangement de résidence. En effet, en dessous d’un certain âge, les parents des candidats à l’émigration sont encore en activité et beaucoup émigrent eux aussi. Ils ne sont ainsi pas toujours disposés à revenir au village pour garder leurs petits-enfants. Seuls les parents déjà âgés et définitivement de retour au village sont disponibles pour accueillir et prendre en charge d’autres membres de leur famille.

24 Le regroupement des ménages sous cette forme élargie permet la migration en permettant à certains membres de quitter le village sans remettre en cause l’équilibre du ménage. Dans la vallée du Todgha, en milieu rural marocain, Hein De Haas [2003] montre que le maintien des structures familiales étendues permet de garantir la sécurité des femmes et des enfants, en les confiant aux parents ou aux frères du mari migrant. Ainsi, la migration est souvent liée à des aménagements dans la structure familiale, que ce soit dans sa forme ou dans les rôles occupés par les membres, en raison de l’absence plus ou moins durable d’un membre important de cette structure, afin d’en assurer la stabilité. Le changement dans la composition des ménages à Sandrandahy vient alors appuyer l’hypothèse de la migration comme stratégie établie au sein d’une famille élargie. Les enfants étant confiés à des membres de la famille pour permettre le départ des parents, les membres non migrants participent au projet migratoire par cette forme de cohabitation et la prise en charge de ces nouveaux membres du ménage.

25 Les entretiens réalisés auprès des familles de migrants ont montré un grand nombre de ménages ayant choisi cet arrangement de résidence. C’est le cas de Rami, 66 ans, qui vit avec sa femme et quatre de ses petits-enfants. Ses six enfants, déjà adultes, sont en migration depuis plusieurs années, avec leurs conjoints respectifs. Deux d’entre eux, partis à Mananjary, dans l’ouest de l’île pour travailler le bois dans une zone forestière, ont confié leurs enfants à leurs parents. Le plus âgé des petits-enfants dont Rami s’occupe a 18 ans, et le plus jeune seulement un an. Selon lui, la décision de les laisser a été prise par leurs parents en raison de leur indisponibilité à prodiguer les attentions et soins nécessaires aux enfants, du fait de fortes contraintes liées à leur rythme de travail, mais également en raison de contraintes liées à la santé et à la scolarisation des enfants dans une zone de forêt hostile et isolée. La présence de Rami et de sa femme a ainsi permis à leurs deux enfants de migrer, sans mettre en danger l’équilibre du quotidien de leurs petits-enfants.

L’insertion dans le réseau migratoire : l’influence des raiamandreny [12]

26 Une autre forme de participation de la famille et de la communauté dans le processus de migration est le recours à de diverses relations sociales pour faciliter le départ et l’installation des migrants. En effet, la migration qu’elle soit une stratégie de diversification des activités ou un moyen d’augmenter les revenus des ménages comporte une part de risque non négligeable, du fait qu’elle implique un déplacement des activités dans un environnement nouveau, inconnu et donc incertain. Les déficiences du marché du logement et de l’emploi, particulièrement fortes dans les pays en développement, accroissent les coûts liés à la migration. Le recours à certaines relations sociales est ainsi nécessaire pour une grande majorité de candidats à la migration. Ces relations sociales constituent le « réseau migratoire » de l’individu, c’est-à-dire l’ensemble des liens interpersonnels qui le lient à des migrants et des non-migrants, à la fois dans les espaces d’origine et de destination, à travers les liens de parenté, d’amitié, et une origine communautaire partagée, dont il va pouvoir disposer pour faciliter son départ et son installation [Massey et al., 1993].

27 Ces réseaux servent de support informationnel et matériel en facilitant l’arrivée et l’insertion des nouveaux migrants. Il peut s’agir de simples informations sur la disponibilité des logements, les offres de travail et les opportunités d’affaires, permettant d’éclairer la décision du migrant [Waldinger, 1997], qui peut ainsi estimer sa capacité à supporter, seul ou non, les coûts induits par le déplacement et l’installation, et évaluer d’avance le type de difficultés qui peuvent survenir. Une assistance matérielle peut également être fournie par les relations du candidat à l’émigration. Celle-ci peut se manifester par une assistance financière, dans la prise en charge des frais liés au départ ou à l’installation, ou tout simplement par une assistance logistique, allant de la récupération du migrant au point d’arrivée au lieu de destination, à la fourniture d’un logement et de nourriture, de vêtements et d’argent, jusqu’à l’aide pour la recherche d’un emploi. Le support apporté à la recherche d’un emploi montre la force des réseaux migratoires, en particulier quand ceux-ci arrivent à aménager une niche d’emploi au sein de laquelle les membres de leur communauté pourront facilement s’insérer [Waldinger, 1994]. D’autres types d’aide peuvent également être apportés, comme les activités qui aident le migrant à surmonter son ignorance des coutumes, des lieux et autres faits au sujet de la nouvelle communauté ainsi que des activités l’aidant à créer de nouveaux liens sociaux sur le lieu de destination [Choldin, 1973].

Tableau 4

Répartition des migrants selon la source du soutien reçu dans la recherche d’un travail à destination et selon la composition de leur ménage d’origine en (%)

Source
du soutien
Issus
de ménages
sans membres
âgés
Issus
de ménages
avec membres
âgés
Ensemble
Membre de la famille
à destination
61,9 49,3 56,5
Membre de la famille au village 10,8 9,7 10,3
Voisin au village 7,7 7,1 7,5
Simple connaissance 4,4 19 10,6
Autre (employeur, association) 5,3 12,3 8,3
N’a pas reçu de soutien 9,9 2,6 6,8
Total 100 100 100
N (362) (268) (630)
figure im4

Répartition des migrants selon la source du soutien reçu dans la recherche d’un travail à destination et selon la composition de leur ménage d’origine en (%)


28 Une large majorité des migrants durables originaires de Sandrandahy a bénéficié du support de relations sociales dans la recherche d’un travail à destination. Les membres de la famille, qu’ils soient résidents au village ou établis en migration, sont les principales sources de soutien (Tableau 4). Les migrants issus de ménages d’origine comptant des personnes âgées sont plus nombreux à pouvoir accéder à des réseaux extérieurs à la famille et au voisinage. Vingt pour cent d’entre eux ont bénéficié de l’aide de connaissances non familiales, contre moins de 5 % pour les autres migrants. Douze pour cent d’entre eux ont également reçu un appui d’autres types de relations, comme un futur employeur ou des membres d’une association de migrants contre 5 % des migrants non issus de foyers avec des personnes âgées.

29 En effet, si le réseau migratoire est un support important pour la migration, y accéder n’est pas donné de la même manière à tous. Les candidats à l’émigration doivent pouvoir « pénétrer » le réseau migratoire, en se connectant à des personnes qui en font déjà partie et qui ont accès aux ressources du groupe, en mobilisant leur « capital social » [Woolcock, 2001 ; Potot, 2006]. Les ressources dont le migrant pourra bénéficier et donc l’efficacité du soutien qu’il pourra recevoir dépendront de la qualité de ce capital [Espinosa et Massey, 1997]. En effet, la solidarité au sein du réseau n’est pas distribuée uniformément entre tous et différents degrés d’intégration existent, déterminant des accès différents au capital social. Selon le rôle et la marge de manœuvre de chaque acteur au sein du réseau, et la nature des liens que le candidat à l’émigration entretient avec lui, son accès aux ressources qui sont distribuées au sein des réseaux peut varier, et ainsi être plus ou moins libre, plus ou moins complet.

30 C’est ainsi que Dany Miary, 55 ans, a pu être recruté dans un réseau de commerçant dans le nord de Madagascar, dans les années 1980. Ce réseau était pourtant fermé, accessible uniquement aux membres de la famille proche ou éloignée d’Hélène, la « pionnière », celle qui avait découvert la destination et la filière d’activité. Son père, un vieil homme respectable, qui participait depuis des années à la vie sociale de leur quartier, s’est alors porté garant de lui auprès d’Hélène. Elle a ainsi accepté d’emmener Dany Miary pour travailler dans le commerce avec elle, la caution de ce raiamandreny équivalant pour elle à la même garantie de confiance que si elle avait emmené quelqu’un de sa famille. Fermer le réseau aux personnes extérieures est une manière de protéger les ressources du réseau, mais c’est également un moyen de contrôler la conduite de chaque membre. Le contrôle du migrant, pour s’assurer qu’il se conforme aux règles internes du réseau, et qu’il ne cherche pas sont propre profit au détriment de celui des autres membres est nécessaire. Dans le cas de Dany Miary, celui-ci est assuré par la parole donnée par son raiamandreny, qui s’assurera lui-même de la bonne conduite de son fils. Un certain nombre de migrants accèdent ainsi aux ressources de divers réseaux de cette manière, sans forcément avoir de lien de parenté ou d’autres types de liens forts avec les membres.

31 À Sandrandahy, le réseau social des personnes âgées est beaucoup plus étendu et plus large que celui des jeunes, du fait de leur ancienneté et également de leur expérience migratoire antérieure  [13]. Il s’étend souvent en dehors des seules limites villageoises et familiales. Leur influence, en tant que raiamandreny ou notable de la communauté villageoise et leur statut valorisé par l’âge et la respectabilité, leur confèrent une capacité de mobilisation efficace de leurs relations sociales. Ce statut et la confiance leur permettent souvent d’obtenir diverses faveurs auprès de voisins, d’amis, ou d’autres connaissances, ce qui facilite l’accès des migrants de leur famille à des ressources extérieures. Il est certain que le réseau ne peut pas se fonder uniquement sur la parenté proche, comme la famille nucléaire ou le ménage. Un tel cas de figure limiterait énormément ses capacités de mobilisation de ressources, ainsi que ses facultés d’expansion. L’efficacité d’un réseau de migration repose sur les relations secondaires ou distantes. Mark Granovetter [1983] parle ainsi de la force des liens faibles, les relations distantes étant celles qui vont permettre l’expansion rapide du réseau. Ainsi, près d’un tiers des migrants de Sandrandahy, issus de ménages comptant des raiamandreny ont pu trouver du travail grâce à un soutien extérieur au réseau habituel que sont la parenté et le voisinage. Des tractations ont lieu entre les membres des réseaux de migration déjà établis, et les familles candidates à l’émigration. La parenté est souvent le fondement de cette migration en chaîne, les liens familiaux étant souvent privilégiés dans le choix des nouveaux migrants. Cependant, les raiamandreny peuvent user de leur influence au sein de la communauté pour placer leurs enfants ou petits-enfants dans ces réseaux, en dehors de tout lien de parenté.

Le soutien financier des migrants à leur famille restée au village

32 Une forme importante de la solidarité entre migrants et familles, renforçant la thèse de la dimension familiale de la migration à partir de Sandrandahy, concerne cette fois l’aide financière apportée par les migrants à leur famille restée au village.

33 En effet, 40 % des migrants de longue durée ont aidé financièrement leur ménage d’origine au cours des 12 mois précédant l’enquête, et 48 % des ménages ont bénéficié de ces transferts  [14]. Le montant moyen transféré s’élève à 115 900 ariary  [15] par migrant, et chaque ménage a reçu en moyenne 230 100 ariary  [16]. Nicolas Razafindratsima [2005], dans son étude sur les différentes formes de solidarités dans l’agglomération d’Antananarivo, montre une forte participation des Tananariviens aux transferts inter-ménages. 62 % des ménages de la capitale ont reçu des transferts, qu’ils soient monétaires ou en nature, au cours de l’année 1997. Un ménage recevait en moyenne 193 000 fmg, soit 38 600 ariary. Les ménages de Sandrandahy reçoivent ainsi environ 6 fois plus que les ménages d’Antananarivo. Ceci montre l’importance de l’aide financière apportée par les migrants à leur ménage d’origine dans la commune.

Tableau 5

Proportion de ménages recevant des remises migratoires (en %) et montant moyen de transferts reçus  [17] (en milliers d’ariary) par les ménages selon les caractéristiques des ménages

Caractéristiques du ménage Taux de
réception
(%)
Montant moyen
(milliers
d’Ariary)
n
Âge du chef de ménage
Moins de 30 ans 42,9 251,1 21
30-59 ans 46,3 229,4 246
60 ans et plus 55,9 227,4 68
Sexe du chef de ménage
Homme 45 240 258
Femme 58,4 204,6 77
Statut matrimonial
Seul 52,5 189 99
En union 46,2 249,7 236
Présence de dépendants de migrants
Oui 67,6 251,6 230
Non 39,1 213,2 105
Nombre de migrants
1 50 289,9 20
2 à 4 47,7 213,3 197
5 et plus 48,3 119,9 118
Présence d’un parent âgé au sein du
ménage
Oui 51,6 231,1 236
Non 46,4 229,6 99
Quartile de superficies de rizières
possédées
1er quartile 50,5 223,1 101
2e quartile 49,3 283,3 69
3e quartile 51,6 225,9 97
4e quartile 38,2 202,1 68
Choc agricole lors de la dernière
campagne
Oui 45,6 209,4 204
Non 51,9 258,5 131
Nombre de cérémonies traditionnelles
où le ménage a payé un écot
0 à 9 48,2 174,9 85
10 à 14 50 206 66
15 à 24 50,4 200,5 117
25 et plus 41,8 200 67
figure im5

Proportion de ménages recevant des remises migratoires (en %) et montant moyen de transferts reçus  [17] (en milliers d’ariary) par les ménages selon les caractéristiques des ménages



34 Les ménages qui sont dans une certaine situation de vulnérabilité, ceux dont le chef est âgé, n’a pas de conjoint ou est de sexe féminin, sont plus nombreux à être soutenus par les migrants (Tableau 5). La présence de dépendants de migrants dans le ménage apparaît comme déterminant : la part des ménages comptant des conjoints ou des enfants de migrants qui ont bénéficié de remises migratoires est presque le double de celle des autres ménages. Le montant moyen reçu est également plus élevé. La présence d’un membre âgé de plus de 60 ans semble également influencer la propension à recevoir une aide. Le nombre de migrants issus du ménage n’influence pas la proportion de ménages bénéficiaires, mais elle joue en revanche sur les sommes reçues. Le montant moyen reçu de chaque migrant diminue chez les ménages qui comptent davantage de migrants, passant de double au simple, de 289 900 à 119 900 ariary.

35 Les caractéristiques économiques du ménage, comme la superficie de rizières possédées, qui est un indicateur important de la capacité de production de chaque ménage ainsi que l’exposition à un choc qui a endommagé les récoltes durant la campagne précédente jouent également sur la part de ménages ayant reçu des transferts. Cette part est plus faible chez les ménages les mieux dotés en terre, appartenant au dernier quartile des superficies possédées, et chez les ménages qui n’ont subi ni inondation ni sécheresse sur leurs parcelles.

36 L’importance des obligations sociales auxquelles le ménage est soumis, estimée ici par le nombre annuel de cérémonies traditionnelles auquel le ménage a été convié, et où il a payé un écot influence négativement la proportion de ménages bénéficiaires de transferts : seulement 42 % de ceux qui ont le plus d’invitations ont reçu une aide financière de la part des migrants, contre près de 50 % des ménages qui sont moins invités.

L’entretien du patrimoine familial par les parents âgés

37 Un quatrième aspect de la dimension familiale de la migration à Sandrandahy, concerne la prise en charge, par les parents qui restent au village, des diverses obligations sociales et patrimoniales des migrants.

38 Le fihavanana[18], précepte de base régissant les relations sociales impose diverses obligations à tout un chacun, obligations difficilement compatibles avec l’absence liée à la migration. Visites mutuelles aux membres de la parenté, présence aux diverses cérémonies religieuses et coutumières du village, participation financière aux divers évènements heureux ou malheureux qui affectent un membre de la communauté ou entretien du patrimoine familial, incluant la terre, les rizières et les maisons, différentes charges sociales incombent à chaque membre de la communauté. Leur accomplissement est nécessaire, pour garantir à la fois la place et le patrimoine de chaque individu au sein de la communauté villageoise, en tant que membre actif de cette communauté, mais également pour garantir son droit d’accès à la succession de ses parents.

39 En effet, posséder la terre et les rizières implique non seulement des droits de jouissance des fruits de ces derniers, mais également des obligations, celles de s’acquitter de charges sociales, destinées à maintenir le statut des ascendants, anciens propriétaires [Ottino, 1998]. Le patrimoine est indissociable d’obligations sociales car étroitement lié au statut social de celui qui le possède. L’héritage est l’anaran-dray [19], qui est constitué des biens matériels et également d’un capital symbolique évoquant le statut social, la position occupée, la bonne réputation ainsi que l’image, capital transmis aux héritiers par leurs ancêtres. La participation active à la vie sociale et communautaire, par la présence, l’entraide et surtout le soutien financier, permet de perpétuer ce capital et de maintenir le prestige des ascendants, et fait donc partie des exigences d’accès à l’héritage. La répartition des biens peut être inégale, pour favoriser celui qui s’en occupera et exercera les responsabilités liées au patrimoine [Razafintsalama, 2004]. Les héritiers non-résidents voient ainsi diminuer leurs chances d’accéder au patrimoine, car la propriété et le bénéfice des terres vont souvent aux résidents qui conservent le bénéfice et le revenu des terres, en contrepartie des charges et obligations qu’ils y assument [Ottino, 1998].

40 Ce système particulier de succession est à la source d’arrangements entre migrants et sédentaires, pour la gestion collective de l’héritage et du statut familial. La présence physique sur les terres et la charge de la mise en valeur des terres, ainsi que la présence aux diverses cérémonies auxquelles la famille est invitée est souvent laissée aux résidents, et généralement, elle est assurée par les membres de la famille déjà âgés. Ceux-ci s’occupent matériellement des biens composant le patrimoine familial, et représentent également les absents aux diverses cérémonies coutumières où leur présence est souhaitée, tandis que les migrants ont la charge de les soutenir financièrement pour réaliser ces diverses tâches. En effet, la migration a souvent comme objectif de dégager les liquidités nécessaires aux diverses charges financières imposées par le fonctionnement du groupe social [Rakotonarivo, 2008]. Les aînés, trop âgés pour assurer la partie financière de l’engagement, se chargent de la mise en valeur des terres, des rizières et des maisons. Une division du travail a ainsi lieu entre migrants et sédentaires, chacun assumant ainsi une partie de la charge, cet arrangement permettant à chacun de garder ses droits sur l’héritage. Cette situation est courante et c’est d’ailleurs celle qui permet aux migrants de gagner l’adhésion des membres de leur famille autour de leur projet de départ.

41 Joseph, un migrant de 38 ans, a la charge du patrimoine ancestral avec son oncle, frère aîné de son père. Ce dernier est lui aussi un ancien migrant, mais il est rentré au village à la mort du père de Joseph. C’est le patriarche de la famille, qui à 78 ans, après 40 ans passés dans les plantations de tabac dans l’ouest de Madagascar, est rentré au village. C’est lui qui assume aujourd’hui la réalisation des travaux agricoles, des réparations de la maison et du tombeau, ainsi que la représentation de la famille aux diverses fêtes. En contrepartie, Joseph a l’obligation d’envoyer en temps et en heure l’argent nécessaire aux besoins qui peuvent apparaître dans ces différents cadres. Au décès du père de Joseph, l’oncle a choisi de rentrer, à la place de son neveu, plus jeune et plus à même de gagner plus d’argent dans l’Ouest. Pour l’instant, il continue d’assurer l’entretien du patrimoine, libérant Joseph de l’obligation de retourner vivre au village. Un jour, quand il décédera, Joseph sera contraint de rentrer, pour à son tour prendre en charge ces obligations familiales.

42 Nombreux sont les migrants de Sandrandahy qui se trouvent dans le cas de Joseph. La présence d’un parent âgé au village leur permet de se libérer de cette obligation de présence. Un échange intervient alors entre le migrant et ce parent, le migrant soutient financièrement ce dernier, tandis qu’il s’occupe du patrimoine et de la position sociale de la famille. Ceux qui ne peuvent compter sur personne pour les suppléer dans les charges qui leur incombent au village sont contraints de rentrer, de renoncer à migrer ou alors de renoncer complètement à leur héritage dont ils ne peuvent s’occuper. Encore une fois, les parents âgés viennent permettre la migration des membres de leur famille, et les départs ne sont possibles que dans le cadre d’une entraide et d’une coopération familiales.

Conclusion

43 La participation des membres de la famille du migrant à la continuité de son projet témoigne de la dimension familiale de la migration partir de Sandrandahy. Le soutien apporté par les personnes âgées est déterminant, dans la mesure où, en leur présence, des arrangements de résidence sont possibles afin que le migrant puisse quitter le village en leur confiant leurs dépendants. De plus, elles peuvent remplacer le migrant dans les diverses obligations sociales et patrimoniales qui lui incombent, ce lui qui permet de garder ses droits sur l’héritage malgré son absence. Les parents âgés sont également une ressource non négligeable, dans la mesure où ils ouvrent l’accès au migrant à un réseau social large, dont ils peuvent profiter pour leur ancrage sur le lieu de destination.

44 La situation migratoire fait ainsi émerger des mécanismes de solidarité et d’entraide entre les générations et éclaire un aspect peu connu des relations intergénérationnelles. La vieillesse n’est pas une période où les parents âgés sont de simples charges, se reposant simplement sur leurs descendants pour vivre. Les personnes âgées sont des acteurs à part entière du processus de migration, et la solidarité est réciproque entre elles et les migrants. Leur mobilisation permet aux jeunes d’émigrer. De différentes façons, ces derniers s’appuient sur les plus âgés pour que leur départ soit possible. En retour, les transferts issus de la migration permettent aux jeunes de soutenir leurs parents, qui comptent sur cet appui financier pour assurer leur survie et garantir le maintien du statut social familial dans l’environnement économique défavorable de Sandrandahy. La migration s’inscrit ainsi dans une véritable stratégie familiale, dans laquelle les personnes âgées ont un rôle non négligeable, et dont les bénéfices ne se limitent pas aux seuls migrants, mais sont partagés dans l’ensemble de la famille.

Notes

  • [*]
    Post-doctorante, Centre de Recherche en Démographie et Sociétés, Université Catholique de Louvain.
  • [1]
    Sagesse malgache : « Ny zanaka no voalohan-karena ».
  • [2]
    Zone géographique montagneuse du centre de Madagascar, où l’altitude se situe entre 800 et 2 000 m. Elle est formée par des plateaux nivelés par l’érosion, aux aspects très contrastés, avec des collines arrondies, des falaises abruptes et des volcans éteints, le tout sillonné de routes en lacets. Elle comprend l’Imerina au nord, peuplé principalement de Merina et la partie nord de la province de Fianarantsoa au sud, principalement celle qui est occupée par les Betsileo. Les Hautes Terres sont également désignées par l’expression « Hauts Plateaux ».
  • [3]
    Près d’un ménage sur sept a ainsi été enquêté, le nombre de ménages de la commune ayant été estimé à 2 300 l’année de l’enquête.
  • [4]
    Littéralement, « contrepartie pour avoir transporté l’enfant sur son dos ».
  • [5]
    Groupe de population implanté dans la partie sud des Hautes Terres centrales de Madagascar.
  • [6]
    L’alternance entre une saison sèche où l’irrigation est indispensable, qui cause souvent des sécheresses sur les parcelles à flanc de colline, et une saison humide, où l’abondance de l’eau cause de fréquentes inondations en plaine expose l’agriculture à d’importants risques climatiques, qui affectent souvent les récoltes.
  • [7]
    Le choix de l’intervalle des 15-60 ans pour délimiter les actifs potentiels s’explique, d’une part par l’âge minimum légal d’accès au travail qui est fixé à 15 ans à Madagascar (Loi 2003-044 portant Code du Travail) et par l’âge moyen à la retraite dans le secteur formel qui est de 60 ans (Instat, 2006).
  • [8]
    Le ratio de dépendance est calculé en rapportant le nombre de personnes appartenant aux tranches d’âge des inactifs (moins de 15 ans et plus de 60 ans) à celui des personnes d’âge actif, et en multipliant le résultat par 100.
  • [9]
    Il existe plusieurs types de familles [0]. La famille nucléaire est le noyau familial primaire, composé des deux parents et de leurs enfants, incluant également les enfants adoptés. Au-delà, on parle de famille élargie, et ce terme comprend les familles de trois générations, qui font cohabiter grands-parents, parents et enfants, les familles de parenté, dans lesquelles des personnes liées par des liens de parenté plus étendus font partie du ménage [Adegboya et al. 1997].
  • [10]
    La racine du mot fihavanana est havana qui signifie « parent » ou « parenté ».
  • [11]
    « Havan-tiana tsy iaraha-monina » : On ne cohabite pas avec les membres de la parenté que l’on apprécie, que l’on aime (si on veut garder des liens cordiaux avec eux). « Izay mahavangivangy tiankavana » : Celui qui rend fréquemment visite aux membres de sa famille est apprécié d’eux (et non pas celui qui vit avec eux).
  • [12]
    Raiamandreny : littéralement « parent ». Ce mot désigne une personne d’un certain âge, considérée comme notable, respectée et influente au sein d’une communauté, à laquelle les membres ont souvent recours pour des conseils, des règlements de litige, etc. À Madagascar, l’âge confère une notabilité certaine pour autant que la personne n’ait pas précédemment eu une conduite répréhensible.
  • [13]
    69 % des personnes âgées sont d’anciens migrants qui sont revenus vivre au village.
  • [14]
    La période de référence considérée pour les transferts reçus par les ménages correspond également aux 12 mois précédant l’enquête.
  • [15]
    1 euro valait environ 2500 ariary en juin 2007, date de l’enquête.
  • [16]
    Soit environ 92 euros. Le kilogramme de riz, qui est l’aliment de base, vaut environ 40 centimes d’euros, le kilogramme de viande environ 2 euros. Le salaire moyen mensuel d’un domestique en ville est d’environ 15 euros et celui d’un cadre dans le secteur privé est de 120 euros.
  • [17]
    Il s’agit des montants reçus par les ménages récipiendaires au cours des 12 mois précédant l’enquête.
  • [18]
    Relations de fraternité et d’amitié, qui unissent les personnes liées par un lien de sang et d’alliance, et également les personnes qui partagent la même zone de résidence.
  • [19]
    Littéralement, le « nom du père » ou le « statut du père ».
Français

À Sandrandahy, zone rurale pauvre des Hautes Terres de Madagascar, la migration favorise l’émergence de solidarités entre parents âgés et migrants, mettant en lumière le rôle important des personnes âgées restant au village. Ces dernières sont des acteurs à part entière du processus de migration, et leur rôle est incontournable à la fois pour permettre le départ en migration et assurer la continuité des activités du ménage en l’absence des jeunes et des adultes. Des arrangements de résidence sont conclus entre les migrants et leurs parents âgés, et ces derniers sont au cœur des tractations menées auprès des membres de la communauté, afin de rendre les ressources du réseau migratoire communautaire accessibles aux candidats à l’émigration. D’autre part, les personnes âgées sont celles à qui incombent l’exploitation des terres, l’entretien du patrimoine et le maintien du prestige social des familles en l’absence des adultes et des jeunes qui émigrent. Ces derniers les soutiennent financièrement dans ce rôle à travers des transferts monétaires à destination de ces parents âgés. Cette entraide mutuelle, dans le cadre de la situation migratoire, met à jour un des aspects de la solidarité intergénérationnelle en milieu rural malgache.

Mots-clés

  • Migration
  • Solidarité
  • Personnes âgées
  • Structure familiale
  • Transferts migratoires
  • Obligations sociales
  • Réseau social

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Andonirina Rakotonarivo [*]
  • [*]
    Post-doctorante, Centre de Recherche en Démographie et Sociétés, Université Catholique de Louvain.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.053.0111
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