CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Les études qui analysent le genre dans différents systèmes religieux ont fait leur apparition à la fin des années 70. Celles-ci font écho aux nouveaux questionnements issus de l’anthropologie féministe des années 1970 [Rosaldo, 1974 ; Ortner, 1974]. À des degrés divers, les représentations religieuses, qui se veulent universelles, contribuent à construire les identités sexuelles. Ces études décrivent également des pratiques différenciées selon le genre du fidèle, de l’initié ou du possédé. Deux paradigmes interprétatifs radicalement opposés balisent les analyses dans le domaine. Selon le premier, la religion apparaît comme un outil de libération pour les femmes. Cette littérature foisonnante questionne l’articulation du genre et du religieux, aborde les questions de la masculinité et de la féminité dans différents systèmes et décrit les modalités au travers desquelles les femmes parviennent à exprimer leurs aspirations, leur agencéité [1] selon diverses tactiques, stratégies et autres ruses. La question du leadership des femmes dans les structures religieuses retient d’abord l’attention des chercheurs [Berger, 1976 ; Hoch-Smith and Spring, 1978 ; Jules-Rosettte, 1981]. Les espaces religieux sont alors lus comme des lieux où s’expriment réconfort et solidarité entre les femmes. La religion et les impulsions égalitaires qui les caractérisent parfois sont envisagées comme de puissants leviers de prise de pouvoir par les femmes. C’est le cas des analyses sur les cultes de possession à Madagascar par exemple, qui permettent à la femme « de mettre enœuvre son autorité, son pouvoir de décision, sa créativité sociale, morale et psychologique » [Fiéloux, 1999 : 148]. Dans d’autres cas et de manière plus fréquente, la religion apparaît comme la source de répression et de domination masculine par excellence. On peut se demander les raisons de ces interprétations si radicalement opposées voire contradictoires. Le fossé qui sépare ces paradigmes est de nature idéologique. Le féminisme, toujours porté par des ambitions politiques, a parfois été insensible aux nuances et ambiguïtés inhérentes à certains systèmes religieux, trop pressé de trouver confirmation d’une oppression universelle présumée.
En ce qui concerne les mouvements qualifiés de « fondamentalistes » [2], comme c’est le cas du mouvement qui retiendra notre attention plus spécialement ici, leurs apparences formelles (configuration du pouvoir, textes bibliques établissant la supériorité « naturelle » des hommes, discours de soumission, nostalgie d’un ordre passé révolu, etc.) semblent de prime abord peu favorables aux femmes. Or, malgré ces apparences d’asymétrie affirmée, nous verrons qu’il existe des espaces de contestation, qui peuvent laisser la place à une sorte de féminisme implicite. Au delà du cadre de soumission qui privilégie formellement les hommes de l’assemblée, l’appartenance pentecôtiste au féminin peut comporter certains avantages dans la reconfiguration des rapports de genre. C’est l’ambiguïté qui nous servira de guide heuristique dans ces espaces paradoxaux.

Émergence et implantation des Églises pentecôtistes à Bruxelles

2Depuis une trentaine d’années, des Églises pentecôtistes font leur apparition dans la capitale européenne. Elles connaissent aujourd’hui un dynamisme non négligeable sur la scène religieuse belge qui fait face ces dernières années à une diversification grandissante des acteurs religieux. L’implantation et le succès de ces Églises sont directement liés à l’intensification des flux migratoires de ces trois dernières décennies en provenance d’Afrique sub-saharienne et d’Amérique Latine. Cette étude [3] porte principalement sur différentes assemblées composées majoritairement par des fidèles originaires de ces deux continents. J’ai donc mené des enquêtes au cours des années 2006, 2007 et 2008 dans différentes églises [4] et principalement dans deux d’entre elles : la Nouvelle Jérusalem et le Centro Evangelico Emmanuel. Dans ce cadre, mon « travail de terrain » a consisté à participer à de nombreuses activités religieuses en tout genre, à partager la vie quotidienne de certains fidèles, à mener environ une cinquantaine d’entretiens enregistrés auprès des membres de sept assemblées différentes et de nombreux entretiens informels (l’enregistreur devenant indécent au vu d’une intimité grandissante).

3La composition des Églises pentecôtistes à Bruxelles est éclatée et ces groupes religieux, longtemps marqués du sceau de l’étrangeté, ne bénéficiaient d’aucune reconnaissance sur la scène religieuse nationale jusqu’il y a peu. En effet, la fin des années 1990 fut marquée par la crainte des dangers liés aux dérives sectaires. Ce climat de suspicion a entraîné une mobilisation des Églises évangéliques en vue d’obtenir une certaine reconnaissance. Actuellement, environ une centaine d’Églises pentecôtistes sont répertoriées dans l’annuaire du Conseil Administratif du Culte Protestant-Évangélique (CACPE) [5] pour la région de Bruxelles-Capitale. Cependant, un nombre important d’Églises existe en dehors de toute reconnaissance institutionnelle et ce, pour différentes raisons : il peut s’agir d’une aversion affichée pour une quelconque forme d’« alliance » avec l’État ou de la clandestinité de nombreux membres qui amène alors l’organisation à vivre dans la discrétion [Maskens, 2008].
Les deux Églises dans lesquelles je me suis le plus investie, la Nouvelle Jérusalem et le Centre Evangelico Emmanuel, bénéficient toutes deux de la reconnaissance du CACPE. Ces assemblées sont également toutes deux affiliées à de grandes dénominations pentecôtistes étasuniennes et transnationales, à savoir, respectivement, la Church of God (Cleveland) et les Assemblées de Dieu. La Nouvelle Jérusalem est le fruit d’une longue histoire qu’il ne m’est pas possible de retracer ici [6]. Aujourd’hui, cette assemblée est composée d’environ deux mille fidèles à Bruxelles et l’Église compte de nombreuses ramifications (dénommées « églises-satellites ») dans toute la Belgique [7]. Cette Église a accumulé de nombreux capitaux au cours des dernières années, notamment au travers de ses liens transnationaux, au point de devenir une figure non négligeable de la scène religieuse bruxelloise [Maskens et Noret, 2007]. L’assemblée du Centro Evangelico Emmanuel, quant à elle, ne peut prétendre à une telle position dans le paysage religieux de la capitale. Cette Église composée de fidèles aux origines latino-américaines multiples (Équatoriens, Péruviens, Colombiens, Guatémaltèques, etc.) ne dépasse pas la centaine de fidèles lors des cultes dominicaux. La situation de ces deux assemblées est fort différente à plusieurs niveaux, mais j’ai fait le choix méthodologique de m’attarder davantage sur les ressemblances que sur les éléments qui séparent les groupes de fidèles [8]. Dans les deux cas, ces associations religieuses rassemblent des individus issus de vagues et de mondes migratoires différents tant sur le plan des motifs, du temps que de l’espace. Les fidèles d’origines différentes se reconnaissent et se définissent avant tout comme des « frères et sœurs en Christ ». Dans ce contexte, ce n’est pas l’identité ethnique qui est retenue comme support fédérateur mais bien l’appartenance chrétienne affirmée des fidèles [Glick Schiller, Çaglar et Guldbrandsen, 2006 : 615].

Le genre dans cette économie religieuse

Le pentecôtisme, un mouvement de femmes ?

4Dans les différentes parties du monde où le mouvement a connu un essor impressionnant au cours du xxe siècle [9], ce protestantisme évangélique est associé à une religiosité plus féminine. Cela s’explique d’une part par le fait que les femmes sont surreprésentées dans ces mouvements, et d’autre part, parce que ce mouvement repose sur des concepts encore généralement associés aujourd’hui dans le monde séculier à des attributs typiquement féminins : la spontanéité et l’expression de ces émotions. Cependant et jusqu’il y a peu, la littérature dans ce domaine ne portait que peu d’attention à l’expérience religieuse des femmes. Selon Nancy Eisland, il en est ainsi car les femmes pentecôtistes souffrent d’une triple marginalité : généralement exclues du leadership à l’intérieur des Églises, elles sont également exclues des analyses scientifiques qui prennent l’expérience des hommes comme illustratives de l’ensemble des expériences religieuses de l’assemblée ainsi que des analyses féministes pour qui ces femmes sont dotées d’une « fausse conscience » [Eiseland, 1997 : 100].

5Pour de nombreux observateurs dans les pays du Sud – dont sont issus la majorité des interlocuteurs à la base de cette étude – le pentecôtisme ne constitue pas un moyen de domination mais permet aux femmes de s’entraider, de s’organiser entre elles contre la pauvreté et le machisme [Hallum, 2003 ; Austin-Broos, 1997 ; Chesnut, 1997 Brusco, 1995]. À leur manière, les fidèles poursuivent des objectifs féministes même si ni elles, ni les féministes ne le voient de la sorte. Ces mouvements renferment un « paradoxe du genre » [Martin, 2001] qui résulte du surinvestissement analytique de la dimension idéologique au mépris de la consistance pratique, de l’expérience et de l’engagement religieux prenant sens dans une biographie particulière de chacun des fidèles. Ce déni semble trouver ses racines dans une résistance de la part de certains commentateurs qui peinent à voir dans ces mouvements « régressifs », « patriarcaux », « fondamentalistes » les ressorts d’une émancipation. Pourtant des millions de femmes des pays du Sud ont été « empowered by a “regressive ”, “fundamentalist ” Christian movement whose theological rawness and lack of intellectual sophistication causes problems and embarrassment to enlightened western observers ». [Martin, 2001].

Place des femmes dans la genèse de deux assemblées pentecôtistes

6La composition des assemblées belges confirme la place prépondérante des femmes lors des cultes et la genèse de nombreuses institutions mentionne le rôle de femmes à l’origine de ces nombreuses associations religieuses. Dans le cas des deux Églises qui nous occupent, les femmes ont une place toute particulière dans la genèse des assemblées. Dans les années nonante, des migrantes originaires du Pérou se réunissent pour prier dans leur langue d’origine. Ce noyau de femmes au zèle religieux prononcé sera à l’origine du Centro Evangelico Emmanuel. En ce qui concerne la Nouvelle Jérusalem, c’est la misère des « mamans » récemment installées en Belgique qui est invoquée et autour duquel s’articule le message religieux. La situation précaire des femmes devient l’objet d’un discours d’ascension sociale. Un pasteur burkinabé raconte la situation insupportable de ces femmes congolaises astreintes à faire des ménages dans les années quatre-vingt et à se « rompre le dos » pour rapporter l’argent du foyer, leurs maris étant étudiants. Les prêches ponctuant la semaine encouragent alors ces femmes à « sortir » de cette condition en s’engageant dans des formations et en s’insérant dans les structures du pays d’accueil.

Idéologie, hiérarchie et organisation des espaces religieux

Le pastorat au féminin

7La chrétienté, comme discours sur le monde, contribue généralement à la définition d’une morale genrée. Cette idéologie sexuelle s’appuie, dans le discours des pasteurs pentecôtistes, sur certaines références bibliques fréquemment citées. L’une d’entre elles concernant la forme que doivent revêtir les relations hommes-femmes est la fameuse injonction de Saint Paul qui encourage les femmes chrétiennes à être soumises à leurs maris [Ephésiens, 5 : 22-24]. C’est ici l’inégalité entre les sexes qui est retenue comme structurante des interactions de genre. Cet encouragement est représentatif d’une certaine hétéronormativité patriarcale que l’on retrouve dans les écritures. Celle-ci est mise en pratique lors des activités religieuses au travers d’une association préférentielle entre les hommes de l’assemblée et les postes de pouvoir. Cependant, à l’inverse du modèle catholique qui exclut d’office les femmes du Ministère sacerdotal [Voyé, 1996], les Églises protestantes ont fini par admettre le pastorat des femmes dans la seconde moitié du xxe siècle pour les Églises réformées et luthériennes [Willaime, 1996 : 30]. Cette évolution est le fait d’une série de changements socioculturels auxquels le protestantisme n’a pas été insensible.

8Lors des cultes bruxellois auxquels j’ai assisté, les prédications sont principalement le fait des pasteurs hommes. Cependant, l’année 2007 a vu l’ordination de deux femmes pasteurs à la Nouvelle Jérusalem. Ces femmes étaient déjà reconnues comme prédicatrices et évangélisatrices bien avant leur ordination officielle. La deuxième femme ordonnée pasteur, Maman Constance, raconte les évolutions de son parcours et la réaction de l’assemblée lors de ses premières interventions religieuses : « Au début, c’était difficile parce qu’avant, bon on est pasteur depuis quelques années, mais même avant, le bishop nous avait déjà donné la responsabilité de prêcher, de témoigner, d’accomplir certaines tâches. Je me rappelle, il y a des hommes qui n’étaient pas habitués. Je me rappelle qu’à ce moment-là, il y en a qui n’acceptaient pas le ministère des femmes. Quand on allait prêcher, il y en a qui sortaient et finalement maintenant, on est comme tout les autres pasteurs. » Selon cette femme pasteur, dans l’église, « la femme doit jouer le rôle comme l’homme, elle doit assumer le rôle spirituel, celle qui connaît Dieu, qui a un bon témoignage. Et puis, elle doit être appelée aussi à être celle qui fait connaître l’évangile. C’est le même rôle ». Cette tendance est partagée chez les femmes de différentes assemblées qui insistent souvent sur le fait que « Dieu parle à tout le monde, peu importe que tu sois homme ou femme… ». Leur discours se base sur l’impulsion égalitaire que l’on retrouve dans Galates [3,28] et qui annonce une transformation majeure : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni mâle ni femelle ; car vous tous n’êtes qu’un dans le Christ Jésus. ».

9Toujours est-il que l’accession des femmes à l’autel change la donne. Même si celles-ci refusent de se définir comme féministes en regard de leurs pratiques, leur démarche est comparable et « the inclusion of women’s roles in the pulpits confirms that their endeavors are feminist to the core » [Lawless, 2003]. Les femmes peuvent prêcher dans de nombreuses Églises et sont souvent définies comme les égales des hommes. Cependant, il existe de nombreux traits spécifiques qui caractérisent la prise de parole des femmes. De manière générale, les précautions oratoires sont plus grandes pour les femmes. Elles commenceront leur prédication en opérant un effacement de leur personne pour laisser place au Seigneur qui les « dirige ». Il faut que l’auditeur comprenne que ce ne sont pas elles qui parlent mais qu’elles parlent « au nom de ». Voici quelques exemples d’introductions oratoires : « Le seigneur me demande de vous dire… », « Je vais essayer de parler. Esprit ! Prends le contrôle de ma parole » ou encore « Voici ce que le seigneur a préparé pour vous. Il m’a dicté et j’ai écrit. » Ce genre d’allusions n’est pas absent des prêches masculins, mais elles restent plus marginales. Chez les femmes, elles sont quasiment systématiques. D’autres femmes commencent leur prêche en rappelant à l’assemblée l’impulsion égalitaire inhérente au message biblique : « On est tous égaux devant Dieu. Il n’y a pas de concurrence, de compétition, pas de plus grand ni de plus petit. » Quand les femmes prêchent, le temps de parole est plus court également. Leurs discours s’apparentent plus à une louange qu’à un message au contenu doctrinal.

Les rôles féminins dans l’Église

10Dans les assemblées où les femmes ne peuvent accéder au statut de pasteur, la figure de la femme du pasteur est un pilier de référence dans la vie de l’Église. Garante de la respectabilité sociale de son époux, le succès de la paroisse dépend en grande partie de sa capacité à mobiliser un certain capital « sympathie » (que le pasteur lui-même sera moins à même d’installer au vu de sa position d’autorité) notamment au travers d’une série d’activités qu’elle mettra en place ou qu’elle dirigera depuis sa position privilégiée. C’est souvent la femme du pasteur qui est responsable d’organiser la réunion des femmes de l’assemblée. On retrouve cette division en groupe d’hommes et de femmes dans la majorité des Églises pentecôtistes à Bruxelles. L’existence d’un « ministère des dames » de la Nouvelle Jérusalem est relaté comme suit sur leur site internet [10] : « L’Église de Dieu, depuis sa création, a toujours impliqué les femmes dans l’œuvre de Dieu car Jésus Lui-même, tout au long de sa vie terrestre, était entouré de beaucoup de femmes. Pendant que Jésus mourait à la croix, pendant que les hommes se cachaient par peur des juifs, les braves femmes étaient présentes. Voilà pourquoi elles ont été les premiers témoins de la résurrection de notre Seigneur. L’association des femmes regroupe toutes les femmes de l’Église. Elle a pour but d’encadrer celles-ci spirituellement et de les aider à s’épanouir dans leur vie de famille, afin de servir leur Créateur selon leur talent. » Les femmes sont les témoins privilégiés de la résurrection de Jésus et il est entendu qu’elles doivent également être témoins de l’action divine dans leur quotidien. C’est pourquoi elles sont constamment appelées à témoigner, à prêcher et à évangéliser autour d’elles.

11Les femmes doivent donc d’abord servir Dieu par leur témoignage et leur action sur le monde mais plus concrètement, ce sont elles qui ont en charge la propreté des locaux de culte, la préparation des repas, des fêtes, des célébrations. Lors du partage de repas après le culte dominical de la Nouvelle Jérusalem, ce sont les hommes qui se servent en premier. Quand je demande la raison de cette préséance, on me répond « parce que les femmes préparent pour les hommes ». En ce sens, le rôle des femmes dans l’Église constitue une extension de leurs compétences domestiques reconnues dans l’unité familiale [Fancello, 2005]. Les femmes sont également en charge de l’éducation des enfants de l’assemblée et plus généralement de toutes les activités de « soins », qu’il s’agisse d’œuvres de charité, de visite aux malades, d’accompagnement des veuves, d’encadrement des célibataires, etc.
Certaines femmes de l’assemblée sont reconnues pour leurs puissances à entrer en contact avec l’Esprit-Saint. De manière générale, on reconnaît aux femmes une « force spécifique dans la prière ». Dans son étude quantitative concernant les pratiques religieuses en Suisse, Roland Campiche retient la prière comme l’unique conduite religieuse « au sujet de laquelle les écarts entre les sexes sont tels qu’on puisse parler de conduite différenciée » [1996 : 86]. Si la doctrine formelle reste de manière privilégiée le domaine des hommes, ceux-ci accordent à leurs consœurs une puissance religieuse spécifique. Les femmes sont également associées à la dimension esthétique des pratiques religieuses. Chanteuses hors pair, et parfois même « chauffeuses de salle », elles constituent la principale force vive des diverses chorales qui soutiennent réellement le rituel cultuel et rythment les différentes temporalités religieuses. Elles excellent également dans le style spécifique de la louange. Le zèle religieux au féminin imprime donc l’assemblée de manière inéluctable. Les contours d’une religiosité différenciée se dessinent : « Spiritdominated religious experience is more closely linked with feminity and Worddominated experience with masculinity « [Cucchiarri, 1990 : 691].

Des espaces de négociations : le genre en mouvement

12Dans ces espaces religieux, plusieurs discours sur les formes de relations prescrites entre hommes et femmes coexistent. Il n’y a pas un modèle unique même si nous poursuivons ici le but de relever des tendances partagées par le plus grand nombre. En fait, le genre n’est pas fixé une fois pour toute, mais il constitue un enjeu de débats, de contestations, de négociations et de compromis.

Le genre local contesté

13Ces associations religieuses rassemblent des individus issus de vagues et de mondes migratoires différents. Les fidèles investissent donc de manière contrastée ce même espace religieux. Cependant, pour la grande majorité des migrants composants les assemblées pentecôtistes, l’affiliation religieuse joue comme marqueur de différenciation et participe de la construction de l’altérité. Dans un tel contexte, le modèle d’intégration encouragé dans les Églises offre à ses membres un espace potentiel d’où ils peuvent réévaluer la légitimité d’une « société d’accueil » laïcisée et dénoncer sa décadence dans laquelle il s’agit en fait de ne pas se laisser entraîner.

14L’église devient alors une arène, un espace de contestation, un lieu de parole critique. Nous pouvons illustrer cela au travers du discours des hommes en migration qui appréhendent les changements du système qui régissent les relations hommes-femmes dans le pays d’installation. Ils se positionnent face à ces modifications autour de deux constats majeurs. D’une part, ils dénoncent l’immoralité des autochtones dans le domaine sexuel, notamment provoqué, selon les différents interlocuteurs, par la perte de repères religieux dans cette région. Ce qui entraîne un « désordre » observable au travers de diverses évolutions comme l’augmentation du nombre de divorces, de la légalisation du mariage entre personnes de même sexe ou encore de la « débauche » sexuelle à laquelle s’adonnent les jeunes Européens. Tous les moyens de communication (vidéos, publicité, radio, presse) et autres faits divers (pédophilie, viols, zoophilie, exhibitionnisme) offrent alors une illustration de ces phénomènes perçus comme des « dérives », des « dégénérescences sexuelles » d’une société trop laxiste. Selon certains interlocuteurs, nous vivons dans une culture « obsédée par le sexe », qui en fait presque un dieu. On voit ici comment les acteurs religieux caricaturent les pratiques sexuelles des autres afin de construire leur propre orthodoxie sexuelle.

15L’autre constat concerne la configuration des rapports de genre en Belgique qui ne semble pas convenir à de nombreux fidèles. D’après Félix, un quarantenaire originaire de République Démocratique du Congo et membre de la Cité Béthel, le rôle de la femme dans la société belge n’est pas approprié : « quand je me retrouve avec les blancs ici, il y a des choses que je ne peux pas digérer, ou que je ne peux pas accepter. Quand, entre guillemet, la femme prend l’autorité sur l’homme, décide de tout, cela je trouve que non, ça ne peut pas coller ». Félix s’oppose à la manière d’appréhender la « liberté » à l’occidentale. Les améliorations du statut de la femme dans la société ne sont pas ouvertement remises en question. Ce sont les « dérives » consécutives à ce changement qui sont pointées du doigt. Ou, en d’autres termes, le renversement de la hiérarchie hommes-femmes qui est dénoncée par certains interlocuteurs. Que l’homme n’ait plus la préséance passe encore, mais que ce soit la femme qui la détienne sur l’homme est « inacceptable ». Il faut noter que l’immigration congolaise des années quatre-vingt fut principalement le fait d’étudiants, les épouses de ces étudiants devant prendre en charge la totalité de la responsabilité financière du ménage. Ce nouveau contexte n’est pas resté sans conséquences sur le statut de la femme et la forme des relations entre hommes et femmes. Plusieurs interlocuteurs masculins ont également l’impression que la femme migrante est favorisée par la société belge. En matière d’emploi notamment, Martin (fidèle belge d’origine congolaise de 35 ans) m’explique que « la femme trouve plus facilement du travail parce que la Belgique favorise les femmes. Ce qui fait que comme c’est elle qui ramène l’argent, son orgueil augmente et le couple bat de l’aile, il peut y avoir de la violence ». Le nouveau contexte amène certains hommes à se sentir menacés dans leur masculinité. Le message des Églises pentecôtistes répond à ces angoisses en mobilisant un modèle de genre traditionnel et en réaffirmant le pouvoir et le rôle prédominant de l’homme dans l’unité domestique. Cette valorisation de leur rôle en tant qu’homme semble précieuse pour de nombreux fidèles masculins dont le statut a été fragilisé par l’expérience migratoire.

Le genre débattu

16Plusieurs manières d’envisager les relations entre hommes et femmes coexistent au sein de l’assemblée. Cette multiplicité des points de vue parfois divergents peut mener à des tensions entre les autorités et les fidèles, ou entre les fidèles entre eux. Les réunions des femmes (auxquelles j’ai pu assister, ce qui ne fut pas le cas des réunions des hommes où ma présence fut refusée) offrent l’opportunité de débattre de certains sujets sensibles concernant les rapports de genre. Par exemple, j’ai pu assister à un désaccord au sein de l’assemblée de la Nouvelle Jérusalem entre les membres de l’association des femmes et des hommes autour de l’éducation sexuelle des jeunes. Pour les femmes, il est de leur devoir de prendre en charge l’éducation des jeunes filles, surtout en ce qui concerne leur future vie de couple. Les jeunes filles du groupe récemment mariées se plaignent alors de problèmes conjugaux qu’elles attribuent à l’ignorance des jeunes hommes. Lors d’une réunion des deux groupes et suite à la récurrence des plaintes, les femmes demandent aux hommes d’éduquer leurs cadets en matière sexuelle. Les hommes répondent que cette tâche ne leur revient pas. Selon eux, c’est aux « mamans » d’informer les jeunes filles qui se comporteront de la manière adéquate. Plus généralement, dans les Églises composées de fidèles originaires d’Afrique subsaharienne, les pasteurs masculins m’ont souvent rapporté que, concernant l’éducation sexuelle de la jeunesse, les filles étaient les principales cibles. Selon la description du pasteur congolais du Temple des disciples de Jésus-Christ, les hommes ne peuvent rien faire contre leurs « désirs charnels » lorsque ceux-ci se font ressentir. À l’inverse des jeunes filles qui, selon lui, sont comme des fleurs et n’ont pas de pulsions irréfrénables. Chaque fois que l’une d’entre elles consomme l’acte sexuel, celle-ci perdra un pétale. Le pasteur me demande alors ce qui restera à la fin ? « La tige… et la tige n’attirera plus personne voyez vous ? » Il conclut qu’« il est donc primordial d’éduquer en priorité les femmes parce que c’est quelque chose qu’on a vu à l’école, et vous l’avez certainement vu en anthropologie, éduquer une femme, c’est éduquer toute une nation. Elle est la base, donc vous voyez, il faut plus qu’elle se conserve. Si elle est conscientisée, les hommes n’auront plus d’autres femmes pour aller s’amuser avec, vous voyez, ce qui fait qu’en fin de compte, l’homme attend ». Selon la logique du pasteur, c’est la femme qui a en charge de freiner l’homme, elle doit être ferme. C’est contre cette manière de raisonner que s’indignent certaines femmes. Elles pensent qu’il serait bon également de « conscientiser » les jeunes hommes. On voit comment la rencontre de ces espaces sexuellement définis peut prendre la forme de débats ou de revendications.

Masculinité et féminité pentecôtiste

17La masculinité et la féminité sont compris ici comme des construits sociaux, autant de rôles et de statuts ancrés dans un espace et une temporalité bien précise. Aujourd’hui à Bruxelles, je me suis demandé au travers de quel processus complexe, l’affiliation au pentecôtisme contribue à construire un certain type de masculinité et de féminité ? Et, au vu de la diversité des différents profils des hommes et des femmes qui constituent l’assemblée, comment les acteurs naviguent dans ces espaces sexuellement prédéterminés ? Lors d’une convention du 15 avril 2006, une représentante du groupe des femmes, Maman Jessica, prit la parole en ces termes : « Je veux parler à mes sœurs. L’église commence à la maison, ça ne sert à rien de venir à l’église si on laisse l’église à la maison. Chez moi, mon mari est témoin, avant d’aller à l’église, je dois prendre soin de la maison, faire à manger, je dois être soumise à Papa Roger [Tout le monde applaudit et marque son approbation en scandant des « Alléluias ! », « Amen ! »], je dois être soumise à ma belle-mère. Dans cet extrait presque caricatural, plusieurs thèmes emblématiques sont abordés. Il s’agit des impératifs de soumission et de domesticité de la femme et, corrélativement, du rôle des hommes comme « chefs » de famille.

Itinéraires de femmes et appartenance pentecôtiste

18Nous avons vu comment le genre est mobilisé à l’intérieur des espaces religieux. Or, la plupart des femmes que j’ai rencontrées dans ces espaces se sont converties à l’âge adulte. Qu’en est-il de leur itinéraire de vie avant la conversion ? Quels sont les éléments qui les ont amenés à fréquenter ces espaces ? Le genre joue-t-il un rôle décisif dans le processus d’engagement religieux [Liebman Jacobs, 2000 : 434] ? Quels sont, sur le plan de leur statut de femmes, les avantages et les inconvénients d’une telle appartenance ? Quelle transformation, sur le plan de leur rôle féminin, est opérée par cette nouvelle adhésion ? La conversion n’est pas à entendre ici comme un moment précis dans leur existence mais plutôt comme l’appropriation progressive d’un mode de vie [Stromberg, 1993], comme un va et-vient réflexif et permanent où le doute n’est pas absent, comme une manière de donner à sa vie une nouvelle temporalité. La reconstruction narrative à l’œuvre dans ce phénomène permet à ces femmes de redessiner leur parcours en donnant du sens à leurs peines et leurs joies quotidiennes : « Orientating their lives from the point of conversion, rather that from a birth of a child, date of divorce or beginning of a new job, these women recast their lives as directed by God and permeated with the sacred » [Eiesland, 1997 : 102,103]. Du point de vue de l’identité féminine proprement dite et des rapports de genre, plusieurs éléments peuvent être retenus pour expliquer l’attrait de ces femmes pour ces Églises.

19Pour les femmes qui se sont converties durant leur jeunesse, la conversion a eu pour conséquence majeure une rupture avec le petit ami du moment. Elles lui confient ne plus vouloir commettre le péché de fornication. Elles racontent alors rétrospectivement avoir échappé de la sorte à un futur mari « pas sérieux, infidèle ». Pour la plupart des femmes qui se sont converties à l’âge adulte, elles me confient avoir connu une vie amoureuse tourmentée. C’est la désillusion et la déception qui jalonnent leur parcours. Bon nombre d’entre elles ont connu des divorces, des tromperies, des ruptures ou des situations de violence dans leur couple. Andrew Chesnut [1997] remarque dans son ethnographie brésilienne que la grande majorité des femmes qui composent les assemblées pentecôtistes ont des problèmes avec leurs maris. Leur conversion peut alors être comprise dans une certaine mesure comme l’expression d’une aspiration à rencontrer des hommes différents ou à améliorer la situation de leur couple. Au travers de leur appartenance pentecôtiste, elles revendiquent ainsi des hommes plus « fidèles », plus « calmes », plus « gentils ».
La biographie de Maria illustre les ambiguïtés de son adhésion pentecôtiste en tant que femme. En effet, son appartenance pentecôtiste apparaît d’abord comme une protection contre les hommes mal intentionnés. Elle se plaint de manière récurrente de la dépréciation dont elle est victime de la part des hommes. Elle est équatorienne de 56 ans. Elle vit en Belgique depuis sept ans dans l’illégalité. Elle se plaint d’être toujours poursuivie par des hommes mariés qui, dit-elle : « se moquaient de moi, m’utilisaient, donc j’ai dit au seigneur “Basta ! Je ne veux plus jamais me coucher avec aucun homme qui ne font que me faire souffrir et qui me dévalorisent ” ». Sa situation en Belgique n’est pas « rose tous les jours ». Elle est en séjour illégal et fait des ménages quand son état de santé le permet. Elle dort sur le sol dans un coin d’appartement qu’elle sous-loue à une connaissance. Le message de l’Église du Centro Evangelico Emmanuel qu’elle fréquente depuis plus de cinq ans lui permet également de donner un sens à sa situation précaire. N’ayant pas d’argent pour se soigner et sujettes à toutes sortes de maux, elle cherche à comprendre l’origine de cet état de maladie perpétuelle dans le monde spirituel. L’origine de son mal a été décelée lors d’une convention de plusieurs églises latino-américaines de la même dénomination. Les pasteurs ont diagnostiqué en elle un « esprit de mort ». Elle m’explique : « Peut-être que je ne devrais pas te raconter mais le Seigneur m’a déjà pardonnée. Dans mon pays, quand j’étais enceinte, je me faisais avorter. Avec l’Équatorien avec qui j’ai eu une relation ici aussi, par trois fois. Et ce sont des choses qui ne plaisent pas au Seigneur. » Elle a une position relativement marginale dans l’Église, considérée comme une fille de mauvaise vie, on ne l’autorise pas à faire partie de la chorale alors qu’elle adore chanter par exemple. Les autres fidèles et dirigeants qui sont au courant de sa situation l’encouragent par des prières spéciales d’intercession à « fermer la porte » c’est-à-dire à ne plus vivre dans la fornication. La femme du pasteur de l’Église s’en charge tout spécialement. Voilà pourquoi aujourd’hui elle dit se « conformer parce que JC est mon époux, il s’occupe de moi, il me donne tout, je ne me désespère plus, je cherche seulement sa présence ». En s’appropriant cette rhétorique, Maria se rend actrice de sa propre vie. Ce langage métaphorique est porteur d’espoir et d’encouragement. D’autre part, elle me raconte sa réalité quotidienne difficile d’isolement et de solitude qui l’amènent à « craquer » et à enfreindre les règles religieuses qu’elle tente de suivre. Elle a donc une relation avec un homme marié du quartier. Elle se trouve dans un entre-deux, tiraillée entre des injonctions contradictoires : d’une part, trouver un homme dans le monde séculier qui a des papiers pour régulariser sa situation et, d’autre part, rester chaste dans le monde religieux, condition sine qua non pour voir améliorer sa situation. Jusqu’à présent, elle navigue entre ces deux mondes au gré des opportunités et de son désespoir.

Redéfinition de l’éthos masculin

20On a vu que l’engagement religieux des femmes leur permet également d’articuler certaines revendications par rapport aux hommes – en se basant sur la lettre biblique alors source de féminisme implicite – en ce qui concerne leur manière de se comporter. Dans ce sens, les femmes ne se battent pas à proprement parler en tant qu’individus réclamant des droits spécifiques, mais elles se battent plutôt en tant que religieuses zélées. C’est sur base de la Bible qu’elles articulent leur discours. Pour reprendre les mots de Maman Jessica, très illustratifs de la logique genrée en cours dans ces espaces religieux : « Dieu a dit « si tu veux que je t’utilise, il faut que tu sois soumise ». Je regrette mes sœurs, je prêche la parole de Dieu. Mes sœurs, la délinquance commence à la maison. Dans ce pays, on doit respecter les maris. Applaudissez les frères ! » […] Vous les papas Pasteurs, vous êtes des chefs. Prenez vos responsabilités ! [L’assemblée applaudit] Dieu n’a pas besoin des omelettes. » Le statut plus prestigieux des hommes de l’assemblée ne va pas sans contrepartie, ceux-ci doivent réciproquement se montrer à la hauteur. On voit comment les femmes célèbrent la préséance masculine pour pouvoir ensuite réclamer des hommes responsables. D’autres études confirment cette stratégie féminine qui consiste à confirmer les hommes pentecôtistes dans leur rôle d’autorité pour consolider de la sorte la cohésion de l’environnement familial [Gallagher and Smith, 1999 ; Stacey, 1998 ; Stacey and Gerard, 1990].

21Les métaphores en cours dans ces espaces vont dans ce sens, comme celle rapportée par un couple d’américains venus donner une conférence sur la conversion des musulmans au christianisme évangélique : « L’homme est la tête de la maison et la femme est le cou qui fait tourner la tête. » On le voit ici aussi, les hommes se voient attribuer de manière formelle une place de chef mais les femmes ne sont pas en reste car leur pouvoir sur leurs hommes n’est pas renié puisqu’elles sont le cou qui « fait tourner » la tête. En d’autres termes, « women are leading men to lead » [Sackey, 2006 :164]. La dimension consensuelle de ce genre de message, qui attribue à chacun une place reconnue et valorisée, semble constituer un des éléments de l’appropriation par les fidèles de la morale sexuelle.

22Le message religieux va dans le sens d’une limitation du pouvoir entre les mains des hommes et cela au travers d’un double processus : tout en affirmant leur autorité de manière formelle (autorité qui peut avoir été fragilisée par l’expérience migratoire et par la reconfiguration de la famille et du travail dans les sociétés postindustrielles), celle-ci se trouve limitée par les interdits de Dieu. L’homme ne peut ni boire, ni fumer, ni se droguer, ni connaître des aventures sexuelles hors mariage. Mais surtout, il se doit d’être un père de famille attentif et un mari attentionné. Son autorité est basée sur le modèle de Jésus. Ce qui signifie que l’homme doit faire preuve d’une prise de pouvoir éclairée reposant sur la consultation de ceux dont il a la responsabilité. Un informateur pentecôtiste zimbabwéen rapporte à Rekopantswe Mate que « male headship is ordained in the Scriptures and that it is not about tyranny because a man who follows the Bible knows better than to be dictatorial, abusive or otherwise “unfair ” to his wife and children » [Mate, 2002 :554]. L’homme est en quelque sorte « domestiqué » [Martin, 2001] dans le sens où ses préoccupations sont recentrées dans le cadre familial.
Le discours de nombreux interlocuteurs masculins va dans ce sens. Pedro, pasteur équatorien en visite spéciale au Centro Evangelico Emmanuel, nous livre le devoir masculin en ces termes : « L’époux doit aussi sustenter la maison, celui qui ne fait pas ça est pire qu’un incrédule. » Un pasteur congolais de la Nouvelle Jérusalem, quant à lui, conseille lors d’une veillée de prière d’avoir de bonnes habitudes alimentaires. Il en énumère quelques-unes dont l’importance de la diversité et rappelle aux hommes de ne pas manger que de la semoule tous les jours. L’implication des hommes au sein du foyer est affirmée ici notamment par la diffusion dans l’assemblée de connaissances culinaires qui ne doivent pas rester l’apanage des femmes. Il s’agit donc d’un ethos masculin alternatif. Le pasteur Pedro poursuit sa prédication sur le rôle de l’homme à la maison en ces mots : « L’époux doit apporter le bien-être matériel mais aussi la paix. Quand l’épouse propose un verre d’eau et que l’époux répond agressivement, le Seigneur est triste et dit « comment tu traites ma fille ? » Il faut continuer à faire sortir des « paroles douces » de tes lèvres. » L’homme doit donc sustenter la famille en tant que chef de l’unité familiale, mais il est également responsable de la paix et la sérénité au sein du foyer. Tout comme les hommes du mouvement des Promise Keepers aux États-Unis, les fidèles pentecôtistes masculins « pushed the boundaries of hegemonic masculinity though practices that made them more emotionally supportive of their wives and other men, while they endorsed hegemonic masculinity by embracing ideas about their natural leadership qualities and their essential differences from women » [Heath, 2003 : 441]. Dans le même sens, un fidèle guatémaltèque, Mario, argumente lors d’une réunion de prière : « La société nous dit de ne pas pleurer, de ne pas être sensible sinon on est considérés comme un homosexuel, un gay… Mais pour Dieu, l’homme peut pleurer, être sensible, aimer. […] On te dit aussi que tu dois coucher pour être un homme sinon on te dit que tu es gay mais c’est faux. » C’est l’homme doux et sensible qui est valorisé ici. Ces qualités couramment définies comme des attributs féminins sont ici partagées avec les hommes aux dépens d’une masculinité viriliste dominante. Les hommes sont donc autorisés, encouragés au travers de l’idéologie religieuse d’embrasser une masculinité qui autorise l’expression de ses émotions sans pour autant risquer de remettre en question leur statut d’homme hétérosexuel. Les conclusions d’Elisabeth Brusco, qui travaille sur le pentecôtisme en Colombie, vont dans le même sens : selon elle, la conversion au pentecôtisme transforme le rôle des femmes aussi bien que des hommes dans le sens d’un nivellement de l’inégalité entre les sexes [Brusco, 1993 : 148].

Conclusion

23Nous avons vu au travers de divers exemples empiriques, comment le genre constitue un enjeu primordial dans cette forme de christianisme particulier qu’est le pentecôtisme. Le genre n’est pas fixé une fois pour toute dans ces espaces religieux et plusieurs conceptions des formes d’interactions convenables entre hommes et femmes coexistent. En témoignent les négociations fréquentes et les compromis quotidiens autour de ces relations parfois conflictuelles. Il est difficile pour l’observateur de ces mouvements, caractérisés au premier plan par leurs dimensions conservatrices et autoritaires, d’apercevoir l’ambiguïté inhérente et les fissures du patriarcat qui le constitue. Or, comme l’a noté Salvatore Cucchiari qui a travaillé sur une assemblée pentecôtiste sicilienne, ce mouvement prône un patriarcat plus complexe et contradictoire que celui du système hégémonique [1990 : 688]. D’une part, le discours formel et médiatisé assigne clairement à chaque sexe sa place au cœur du dispositif religieux. De manière générale, la position de l’homme est présentée comme première, la femme devant se conformer à l’impératif de soumission. D’autre part, un fossé existe entre ce discours – parfois publiquement renforcé par les femmes elles-mêmes, qui ont fait leurs les injonctions d’effacement – et la capacité de ces mêmes femmes à mobiliser ce même discours religieux pour articuler leurs revendications et disposer d’une certaine agencéité.

24Le concept de soumission lui-même ne va pas de soi. Il est ambigu [Mate, 2002 :557]. Car, si les femmes sont soumises à leurs maris, en tant que fidèles, elles sont avant tout soumises au Seigneur et, si leurs maris n’adoptent pas les comportements qui « plaisent au Seigneur », la possibilité leur est offerte de ne pas obéir. On retrouve également cette ambiguïté au cœur des Écritures qui ne tiennent pas une position unique sur le statut de la femme. Certains passages présentent les femmes comme subordonnées aux hommes, devant se taire même lors des assemblées publiques, alors que d’autres passages mettent l’emphase sur l’égalité entre les sexes. Nous l’avons vu, tout dépendra donc de la capacité de certaines femmes à mobiliser à leur avantage les préceptes bibliques et la rhétorique du pouvoir qui en découle.
Ce discours des Églises pentecôtistes composées de fidèles originaires d’Amérique latine et d’Afrique subsaharienne est bien entendu à placer dans un contexte européen post-migratoire. Et, nous avons vu comment l’espace religieux sert d’arène pour réévaluer les pratiques locales du genre et contribue également à donner du sens aux différents bouleversements qui affectent l’identité sexuelle des fidèles migrants. Le discours religieux apparaît donc en dernière instance comme une ressource, un réservoir dans lequel les uns et les autres peuvent venir puiser différents éléments de légitimation et s’approprier, selon des objectifs identitaires propres, la rhétorique d’espoir et d’encouragement adaptée à leur situation.

Notes

  • [*]
    Doctorante en anthropologie au Centre Interdisciplinaire d’Études des Religions et de la Laïcité (CIERL), Université Libre de Bruxelles, 17, Avenue Roosevelt, 1050 Bruxelles, Belgique, mmaskens@ulb.ac.be
  • [1]
    La signification du terme agencéité, traduction récente du terme anglais « agency », renvoie ici au cadre théorique des « capabilités » développé par Amartya Sen [1999] et fait référence à la capacité des individus d’être des acteurs sociaux (leur capacité d’agir, d’être autonome, de choisir et de faire entendre leurs voix).
  • [2]
    Nous entendons par fondamentalisme une « stratégie » par laquelle les « beleaguered believers attempt to preserve their distinctive identity as a group. Feeling this identity to be at risk in the contemporary era, these believers fortify it by a selective retrieval of doctrines, beliefs, and practices from a sacred past ». [Marty and Appleby, 1993 : 3]. Cette appellation, le plus souvent exogène, est également reprise par certains interlocuteurs qui aiment se décrire comme « fondamentalistes » car ils affirment que « la Bible est la parole de Dieu ».
  • [3]
    Cet article prend corps dans le cadre d’une thèse de doctorat entreprise en janvier 2006 grâce à une collaboration entre le Centre d’Etude des Religions et de la Laïcité (CIERL) et le Laboratoire d’Anthropologie des Mondes Contemporains (LAMC) de l’Université Libre de Bruxelles sous l’égide du Fonds National de la Recherche Collective (FRFC).
  • [4]
    Je me suis investie à des degrés divers dans les Églises suivantes : la « Nouvelle Jérusalem », « l’Assemblée du Plein Évangile », la « Cité Béthel », le « Centro Evangelico Emmanuel », « l’Église Internationale de Belgique », le « Temple des disciples de Jésus-Christ » et « l’Assemblée des rachetés ».
  • [5]
    Cette structure administrative de coopération fut crée en 2002, après de longues négociations à propos de l’éventuelle reconnaissance de nombreuses Églises protestantes à tendance évangélique. Ce conseil est désormais l’unique interlocuteur représentant les divers cultes protestants auprès des autorités publiques.
  • [6]
    Pour une description plus précise, se référer à l’article publié avec Joël Noret et paru en 2007 : « La nouvelle Jérusalem. Éléments d’histoire et de sociologie », Le Figuier, Bruxelles, n° 1, pp. 117-137.
  • [7]
    On compte sept églises locales en région flamande, trois à Bruxelles, et seize en région wallonne, avec une forte implantation de La Nouvelle Jérusalem dans la province du Hainaut, où l’on trouve six églises.
  • [8]
    Déja dans les pays d’origine des fidèles, la composition sociale des assemblées suit des logiques radicalement différentes. Alors qu’en Amérique Latine, le pentecôtisme touche avant tout les groupes les plus paupérisés, dans les villes africaines ce sont principalement les classes moyennes qui constituent les assemblées (André Corten et Ruth Marshall-Fratani, 2001 : 20).
  • [9]
    En 2002, on compte 523 millions de fidèles dans le monde et 9 millions d’individus qui se convertissent chaque année [Barret & Johnson, 2002 : 284].
  • [10]
    http://www.lanouvellejerusalem.be/femmes.htm consulté le 16 septembre 2008.
Français

Résumé

Le genre et la sexualité constituent des préoccupations centrales dans les Églises pentecôtistes à Bruxelles. En tant qu’espace normé, le discours religieux disponible dans ces lieux contribue à la définition de statuts, de rôles et de pratiques différenciées en fonction du sexe du fidèle. Cette idéologie genrée est en perpétuel débat au sein de l’église et oppose parfois hommes et femmes ayant des « visions » différentes. Plusieurs évolutions du domaine sexuel sont appréhendées au travers de la grille de lecture pentecôtiste comme, par exemple, la reconfiguration des rapports entre les sexes suite à la migration. Ces espaces peuvent alors apparaître comme des espaces de contestation des pratiques sexuelles autochtones et des rapports de genre ayant cours en Belgique. L’Église propose un modèle genré alternatif au modèle hégémonique de la société séculière. Il importe de se distinguer en tant que « chrétien » et les pratiques sexuelles sont au cœur de ces impératifs de transformation.

Mots-clés

  • femmes
  • pentecôtisme
  • sexualité
  • idéologie genrée
  • pouvoir
  • mariage
  • transformation
  • virginité
  • distinction
  • alternative

Bibliographie

  • En ligneAustin-Broos D.J [1997], Jamaica Genesis : Religion and the Politics of Moral Orders, Chicago University Press, 328 p.
  • Barett DB, Johnson TM [2002], « Global statistics » in The New International Dictionary of Pentecostal and Charismatic Movements, Burgess SM and Van der Maas (eds), Grand Rapids, Zondervan, p. 283-302.
  • Berger I. [1976], « Rebels or status seekers ? Woman as Spirit Mediums in East Africa » in N.J. Hafkin et E.G. Bay (eds.) Women in Africa, Stanford, Standford University Press.
  • Brusco E. [1986], « The Household Basis of Evangelical Religion and the Reform of Machismo in Colombia », PhD Dissertation, City University of New York.
  • Brusco E. [1995], The Reformation of Machismo : Evangelical Conversion and Gender in Colombia, Austin, University of Texas Press.
  • En ligneCampiche R. [1996], « Religion, statut social et identité féminine », Archives des Sciences Sociales des Religions, vol. 95, n° 1, p. 69-94.
  • Chesnut A. [1997], Born Again in Brazil : The Pentecostal Boom and the Pathogens of Poverty, New Brunswick, Rutgers University Press.
  • Corten A., Marshall-Fratani R. [2001] (éds.), Between Babel and Pentecost. Transnational Pentecostalism in Africa and Latin America, Bloomington, Indiana University Press.
  • En ligneCucchiari S., [1990], « Between Shame and Sanctification : Patriarchy and Its Transformation in Sicilian Pentecostalism », American Ethnologist, 17 (4) : p. 687-707.
  • Eiesland N.L. [1997], « A strange Road Home. Adult Female Converts to Classical Pentacostalism », in Brink J. et Mencher J. (eds.) Mixed Blessings. Gender and Religious fundamentalism cross culturally, New York, Routledge, p. 91-116.
  • Fancello S. [2005], « Pouvoirs et protections des femmes dans les Églises pentecôtistes africaines », Revista de Estudos da Religião, 3 : p. 78-98.
  • Fieloux M. [1999], « Cultes de possession et relations de genre. Les jeux de la bigamie à Madagascar », in Femmes plurielles. Les représentations des femmes, discours, normes et conduites. Jonckers, Danielle, Carré Renée & Marie-Claude Dupire (eds). Paris : Editions de la Maison des sciences de l’homme, p. 141-149.
  • En ligneGallagher S., Smith, C. [1999], « Symbolic traditionalism and pragmatic egalitarian-ism : Contemporary evangelicals, families and gender », Gender and Society, n° 13, p. 211-233.
  • En ligneGlick Schiller N., ÇAglar A., Guldbrandsen T.C., [2006], « Beyond the ethnic lens : Locality, globality, and born again incorporation », American Ethnologist, 33-4, p. 612-633.
  • En ligneHallum A.M. [2003], « Taking stock and building bridges : Feminism, women’s movements, and Pentecostalism in Latin America », Latin American research review, 38 (1) : 169-186.
  • En ligneHeath M. [2003], « Soft- Boiled Masulinity : Renegotiating Gender and Racial Ideologies in the Promise Keepers Movement », Gender and Society, vol. 17, n° 3, p. 423-444.
  • En ligneHoch-Smith J., SPRING A. (eds.) [1978], Women in ritual and symbolic roles, New York, Plenum Press.
  • Jules-Rosette B. [1981], « Women in indigenous african cults and churches » in F.C. Steady (ed.), The black woman cross-culturally, Cambridge, MA : Schenkman.
  • Jules-Rosette B. [1987], « Privilege without power : women in African cults and churches », in Terborg-Penn, R., Harley, S. and Rushing, A. eds. Women in Africa and the African Diaspora. Washington, Howard University Press, p. 101-119.
  • La Bible. Nouvelle Traduction, [2001], Paris, Bayard.
  • En ligneLawless E.J. [2003], « Transforming the master narrative : how women shift the religious subject », Frontiers Boulter, 24 (1) : 61-75.
  • En ligneLiebman Jacobs J. [2000], « Hidden Truths ans Cultures of Secrecy : Reflections on Gender and Ethnicity in the Study of Religion », Sociology of Religion, 61 (4) : 433-441.
  • En ligneMartin B. [2001], « The pentecostal Gender Paradox : A Cautionary Tale for the Sociology of Religion », in Richard K. Fenn (éds.), The Blackwell companion to sociology of religion, RK Fenn (éd.), Oxford, Blackwell, p. 52-66.
  • Marty M., APPLEBY R.S. [1993], « Introduction : A Sacred Cosmos, Scandalous Code, Defiant Society », in Fundamentalists Observed, M. Marty and R.S. Appleby (eds), Chicago, Chicago University Press, p. 1-19.
  • Maskens M., NORET J. [2007], « La nouvelle Jérusalem. Éléments d’histoire et de sociologie », Le Figuier, Bruxelles, n° 1, p. 117-137.
  • En ligneMaskens M. [2008], « Migration et pentecôtisme à Bruxelles. Expériences croisées », Archives des Sciences Sociales des Religions « Christianismes du Sud à l’épreuve de l’Europe », n° 143, p. 49-68.
  • En ligneMate R., [2002], « Wombs as God Laboratories : Pentecostal Discourses of Feminity in Zimbabwe », Africa : Journal of the International African Institute, vol. 72, n° 4, p. 549-568.
  • Ortner S. [1974], « Is Female to Male as Nature is to Culture ? » in Rosaldo, M. and L. Lamphere (eds), Woman, Culture and Society, Stanford, Stanford University Press, p. 67-89.
  • Rosaldo M., [1974], « Women, Culture and Society : A Theoretical Overview. » in Woman, Culture and Society. Rosaldo, M. and L. Lamphere (eds), Stanford, Stanford University Press, p. 17-43.
  • Sackey B.M [2006], New directions in gender and religion : the changing status of women african independant churches, Lanham, Rowman and Littlefield.
  • Sen A. [1999], Development as Freedom, New York, Alfred A. Knopf.
  • Stacey J., [1998], Brave New Families, Berkeley, University of California Press.
  • Stacey J., Gerard S.E. [1990], « We are not doormats » : The influence of feminism on contemporary evangelicals in the United States in F. Ginsburg et A.I. Tsing (eds.), Uncertain terms : Negotiating gender in American culture, Boston, Beacon.
  • Stromberg P.G. [1993], Language and self-transformation. A study of the Christian conversion narrative, Cambridge, Cambridge University Press.
  • En ligneVoyé L. [1996], « Femmes et Église catholique. Une histoire de contradictions et d’ambiguïtés », Archives des Sciences Sociales des Religions, vol. 95, n° 1, p. 29-45.
  • En ligneWillaime J.-P. [1996], « L’accès des femmes au pastorat et la sécularisation du rôle de clerc dans le protestantisme », Archives des Sciences Sociales des Religions, vol. 95, n° 1, p. 29-45.
Maïté Maskens [*]
  • [*]
    Doctorante en anthropologie au Centre Interdisciplinaire d’Études des Religions et de la Laïcité (CIERL), Université Libre de Bruxelles, 17, Avenue Roosevelt, 1050 Bruxelles, Belgique, mmaskens@ulb.ac.be
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/autr.049.0065
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...