CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Espace de production vs espace de circulation

1 Les acteurs qui conçoivent et appliquent les politiques de développement contemporaines visent principalement la production malgré les « leçons » des dernières décennies. La sédentarisation des nomades d’abord, mais aussi des champs paysans puis l’intensification par irrigation restent leur base. Implicitement au moins, la zonation bio-climatique gouverne les choix « technico-économiques », même ajustés aux conditions locales par changement d’échelle (vallées, mares…). En arrière-plan, subsiste l’idée d’un front sahélien entre des activités concurrentes, l’élevage et l’agriculture, doublé d’un front socio-ethnique entre nomades et sédentaires. L’aménagement de l’espace de production justifié par l’objectif d’autosuffisance alimentaire (dont l’échelle n’est d’ailleurs pas définie) se limite donc à une rationalisation de l’exploitation des ressources primaires, sans prêter plus d’attention aux dispositifs sociaux et spatiaux qui transgressent les catégories descriptives toujours naturalistes. Avec l’État comme suite à l’organisation coloniale, la sédentarité l’emporte y compris lorsque le pouvoir est « nomade » comme en Mauritanie [Baduel, 1990]. Cela explique que la circulation doive être contrôlée, ce qui n’est qu’une longue histoire du monde.

2 Le paradoxe tient cependant à ce que, au Sahel, cette circulation soit perçue comme facteur ou manifestation de crise géographique alors qu’elle forme le cœur des stratégies locales de résistance aux diverses formes de contraintes pesant sur les localisations (climatiques toujours, mais aussi économiques et politiques). Cette particularité, mise en évidence à partir de la sécheresse des années soixante-dix [Monod, 1975 ; Gallais, 1976, 1984], permet de présenter la « formule de contact » sahélienne comme une charnière dynamique [Retaillé, 1986] en accordant plus d’importance aux réseaux sociaux qu’à l’ancrage territorial dans la lutte contre l’incertitude. Des solidarités transfrontières ethniques ou nationales s’y manifestent, subvertissant les circonscriptions géographiques habituellement retenues [Grégoire, Labazée, 1993 ; Igué, 1995]. Dès lors, il existe un décalage certain entre, d’une part, les initiatives dominantes du champ développementaliste, durablement orientées vers un investissement immobile et productiviste et, d’autre part, les modèles géographiques fondés sur la mobilité, la circulation et l’incertitude spatiale.

3 Pour montrer l’ampleur et l’importance de ce décalage, cet article passe par l’ « État » qui est en jeu, dont la territorialité est on ne peut plus sédentaire, le territoire contrôlé en étant la principale ressource à tous les titres, directs et indirects, matériels et symboliques avec cet entre-deux, la frontière, comme figure phare. Si les politiques d’aménagement pour le développement sont restées productivistes, alors le modèle géographique, abstrait des réalités sociales, transforme toute intervention en forçage. Cependant, au Sahel, la capacité à contrôler reste faible face aux incertitudes de toutes sortes qui nuisent à la mutation définitive des formes de l’espace. D’autant plus que le réveil de la mobilité positive ou volontaire (rassemblement ou évasion) a effacé la mobilité négative ou contrainte (concentration ou dispersion) qui avait prévalu pendant les années de crise [Desmarais, Ritchot, 2000]. La maîtrise de la mobilité, c’est-à-dire la capacité à jouer les « cartes » géographiques avec des lieux disjoints mais reliés, fait la nouvelle différence : ce n’est plus tant la capacité à maîtriser le milieu que la capacité à maîtriser le système des lieux qui fait le pouvoir. Fonctionnaires et commerçants, nomades et sédentaires, patrons et clients se redistribuent dans un jeu de mobilité généralisée, y compris de la mobilité des lieux, pour répondre à tous types d’incertitude.

4 L’hypothèse de l’espace mobile est testée ici. Fondée sur la mobilité généralisée qui est plus que la circulation en comprenant la fluidité de l’espace lui-même, elle interdit d’arrêter en modèle une organisation rationnelle de l’espace, pour toujours ou presque, par des investissements durables. Si les « bailleurs » tout comme les États jouent encore la carte du fixe, leurs contradicteurs les suivent également en revendiquant la même chose : le territoire d’État et la souveraineté sur le territoire-ressource (Sahraouis, Touareg) mais aussi toutes les autres critiques portées de type « altermondialiste » qui, elles aussi, pensent « territoire ». Or qui saura dire quel est le bon territoire, la bonne limite, la bonne exploitation des ressources localisées lorsque le mouvement est l’état « normal » ? La diversité des idéologies spatiales a bien été laminée au profit d’une seule qui s’est imposée par le haut. Mais c’est autre chose qui se joue dans les circonstances concrètes en dehors des exploitations doctrinales. C’est pourquoi nous tentons l’hypothèse de la mobilité généralisée.

5 Alors qu’une longue tradition d’aménagement puis de développement avait conduit à quadriller le Sahel dès l’époque coloniale en isolant des zones de mise en valeur  [1], les stratégies spontanément mises en œuvre durant la sécheresse de 1972- 1973 ont révélé la persistance de conduites « mobiles » qui ne menaient pas toutes à la clochardisation. Des solidarités spatiales ont été redécouvertes [Grégoire et Schmitz, 2000 ; Bredeloup et Pliez, 2005, mais avaient-elles jamais disparu ? Retaillé, 1986, 1989], montrant des organisations du système des lieux au long de méridiens ou de fuseaux, expliquant, sur la longue durée, les foyers de densités relatives fortes de la charnière sahélienne avec sa ligne de villes. Même les frontières zonales d’États sont réapparues poreuses.

6 Dans ce contexte, la mobilité « retrouvée » et les diverses stratégies mises en œuvre donnaient à voir, par surcroît, de nouvelles catégories d’acteurs dominants, résumés comme fonctionnaires et commerçants [Amselle, Grégoire, 1987]. On notera là une translation des catégories culturelles (nomades-sédentaires) en catégories sociales qui sont tout autant emblématiques des deux modèles spatiaux (naturaliste, zonal, quadrillé pour l’un ; fonctionnaliste, « méridien » et réticulé pour l’autre). L’opposition frontale des « genres de vie » pouvait se doubler d’une opposition entre des rôles sociaux qui ont d’ailleurs animé la vie politique lorsque, par transfert conceptuel, on a pu parler de société civile. L’ajustement structurel aidant puis la vague de « démocratisation », les rapports sociaux établis par la structuration de l’espace jouent de la mobilité pour mettre en valeur les différences de potentiel et la variation des circonstances, qu’elles soient climatiques, économiques ou politiques. La multiplication et l’entrecroisement des réseaux d’acteurs conduisent alors à revoir encore la catégorisation un temps utilisée pour structurer le modèle socio-spatial du pouvoir et fondée sur l’opposition entre fonctionnaires et commerçants. Un nouveau modèle « éclaté » et/ou « mobile » s’impose désormais. Un travail de mise à jour propose de passer par les « patrons », vieux mot qui désigne ici non une position sociale fixe et institutionnelle mais un rapport circonstanciel [Walther, 2008].

7 Après un rappel du modèle d’organisation de l’espace sahélien (chap. 2), une application est proposée autour des villes-marchés de Gaya (Niger), Malanville (Bénin) et Kamba (Nigeria), avec pour objectif de montrer comment les initiatives des acteurs dominants comme les initiatives développementalistes tendent toutes à une meilleure gestion de l’incertitude, mais sont opposées dans la stratégie à adopter pour y parvenir (chap. 3). Cette particularité permet finalement de réinscrire le Sahel dans la continuité des flux qui animent le monde contemporain (chap. 4).

Des espaces et des acteurs : modélisation

8 Au Sahel, la mobilité a toujours constitué un mode original de gestion de l’incertitude. Les éléments modélisateurs qui suivent sont destinés à rappeler comment, depuis l’époque précoloniale, la structuration spatiale de ce « rivage » a progressivement été transformée par l’action territoriale des puissances coloniales, des États et des programmes de développement.

Structuration de l’espace sahélien de l’époque précoloniale à aujourd’hui

9 Dans la profondeur des temps précoloniaux, disons du VIe siècle à 1900, le modèle sahélien de structuration de l’espace est fondé sur des flux méridiens qui illustrent le fait que les structures politiques de cette époque sont essentiellement urbaines et marchandes concernant aussi bien le Sahara que le Sahel, et même au-delà, puisque le réseau l’emporte sur le territoire. Dans cet espace de circulation, des marchés occupent les maillons d’une chaîne liant progressivement l’Afrique du Nord à la côte du Golfe de Guinée et possèdent la particularité d’être à la fois mobiles et non hiérarchisés. Les routes elles-mêmes se déplacent, la majeure ayant ainsi balayé l’Afrique de l’Ouest du littoral atlantique jusqu’au méridien du Tchad et même du Ouaddaï en mille ans. La résultante de cet agencement est matérialisée par une armature urbaine, qui « porte des systèmes spatiaux radicalement différents, mais partiellement superposés, dont le point de rencontre est la ville charnière » [Retaillé, 1995, p. 128].

10 Cette organisation fut bouleversée par l’inversion géographique coloniale qui, même si elle reprend l’alignement des villes de la charnière sahélienne, enclave le Sahel en faisant du Sahara une frontière morte et des nouveaux « territoires » des espaces de production de faible capacité, à la limite de la survie à partir du moment où les mouvements sont contrôlés voire interdits. L’action coloniale a donc conduit à remplacer la configuration des villes-marchés précoloniales par une organisation macrocéphale dans laquelle un rang et une fonction sont attribués à chacun des centres. À chacune des zones bioclimatiques est aussi assignée une vocation de production : activité pastorale en zone saharo-sahélienne, production céréalière sèche en zone sahélienne et cultures céréalières, de rente et/ou de contre-saison en zone sahélo-soudanienne. L’indépendance des États sahéliens et les investissements des programmes de développement n’ont pas fondamentalement remis en cause ce modèle hérité. Deux phénomènes vont toutefois s’amplifier.

11 D’une part, les marchés collés aux frontières ont connu un développement significatif de leurs activités formelles, liées aux flux d’import-export, et informelles, associées aux multiples opportunités marchandes qui résultent des différentiels monétaires et législatifs entre États [Bach, 1998]. Autour de ces limites, des réseaux de commerce se reconstituent, dont la base organisationnelle reproduit, dans une certaine mesure, le fonctionnement ancien de la circulation sahélienne, mais dont les enjeux sont profondément modernes. Les acteurs engagés dans ces activités sont les héritiers des grandes « ethnies marchandes » sahéliennes, notamment les Haoussa, même si les solidarités qui soudent ces marchands sont sujettes à des impératifs différents de ceux de l’époque précoloniale. En effet, les commerçants de l’ère postcoloniale ne sont plus guère ces « chenapans cosmopolites amateurs de vie facile et de moyens d’existence parfois quasi-interlopes » évoqués par la littérature coloniale [Perron, 1924, p. 52], mais doivent tenir compte des nouveaux pouvoirs qui régissent les États-nations, des réglementations qui s’appliquent à leurs territoires, de la dimension mondiale des flux d’import-export et des actions des bailleurs de fonds. Aussi les dynamiques économiques transfrontalières contemporaines ne forment-elles pas uniquement le prolongement des solidarités ethniques précoloniales.

12 D’autre part, les opérations de développement vont encore rigidifier l’organisation territoriale héritée de la période coloniale. Ces initiatives s’opposent aux logiques marchandes fondées sur la circulation, dans la mesure où elles opèrent selon des principes segmentés, en investissant prioritairement dans l’élevage en zone pastorale ou dans l’irrigation en zone agricole. En particulier, elles ignorent plutôt qu’elles n’appuient les dynamiques spécifiques de l’Afrique sahélienne, ce que montre la crise de subsistance des économies sahéliennes des années 1970 et 1980, laquelle va permettre de questionner l’orientation des grands programmes de développement sans toutefois conduire à une remise en cause des orientations productives.

13 Certes, l’échelle microgéographique permet d’accorder une attention plus soutenue aux « terroirs » et aux « communautés » sahéliennes, mais seul un très petit nombre de programmes sont dédiés à favoriser le commerce au long cours, à développer la formation des marchands ou à améliorer les systèmes permettant aux commerçants de connaître l’évolution des cours sur les différents marchés. Soutenus par une vision productiviste de l’espace sahélien et par la nécessité d’y prévenir les famines par l’accroissement de la production locale, les programmes de développement délaissent singulièrement les villes-marchés, les zones frontalières et les réseaux informels, qui constituent pourtant des milieux où se sont reconstituées des logiques économiques adaptées à la gestion de l’incertitude [Walther, 2007]. Ce désintérêt est parfois justifié par le fait que les réseaux informels et leurs acteurs agissent précisément à l’encontre des logiques intégratives des États, ce qui ne surprend pas : le capitalisme marchand informel est fondé sur la capacité de se procurer des biens négociables là où ils se trouvent, plutôt que d’inciter à les produire dans les zones où les États le souhaitent. De toute évidence, la théorie du développement est durablement tournée vers l’étude de l’intensification des logiques productives, orientée selon les complémentarités offertes par les zones écologiques, plutôt que sur une réflexion intégrant la pluralité des formes d’organisation de l’espace sahélien.

14 En brûlant les étapes génériques, la résultante spatiale de cette combinaison peut se présenter sous une forme graphique (fig. 1), qui assemble en un même temps des structures « contradictoires » à l’analyse mais pourtant liées, ce qui rend l’espace mobile. Selon les circonstances, une des structures s’impose au système tout entier, réorientant en permanence les relations entre les lieux. Dans la modalité locale « précoloniale » de l’espace et conservée comme fonds anthropologique, déjà cette mobilité a pu être décrite. Si l’idée que la structuration méridienne a pu faire son chemin, sa condition de possibilité n’a pas été perçue ou du moins est-elle passée inaperçue justement du fait que les axiomatiques géographiques ne sont pas si aisément subverties. Il faut encore envisager la mobilité des lieux et des routes, la mobilité de l’espace qui étaient énoncées dans les travaux précédents [Retaillé, 1993, 2005] mais sans réception réelle.

15 Aux carrefours et aux frontières, et, mieux encore aux carrefours de frontières se croisent ces lignes de mobilité qui caractérisent la charnière sahélienne. Lieu propice mais mobile que l’on peut saisir par grandes unités de mire à travers son double déporté vers les frontières méridionales des États sahéliens.

Fig. 1

Le modèle sahélien de structuration de l’espace postcolonial

figure im1
Frontières des nations
N
- Migrations vers l’Europe
- Oasis et villes minières
- Mouvements méridiens faibles
Opérations de « développement »
1. 1.
Limite des cultures sous pluie
- Hiérarchisation urbaine
- Polarisation de l'espace :
1. production pastorale
2. production céréalière sèche
3. production céréalière, de
2. 2. rente et de contre-saison
Frontières des nations
Villes-marchés frontalières
- Hiérachisation urbaine
- Renforcement des relations
avec le Golfe de Guinée
3. 3.
Opérations de « développement »
- relations avec les ports
de la façade atlantique

Le modèle sahélien de structuration de l’espace postcolonial


Retaillé et Walther.

L’exploitation de l’espace : l’exemple du marché de Gaya – Malanville – Kamba

16 Une remarque s’impose pour commencer : les mots portent des sens lourds et ici « exploitation de l’espace » est à opposer à exploitation du milieu. Il s’agit bien de la capacité à tirer profit de la disposition des lieux et du réglage des distances. L’hypothèse de l’espace mobile par les jeux d’acteurs multiples héritiers de diverses « traditions » spatiales a pu être testée dans les confins frontaliers situés entre Niger, Bénin et Nigeria, en considérant les trois villes de Gaya, Malanville et Kamba (fig. 2). Le choix de porter l’analyse sur les marchés frontaliers plutôt que sur les espaces nationaux, est justifié par le fait que ces marchés constituent des lieux où s’affrontent d’une part la logique sédentaire et territoriale propre aux États-nations, d’autre part la logique du mouvement spécifique à l’échange. On notera que le positivisme de la définition d’un Sahel bio-climatique est déjà mis à mal par la localisation. Pourtant le dispositif y obéit bien au « modèle sahélien de la charnière », après son déplacement et son dédoublement liés à la « circonstance » de frontière qui joue comme un facteur géographique et non comme un fait ! L’espace mobile est la condition de possibilité d’une structuration de l’espace par le mouvement avant le cloisonnement.

Fig. 2

Le double de la charnière sahélienne par les marchés accrochés aux frontières méridionales

figure im2
MALI
MAAUURRIITTAANNIIEE
Tombouctou Gao NIGER
Dakar SEÉNEÉGAL
Mopti
Kayes Tahouuaa
Birnnii TCHAD
GAMBIE Ségou NiameyN'KKoonnniniIllééllaa Maarraaddii Zindeerr
Banjuull Tambbaa Kati BURKINA FFASSOO Tessaouaa
Kolddaa Ouagadougou Dosso Birniinn Sokoto Gumeell Kukawaa N'Djameennaa
Ziguuiinncchhoror Bignnoonnaa Bamako Fada Gaya Kebbi Kauraa KDaatusiraana NguurruuMonngguunnoo
N'GGoouurrmmaa Hadejiiaa
Bafataa Kouttiiaallaa Bobo Tenkoddooggoo Jegaa Gusau Kousssséérrii
Bissau Labé Siguuiiriri Sikasso Dioulasso Bawkkuu DapaonnggMaallaannvivlilllee KambbaaGunmmii Dutssiinn Kano Maaiidduugguurrii Mookkoolloo
GUINEÉE Kankan Bougoouunini Banfoorraa Kandii Maarroouuaa
BISSAU GUINEÉE BTionungnrrddiééillalaailai Wa Bolggaattaannggaa Natiittiinnggoouu Kaélé
Conakry
Odieennnnéé Ferké Pala
Freetown SIERRA Korhhooggoo BENIN Marchés frontaliers Garoua
LEONE de Gaya-Malanville-Kamba
COTED'IVOIRE GHANA TOGO
Monrovia LIBERIA Lagos NIGERIA
0 500km Abidjan Accra LoméCotonou CAMEROUN
Population des villes du réseau frontalier
> 1 500 000 100 000 à 300 000 Villes de la charnière sahélienne Zone frontalière sahélo-soudanienne
500 000 à 1 500 000 50 000 à 100 000 Métropoles côtières Principaux réseaux frontaliers sahélo-soudaniens
Autres réseaux frontaliers ouest-africains
300 000 à 500 000 > 50 000 en 2010-2020 Limites du domaine soudanien

Le double de la charnière sahélienne par les marchés accrochés aux frontières méridionales


Club du Sahel, 2004 modifié dans Walther, 2008.

17 Couloir de transit situé entre les ports du Golfe de Guinée et les grands marchés urbains du Niger et du nord du Nigeria, le triangle frontalier de Gaya – Malanville – Kamba offre une rente de situation privilégiée à certaines activités internationales comme la réexportation de voitures et de vêtements usagés ou les échanges céréaliers [Boluvi, 2004]. Ces activités sont caractérisées par une grande flexibilité spatiale et temporelle qui permet à leurs acteurs de bénéficier des opportunités conjoncturelles des marchés frontaliers, par un degré élevé d’opacité et par une fugacité importante, signifiant que les trajectoires des produits sont difficiles à identifier. Ces propriétés permettent aux acteurs dominants, les patrons, de structurer leurs réseaux sur des bases clientélistes durables, y compris avec les agents des États chargés de la surveillance des frontières, ce qui permet de relativiser leur caractère informel [Walther, 2005].

Les acteurs et leurs stratégies mêlées

18 Les patrons qui animent les marchés frontaliers ne sont certes pas les victimes des difficultés sahéliennes. Cependant, l’étude de leurs réseaux permet de réinscrire les faits du clientélisme dans un ensemble sociologique plus vaste et non pas seulement comme alibi de la dépendance économique [Banégas, Warnier 2001 ; Barnes, 1986 ; Eisenstadt, Roniger, 1984]. En restreignant l’analyse à la sphère économique, l’étude des patrons des marchés frontaliers situés entre le Niger, le Bénin et le Nigeria, permet de montrer que ce groupe présente des attributs et des activités qui ne recouvrent qu’imparfaitement celui des sciences sociales. Les patrons ne sont en effet réductibles ni aux Big Men mélanésiens [Sahlins, 1963], ni aux Big Men africains motivés par la captation d’un électorat [Médard, 1992], ni aux courtiers en développement, actifs dans l’animation de réseaux sociaux et la gestion de contacts stratégiques [Boissevain, 1974 ; Bierschenk, Chauveau, Olivier de Sardan, 2000]. Le groupe des « patrons » est mobile lui aussi, ce qui a à voir avec la mobilité de l’espace.

19 Certains forment une élite éduquée revenue aux champs après une carrière dans l’administration et investissent localement dans le domaine des produits de rente et/ou de contre-saison. D’autres animent le capitalisme marchand qui se développe au travers des frontières nationales dans le but d’approvisionner les marchés du Sahel. Au-delà de leurs différences, ces catégories de patrons sont réunies par une disposition commune à la consommation ostentatoire et à l’entretien d’une cour de dépendants. Le lignage, la notabilité et les manifestations de leur richesse – c’est-à-dire les trois capitaux de la naissance, du mérite et de l’argent – semblent s’entremêler pour asseoir leur position vis-à-vis de tous les obligés dont ils entretiennent la dépendance.

20 Sur le plan économique, les patrons investissent, selon les opportunités, la sphère productive ou la sphère marchande. Dans la zone frontalière de Gaya – Malanville – Kamba, où l’action des institutions financières internationales et des agences bilatérales est particulièrement développée, cette propriété peut être vérifiée quelle que soit l’orientation (coopérative ou privée) ou le mode de gestion (top-down ou participatif) des projets de développement visant à l’intensification de la production primaire. Comme dans d’autres régions sahéliennes à fort « potentiel », la plupart des grands périmètres hydro-agricoles réalisés par les bailleurs de fonds internationaux dans la vallée du fleuve Niger depuis 30 ans ont souvent été abandonnés ou déviés de leurs perspectives originelles. Ce constat – si banal – contraste avec le dynamisme des petites structures de production privées dont l’efficacité est garantie par une plus grande souplesse dans le processus de commercialisation. Si la gestion des coopératives agricoles aboutit généralement à des problèmes fonciers, à des investissements démesurés et à une progressive cannibalisation des biens communs, la production privée parvient à se brancher sur les réseaux informels des patrons du capitalisme marchand et à alimenter les grands marchés urbains sahéliens à plusieurs centaines de kilomètres de distance.

21 La souplesse de ces petits producteurs privés a d’ailleurs encouragé un projet de promotion de l’irrigation privée, financé par la Banque mondiale. Le « potentiel » encore partiellement inexploité des ressources en eau de la région et la nécessité de promouvoir des productions agricoles moins dépendantes des aléas climatiques avaient convaincu les initiateurs de financer de petites infrastructures irriguées destinées aux petits exploitants. Contrairement aux présupposés du développement local selon lequel le changement provient des compétences acquises par les acteurs locaux, l’analyse des projets retenus pour bénéficier des crédits d’irrigation montre que l’investissement s’effectue principalement grâce au concours de certains patrons dont les caractéristiques principales sont d’être à la fois étrangers à la paysannerie et à la région frontalière [Walther, 2008].

22 Le rôle de ces acteurs et, d’une manière générale, celui de la très grande mobilité qui anime le fonctionnement de l’espace économique sahélien a progressivement été intégré au corpus scientifique, mais influence encore peu le champ développementaliste. Quatre raisons concourent à expliquer que le rôle prépondérant des patrons locaux, pourtant parvenus à mettre en pratique des réseaux flexibles et informels, soit fréquemment sous-estimé par les bailleurs de fonds ou les gouvernements.

23 En premier lieu, le présupposé selon lequel les services marchands suivent le développement des secteurs primaires et secondaires n’encourage pas les bailleurs de fonds à reconnaître la prééminence des logiques circulatoires, ce qui légitime l’appui aux producteurs et aux coopératives de transformation, mais qui déconsidère les activités de commercialisation. En second lieu, le faible investissement des agences de développement en faveur des activités commerciales s’explique également par le fait que l’échelle d’analyse des flux de marchandises informels est plus déroutante que celle des productions rurales, bien délimitées par des « terroirs » et des « systèmes » dans le cadre des « régions naturelles » qui ont nourri les études géographiques classiques. La complexité des phénomènes marchands est, de ce point de vue, accentuée par l’opacité des origines et destinations des produits. En troisième lieu, le désintérêt des bailleurs pour le domaine marchand s’appuie sur un a priori défavorable vis-à-vis de l’activité informelle, supposée déstabiliser les États [Meagher, 2001] et fragiliser les économies locales en exploitant les producteurs. Le capitaliste marchand est au mieux considéré comme un intermédiaire et, plus généralement, comme un spéculateur. En quatrième lieu, les agences de coopération sont généralement peu enclines à financer des activités qui étaient précédemment aux mains d’institutions étatiques chargées du contrôle des prix et qui sont aujourd’hui soumises aux lois du marché libre consécutivement aux ajustements structurels.

24 Enfin, la mobilité des patrons se traduit par une mobilité des lieux comme le montre le marché Gaya – Malanville – Kamba dont la centralité frontalière peut alterner au gré des stratégies conjoncturelles des investisseurs locaux.

Le système des marchés, la circulation et la frontière

25 Les marchés de Gaya, Malanville et Kamba possèdent une aire d’influence d’environ 150 kilomètres, reposant sur un centre urbain de plusieurs dizaines de milliers d’habitants et offrant une diversité de produits très importante. Leur fonction combine la collecte, la distribution au détail et la réexportation, ce qui implique qu’ils sont utilisés par des grossistes, des détaillants, des citadins et par les commerçants du capitalisme marchand. La région constitue, en effet, comme les éléments précédents l’ont mis en évidence, une zone dont le potentiel de développement est très dépendant d’acteurs et de flux commerciaux étrangers. Entre les trois marchés urbains, des flux de denrées agricoles, de marchandises d’import-export et de produits de détail empruntent des itinéraires opaques et informels. Les variations saisonnières, annuelles et conjoncturelles de l’activité économique constituent une donnée prépondérante de ce type de système urbain frontalier.

26 Depuis 1990, les trois centres de commerce ont connu une fortune très diverse. Tandis que Gaya s’affirmait progressivement comme l’une des principales plates-formes de transit de la friperie en Afrique de l’Ouest et que Malanville devenait un entrepôt à grains d’envergure internationale, le marché de Kamba déclinait sous l’effet conjugué de politiques restrictives en matière d’importation, d’une tolérance douanière plus faible, d’une hausse du prix des hydrocarbures et de violences religieuses qui ont eu pour effet de faire fuir les commerçants chrétiens spécialisés au profit des autres villes frontalières. Ainsi, en même temps que la partie nigériane souffrait d’une érosion de ses avantages comparatifs, les petites villes nigériennes et béninoises développaient des relations toujours plus intenses, grâce à l’habileté et à la souplesse des patrons locaux. Il en résulte une forme de centralité extrêmement mobile, sensible aux brusques fermetures des frontières et aux initiatives très circonstancielles. Dans un cadre où l’activité marchande est fondée sur l’exploitation de sources d’approvisionnement extrêmement diverses et directement dépendant des opportunités spéculatives et rentières offertes par les États concernés, l’appartenance ethnique compte moins que la faculté de profiter du bon usage de la partition coloniale.

27 Tout porte alors à interpréter le fonctionnement économique de cette portion de frontière comme un marché unique qui peut connaître des changements saisonniers ou conjoncturels. À ce titre, la proximité et l’intensité des relations économiques entretenues entre les acteurs informels situés dans ces trois centres de commerce autorise à les considérer comme des éléments d’une structure mobile et provisoire. Ces propriétés suggèrent d’adopter une approche de l’espace marchand dans laquelle les villes-marchés forment un seul lieu dont la centralité se déplace au gré de circonstances politiques et économiques locales, régionales et internationales et dont les rapports sont par conséquent nécessairement concurrents et complémentaires. Dans ce cadre, le pouvoir des acteurs économiques reste diffus et variable dans le temps et dans l’espace. La dominance ou le déclin d’une ville est très directement relié aux facteurs de centralité que constituent le degré d’enclavement des différentes régions de l’espace économique, la libre circulation des biens et des personnes à travers les frontières et la dynamique spécifique aux grands marchés urbains animés par les patrons.

28 Pour appréhender le fonctionnement de ce marché « unique », les principes de l’analyse spatiale classique permettant de mesurer la centralité des villes, c’est-à-dire leur rôle en tant que fournisseurs de biens et de services aux consommateurs, paraissent peu adaptés. Bien que ce genre d’analyse ait été pratiquée au Nigeria [Abiodun, 1967] et au Niger à des fins essentiellement aménagistes [Coulibaly, 1995], leurs résultats sont peu concluants et cela pour deux raisons principales. D’une part, la hiérarchisation urbaine ne peut être fondée sur les mêmes bases statistiques que celle des études des centres de commerce de détail puisque la distribution des produits se fait principalement au travers de marchés hebdomadaires ou quotidiens plutôt que par des chaînes de distribution appartenant à de grandes entreprises. D’autre part, les fonctions économiques usuellement retenues par les méthodes classiques ne révèlent qu’une part superficielle de l’organisation de l’espace dans le cadre d’économies informelles caractérisées par un degré élevé de réversibilité et d’opacité. L’image fonctionnelle qui ressort de l’analyse spatiale privilégie une explication qui ne correspond pas aux déterminations qui sont à l’œuvre dans les stratégies et les mouvements locaux.

29 Les actions qui sont entreprises par les États dans le cadre de leurs plans territoriaux ou par les agences de coopération qui se donnent pour but d’améliorer les potentialités de développement économique local sur la base de ces modèles sont alors nécessairement affectées par cette inadéquation. Une partie de l’échec des actions menées s’explique par le conflit encore non résolu entre un savoir organisé sur des bases importées et des formes d’espaces et de pouvoirs qui appartiennent à l’espace mobile de l’Afrique sahélienne et qui peuvent être définies comme des formes originales de gestion de l’incertitude.

Désarticulation ou nouvelle intégration de l’espace sahélien ?

30 La contradiction qui résulte des logiques de l’État appuyé par les programmes de développement d’une part, et celles des acteurs économiques d’autre part, conduit à une forte désarticulation des espaces sahéliens, toujours considérés comme des lieux marginaux et enclavés.

De nouvelles lignes d’échange

31 Jusqu’à l’époque coloniale et en réserve depuis, cette marginalité et cet enclavement ne pouvaient pourtant pas s’appliquer à un espace dont la caractéristique est précisément de constituer un chaînon intégré aux échanges longitudinaux, dans lequel un réseau de villes charnières non ou peu hiérarchisées permet de fluidifier le commerce et la diffusion des innovations. Il résulte de ces propriétés que le Sahel contemporain ne peut être qualifié de marge que dans la mesure où il est caractérisé par un habitat plutôt rural, des transformations inabouties entre une agriculture de subsistance et une agriculture moderne orientée vers la consommation spécifique des centres urbains, par une insuffisance de production liée à l’enclavement et par des moyens de crédits insuffisants [FIDA, 2001].

32 Cependant, ces éléments s’inscrivent dans une représentation privilégiant la production régionale par rapport à la circulation générale et ne permettent qu’imparfaitement de rendre compte des logiques et de l’adaptabilité de cet espace. En effet, confrontées à la nécessité de lutter contre toutes les formes d’incertitude, les sociétés sahéliennes n’ont eu de cesse, depuis la colonisation, de vouloir préserver la souplesse de leurs réseaux sociaux et économiques. Ce faisant, elles ont engendré une dynamique sociale et technologique permettant une gestion originale de l’aléatoire, dans laquelle l’accent est mis sur la diversification des pratiques économiques associées à une extrême mobilité, comme en témoigne l’intensité des migrations et des réseaux de commerce à longue distance. Dans ce cadre, de nouvelles pratiques agricoles ou de nouveaux circuits marchands ne sont pas forcément appréhendés comme des événements catastrophiques mais plutôt comme des données structurelles. Ce que montrent des investissements « provisoires » des acteurs marchands dans l’agriculture ou dans l’élevage, qui peuvent soudainement abandonner leur mise quitte à y revenir plus tard. Cette façon de privilégier la souplesse face à l’aléatoire en matière de gestion n’est d’ailleurs pas sans poser d’importants problèmes quant à la durabilité des stratégies de développement, étant donné que les dynamiques locales favorisent le court terme et l’immédiateté. Mais ces logiques permettent aux zones sahéliennes de s’insérer dans les réseaux des flux de richesses, le commerce au long cours s’affirmant, à ce titre, comme un mode original qui transcende les univers de la ville et de la brousse, du désert et de la forêt.

33 Au travers de nouvelles limites, la colonisation et l’État-nation ont conduit à reconstituer des fronts d’échange, parfois décalés par rapport à l’ancienne charnière sahélienne qui passait par des villes comme Tombouctou, Gao ou Zinder. Sur ces frontières, sont venues s’implanter des activités économiques précisément liées aux différentiels monétaires et législatifs. Alors que les anciens marchés étaient situés à l’interface des logiques de production et de circulation selon un axe méridien, le pouvoir colonial a forcé les logiques marchandes à se réorganiser selon d’autres perspectives, recréant un espace qu’il est toujours possible de qualifier de sahélien, au sens socio-économique et non plus bioclimatique. Ce rivage contemporain, dominé par des logiques commerciales informelles et périphériques, constitue ainsi une tentative profondément moderne des populations sahéliennes de répondre à la désarticulation de leur espace marchand. Loin de s’apparenter à un déni de « développement », les initiatives des acteurs qui œuvrent à son économie sont aujourd’hui reliées à l’économie globale, puisque les marchés considérés se sont ouverts aux échanges internationaux, d’abord à la faveur de l’économie de rente, puis de la mondialisation des flux.

Le Sahel et la Nouvelle Économie Géographique

34 Du point de vue économique, ce Sahel moderne s’inscrit donc dans la continuité des grands flux qui animent le monde et sa compréhension. La thématique de l’enclavement doit alors laisser la place à celle de l’inclusion en retrouvant un fonds anthropologique qui privilégiait le mouvement et mieux encore la mobilité, et alimente aujourd’hui, au travers d’une situation empirique improbable, une réflexion sur la Nouvelle Économie Géographique et l’économie culturelle [Géneau de Lamarlière, 2004].

35 La Nouvelle Économie Géographique privilégie largement l’échelle micro, l’individualisme méthodologique et la rationalité limitée permettant d’introduire des traits « culturels » dans les choix et les stratégies sans jugement normatif  [2]. Il faut cependant se rappeler que cette innovation a été introduite par Krugman [1991a], spécialiste de l’économie internationale dont l’évolution a orienté sa proposition étonnante dans une science non spatiale. Mais on le comprend mieux en repérant la mobilité des facteurs de l’économie mondialisée qui rompent avec les axiomatiques de l’économie classique ricardienne ou de l’approche HOS (Heckscher-Ohlin et Samuelson) qui tablent sur une allocation différenciée mais fixe des ressources en terre, en travail et en capital. Il faut dire que la théorie classique s’appuie sur des définitions d’économies nationales alors que Krugman [1991b : 79] décrit l’économie industrielle et commerciale, en argumentant que « there is no reason that political boundaries define the relevant unit over which those externat economies [that drive to localisation and the emergence of core-periphery patterns] apply ». Mais justement, la nécessité d’une transformation de l’axiomatique est significative de même que le terrain de cette Nouvelle Économie Géographique, la ville et des acteurs qui s’agglomèrent par micro-décisions et dans une grande mobilité ou capacité d’adaptation.

36 Nulle trace d’économie « sous-développée » dans cette proposition théorique ; même le manuel d’économie internationale produit par l’auteur ne s’y attarde que peu et encore pour traiter de la politique commerciale des États et de la dette [Krugman, Obstfeld, 1995, p. 297-320 et 757-802]. Ces économies sous-développées sont celles du Mexique, de l’Inde ou encore des ex-pays de l’Est. On est loin du Sahel. Et pourtant, de la proposition théorique nous pouvons retenir quelques éléments de fond transposables : l’acteur et l’espace.

37 L’acteur est un « agent » au sens des économistes qui raisonne selon d’autres schémas que ceux des groupes holistes qu’ils soient sociaux et institutionnels (au sens des sociologues cette fois) privilégiés par l’économie classique et sa critique marxienne, les solidarités se nouant par « contrat » limité adapté à la fluidité générale des environnements. L’espace, quant à lui ne constitue pas une catégorie déterminante ni par la localisation de ressources fixes que pourrait décrire la géographie économique, ni par des lois internes que dégage l’analyse spatiale. Dans la Nouvelle Économie Géographique, l’espace est aléatoire, résultat du croisement de multiples trajets, ce qui rejoint notre proposition d’espace mobile. Dans le modèle centre-périphérie de Krugman [1991b] qui explique la naissance des centres urbains, les industries se concentrent dans un lieu en tenant compte de l’arbitrage entre les rendements croissants, qui favorisent la concentration, et les coûts de transport, qui favorisent la dispersion. En supposant l’existence d’économies d’échelles, chaque industrie tente alors de desservir son marché en minimisant les coûts de transport, c’est-à-dire en se rapprochant de la demande locale. Cela entraîne un processus circulaire : les industries recherchent des localisations où la demande locale est forte, la demande locale est d’autant plus forte que de nombreuses industries ont choisi cette localisation.

Conclusion

38 Il est peu probable que le Sahel entre dans le processus de localisation industrielle. Mais une culture de la mobilité comme celle que nous y avons décrite du fait de l’investissement des valeurs anthropologiques dans la capacité de mouvement, se retrouve dans les bases de la Nouvelle Économie Géographique malgré l’éloignement du contexte de l’économie mondialisée de pointe. La « NGE » est-elle transposable au capital « terre » qui semble le moins mobile de tous ? La manière sahélienne de le traiter, qui évite l’illusion de tout investissement définitif, le suggère. Ce qui en fait paradoxalement une culture de l’espace et de la stratégie économique somme toute très moderne sans le vouloir. Cependant, sur la face macro qui reste celle de l’État gestionnaire des politiques de développement, la pensée économique et géographique reste attachée à la dotation fixe des facteurs et à la spécialisation, au travers de programmes visant une spécialisation et une augmentation de production, principalement la production primaire. Nous avons repéré qu’au Sahel cette conception habituelle était finalement décalée de la réalité de la société avec sa manière de traiter l’espace. Ce dernier constat devrait conduire à reprendre le dossier de la « gouvernance » en dépassant le slogan ou l’incantation.

39 Au Sahel, les doctrines politiques, sociales et économiques qui encadrent les orientations du « développement » sont fondées sur un modèle géographique ancré dans la « fiction » de la distribution fixe des ressources. Ainsi l’espace peut-il être finalement évacué du nombre des facteurs en jeu pour constituer une donnée et devenir un enjeu de type géopolitique. Dans le contexte d’incertitude qui prévaut, les sociétés locales ont pourtant conservé une autre culture de l’espace qui n’est ni une donnée, ni un support neutre. C’est un instrument qu’il convient d’aborder à travers sa propriété : la mobilité. Très éloigné de la doxa géographique, l’espace mobile n’est cependant pas une originalité à la fois locale et marginale d’un Sahel dont on a pu se demander s’il ne faudrait pas le déménager [Gallais, 1976, conclusion].

40 Ce qui se présente là, au contraire, semble résumer, dans une version simple, les nouvelles conditions spatiales de l’économie mondialisée. À ceci près que les sociétés du monde vivent pour leur très grande majorité dans une conception sédentaire de l’espace et sont souvent conduites à juger la mondialisation comme une crise. Cet élargissement du Sahel au monde pour audacieux qu’il puisse paraître, a au moins le mérite de pointer le besoin de rouvrir quelques dossiers scientifiques comme celui de la géographie culturelle (cultures de l’espace, espaces des représentations) ou celui de l’économie culturelle.

Notes

  • [*]
    Géographe, Centre d’Études de Populations, de Pauvreté et de Politiques Socio-Economiques (CEPS/ INSTEAD), 44, rue Émile Mark, L 4501 Differdange, Luxembourg – Olivier. Walther@ceps.lu.
  • [**]
    Géographe, Université de Bordeaux3, UMR/ADES, 12, Esplanade des Antilles, 33000 Pessac – Denis. Retaille@u-bordeaux3.fr.
  • [1]
    Voir l’Office du Niger, le Code pastoral ou les limites légales de l’agriculture sous pluie et des aires pastorales énoncées au Niger en 1961 et bloquant totalement le système des transhumances [Retaillé, 1986].
  • [2]
    Pour une mise au point rapide et un débat sur la Nouvelle Économie Géographique voir L’Espace géographique, n° 3, 2007, débat avec J.-F. Thisse et B. Walliser, p. 193-214 avec bibliographie.
Français

The Sahelian model of movement, mobility and spatial uncertainty


Societies at both edges of the Sahara have structured their space on the basis of mobility rather than on zones of production activities. Although development strategies persist that are still based on self-sufficiency and zonal specialization, they have retained an ability to deal with uncertainty, including its new globalized forms. This paper presents a dynamic model of this mobility, which is more than straightforward movement, and its application to the urban markets of Gaya, Malanville and Kamba, located between Niger, Benin and Nigeria. It supports the hypothesis according to which the motives of local “patrons”, like the initiatives of States and of development agencies, all have as their aim the improvement of the way uncertainty is managed, but remain nonetheless profoundly opposed as to the strategies to adopt. A generalized mobility therefore shapes the framework of social competition along with the control of space. This feature helps reinject the Sahel region into the mobility flows that shape the contemporary world.

Mots-clés

  • Sahel
  • spatialité
  • développement
  • mobilité
  • gouvernance
  • Nouvelle Économie Géographique
Français

The Sahelian model of movement, mobility and spatial uncertainty


Societies at both edges of the Sahara have structured their space on the basis of mobility rather than on zones of production activities. Although development strategies persist that are still based on self-sufficiency and zonal specialization, they have retained an ability to deal with uncertainty, including its new globalized forms. This paper presents a dynamic model of this mobility, which is more than straightforward movement, and its application to the urban markets of Gaya, Malanville and Kamba, located between Niger, Benin and Nigeria. It supports the hypothesis according to which the motives of local “patrons”, like the initiatives of States and of development agencies, all have as their aim the improvement of the way uncertainty is managed, but remain nonetheless profoundly opposed as to the strategies to adopt. A generalized mobility therefore shapes the framework of social competition along with the control of space. This feature helps reinject the Sahel region into the mobility flows that shape the contemporary world.

Mots-clés

  • Sahel
  • spatialité
  • développement
  • mobilité
  • gouvernance
  • Nouvelle Économie Géographique
English

Key words

  • Sahel
  • space
  • development
  • mobility
  • governance
  • New Economic Geography

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Olivier Walther [*]
  • [*]
    Géographe, Centre d’Études de Populations, de Pauvreté et de Politiques Socio-Economiques (CEPS/ INSTEAD), 44, rue Émile Mark, L 4501 Differdange, Luxembourg – Olivier. Walther@ceps.lu.
Denis Retaillé [**]
  • [**]
    Géographe, Université de Bordeaux3, UMR/ADES, 12, Esplanade des Antilles, 33000 Pessac – Denis. Retaille@u-bordeaux3.fr.
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https://doi.org/10.3917/autr.047.0109
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