CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le 13 février 2008, les populations autochtones [1] australiennes ont connu un événement décisif de leur histoire quarante-et-un ans après leur inclusion dans le recensement qui sanctionnait leur accès aux droits de tout citoyen de ce pays. Elles viennent en effet d’obtenir officiellement des excuses de la part du nouveau gouvernement fédéral pour l’ethnocide qu’elles subissent depuis le début de la colonisation britannique en 1788. À travers ce « sorry » collectif à forte connotation symbolique, il est notamment question de reconnaître le traumatisme généré par le processus d’enlèvement systématique d’enfants métis, connu sous l’expression de « générations volées » [HREOC, 1997], du début du xxe siècle jusqu’à la fin des années 1970. Plus récemment, les décisions gouvernementales relatives au « problème aborigène » au cours des trois mandats successifs du conservateur John Howard (1996-2007) avaient sévèrement malmené la politique dite d’autodétermination et le dessein d’une réconciliation, envisagés conjointement il y a une trentaine d’années. L’arrivée au pouvoir de l’opposition en novembre 2007 représente un véritable espoir pour les Aborigènes et les Insulaires du détroit de Torres qui ont toujours démontré d’extraordinaires ressources d’adaptation en dépit des entreprises d’oppression dont ils sont l’objet depuis plus de deux siècles.

2Au sein de ces débats politiques, les Aborigènes ont vu leurs cultures constamment redéfinies par les colons et les générations d’Australiens « blancs » qui leur ont succédé. Les catégories Aborigène [Aboriginal] et Autochtone [Indigenous] qui subsument la diversité linguistique et culturelle des sociétés autochtones existant à l’arrivée de ces derniers mais aussi la pluralité des situations d’interaction avec eux, en sont elles-mêmes des produits. Dans un mouvement de résistance à ces identités assignées, un leadership politique aborigène s’est constitué dans les années 1970 autour d’une appropriation militante de cette terminologie et du projet social de l’autodétermination, associée à une tentative de redynamisation culturelle que l’on retrouve chez d’autres minorités autochtones du Pacifique. L’Aboriginalité est alors devenue une source de fierté, et la reconnaissance de l’impact des « générations volées » a encouragé de nombreux métis à se livrer à une quête de leurs origines. Aujourd’hui confrontée à la persistance de nombreux fléaux socio-sanitaires, une nouvelle génération de militants poursuit énergiquement l’action des premiers, en menant des actions aux niveaux local, régional, national et même international afin de sensibiliser l’opinion publique à leurs problèmes et de faire pression sur le gouvernement [Glowczewski, 2007 : 22].

3Parmi ces fléaux, le sida – encore souvent taxé de « maladie de l’homme blanc » – a progressivement pris de l’ampleur et contribué à la visibilité et à la stigmatisation de certains Aborigènes qui ont des relations affectives et sexuelles aujourd’hui considérées comme transgressives [2]. Ils devinrent les grands oubliés de cette redéfinition identitaire, alors même qu’ils furent souvent les premiers à questionner le fonctionnement de leurs cultures et institutions et l’avenir de celles-ci dans leur rapport avec la société des « Blancs ». Un des volets de cette situation paradoxale s’éclaire quelque peu une fois identifiés les impératifs et les impasses du multiculturalisme australien, au sein duquel la résistance autochtone reste largement dépendante de la culture qui attire la compassion du public, à savoir : une version épurée, à la fois obsolète et atemporelle, de la « tradition », refaçonnée par les colons au cours du xxe siècle [3], autrement dit vidée de son contenu prétendument « immoral » et définie conformément à l’hétérosexisme [4] de la nation australienne. Les relations affectives et sexuelles entre personnes de même sexe, qui faisaient partie intégrante de la vie sociale de bon nombre de populations aborigènes de différentes régions d’Australie, sont en quelque sorte devenues politiquement incorrectes.

4Hors de la scène politique et médiatique, les cultures autochtones, avec chacune son histoire propre du contact avec la culture occidentale, présentent une multitude de situations dans leur appréhension de ces relations « de même sexe ». Jusqu’à une période relativement récente, les femmes et hommes aborigènes qui y prenaient part n’étaient pas l’objet d’actes collectifs de catégorisation langagière ou sociale. Originaire de la région de Barmah (frontière de la Nouvelle-Galles du Sud et du Victoria), Brad (29 ans), qui vit avec un autre homme depuis plusieurs années, fait ainsi allusion à l’expérience sans heurts de son oncle au sein de sa communauté yorta yorta : « Je n’ai pas (re)connu mon oncle en tant que gay… ou tu sais, pensé à lui comme étant quoi que ce soit de différent. Ce n’est même pas que ça n’était pas discuté ou reconnu… ça n’était simplement pas vu comme quelque chose de particulier et de différent ; et ma communauté est bienveillante vis-à-vis des homosexuels. » Le recours aux catégories modernes « gay » et « homosexuel » dans le discours de Brad suggère néanmoins qu’aujourd’hui, les cultures autochtones ont dans une certaine mesure intériorisé le caractère dichotomique du système sexuel occidental de la société australienne.

5Dans diverses régions d’Australie touchées plus ou moins précocement par la colonisation, il existe ainsi désormais toute une terminologie utilisée par les populations autochtones pour désigner certains individus qui ont des rapports sexuels avec d’autres personnes du même sexe. Pourtant, au delà de cette diversité d’expressions locales ou plus globales, un premier constat s’impose : le seul fait d’avoir des pratiques homosexuelles ne suffit pas à être distingué des autres membres de la communauté, en témoigne le nombre conséquent d’hommes et de femmes aborigènes qui se livrent plus ou moins clandestinement à de telles pratiques sans pour autant être socialement considérés comme « différents ». Qui ou que cible donc cette terminologie parfois peu descriptive, qui semble résister à l’exercice de définition ? Pour m’expliquer leur sens, on fait inévitablement appel aux labels sexuels occidentaux sans y trouver l’équivalent des termes aborigènes. Selon la définition de Calinda, « femme aborigène transgenre » qui a grandi à Berry dans les années 1960, « funny H » est « juste un terme affectueux qui inclut tous les GLBTI [gays, lesbiennes, bisexuels, transgenres et intersexués] » ; « C’est toujours utilisé dans ma région là-bas, vers le sud [South Coast, à 140 km au sud de Sydney]. La plupart d’entre nous ne savent pas vraiment ce que sont les termes “gay ”, “lesbienne ” ou “transgenre ”, alors ils [les gens de la communauté] nous appellent “funny H ”. » Dans les îles du détroit de Torres et dans le Queensland continental où bon nombre d’Insulaires ont migré, le terme « motop » est parfois utilisé de façon plus péjorative pour désigner les hommes « qui s’éloignent des sentiers battus », selon l’expression de Peter (48 ans, Insulaire/Aborigène). Le jargon que ce dernier utilise vient complexifier sa première définition : « Ça peut aussi bien s’appliquer aux “hommes-femmes ” [women-men], qu’aux “folles ” [queenies], qu’aux gays ou qu’aux “frères-sœurs ” [sister-brother]. »

6On s’aperçoit en fait que bon nombre de ces expressions ne dissocient pas le « genre » de la « sexualité », conçus dans les sociétés occidentales comme des noyaux d’identités nettement distinctes, voire antagonistes au sein de certaines sphères sociales [5]. Loin de se limiter aux pratiques sexuelles, ces catégories font aussi, et peut-être surtout, référence à des rôles sexués, des manières d’agir « en tant qu’homme » ou « en tant que femme », qui transgressent les normes de l’environnement social dans le cadre de relations tant de même sexe que de sexe opposé ; en témoigne le recours à ces catégories pour (dis)qualifier certains jeunes garçons ou adolescents qui ne sont pas encore sexuellement actifs. Ce sont notamment les techniques du corps, le vêtement, les jeux et activités, le réseau de relations ainsi que la façon de parler qui sont mobilisés comme symboles d’une féminité ou d’une masculinité dans l’évaluation – relative et relationnelle – de la conformité de ces personnes à des statuts sexués, et en définitive, dans l’attribution et l’autoassignation plus ou moins stables de catégories sexuées et sexuelles discriminantes. D’ailleurs, d’autres termes vernaculaires tels que « Yimparlinginni » dérivé du mot « Yimparlingya » [« fille (générique) », aux îles Tiwi] ou « Tidda » [littéralement « sœur » sur la côte est, notamment chez les Insulaires du détroit de Torres], ainsi que certains anglicismes, tels que « mary », « [pussy] cat », « sissy/ sister », « sistergirl » – une construction identitaire récente sur laquelle je reviendrai [6] – font appel à un registre explicitement féminin et semblent avant tout utilisés pour marquer le caractère transgressif des manières d’agir « en tant qu’homme » de personnes nées de sexe masculin [7] voire l’inversion des statuts sexués qui leur sont alors attribués, plus que pour souligner leurs éventuelles pratiques sexuelles avec des hommes. L’utilisation générique d’autres termes moins exotiques tels que « poof/poofta » [pédale, pédé], « fag/faggot » [tapette], « camp » [sympathisant de l’ex-« Campagne Contre la Persécution Morale », selon l’acronyme anglais], « bent » [pédé], « queen » [folle, tante], « gay », « lesbienne » (et dans une moindre mesure, « transgenre » et « queer ») qui ont désormais fait irruption dans les communautés les plus isolées tout en faisant l’objet d’un travail social d’appropriation et de réinterprétation, confirme cette résistance à isoler la sexualité du reste des interactions sociales [8]. Pour beaucoup, il n’y a alors pas d’opposition constitutive entre ceux qui s’habillent et se conduisent « comme » des personnes du sexe opposé et ceux qui sont simplement connus pour leur vie affective ou sexuelle exclusivement tournée vers des personnes du même sexe, comme s’il n’était question que de degré dans la transgression des normes. Rosemary (femme tiwi d’une cinquantaine d’années) compare ainsi l’apparence hauteen-couleur des sistergirls d’aujourd’hui au comportement « moins extrême » de Lenny (45 ans, Tiwi-Yolgnu installé à Darwin) qui les a précédées : « Lui, il ne s’habill[ait] pas comme une femme ». D’ailleurs, selon les propos de ce dernier, Samantha/Sam (46 ans, Kugarakany/île de Thursday), « travesti local » qui ne « faisait [qu’]un pas de plus [par rapport aux autres “queens ” du groupe] », était même traité(e) comme l’un(e) des leurs lorsqu’ils étaient plus jeunes. Dans le propre discours de Sam qui entretient désormais une apparence masculine (moustache, vêtements considérés comme typiquement masculins, etc.), les termes « homme » [man, male], « femme » [woman, female], « gay », « travesti », « transgenre » et « transsexuel » se chevauchent lorsqu’il me raconte ce qu’il/elle est devenu(e) (ou redevenu-e) au fil de ses expériences. Ici, la « différence » de Sam ne semble jamais envisagée comme une identité substantielle, achevée et irréversible : il est « homme » ou « femme », « gay » ou « transgenre » dans le cadre d’interactions (avec sa famille, son groupe d’amis – les « queens de couleur » –, les prostituées de Sydney, ses collègues, etc.) et d’évènements (rejet familial, prostitution, incarcération, reprise d’études, etc.) et en négociation permanente avec des normes socioculturelles qui donnent une stabilité relative à des définitions ouvertes et jamais univoques de la transgression.

7Cet aperçu (non exhaustif) du dispositif langagier et social de catégorisation dont ces Aborigènes et Insulaires « différents » font aujourd’hui l’objet, indique que la question de leur intégration ne se dissout pas une fois que l’on a postulé la diffusion d’un régime hétérosexiste au sein des cultures autochtones. En fait, c’est la notion de « relation » – à leur famille étendue, à leur communauté ainsi qu’aux autres personnes soumises à la même stigmatisation – qui pourrait bien être le point névralgique de l’interprétation des expériences socioculturelles et des constructions identitaires de ces personnes, qu’elles vivent au sein de communautés dites « traditionnelles » [9] ou plus urbaines. Ce constat permet d’affiner la réflexion sur les véritables enjeux socioculturels des revendications individuelles d’« identités » contemporaines et de styles de vie alternatifs aujourd’hui largement diffusés au sein de la société australienne, vis-à-vis du milieu dans lequel ces individus ont été socialisés. Face au phénomène de généralisation du régime hétérosexiste et des catégories sexuelles occidentaux, il est nécessaire de se demander ce qu’implique dans les communautés aborigènes ou insulaires, le fait de se définir par une « orientation sexuelle » ou une « identité de genre », afin de saisir les conditions et les limites d’une acceptation des relations sexuelles entre personnes de même sexe en leur sein. Plus précisément, quelles conceptions de la personne et de la société s’affrontent et s’entremêlent derrière ces constructions identitaires ? À quel niveau ces enchevêtrements complexes de logiques sociales divergentes se reflètent-ils dans les expériences individuelles et collectives des personnes au sein de leurs familles et de leurs communautés ? Dans quelle voie peuvent-elles orienter leurs réponses créatives aux impasses du multiculturalisme ? J’aborderai ces diverses questions à partir de récits de vie que j’ai recueillis dans différents pôles urbains australiens entre 2001 et 2007, complétés par l’analyse de la littérature ethnographique et l’examen de divers rapports, articles de presse et documentaires audiovisuels [10], afin de comprendre les conditions d’existence de ces personnes en tant que sujets sociaux, en particulier au sein de leurs communautés.

8Si l’on s’accorde un détour par les rapports sexuels entre personnes de même sexe observés au xixe siècle et dans la première moitié duxxe siècle dans les cultures autochtones, on constate qu’ils ne faisaient pas systématiquement l’objet d’une catégorisation spécifique. Les terminologies vernaculaires qui leur étaient parfois associées, s’appliquaient à des institutions particulières [11] (par exemple, le Kwalanga chez les Arrernte), ou aux rôles et statuts sociaux des personnes que celles-ci mettaient en scène plutôt qu’à une nature propre aux sujets impliqués, telle celle qui devait justifier la condamnation des hommes pratiquant la sodomie dans la société de colons. Ce n’est pas une structure particulière du désir qui semblait ici être fondamentalement en jeu, ni en définitive le sexe biologique des partenaires impliqués, mais bien la relation socialement prescrite qui liait une personne à une autre au sein d’un réseau complexe de relations constitué à partir de la parenté et de l’alliance [12], et des règles de conduite édictées par le Rêve[13], loin des conceptions occidentales de la sexualité, qui mettent, elles, en avant la dimension exclusivement personnelle et choisie du sexe tout en imposant aux corps une structuration dichotomique du désir, hétéro- versus homosexuel. Au contraire, au sein des cultures aborigènes, la sexualité féminine et masculine pouvait faire l’objet d’une mobilisation et d’une manipulation sociales, notamment dans le cadre rituel : « détachée de la personne », cette sexualité était mise à la disposition de l’ensemble de la société, comme un instrument pour créer et/ou renforcer des relations sociales étendues [Merlan, 1988 : 50]. Hors de ce contexte rituel, c’est vers le/a cousin(e) croisé(e), le/a partenaire préférentiel(le) dans le système de parenté et d’alliance, que les désirs individuels étaient amenés à s’orienter au cours du processus de socialisation. Le sexe biologique des partenaires qui infléchissait leurs statuts sociaux respectifs (ici, cousin(e) croisé(e) – cousin(e) croisé(e)) informait la relation sans en constituer un élément décisif [Povinelli, 1995]. C’est d’ailleurs souvent avec son beau-frère réel ou potentiel (frère de la cousine croisée) qu’un homme avait – et a toujours dans certaines communautés contemporaines – des relations sexuelles [14]. En d’autres termes, celles-ci répondaient aux exigences de l’organisation sociale, notamment au niveau des règles d’alliance, au même titre que les unions matrimoniales.

9Ici, la distinction qu’opère L. Dumont [1977] entre les sociétés de type holiste et les sociétés de type individualiste semble particulièrement utile pour comprendre en quoi les identités gay, lesbienne et transgenre pourraient poser problème au sein des cultures aborigènes contemporaines, tandis que les relations sexuelles entre personnes de même sexe faisaient à une autre époque partie du champ des possibles dans les configurations locales du désir et de la sexualité. Selon l’idéologie « holiste », caractéristique pour Dumont des sociétés dites traditionnelles, la personne est subordonnée à la totalité sociale dont elle participe en tant que « partenaire de vie sociale » ; « la figure majeure de l’humanité est collective : l’humain, c’est le “nous les humains ” que forme la société comme un tout » [Théry, 2007 : 59]. Au sein des sociétés modernes « individualistes », au contraire, la collectivité et le social s’effacent et c’est l’individu qui incarne alors l’humanité. Or, c’est précisément cette conception de la personne et de la société construite à partir du corps et dans la recherche d’un moi authentique qui transparaît dans les identités sexuelles contemporaines. On peut faire l’hypothèse qu’elles se trouvent dès lors en conflit avec la philosophie sociale des cultures aborigènes « traditionnelles », selon laquelle ce sont les relations de parenté, celles aux morts et aux non-encore nés, les relations à la terre et celles à des êtres non-humains (ancêtres/héros mythiques du Rêve, animaux, etc.) qui intègrent l’individu dans un environnement social avant sa naissance, se développent au cours de sa vie, et constituent le noyau de son sentiment identitaire [15]. Cette représentation de soi s’impose alors comme une référence pour l’action et la réalisation personnelles [16]. Dans une telle perspective, il semble que la philosophie sociale des cultures autochtones australiennes continue de jouer un rôle important dans l’interprétation des relations « sexuées » et sexuelles transgressives, y compris dans les zones les plus précocement et massivement touchées par la colonisation. Il reste à montrer à partir des trajectoires individuelles dans quelle mesure cette conception particulière de la personne, dans son rapport à l’ensemble social, participe des processus d’inclusion et d’exclusion des individus dont l’agir sexué diverge des normes dominantes au sein des familles et des communautés aborigènes.

10En premier lieu, les relations qu’un individu a tissées et consolidées depuis sa naissance avec d’autres personnes au sein de sa famille étendue et de sa communauté font obstacle à l’exclusion à laquelle il s’expose en fondant son identité personnelle sur un « genre » et/ou une « orientation sexuelle ». De ce fait, les attitudes adoptées à l’égard des hommes et des femmes qui ne répondent pas aux attentes sociales (en tant que personnes sexuées) se caractérisent par leur ambivalence. Kerry, 43 ans, née de sexe masculin et se présentant comme une femme yamaji (Australie-Occidentale), raconte : « Je peux retourner chez moi [dans ma région], être coincée dans un bled avec [pour seul repère] le frère ou la sœur la plus homophobe mais ouais, si je suis en ville et que je suis coincée, mon lit est là, il y a de la nourriture ici, [il ou elle me dira :] “sers toi, fais comme chez toi ”. »

11Les statuts auxquels une personne accède au sein de ce tissu social contribuent fortement à son intégration ou tout au moins la protègent de la stigmatisation. Ainsi, une personne d’âge mûr inspire généralement du respect, quels que soient son sexe et ses manières d’agir « en tant qu’homme » ou « en tant que femme ». Les questions souvent pressantes auxquelles sont exposés les jeunes qui ont des relations sexuelles avec des personnes du même sexe – « Tu n’as pas encore de copain ? », « Et qu’en est-il des enfants, en as-tu ? », « As-tu été mariée ? » (rapportées par Kaleena, 49 ans, Kokatha-Banggarla-Wirangu, Australie-Méridionale) –, montrent clairement que l’accomplissement social d’un jeune homme et, a fortiori, d’une jeune femme est reconnu d’abord au prisme d’une certaine stabilité affective avec un partenaire de sexe opposé et de la parentalité. Parmi les femmes aborigènes qui ont des relations amoureuses ou sexuelles avec d’autres femmes, beaucoup ont d’abord vécu avec des hommes ; certaines d’entre elles ont été mariées et il n’est pas rare qu’elles aient eu des enfants. Ce statut de mère continue de jouer un rôle très important dans la reconnaissance sociale de ces femmes qui ont ensuite opté pour un autre style de vie. Symétriquement, le fait de ne pas avoir d’enfant rend les femmes aborigènes se définissant comme « lesbiennes » plus vulnérables à l’incompréhension de la famille et/ou de la communauté. Les hommes qui adoptent une identité « gay » subissent moins de pressions de ce point de vue, car au sein des cultures autochtones, une femme est restée « celle qui porte l’enfant » [bearer], « l’élève » [nurturer] et qui lui « apporte des soins » [carer]. L’accès au rôle de mère ou de père est considéré comme une telle priorité sociale que le fait de vivre avec une personne du même sexe ou d’avoir des manières d’agir « au féminin » ou « au masculin » non-conformes aux normes sociales dominantes est rarement perçu comme une situation incompatible avec la parentalité. Et, quand elle est exprimée, l’incompatibilité entre ces différents rôles et statuts est très souvent liée à l’influence de la religion ou à l’héritage d’une taxinomie sexologique présente dans l’ancienne société de colons qui faisait de toute sexualité autre qu’hétérosexuelle une perversion.

12Au delà de ces positions statutaires au sein de la famille, le rôle joué au sein de la communauté en tant que « partenaire de vie sociale » compte plus dans la façon dont l’individu est considéré que ses préférences affectives et sexuelles. Ainsi, lorsque Duane (41 ans, Palawah, Tasmanie) questionne le paradoxe entre le respect qu’il suscite et le mauvais traitement auquel sont soumis d’autres hommes connus pour leur « différence » au sein de la même communauté, il s’agit bien de « quelque chose d’individuel » comme il le pressent, où l’investissement de chacun dans la vie communautaire paraît être l’un des fondements de ces processus de différenciation. C’est précisément sa position d’assistant médical et son rôle de médiateur dans des situations de violence domestique qui ont permis à Duane d’accéder au statut d’« ancien » [elder], qui, selon sa propre définition, est « quelqu’un qui a fait ses preuves… qui est respecté par la communauté… », et d’être appelé « oncle » [17] par des personnes de 40 ans ses aînées dans une communauté d’Australie-Méridionale. Par le biais de son poste dans une organisation de santé, Michelle, une « femme aborigène queer » insiste sur le caractère a priori intégrateur des cultures autochtones : « La façon dont tu remplis ton rôle dans ta famille est perçue comme quelque chose de plus important que ton identité sexuelle ; ces rôles concernent l’éducation des enfants, l’attention et les soins portés aux anciens, la transmission de la culture aux jeunes enfants et le fait de s’investir dans la vie de la communauté et de la famille étendue » (témoignage recueilli par Bell [2007]). En définitive, les multiples relations, statuts et rôles d’une personne au sein d’un tissu social complexe en perpétuel renouvellement, continuent d’être prépondérants dans les processus d’inclusion et d’exclusion au sein des familles étendues et des communautés autochtones, quels que soient le sexe, l’agir sexué et les pratiques sexuelles des personnes.

13Si, comme je le postule, la philosophie sociale aborigène informe toujours en partie la manière d’appréhender les relations « sexuées » et sexuelles transgressives, il n’est pas surprenant que les grands-parents, qui en sont les principaux dépositaires, se montrent souvent plus tolérants, notamment dans les cultures « traditionnelles » ou celles qui ont été touchées tardivement par la colonisation tout en connaissant des bouleversements profonds et rapides au xxe siècle. Crystal (34 ans, sistergirl de l’île Tiwi de Bathurst) évoque la bienveillance de ses grandsparents, qu’elle décrit comme des personnes « traditionnelles » importantes dans la communauté, et le contraste avec le rejet qu’elle a subi de ses propres parents, très influencés par la mission [Brown/ACON, 2003]. Contre toute attente, les manifestations d’antipathie naissent parfois au sein de la génération des 20 à 30 ans, et plus précisément chez les jeunes hommes, alors même que l’évolution des mœurs dans la société australienne globale a conduit à une banalisation des pratiques sexuelles entre individus de même sexe.

14Il est difficile de généraliser en raison de l’histoire des rapports entre les populations autochtones et le reste de la société australienne, qui a engendré des situations très variées où se mêlent de façon parfois incohérente des valeurs individualistes et holistes : la logique « identitariste » [Théry, 2007 : 604-605] de la société australienne, les attentes politiques actuelles de celle-ci vis-à-vis des populations autochtones, ses représentations d’une unique culture aborigène « traditionnelle » qui serait hétéronormative, l’impact terrible de plus de deux siècles de colonisation sur leurs cultures et l’évolution des mœurs dans la société globale australienne, s’imposent à une philosophie sociale aborigène érodée en la laissant, parfois, reprendre le dessus. Lorsque ce n’est pas le cas, certains informateurs disent que les anciens qui furent assimilés de force « ne sont pas en mesure de comprendre » les préférences affectives et sexuelles pour les personnes de même sexe tandis que « les mentalités changent » avec la nouvelle génération. Des avis et des attitudes contradictoires coexistent parfois au sein d’une même communauté : pour Jackie (née de sexe masculin, 1982-2004), les sistergirls des îles Tiwi « aiment passer du temps avec [leurs] grands-mères » qu’elle décrit comme « de belles personnes […] bienveillantes » à leur égard tandis qu’un leader de la même communauté estime que cette figure transgressive ne fait traditionnellement pas partie de la culture locale et déplore l’ampleur actuelle du phénomène [Toohey, 2004 : 30].

15Si la philosophie sociale des cultures autochtones continue de protéger de l’exclusion, au moins partiellement, elle peut aussi, paradoxalement, servir de support à la discrimination des individus qui tendent à affirmer trop fortement leur « différence » ou leur indépendance. Le fait de se détacher du lot par une apparence physique excentrique, un agir sexué trop peu conforme aux normes sociales ou une définition identitaire spécifique n’est pas particulièrement encouragé et inspire même souvent de l’antipathie. Ce qui pose problème, on l’a déjà suggéré, n’est pas tant le fait d’avoir des relations sexuelles ou même de vivre avec une personne de même sexe que celui de revendiquer ou d’afficher sa « différence ». La définition de son identité personnelle en fonction d’une « sexualité » ou d’un « genre » devient en ce sens elle-même problématique : elle est synonyme d’individualisation et donc de menace envers la cohésion sociale. Retourné à Darwin avec son partenaire après avoir longtemps vécu à Sydney, Troy (36 ans, de mère tjerratj) n’a jamais vraiment affronté sa famille au sujet de son style de vie : « Si tu ne le formules pas, ça n’est pas un problème », m’explique t-il. Selon Gillian (34 ans), qui a côtoyé pendant plusieurs années la communauté « traditionnelle » de sa grand-mère (Alyawarre, Australie Centrale), la définition individuelle par le biais de la sexualité devient hors-sujet dans un tel cadre culturel et l’acceptation de la différence est implicite : « C’était juste accepté… (…) ils me disent d’une centaine de façons différentes que c’est bon mais nous n’avons pas de conversation à ce sujet. (…) Je n’ai jamais eu à crier “Oh, regardez, je suis une lesbienne et vous savez, je le suis ouvertement et j’en suis fière ”. » Baptisée Marcus à sa naissance aux îles Tiwi, Jackie, qui éprouvait quant à elle un besoin de visibilité et de reconnaissance sociales [18], était accusée par les anciens d’avoir formé un véritable « culte sistergirl » sur ces îles. Outre le travestissement, l’excentricité dont font preuve ces personnes « différentes » dans le cadre de leurs interactions les rend plus vulnérables à la discrimination, comme le suggèrent les cas mentionnés par Chris (Derby, Australie-Occidentale), Duane (Gippsland, Victoria) et Andrew (Brisbane, Queensland), d’hommes qui étaient la « risée de leur ville » du fait d’une féminisation de leur apparence et de leurs manières d’agir tandis que d’autres personnes, « plus discrètes », étaient bien intégrées. Il ne faut ni montrer ni dire sa « différence ». Or, ces définitions individuelles semblent aujourd’hui devenues inévitables car sans cesse requises par la société australienne. Bien qu’ils reconnaissent tous deux l’incontestable évolution des mœurs et des mentalités qui profite à la nouvelle génération, Adrick (43 ans, de mère djiribara, installé à Darwin) et Cathy (58 ans, Brisbane) soulèvent le dilemme socioculturel auquel celle-ci est désormais confrontée : « C’est plus difficile aujourd’hui pour les jeunes qui doivent se poser tout un tas de questions sur leur identité » (Cathy). Comment, dès lors, ce dilemme se manifeste-t-il dans la présentation de soi, dans ce que l’on choisit de dire ou de ne pas dire aux membres de sa famille, de sa communauté et « aux autres » ? Comment les individus le résolvent-ils ?

16L’un des traits frappants des récits de vie recueillis auprès des Aborigènes dont l’agir sexué s’éloigne des normes sociales dominantes est leur oscillation permanente entre un discours différentialiste et une résistance aux catégories identitaires occidentales. Ainsi, si un grand nombre de personnes s’emparent des « identités sexuelles » et des « identités de genre » contemporaines de plus en plus globalisées pour donner une légitimité sociale à leur expérience et pour exister socialement à travers leur sentiment de différence partagé avec d’autres individus, au contraire, certains Aborigènes se rient de leur « différence » et des termes – tels que « poof’/poofta » [pédale, PD] – qui la cristallisent. D’autres personnes encore choisissent de se désigner par le terme « queer », en raison de son caractère inclusif et des frontières floues du regroupement qu’il opère. D’autres, enfin, s’affranchissent de la logique identitaire en refusant tout label. Adrick fait partie de ceux qui regrettent l’époque où le silence et l’invisibilité étaient pour lui synonymes d’une certaine intégration : « Pourquoi mettre un label sur toi ? (…) Je suis juste une personne normale, essayant de vivre une vie ordinaire… pas différent de toi (…). Les gays et les transgenres sont exactement la même chose que toi et moi. » Il me fait part de son incompréhension vis-à-vis de « ces gens qui se mettent dans des catégories et qui veulent seulement être dans leur petit groupe social… ». L’étape supposée libératrice et inévitable de l’aveu généralisé – le « coming out » – apparaît pour certains dépourvue de sens : à quoi bon avouer ou définir sa sexualité, quelle qu’elle soit ? Plutôt que de se définir en fonction de certains attributs ou composantes identitaires, des Aborigènes choisissent de parler du type de relation dans laquelle ils se trouvent vis-à-vis de leurs partenaires : « “Je suis avec un homme ”, c’est ce que je préfère dire » concède ainsi Brad (29 ans, Yorta Yorta, rencontré à Melbourne). Il existe de facto un discours ambivalent qui associe, au sein des récits de vie, la revendication d’une différence et la quête d’une solidarité qui passerait par un vécu partagé avec les autres Aborigènes ou Insulaires. Dans le cas de Luke (31 ans, Ile Murray), l’exploration de ses désirs homo-érotiques est le fruit d’un long processus vers l’acceptation ; il hésite aujourd’hui entre un « Je suis heureux d’être différent » et un « Qu’est-ce qui me rend différent de vous ? Vous voulez chasser, faire autre chose ? C’est quand vous voulez ! » lorsque des jeunes Insulaires se moquent de lui.
En définitive, les expériences contemporaines des Aborigènes qui se définissent comme « gay », « lesbienne », « transgenre », etc. parlent bien d’autre chose que de « sexualité » ou de « genre » : elles attestent d’une réactualisation de la philosophie sociale des cultures autochtones selon laquelle l’unité du groupe est primordiale et les relations sociales, un point névralgique de la réalisation individuelle. Cette conception de la personne et de la société continue d’informer les interactions des uns et des autres lorsque cette unité est menacée par les pratiques classificatoires d’une autre culture, désormais intégrées en chacun : si le tissu complexe des relations sociales marginalise l’individu qui semble par trop s’en émanciper, il constitue par ailleurs une protection efficace contre l’exclusion. Identifiées et stigmatisées, les personnes qui contestent les normes sociales dominantes par leur agir sexué restent pourtant vulnérables à la violence et aux abus sexuels, à la précarité, aux pratiques addictives, au suicide, et aux maladies sexuellement transmissibles. Dans ces circonstances, quelle forme peut prendre leur discours pour l’égalité sociale ? Faut-il envisager, au delà de la diversité des trajectoires individuelles, une « différence partagée » issue de leur rencontre en milieu urbain ?
Dans une large mesure, on retrouve dans les stratégies collectives, les actions sociales, sanitaires et politiques, cette ambivalence entre le différentialisme et l’unitarisme qui transparaît dans les discours individuels. Dans toutes les sphères de la vie sociale australienne, certains hommes et certaines femmes aborigènes sont toujours « différents », que leur trajectoire confirme ou infirme les stéréotypes dont ils sont l’objet : « différents » notamment du point de vue de leur couleur de peau, en raison de leur statut socio-économique et par leur sexualité ou leur agir sexué. Il paraît alors souvent vain de chercher à protéger ces personnes stigmatisées sans les catégoriser en fonction des multiples formes de discrimination qu’elles subissent. Un grand nombre de porte-parole continuent ainsi d’inscrire leur message politique dans une logique identitaire : « Difference is no reason for discrimination » – s’intitule par exemple l’article de Michael Costello [2000].
Il existe néanmoins des tentatives visant à réintégrer les diverses trajectoires individuelles au sein d’une unité sociale – en rappelant à l’ordre les familles et les communautés aborigènes qui s’éloignent d’une démarche intégratrice. Dans un documentaire réalisé par Kooncha Brown (« femme transgenre »/« sistergirl ») en 2003 dans le but de sensibiliser les communautés aux problèmes auxquels sont confronté(e)s quotidiennement les sistergirls, Crystal (alors âgée de 26 ans, Darwin), qui est considérée comme une « mère » par les sistergirls des îles Tiwi, tend certes à considérer leur différence comme naturelle, mais souligne aussi l’appartenance commune des Tiwi à une humanité qui devrait les rassembler autour d’un « nous », tout en appelant aux renforcements des liens familiaux [Brown/ ACON, 2003]. Divers groupements associatifs et organisations de santé ont diffusé un message similaire de solidarité, insistant sur l’importance des relations familiales et de la contribution de chaque personne à la collectivité dans les cultures autochtones : on peut par exemple lire sur une série de supports aimantés, de cartes postales, et de posters des slogans tels que « La famille, c’est la famille » ou « Nous faisons aussi partie de la famille ». Les soirées conviviales « Black Pearls » régulièrement organisées à Sydney visent, elles aussi, à rétablir ou à consolider des liens entre les membres des communautés : entre les Aborigènes qui revendiquent une « sexualité » ou un « genre » alternatifs [19], mais aussi entre eux et leurs partenaires, leurs amis, leurs familles, les anciens, et toutes les personnes qui les soutiennent. En d’autres termes, il s’agit de promouvoir l’inclusion et l’acceptation de la diversité, de résister au rejet en renouvelant leur réseau de relations.
Depuis le milieu des années 1990, les Aborigènes nés de sexe masculin et dont l’agir sexué diverge plus ou moins des normes sociales dominantes sont invités à se rassembler lors d’importants forums nationaux – les conférences « Anwernekenhe »[20]. Financées par le gouvernement fédéral du Commonwealth, celles-ci sont organisées tous les quatre ans environ par la section aborigène et insulaire de l’AFAO (Australian Federation of AIDS Organisations) en partenariat avec d’autres organisations de santé, et ont pour but initial d’améliorer le message de prévention du VIH et des maladies sexuellement transmissibles. Au delà de leur visée sanitaire, ces rassemblements créent l’opportunité d’un véritable échange d’expériences et génèrent un sentiment d’« être ensemble » pour des individus souvent isolés, dans le cadre d’ateliers et de tables-rondes organisés autour de thèmes préalablement définis – la santé sexuelle, le VIH et ses traitements, la violence, les droits de l’homme, la prostitution, l’isolement, l’« identité », et l’histoire de l’homosexualité et du « transgenrisme » dans les communautés autochtones [Costello et Nannup, 1999 : 5]. Ils furent d’ailleurs le lieu d’une construction identitaire collective – celle des « sistergirls » – un terme aujourd’hui générique aux contours souples qui s’applique aux personnes nées de sexe masculin plus ou moins efféminées dans leurs apparences et dans leurs interactions ou qui agissent « à la manière des » femmes.
Le rejet consensuel du terme « transgenre » traduit d’abord une volonté des Aborigènes de reprendre en main leur définition identitaire, qui leur a souvent échappé, et ensuite une tentative de résister aux labels sexuels occidentaux dont l’usage s’est répandu. Par ailleurs, le contenu de la catégorie « transgenre » est jugé réducteur au regard de l’hétérogénéité des trajectoires des participants. Or, si « [cette catégorie] ne couvre pas la diversité de [leurs] expériences », comme le soulignent les auteurs du rapport du premier rassemblement national de sistergirls [Costello et Nannup, 1999 : 6], c’est notamment, me semble-t-il, parce qu’elle fait abstraction de leurs expériences socioculturelles et plus précisément relationnelles : le concept d’« identité de genre » implique la croyance en la suprématie d’un moi authentique, en l’existence d’une essence psychique immuable qu’il s’agirait de révéler au cours d’un cheminement personnel. Le terme « sistergirl » est alors proposé pour affirmer une identité nouvelle de résistance inclusive et fluide. À l’instar du mot « sister », « sistergirl » était jusqu’alors connu dans différentes cultures autochtones d’Australie comme un terme d’adresse familier principalement utilisé entre femmes ; il s’agit donc initialement d’un mot qui dénote une relation sexuée d’affection et de proximité quasi-familiale. Par extension, dans certaines communautés, on interpellait aussi les hommes travestis ou efféminés de cette façon. À la fin des années 1990, à l’issue de nombreux débats qui prirent place lors des rassemblements officiels, le terme « sistergirl » fut choisi pour désigner toute personne aborigène ou insulaire « qui a clairement des qualités transgenres dans son identité et dans sa vie » [Costello et Nannup, 1999 : 6].
S’il n’y a pas de définition claire et concise de ce qu’est exactement une sistergirl, les discours semblent moins diffus quant à ce que fait une sistergirl, aux rôles qu’il/elle remplit au sein de sa communauté et aux relations qu’il/elle établit avec d’autres personnes. Une sistergirl parle d’ailleurs rarement de lui/d’elle sans évoquer les attentes de la communauté à son égard, ses activités, les statuts qu’on lui confère, si bien que l’on peut se demander si la terminologie sistergirl ne repose pas en fait avant tout sur cette inscription particulière – et parfois inédite [21] – dans le tissu social. Pour Calinda (43 ans, sistergirl de Berry), ce qui rapproche les expériences contemporaines de celles dont elle a été témoin dans sa jeunesse, ainsi que des éventuelles « figures transgenres » du passé, ne relève pas d’attributs intrinsèques, mais de l’expérience d’une inversion exceptionnelle des manières d’agir « au féminin » et « au masculin » socialement attendues. Autrement dit, ce n’est pas une essence immuable « transgenre » ou « transsexuelle » qui fait de la sistergirl ce qu’elle est, mais plutôt son rôle social, au delà des possibilités actuelles de transition sexuelle, de « traitement » hormonal et de travestissement qui sont envisagées ou non, et dans cette perspective, la catégorie « sistergirl » n’est pas pensée de façon descriptive mais bien au contraire dans toute sa dimension relative et évolutive. L’hétérogénéité des situations que ce terme recouvre est d’ailleurs constamment reconnue. Lorsque Kooncha interroge Lilian sur son identité sistergirl« Qu’en est-il de l’identité sistergirl ? » – dans le documentaire de sensibilisation produit par ACON, c’est bien sur le terrain des rôles quotidiens que lui répond cette dernière : « Dans une communauté aborigène, si tu es sistergirl, on attend de toi que tu joues le rôle d’une femme, ce qui veut dire que tu te lèves, tu fais le thé pour tout le monde, tu cuisines quelque chose, tu laves les habits, tu les étends, tu ramasses le linge, tu prépares le déjeuner pour les enfants qui sont à la maison, (…) tu fais chaque chose que toutes les femmes font (…). On attend de la sistergirl qu’elle se trouve un vrai mec, un homme straight » [Brown/ACON, 2003]. Là où la terminologie « sistergirl » n’a pas réussi à s’imposer – c’est le cas pour Peter (48 ans, Insulaire/Aborigène), un homme efféminé qui lui préfère le label « gay » –, c’est d’ailleurs bien ce rôle et ces manières d’agir au féminin au sein des communautés qui font la jonction entre les multiples expériences, histoires de vie et définitions de « ceux/celles sur lesquel(le)s les tantes [aunties] se reposent ». En somme, les discours convergent tous vers le « genre » des manières d’agir (en relation) de la sistergirl et des rôles – en l’occurrence au féminin – qu’elle assume au sein de sa famille et de sa communauté. Le contenu de ces rôles a bien évidemment été transformé avec l’évolution des relations sociales entre personnes de sexe opposé au fil du temps parmi les Autochtones et les Australiens « blancs », comme en témoignent les activités contemporaines consacrées aux soins du corps – la coiffure et le maquillage – qui font aujourd’hui la fierté de Kooncha, parmi celles moins modernes de cuisine, de ménage et d’éducation [Brown/ACON, 2003]. Ce qui a moins changé, c’est la représentation sociale de ces tâches. Et c’est sur ces mêmes manières d’agir « au féminin » que repose l’identification précoce des personnes qui incarnent ces exceptions à la norme : « J’ai rencontré des gamins de deux ou trois ans qui sont sans aucun doute des petites sistergirls. Quand ils/elles atteignent l’âge de six ans, les parents les donneront à des sistergirls plus âgées pour s’en occuper », dit ainsi Gary Lee, un Aborigène doctorant en anthropologie qui a réalisé des observations ethnographiques aux îles Tiwi pendant une douzaine d’années [Toohey, 2004 : 32].
On peut alors dire que, dans les récits de vie, il n’est pas seulement question des attentes sociales des autres personnes de la communauté à l’égard des sistergirls mais aussi des relations que les sistergirls établissent entre eux/elles et qui instituent les un(e)s et les autres dans des rôles et des statuts de « mère », de « fille » ou de « sœur ». Lorsque Jackie prend explicitement ses distances avec la communauté gay et lesbienne, on perçoit bien que ces manières d’agir, ces statuts et ces attentes, qui sont avant tout sociaux et non sexuels, et qui échappent aux labels occidentaux sont au fondement de sa définition identitaire. D’ailleurs, si les sistergirls considèrent les relations entre eux/elles comme incestueuses [22], c’est précisément parce qu’ils/elles occupent ces positions particulières dans un tissu social perpétuellement recréé : « Nous avons nos propres règles de conduite sociale [law] internes (…). Les hommes gays n’ont pas de règles. Les lesbiennes n’ont pas de règles. Ils ont des rapports sexuels entre eux. Nous sommes les sistergirls. Nous jurons sur la Bible que nous ferions mieux de ne pas être ensemble, parce que nous sommes comme des sœurs » [Toohey, 2004 : 30-31]. On l’a compris, ces relations, rôles et statuts sociaux de « sœur », célébrés par de nombreuses sistergirls, font partie intégrante de leur dénomination « sistergirl », au même titre que les autres termes d’adresse qu’ils/elles utilisent – « sister », « tidda » (littéralement « sœur », île du détroit de Torres/Queensland), etc.
Au bout du compte, ces rôles sont pourtant inévitablement essentialisés. Les expressions que Kooncha utilise dans sa présentation des autres sistergirls et dans les questions qu’elle leur adresse – « tu as trouvé ton identité sistergirl », « l’identité sistergirl de Lilian a pleinement vu le jour… », « réaliser ton identité sistergirl » –, montrent bien que la catégorie sistergirl est aussi pensée comme un cheminement vers sa nature profonde, vers son « moi réel », selon l’expression de Francine (68 ans, nord du Queensland) [Brown/ACON, 2003]. Dès lors, les sistergirls sont nombreuses à se livrer à une introspection pour expliquer leur « identité ». Il s’agit notamment d’en trouver les causes dans la nature, comme l’idée de Calinda d’un « spectre » de possibilités naturelles pour expliquer la « diversité des sexualités », dans le monde créé par Dieu – « Dieu a bien dû nous mettre ici pour une raison » conclut ainsi Jackie [23] – ou bien dans l’histoire en tentant de (re)construire une généalogie positive de cette identité.
Parmi ces discours, le processus par lequel des personnes cherchent à dépasser le vide historique insoutenable auquel elles sont confrontées mérite une attention particulière. L’enjeu est sans doute plus important qu’il n’y paraît, car il s’agit avant tout de mobiliser l’argument traditionnel pour réhabiliter des expériences qui ont été complètement occultées de la définition politique de l’identité aborigène. Les auteurs du Rapport du Premier Forum National des Sistergirls écrivent ainsi : « Dire que l’homosexualité n’existe pas dans les cultures autochtones australiennes est un mythe populaire présent à la fois dans les communautés aborigène et non-aborigène. De façon encore plus frappante, on constate à quel point les sistergirls et le transgenrisme sont des aspects de la culture autochtone qui ont été passés sous silence et rendus invisibles » [Costello et Nannup, 1999 : 6-7]. Les participants à ces ateliers font notamment appel aux motifs de peintures « traditionnelles » sur des parois rocheuses et à des récits oraux qui s’étendent sur plus de trois générations pour affirmer que « les sistergirls existent et jouent un rôle dans les sociétés autochtones traditionnelles depuis longtemps » [Costello et Nannup, 1999 : 7]. Les rôles qu’assumaient et continuent d’assumer des hommes efféminés au sein d’autres cultures sont parallèlement mobilisés dans cette « actualisation de la mémoire ». Les « berdaches » et les two-spirits – plus contemporains – des cultures amérindiennes, les raerae de Tahiti, les fa’afafine de Samoa sont particulièrement populaires parmi les sistergirls et les autres Aborigènes qui ont des relations sexuelles avec des personnes de même sexe. Carmichael (39 ans, sud-ouest du Victoria) qui a eu du mal à accepter ses désirs homo-érotiques a été, par exemple, inspiré par l’expérience des two-spirits ; la simple conscience de leur existence a mis fin à ses sentiments de solitude, d’anormalité et d’illégitimité.
En même temps, l’influence de l’identité transsexuelle issue de la culture occidentale australienne est considérable sur la façon dont les sistergirls envisagent et formulent leur identité, y compris dans les régions les plus reculées. Gary Lee dévoile ainsi l’idéal que les sistergirls des îles Tiwi cherchent à atteindre : « Au maximum, ils/elles peuvent avoir accès au traitement hormonal basique, je suppose, les trucs de développement de la poitrine… mais la plupart… veulent obtenir la réassignation complète du genre… c’est leur rêve… Il y a eu des documentaires formidables à la télé montrant que tu peux aller en Thaïlande… et même s’ils/elles ont vu le revers de tout ça, […] leur rêve est de devenir physiquement une femme et d’avoir une famille… d’avoir un partenaire, un mari, des gamins adoptés… » (Communication personnelle, Darwin, 2005). La construction sistergirl émerge ainsi de la rencontre de différentes cultures qui s’interpénètrent de manière de plus en plus rapide. Il serait à l’avenir intéressant d’observer l’impact de cette nouvelle catégorie sur la génération d’hommes et de femmes qui succède à celle qui l’a forgée, dans les communautés autochtones urbaines mais aussi rurales et isolées d’Australie. La concentration déconcertante de sistergirls dans certaines communautés aborigènes telles celles des îles Tiwi, qui comptent approximativement 70 sistergirls sur une population globale de 2 500 habitants [Toohey, 2004 : 28], ou celle de l’île de Palm, où 98 sistergirls étaient officieusement recensées sur une population d’environ 3 000 habitants en 1999 [24], nous laisse avec de nombreuses questions sur l’avenir de la « différence » de ces personnes.
En définitive, un tel exemple nous invite à réfléchir à la façon dont les individus saisissent ou subvertissent des catégories sexuées et sexuelles (locales et globales) qui tout à la fois légitiment et aliènent leurs désirs, afin de se constituer en tant que sujet social dans le contexte d’un conflit culturel persistant lié à l’hégémonie occidentale. Au delà de cette capacité à l’agir personnel, si la sexualité est bien, comme le propose M. Godelier [2007 : 170], une « poupée ventriloque », en Australie, l’expérience transgressive des normes sexuelles et de genre nous parle aujourd’hui d’enjeux sociaux, ethniques et politiques majeurs : feignant de mettre en branle l’équilibre social aborigène, celle-ci devient le lieu d’un renouvellement de liens sociaux et d’une construction de la mémoire, dans la recherche de réponses aux impasses du multiculturalisme. Plutôt que de symboliser l’avènement d’un système sexuel nécessairement moins oppressif, l’émergence de l’identité sistergirl, qui suppose une inversion exceptionnelle des manières d’agir « au masculin » et « au féminin », doit permettre de requestionner la distinction de sexe dans les cultures autochtones australiennes et l’évolution du contexte social qui la produit, la reproduit et la transforme par le biais de relations et de corps sexués.

Notes

  • [*]
    Doctorante en Anthropologie à l’Université de Provence, CREDO, Marseille, aud_mmsh@ hotmail.com.
  • [1]
    Le mot « autochtone » est utilisé ici comme une traduction de l’anglais « indigenous ». Il renvoie aux 458 500 Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres, qui représentaient 2,4 % de la population totale en 2001 (Source : Bureau des Statistiques Australien, <http://www.abs.gov.au>). Notons que, dans cet article, il sera principalement question des Aborigènes. Mes informateurs insulaires (du détroit de Torres), minoritaires, qui font partie d’un ensemble culturel distinct, seront donc ici exceptionnellement inclus dans cette catégorie.
  • [2]
    J’utilise la notion de « relations transgressives » lorsque les personnes contestent ou transgressent – par leur liberté d’agir – les normes, règles, valeurs et significations socialement instituées.
  • [3]
    Je m’inspire ici de l’analyse diachronique du multiculturalisme australien que propose E.A. Povinelli [2002 : 6].
  • [4]
    Depuis les années 1970, de nombreux auteurs ont utilisé la notion d’« hétérosexisme » pour désigner le régime sexuel et politique des sociétés occidentales, un régime qui, selon eux, a historiquement fait de l’hétérosexualité une réalité normative et opprimante (« hétéronormativité ») circonscrite par l’exclusion rigoureuse et systématique d’autres relations, pratiques et désirs sexuels a priori envisagés comme « anormaux ».
  • [5]
    À titre d’exemple, voir D. Valentine [2002 : 224] sur l’opposition historique entre l’identité gay et l’identité transgenre.
  • [6]
    J’examine plus loin le caractère polysémique de la terminologie « sistergirl ». Retenons ici son acception la plus récente, selon laquelle une « sistergirl » est une personne autochtone née de sexe masculin qui agit « à la manière des femmes ».
  • [7]
    À ce sujet, il est intéressant de souligner qu’aux îles Tiwi « Yimparlinginni » s’applique aux personnes de sexe masculin qui ont des relations sexuelles avec des hommes tout en se comportant comme des jeunes filles, mais aussi aux hommes qui agissent avec pusillanimité (sans avoir de telles relations) [communication personnelle de Gary Robinson, 7/04/2008].
  • [8]
    Aux îles Tiwi, on utilise parfois l’expression « c’est un vrai mec » [she’s really man] pour insinuer que certaines femmes sans enfant, qui ont un style de vie homosocial ou des relations homosexuelles n’ont pas l’intention de fonder un foyer (avec un homme) et d’avoir des enfants [communication personnelle de Gary Robinson, 11/04/2008]. L’exemple tiwi montre bien que les relations (homo)sexuelles sont envisagées comme une dimension subsidiaire de ce qui est socialement interprété comme une transgression des normes dans l’agir sexué d’un homme ou d’une femme.
  • [9]
    J’utilise ce terme, toujours populaire parmi les anthropologues australianistes, pour distinguer les cultures autochtones qui ont été précocement et massivement touchées par la colonisation (au travers de la déportation, de la sédentarisation contrainte dans les missions, et de l’assimilation forcée) de celles isolées de l’Outback australien au sein desquelles les valeurs culturelles, notamment le lien à la terre ancestrale, restent aujourd’hui bien présentes malgré le changement social.
  • [10]
    Le tabou qui a longtemps entouré l’homosexualité au sein de la littérature ethnographique australianiste rend inévitable l’hétérogénéité des matériaux sur lesquels s’appuie cet article. Jusqu’aux années 1990, les anthropologues sont souvent restés tributaires des conceptions populaires d’une homosexualité perverse ou pathologique, laissant le sujet largement inexploré [voir Pilling, 1990 : 26-27]. Depuis lors, en dépit d’un regain d’intérêt, celui-ci s’annonce d’emblée comme une investigation « politiquement incorrecte » : bon nombre d’anthropologues, inévitablement militants du fait de leur rôle de conseillers pour des organisations aborigènes locales ou d’experts pour le gouvernement australien, se montrent réticents à l’aborder ; les pratiques homosexuelles ne peuvent pas faire partie de la culture aborigène.
  • [11]
    Notons que des arrangements homosociaux et homosexuels, au sein desquels un homme et un garçon se trouvaient dans une relation d’alliance, avec ce dernier parfois appelé « épouse-garçon » [boywife] ont été rapportés dans différentes régions d’Australie par les premiers ethnographes. À titre d’exemple, voir Strehlow [1915 : 98], Róheim [cité par Murray, 2002 : 26] et Spencer et Gillen [1899 : 215 (n.1) ; 1966 (1927) : 470] chez les Arrernte de l’Australie centrale. Voir Hardman [1888 : 73-74], Mathews [1900 : 125 ; 1907 : 158-9], Klaatsch [1907 : 577-592], Basedow [1925 : 65] et Kaberry [1939 : 257] en Australie-Occidentale (Kimberley), Roth [1906 : 7] dans le nord du Queensland et plus récemment (1953-1954) Pilling [1990 : 29] dans les îles Tiwi.
  • [12]
    C’est le point de vue défendu par J. Wafer inspiré par l’hypothèse de B.D. Adam [1986] : comme dans certaines régions de la Mélanésie, il est fort probable qu’il ait existé – et qu’il existe toujours – dans nombre de sociétés aborigènes une culture sexuelle où « des catégories de personnes prescrites étaient érotisées, indépendamment du genre » [GLAA, 1994 : 28].
  • [13]
    Le Rêve (« Dreaming » en anglais) s’applique comme terme générique à la conception répandue dans les diverses cultures aborigènes dites traditionnelles d’un espace-temps au sein duquel l’environnement (naturel, social et matériel) a été formé par le passage et les actions de héros mythiques. Ces ancêtres sont à l’origine des règles de conduite sociale, la Loi (the Law), à laquelle se réfèrent toujours les Aborigènes comme modalité d’action tout en l’actualisant. Voir B. Glowczewski [1993 : 135-137].
  • [14]
    Les récits qui font état de pratiques sexuelles entre femmes sont plus rares ; G. Róheim [1933 : 218] fait néanmoins allusion à des relations homosexuelles entre femmes, le plus souvent des cousines croisées, qui auraient été fréquentes dans la vie des jeunes femmes arrernte avant le mariage.
  • [15]
    M. Moisseeff [nd] propose le concept d’« identité relationnelle évolutive ».
  • [16]
    Certains auteurs ont parlé d’« achievement » [Goodale, 1971] ou d’« autonomie » [Myers, 1986]. F.R. Myers [1986 : 239] précise ici que l’individualité se constituant dans une large mesure à travers les associations [relatedness], elle ne doit pas être confondue avec les notions occidentales d’individualisme.
  • [17]
    Les termes d’adresse « auntie » et « uncle » ne s’appliquent pas nécessairement à des membres de la famille en anglais aborigène ; ils sont souvent utilisés pour témoigner du respect aux personnes mûres de l’entourage social.
  • [18]
    Au journaliste Paul Toohey, Jackie disait : « je veux dévoiler au monde ma sexualité, ma vie, mes choix […] Je n’ai pas honte » [Toohey, 2004 : 30].
  • [19]
    En deçà de l’appel à la solidarité lancé par les groupes de soutien social et les organisations de santé, les dissensions sont devenues fréquentes entre les personnes autochtones qui se définissent comme « gay », « transgenre »/« sistergirl » ou « lesbienne », notamment en milieu urbain où on observe une tendance au séparatisme.
  • [20]
    Le terme « Anwernekenhe » a été transmis aux participants « gays » et « transgenres » de la première conférence par les anciens de la nation arrernte (Australie Centrale), gardiens du lieu où elle s’est déroulée en 1994, et se traduit par « nous – notre bande – qui nous rassemblons tous ensemble ici en ce lieu » [us mob meeting together here in this place].
  • [21]
    A. R. Pilling note par exemple qu’aucune des pratiques homosexuelles qu’il a observées parmi les jeunes hommes des îles Tiwi en 1953 et 1954 n’impliquait une inversion des manières d’agir « au féminin » ou « au masculin » chez l’un ou l’autre des partenaires [1990 : 27-28]. Il pense notamment que le travestissement (considéré hors du cadre cérémoniel) est un phénomène qui daterait des années 1980 [1990 : 30].
  • [22]
    Comme chez les « sistergirls », cette notion d’inceste est dans une certaines mesure toujours présente chez les hommes aborigènes qui ont des relations amoureuses ou sexuelles avec d’autres hommes et dont l’« agir sexué » est plus conforme aux normes, même si les couples d’hommes autochtones sont de plus en plus fréquents.
  • [23]
    Témoignage recueilli par le journaliste Paul Toohey [2004 : 32].
  • [24]
    Le chiffre est donné par Kooncha Brown dans le compte rendu des débats du Comité pour les Affaires relatives à la Famille et à la Communauté (Standing Committee on Family and Community Affairs, Commonwealth).
Français

Résumé

En Australie, les Aborigènes et les Insulaires du détroit de Torres qui ont des relations sexuelles avec des personnes du même sexe se sont progressivement trouvés écartés de la redéfinition de leurs cultures que les politiques multiculturalistes récentes ont engendrée. Hors de la scène politique, les attitudes des populations autochtones à l’égard de ces individus varient beaucoup selon l’histoire de leur contact avec ceux qu’elles appellent les « Blancs », depuis le début de la colonisation. Pourtant, une même logique sociale semble à l’œuvre derrière les processus d’inclusion et d’exclusion de ces personnes « différentes », qui saisissent les catégories sexuelles vernaculaires ou occidentales pour se constituer en tant que sujet social dans les interstices de leurs cultures, devenues dans une certaine mesure hétérosexistes. Sont ici analysées les manifestations de cette logique, générant une multiplicité de relations au cœur des expériences socioculturelles et des constructions identitaires des Aborigènes et Insulaires du détroit de Torres dont les manières d’agir « en tant qu’homme » ou « en tant que femme » divergent des normes sociales.

Mots-clés

  • aborigènes
  • relations sexuées transgressives
  • agir sexué
  • identité
  • philosophie sociale
  • personne
  • tradition
  • sistergirl

Bibliographie

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Aude Chalon [*]
  • [*]
    Doctorante en Anthropologie à l’Université de Provence, CREDO, Marseille, aud_mmsh@ hotmail.com.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/autr.049.0083
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