CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’expression populaire « perdre le Nord » qualifie quelqu’un qui perd ses repères et à un certain point la raison. La raison et le Nord font en effet bon ménage. Le Nord est la direction que pointe la boussole et qui permet de se repérer dans l’espace terrestre. C’est une direction salvatrice pour le marcheur égaré. À ce titre, il s’agit d’un symbole du retour à l’ordre, aux repères d’un espace réhabité et dès lors entouré de bornes, civilisé. C’est dans un tel espace qu’on se retrouve, qu’on s’y retrouve, qu’on ne perd pas la raison. Que l’Occident géopolitique soit situé dans l’hémisphère Nord constitue ainsi une évidence riche de sens. La boussole n’indique jamais le Sud, car cette même boussole pose l’existence du Sud comme diamétralement opposée au Nord. C’est un repère a contrario qui se définit d’une certaine manière négativement, ou du moins par opposition. Il est donc logique d’introduire une réflexion sur la perte du Sud par un rappel du caractère résolument normatif et positif de la notion de Nord géographico-magnétique. On aborde ici le Sud comme une représentation, une construction, dont on analyse certaines logiques identifiables. C’est pourquoi on ne produit pas une définition du Sud, la seule explicite semblant celle de la géographie.

2 L’usage de la dichotomie Nord/Sud, en termes économiques et géopolitiques est donc symboliquement très chargée de connotations hiérarchiques et ethnocentriques. L’emploi de ces notions est rarement justifié car il va largement de soi. Il évoque des rapports, des relations, en faisant, le plus souvent, l’économie de l’examen de leur nature. Outre ce flou intrinsèque et réducteur, la fin de la guerre froide du XXe siècle, les processus de globalisation multiples observés, amènent à remettre en question le couple d’oppositions Nord/Sud et à le réévaluer à l’aune d’une situation contemporaine qui n’est plus celle des années soixante et de la décolonisation.

3 Dans une première partie on évoquera le contexte, alors pertinent, de l’émergence du découpage Nord/Sud de la planète et les logiques sous-jacentes à sa construction. Dans une seconde partie on se penchera sur l’adieu progressif au Sud qui se déroule aujourd’hui en abordant les terrains de recherche arpentés par les auteurs d’abord au XXe siècle, jusqu’à sa fin géopolitique, à la fin des années quatre-vingt, au début des années quatre-vingt-dix, à la chute du mur de Berlin (Cameroun, Nouvelles Hébrides, Bangladesh). Le XXIe siècle qui commence voit s’entamer les mutations de la globalisation et les terrains visités alors seront évoqués (Vietnam, Laos, Chine, Ouzbékistan). Si les premiers terrains, ceux du XXe siècle, valident relativement l’existence d’un Sud à interroger, les terrains du XXIe siècle alimentent une large remise en question du concept de Sud qui va bien au-delà de l’adjonction d’un « s » pour signaler la perte de sens du mot et son éclatement mais s’abstenir de l’analyser.

La production du Sud : colonisation, décolonisation, développement

4 La production de la notion de Sud s’observe tout au long d’un processus historique et idéologique qui s’inscrit sur plus d’un demi-siècle, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Le Sud est certes l’inverse ou l’antithèse du Nord et on le construit ainsi en Italie ou aux États-Unis où les Suds respectifs son désignés comme plus arriérés ou moins démocratiques. Au-delà de tels phénomènes il convient d’analyser la genèse de cette production du Sud comme symbole d’altérité, de hiérarchie, d’infériorité aussi. La construction du Sud se présente comme l’un des principaux chapitres de l’histoire de l’altérité au XXe siècle. Les nouveaux mondes découverts par les grands navigateurs étant épuisés, géographiquement parlant, la nature de leur altérité devenait à l’ordre du jour. À ce titre, l’époque coloniale est un moment important. L’exhibition d’une certaine « arriération » à l’exposition coloniale de 1930 est symptomatique du regard colonial qui affirme une supériorité civilationnelle d’une part, une perception des tropiques comme pathogènes et dignes d’exploitation d’autre part. C’est l’époque où l’on met en avant le devoir de civilisation et surtout la mise en valeur des richesses, on parlerait aujourd’hui d’exploitation. Mais le tropicalisme colonial évoque aussi des milieux naturels insalubres, sans parler de cultures suspectes d’une certaine barbarie. Cette approche coloniale mêle ensemble « les hommes » et leur « milieu » dans un même positivisme typique d’une époque qui s’est prolongée bien au-delà de sa pertinence historique.

5 La fin de la deuxième guerre mondiale ouvre une longue période qui voit la construction du Sud comme nécessité politique, économique, géopolitique surtout. Elle est marquée par le début des décolonisations et par l’émergence du concept de développement économique et social, forgé par le président Truman, l’inventeur du développement [Rist, 1996, p. 116]. Le Sud naît dans ce terrain de décolonisation et de développement. Ces deux termes s’appuient sur un évolutionnisme implicite qui postule qu’après le colonialisme vient la décolonisation, qu’après le « sous-développement » apparaît le développement, suivant une partition bien réglée, occidentale, faut-il souligner. La décolonisation voit l’apparition de jeunes États souverains porteurs du seul projet disponible : celui du développement national. Entre indépendance et développement une puissante articulation s’opère, qui alimente les nationalismes (indien, égyptien, algérien, vietnamien…) tandis que pour les ex-colonisateurs débutent les politiques d’aide et de coopération, inspirées par un paternalisme bienveillant qui met en place dans certains pays un carcan néocolonial durable tandis que d’autres s’installent dans le bloc socialiste ou à proximité. Durant ce premier acte, où décolonisation et nécocolonisation se suivent avec des ruptures, parfois plus symboliques que réelles, la victoire sur le « sous-développement » est le même programme dans les mots que celui des jeunes États socialisants ou non alignés. Dans le « sous-développement » se télescopent l’infériorité coloniale (sous) et le projet salvateur (le développement). Dans ces années soixante, le Sud se constitue comme entité naissante, mais il ne porte pas encore ce nom. Les notions de sous-développement, de tiers-monde, sont celles qui sont employées. La première signale un déficit et le projet de développement qui lui est associé. C’est parce qu’il y a « sous-développement » que le développement est un projet crédible. Le tiers-monde, terme inventé par Alfred Sauvy, dit-on, est le support sur lequel va se développer l’idéologie tiersmondiste.

6 Le tiersmondisme est une idéologie fondamentalement progressiste visant la libération des hommes, pour les chrétiens, ou des peuples, pour les marxistes. Le tiersmondisme est inséparable des luttes anticoloniales et des nationalismes postérieurs aux indépendances. Si Franz Fanon, l’auteur des damnés de la terre, est une figure emblématique de cette pensée, des chefs d’État comme Nasser, N’Krumah, Nehru, Sukarno, Tito donnent un corps politique au tiers-monde à la conférence des non-alignés, à Bandoung, en 1955. Au-delà de la métaphore d’un tiers état planétaire, il s’agit d’une troisième voie, durant la partition binaire de la guerre froide, qui revendique une autonomie, entre les deux blocs. Ces non alignés affirment les intérêts spécifiques de jeunes nations dont le développement économique et social est le projet central. Le progressisme tiersmondiste s’inscrit donc dans une tradition de libération héritée des lumières doublée d’un vif nationalisme. C’est un programme émancipateur, inspiré par un messianisme du salut par les plus pauvres, illustré ultérieurement par la théologie de la libération en Amérique Latine, ou par un messianisme révolutionnaire marxiste dont Che Guevara est un symbole rémanent.

7 Outre le progressisme, selon le concept de l’époque disparu du vocabulaire actuel, le tiersmondisme véhicule un développementalisme explicite. C’est-à-dire qu’il place le développement au cœur des enjeux mondiaux, en des termes que l’on peut qualifier de « non technocratiques » par comparaison avec les approches actuelles dominées par la phraséologie des institutions multilatérales, telles la Banque mondiale. C’est dans ces mêmes années soixante et soixante-dix que les ONG connaissent leur principale vague de développement avec Frères des hommes, Terre des hommes, la Cimade, le CCFD, Oxfam ou Save the children en Grande Bretagne. Toutes sont porteuses de l’idéologie tiersmondiste évoquée, soit une approche progressiste et développementaliste des pays non industrialisés et non occidentaux. Au nom de « l’échange inégal », il s’agit de mettre un terme au fait que « la vache du riche mange le blé du pauvre », selon la formule de Frères des hommes. Le développement est perçu comme un flux de rééquilibrage des échanges et de justice. Nyerere en Tanzanie lance les communes Ujamaa et le développement doit être « auto-centré ». Ces croyances et représentations de l’époque, qui paraissent en partie datées dans le contexte actuel, sont l’objet d’un fort consensus dans les minorités militantes concernées. Ce bref rappel rétrospectif amène à souligner que le tiers-monde se présente comme l’ancêtre du Sud dont les origines sont ainsi déterminées. La filiation est explicite mais des mutations désormais sont intervenues. Les principales sont provoquées par l’effondrement de l’URSS et la fin de la guerre froide du XXe siècle.

8 Les tiersmondistes, chrétiens ou marxistes, ont toujours eu pour adversaire le capitalisme, les lois du marché considérées comme iniques. On ne s’étonnera donc pas que l’anti tiersmondisme qui éclate en France en 1985 avec Liberté sans frontières ait été, cela est établi aujourd’hui, financé par des fondations américaines dont la néoconservatrice Héritage Fondation. La décennie quatre-vingt, est celle de l’antitotalitarisme contre l’URSS, des critiques à l’égard des « sanglots de l’homme blanc » de Pascal Bruckner, et aussi de Reagan, de Thatcher et de l’offensive néo-libérale qui mettra à bas, parmi d’autres facteurs, l’URSS. C’est aussi l’explosion de l’action humanitaire qui remplace – temporairement – le développement par l’urgence [Hours, 1998]. Dès lors, la notion de « tiers-monde » perd de sa pertinence, tandis que le développement devient ajustement structurel et lutte contre la pauvreté. Dans le nettoyage idéologique et le désarroi qui suit, les croyances antérieures ont du mal à résister. Les grands leaders non alignés ont disparu, les nationalismes s’essoufflent avant de s’effondrer, faute d’avoir tenu ou pu tenir leurs promesses. Fidel Castro ne peut, tout seul, remplir la scène. Le tiersmondisme se fait discret dans les années quatre-vingt-dix et la notion de tiers-monde n’est plus signifiante, ni porteuse d’aspirations politiques alternatives, concrètement crédibles. La mise au pluriel du concept de tiers-monde (comme celle du Sud) traduit une légitime diversité, mais elle ne modifie pas, à notre sens, les logiques évoquées. Le pluriel semble plutôt traduire un constat de pertinence réduite du concept initial, une sorte de sursis de validité. C’est ainsi que le « Sud » prend progressivement la place du tiers-monde évanoui impliquant un retour à la géographie, à la nature, après deux décennies extrêmement politiques et sociales. Ce changement de référent se produit en même temps que la guerre froide prend fin, que les lumières du XVIIIe siècle s’éteignent, que s’échoue, de fait, le XXe siècle, et que s’entament les processus de globalisation.

9 Si le « Sud » est bien une séquelle du « tiers-monde », la filiation est fragile car les transformations qualitatives sont manifestes. Le « Sud » s’inscrit dans une dichotomie globale, virtuellement dépolitisée, descriptive, non messianique, ni révolutionnaire. On peut se demander si la congruence historique entre « tiers-monde » et « développement » ne laisse pas place désormais à un doublet « Sud » et « pauvreté » qui manifeste des sens déplacés, modifiés, voire des mutations identifiables. Cela semble plus court, plus clair, plus médiatique, plus intelligible aujourd’hui. Il s’agit peut-être aussi de faire passer pour continuité du regard paternel occidental les multiples ruptures qui obligent désormais à s’interroger sur la validité, la pertinence du « Sud », particulièrement fragilisée par les divers phénomènes qualifiables de globalisation. L’examen successif de la construction du tiers-monde, puis de son avatar, le Sud, à travers le fil du « développement » amène à observer que le tiers-monde signalait une appartenance particulière à un monde plus divers à trois parties qu’à deux désormais. Le tiers-monde de l’échange inégal était un creux, un manque, à combler, à rééquilibrer. Le Sud se présente comme l’Autre du Nord, c’est-à-dire un symbole d’altérité, de différence plutôt que de flux ou de communication. C’est une notion plus statique, une antithèse non dialectique, peut-être comme l’envers du Nord, comme dans la boussole, mais aussi le revers du Nord lorsque certains pays, dit du Sud, refusent la discipline multilatérale (Corée du Nord, Iran) et deviennent un danger. Quand il s’agit de pays du Nord, cela semble passer beaucoup mieux…

Écueils endogènes d’une projection dichotomique Nord/Sud

10 On s’attachera maintenant à montrer les modes de réception interne et l’inadéquation fondamentale de la notion de Sud dans des sociétés différentes supposées pouvoir en relever de l’extérieur. On distinguera dans ce cadre de réflexion des terrains de plain-pied dans le XXe siècle, et d’autres déjà entrés dans le XXIe siècle. La rupture se joue dans la fin de la guerre froide, l’effondrement de l’URSS, la mort annoncée du communisme comme système alternatif au capitalisme désormais seul mode d’organisation économique régnant.

11 Pénétrons en premier au Bangladesh dans les années quatre-vingt-cinq quatre-vingt-dix qui sont marquées par deux phénomènes sociaux remodelant la structure interne du pays et son articulation au monde extérieur. L’implantation et la croissance de l’islamisme politique au niveau local entre tout d’abord en résonnance avec une appréhension, un peu partout, de l’islam comme un outil de contestation des ordonnancements institués et de revendication d’un autre avenir. Alors que la fatwa qui frappe Salman Rushdie s’incruste dans les esprits, de surcroît le Bangladesh se présente à cette époque comme la première terre d’expérimentation d’un marché humanitaire appelé à s’étendre mondialement. Ces deux phénomènes sociaux sont en apparence contradictoires mais l’un et l’autre ont en commun d’être des symptômes mais aussi des analyseurs centraux des processus de globalisation. Ainsi, les inondations qui frappent annuellement le Bangladesh – en attirant une foule de gens pleins de bonne volonté, venus apporter leur aide – ancrent le pays dans l’image d’un « Sud » cherchant et trouvant son « salut » dans un « Nord » généreux et détenteur des moyens techniques et scientifiques supérieurs. Cette représentation qui circule dans les médias et impose son évidence, est en revanche l’objet d’un refus général et partagé par toutes les couches de la société de bas en haut de l’échelle sociale. En effet, une multitude d’ONG autochtones rassemble les élites et les classes moyennes réformistes, qui ont aussi nourri le combat pour l’indépendance nationale contre un occupant du Sud, le Pakistan. Pour ces intellectuels, les flux humanitaires occidentaux sont avant tout une entreprise de domination masquée et par ailleurs inefficace, tant elle se révèle inadaptée aux situations locales. En 1989, par exemple, les familles éduquées se rendent – ébahies – le vendredi, jour de repos, avec leurs enfants sur le lieu en centre ville où sont parqués les ULM envoyées par Médecins du monde qui ne peuvent, à chaque déplacement, outre le pilote et le militaire obligatoire, n’emporter qu’à peine 60 kg de riz. On rit et on est à la fois stupéfait de la naïveté et de la suffisance de ces étrangers qui n’ont même pas songé à s’enquérir des conditions concrètes dans lesquelles pouvait s’inscrire leur geste. Autocentrée, hyperhiérarchique, la société met à distance de telles initiatives externes qui l’acculent à une position d’infériorité – que résume le terme « Sud » – et affirme ses capacités et ses connaissances pour affronter la situation rituelle des inondations. À un autre niveau, celles-ci constituent une occurrence politique interne où la population peut alimenter son opposition à la dictature militaire en place, tenue par le général H. M. Ershad (1982-1990). Les classes démunies rivalisent avec les plus nantis pour mettre en échec l’État par de longues grèves, mais aussi en démontrant son mépris du peuple lors d’événements dramatiques comme les inondations qui font des centaines de milliers de morts chez les paysans et les habitants des bidonvilles. Alors même que de l’extérieur on bâtit un spectacle où les gens seraient submergés et impuissants face aux flots qui dévastent leurs villes et leurs campagnes, sur place le paysage se présente sous de tous autres traits. Chacun se bat avec une ingéniosité extraordinaire pour maintenir les activités courantes et les rythmes de production. Vêtements propres dans un petit paquet porté sur la tête, hommes et femmes avancent dans l’eau boueuse parfois jusqu’au cou pour rejoindre leur lieu de travail en habit respectable, ou encore les points de rassemblement. L’angoisse est contenue, des collectifs se forment sans pour autant que la violence intrinsèque des rapports sociaux disparaisse au profit d’une solidarité idéalisée, inexistante. Au plus loin des chimères d’un « Sud » écrasé, abattu, incapable, l’anthropologue observe donc des logiques d’action spécifiques, ajustées et bien rôdées à ces circonstances tragiques qui se répètent chaque année.

12 D’une manière générale, la résistance farouche qu’engendre une aide humanitaire véhiculant une humiliation potentielle répond aux règles d’intégration de l’étranger quel que soit le capital social et économique de l’acteur autochtone : le rapport se construit sur l’endettement de l’étranger, sa mise en position inférieure par l’hôte qui l’accueille, lui fait des dons et affirme et rehausse par-là son statut symbolique. La scène se révèle identique du bidonville aux somptueuses villas des couches dominantes corrompues. De surcroît l’islamisme politique qui – ancienne arme de la « colonisation » pakistanaise – a été vaincu par la guerre de libération, reprend de la force dans cette décennie comme adjuvant nécessaire du pouvoir, après le décret de 1982 faisant de l’islam la religion d’État. Engendrant une islamisation progressive et rampante de la société, cet islamisme achève de lui donner la dimension universelle à laquelle elle aspire, en ayant secrété ses propres catégories hiérarchiques et statutaires qui expulse l’étranger qui ne se plie pas aux régulations internes. Délibérément, le Bangladesh se pense hors du « Sud » dans lequel on tente de le caser et de l’enfermer. Quant à l’islamisme – qui a remplacé le communisme comme ennemi d’un occident ontologisé – il contient en lui-même l’échec définitif de l’idée d’un « Sud », qu’il a fait littéralement exploser par les nouveaux modes d’unification globalisés qu’il crée aux plans imaginaire, politique, mais aussi économique et financier. Le Nord n’est pas l’ennemi exclusif puisque de nombreux régimes du Sud sont attaqués et le projet est global. La communauté des musulmans (ouma) étant fondamentalement transnationale [Haenni, 2005]. À l’encontre de cette dissolution de la notion de « Sud », introduisons une brève comparaison éclairante avec le Cameroun qui est exemplaire d’un néocolonialisme politique et économique, consécutivement donateur d’identité pour les sujets. L’étranger est inscrit – y compris malgré lui – dans un rapport hiérarchique où il occupe le pôle supérieur de l’ancien maître colonial et d’ailleurs, dans la rue, il est interpellé comme « patron ». La demande à son égard est énorme et son rendu est un dû, ne pouvant d’ailleurs jamais combler le trou abyssal dans lequel il vient se loger. L’hypothèse d’un « Sud » se voit là caricaturée par le réel, objet d’une surenchère dévorante, qui ne laisse d’autres choix aux acteurs que de revendiquer la manne de l’ex-dominant colonial, toujours présent, y compris comme conseiller du pouvoir.

13 Au début des années quatre-vingt, le Cameroun sortait du régime autoritaire d’Ahidjo et rentrait dans une longue ère de Biya, sans en présumer la durée. Il y avait beaucoup d’espoirs dans ce « renouveau ». Cette époque, dans un pays africain francophone, c’est-à-dire ex-colonie française, offre l’occasion de rappeler la situation particulière d’une certaine Afrique, celle des régimes autoritaires qui ont hérité des indépendances et à la longue ont confisqué le pouvoir politique. D’une certaine façon, leur appartenance au « Sud » est très problématique. Hors de la Tanzanie de Nyrere, du Ghana de N’Krumah, de la figure emblématique de Lumumba, la plupart des pays africains ont été des acteurs mineurs du tiers-monde, puis du Sud. Les guerrillas, telles que celle d’Angola, sont postérieures aux indépendances et s’inscrivent dans la guerre froide comme théâtres locaux d’affrontement des blocs.

14 Nous sommes donc en présence de scènes nationales violentes et/ou de succursales de la guerre froide. Y échappent les pays qui vivent à l’ombre de la coopération française, paternaliste et tolérante. Le Cameroun, comme la Côte d’Ivoire ou le Sénégal se présentent moins dans les années quatre-vingt, comme de réels pays du « Sud » que comme des néocolonies, à ce titre protégées, sorte de protectorats post-coloniaux. Pourtant le développement des ONG tiersmondistes est fort dans les années soixante-dix et quatre-vingt en Afrique mais l’émergence des sociétés civiles n’est pas au rendez-vous et l’Afrique s’enfonce lentement dans la marginalité qu’elle connaît aujourd’hui, à l’exception de l’Afrique du Sud. Une aliénation durable s’observe sur ce continent riche de messianismes religieux et extrêmement pauvre de mouvements politiques, pour une part bâillonnés. Pourtant, ailleurs, des baillons ont sauté. Il semble qu’au Cameroun, à l’orée des années quatre-vingt, s’emboîtaient deux mondes, à la façon des poupées russes. La scène nationale, dotée d’une large autonomie, était pensée par les gens non pas dans le « tiers-monde » ou « le Sud » mais dans un univers franco-africain, avant la vogue de ce concept qui explique l’absence de référence à une entité débordant les frontières du système politique et de la société locale, placés sous le parapluie de la France. Dans cet univers la dépendance réelle, forte, est néanmoins bien faible par rapport à la dépendance symbolique vécue par les « sujets de deux présidents », le camerounais et le français. Cet univers paraissait faire l’économie d’une perception du monde au-delà de l’univers de la coopération bilatérale. Point de place pour un « Sud » dès lors ne faisant l’objet d’aucune représentation sauf pour les militants « blancs » des ONG développementalistes, et quelques ONG, telle ENDA au Sénégal, et au Bénin. L’appartenance de l’Afrique au « Sud » faisait donc défaut, après le paroxisme tiers-mondiste que représente le messianisme politique de Lumumba, étouffé dans l’œuf.

15 Décalons-nous au Nouvelles-Hébrides, au milieu des années soixante-dix ; le condominium franco-anglais nous plongeait dans une double caricature coloniale. Les planteurs « blancs » vivaient les dernières années de « la case de l’oncle Tom » et les missions devenaient la principale structure politique, la seule armature de société civile, à côté des cargo-cultes comme le Nagriamel ou John Frumm. Point de Sud dans cet univers, juste un Nord, grossier, sûr de ses prérogatives héritées du XIXe siècle, caricature permanente de lui-même, avec deux générations de décalage historique qui faisaient de cet archipel un isolat d’îles et du Pacifique une région à part, presque hors du monde, sauf comme paradis fiscal ou refuge d’hommes presque nus, hors des champs idéologiques. La production identitaire locale avait deux repères : la coutume et les règles culturelles dites traditionnelles d’une part, l’appartenance à une église, à une confession d’autre part, parfois l’une contre l’autre. Le Sud était absent de ces îles, à un certain point extra territorialisées. Elles le sont largement demeurées, à travers des institutions parlementaires mal maîtrisées et une dépendance qui semble restée de type colonial, sans insertion dans l’interdépendance globale. Les îles du pacifique semblent être exposées à un statut particulier. Les mouvements de libération coloniale y ont été des micronationalismes, sans visibilité majeure hors de la région. Leurs faibles populations leurs valent de ne pas subir de famine ou une misère de masse. De ce fait, ces sociétés insulaires, surveillées par l’Australie et la France, se situent largement hors du tiers-monde, puis du Sud, tant des points de vue endogènes qu’exogènes.

16 Entrons maintenant dans le XXIe siècle avec quelques terrains paradigmatiques qui – en ayant tous à faire avec le communisme sous ses formes néo ou post – illustreront d’autres écueils d’une « projection sudiste » probablement obsolète. Dans le Laos des années 93-2000, l’État-Parti communiste – qui est toujours au pouvoir en 2006 depuis 1975 – a introduit le modèle chinois de « socialisme de marché » pour éviter le naufrage économique et le renversement du gouvernement à l’instar de l’URSS. Après de sévères pénuries et des dysfonctionnements majeurs, la reprise économique est longue à démarrer malgré les ouvertures importantes qui sont faites aux capitaux étrangers. Au plan politique, l’autoritarisme est maintenu en contre-partie comme la clef de gestion du régime qui concède pourtant une libéralisation religieuse. Importé et imposé, le communisme est resté une greffe extérieure, sans prise réelle dans la population qui ne l’a appréhendé que par la terreur qu’il a semée dans les esprits et les fuites en masse. La reprise des cultes médiumiques [Hours, Selim, 1997] ouvre – à travers la parole des génies livrée par la bouche de leurs réceptacles – aux représentations des acteurs sur le monde et la position du pays en son sein. En termes bouddhiques, le communisme aurait plongé le Laos dans une régression profonde obligeant les génies à se cacher par peur et fracturant leurs liens avec le roi, représentant du bouddha. L’introduction du capitalisme permet aux génies de revenir nombreux, de multiplier leurs mariages avec des humains qui ainsi deviennent médiums. Le Laos reprend ainsi sa place dans un univers que les génies ne cessent de parcourir, choisissant leurs élus aussi bien aux USA qu’en France, soignant et guérissant partout les malades qui les attendent avec impatience. Les génies saluent donc le marché et dans ces années quatre-vingt-dix, les cérémonies sont magnifiques, ostentatoires, célébrant l’abondance et la joie. En 2000, après la crise monétaire asiatique et la dévaluation du kip, les génies se montrent déçus et moroses : ils annoncent leurs divorces d’avec les médiums lao, se proposant d’aller se remarier dans des pays plus riches là où l’argent coule à flots. Ils ne s’affrontent plus à l’État communiste qui leur a rendu leur liberté mais évaluent le caractère aléatoire du développement du capitalisme. Dans l’imaginaire – que les génies incarnent – il n’y a ni Nord, ni Sud, mais des rapports de force politique (génies-État), des situations économiques (disette-marché), une temporalité propre enfin qui rapproche ou éloigne de l’accomplissement de la civilisation bouddhique.

17 Au Vietnam voisin – qui a été un des importateurs du communisme au Laos – la configuration est tout autre puisque l’État-parti s’est installé au terme d’une longue guerre de libération consacrant « l’héroïsme » du peuple vietnamien contre l’impérialisme américain. À la fin des années quatre-vingt-dix, la voie du « socialisme de marché » a débouché sur des modes de production capitaliste « sauvages » et rentables, sans aucun frein ni limite juridiques. Les élites du Parti – à la tête des entreprises et de toutes les institutions – s’accaparent sans vergogne les ressources et l’exploitation prend des visages outranciers (Selim, 2003) faisant sourdre un mécontentement profond dans les couches démunies face à cette nouvelle forme de domination qui ajoute l’économique au politique. Dans ce contexte, le communisme, approprié par les acteurs, à fait très précisément obstruction à toute vision du monde en termes de Nord et Sud ; le pays s’est en effet situé jusqu’en 1991, dans un univers édifié autour du pôle positif de l’URSS et depuis sa disparition, il s’efforce de retisser un réseau d’échanges économiques avec les anciens « pays frères », tous passés au capitalisme, avec ou sans État-parti. La propagande politique ne fait ainsi aucune différence entre la Corée du Nord et la Roumanie par exemple, puisqu’il s’agit d’effacer l’événement dramatique de la dissolution de l’URSS et la chute des régimes communistes. Il faut maintenir coûte que coûte une fiction de continuité globale, qui devrait assurer aussi dans l’imaginaire la pérennité du pouvoir vietnamien. Du point de vue de la population – pour laquelle Ho Chi Minh, sacralisé, est identifié à la figure suprême de l’État – un avenir se dessine où l’ardeur au travail devrait permettre une vie meilleure et moins de privations. Nul ne doute de la valeur individuelle et collective que recèle le Vietnam pour rentrer dans une compétition globalisée dans laquelle chacun se lance à son niveau. On sait qu’il n’y a plus ni protecteur, ni grand frère, ni aide gratuite – rôles assumés par l’URSS – et que le Vietnam lui-même n’envoie plus sa main-d’œuvre qualifiée au secours d’autres pays comme il le fit en Algérie. Pour tous, l’ancienne hiérarchie construite sur le degré de développement communiste national a disparu et a laissé place, sans transition symbolique, au monde actuel de concurrence impitoyable, appréhendé sans romantisme ni regret. Ce monde reste habité néanmoins par des populations frustres, arriérées et inférieures – particulièrement cantonnées en Afrique et en Afrique du Nord – considère la majorité des vietnamiens dans une conception racialisée, inentamable, qui lors de la période de colonisation française, les poussait symboliquement vers le colon pour se différencier des autres peuples colonisés et acquérir un statut particulier.

18 Après la chute de l’URSS, le Laos comme le Vietnam, ont donc tourné leurs yeux vers la Chine qui, dès 1978, décidait d’adopter le marché et qui, en ce début du XXIe siècle, se profile dans les premiers rangs des puissances capitalistes tout en ayant conservé un gouvernement communiste qui continue à apposer de fortes censures, y compris sur les plus grands serveurs internet américains qui ont conquis ce gigantesque marché. Que la Chine soit un autre centre du monde, et n’ait jamais appartenu – sauf de façon éphémère – à un quelconque pan de « Suds » relève tout d’abord d’une histoire longue fondée sur un développement considérable de l’État et de son contrôle bureaucratique. La production ensuite d’une forme de communisme inédite, radicale, unique et supposée exemplaire, n’a fait que renforcer un nationalisme partagé où l’hypothèse d’une appartenance ou d’un statut inférieurs est exclue. La gestion sur le long terme des grandes crises et remises en cause régulières du régime – lançant presque tous les dix ans de nouvelles politiques impliquant d’autres grands slogans – montre de surcroît une appropriation collective de l’histoire politique où l’identification à l’État chinois prime, permettant considérations critiques, regards endoscopiques, cicatrisations, questionnements de soi et du groupe. Ces interpellations où la réflexivité atteint une dimension universelle, positionnent la Chine à l’extérieur de nombre de dichotomies dérivées de Nord/Sud. Néanmoins, l’occupation occidentale puis celle du Japon constituent des traumatismes majeurs. Ces morceaux d’expériences coloniales, le messianisme développementaliste de l’ère Mao, rapprochent la Chine du Sud historique sans que s’effacent ses spécificités notables : la présence d’une société riche, globalisée, c’est-à-dire ni au Nord, ni au Sud, et une société de grande pauvreté, majoritaire, réduite aux emplois précaires et à la migration, dans un pays affirmant sans cesse centralité et autonomie malgré le dualisme profond de ces deux sociétés.

19 Achevons cette déambulation dans des terrains qui résistent à un affichage du « Sud » par une ex-république de l’URSS, l’Ouzbékistan devenu indépendant en 1991. L’effondrement économique, une dictature féroce, un chômage massif, des crises monétaires récurrentes, une corruption routinière, sont quelques-uns des indicateurs qui permettraient d’assimiler le pays à l’un de ces « Suds » qui s’enfonce irrémédiablement. Mais sur place chacun s’efforce, face à l’anthropologue étranger, de cacher sa pauvreté, écrasé par la honte d’avoir sombré dans un destin si funeste. La nostalgie de l’URSS couvre tous les champs individuels et collectifs, l’époque soviétique est en effet synonyme pour les habitants de l’appartenance à une puissance supérieure, développée, disposant de moyens scientifiques et techniques rivalisant avec le monde capitaliste. Cette reconstruction d’un passé lumineux se bâtit dans un présent qui ne cesse de se dégrader autant au plan politique qu’économique. Le désir de fuite du pays habite donc chacun et les migrations se dirigent principalement vers la Russie ou le Kazakhstan plus proche. L’attachement à l’ancien centre dominant, l’impossibilité de se détacher affectivement de « l’empire » – qui fait souhaiter une nouvelle « union » chimérique – le sentiment d’une chute et d’une déchéance dans une indépendance quasi imposée, éloignent toujours plus les ouzbékistanais d’un « Sud » qui entérinerait leur position présente dans l’oubli de leur passé glorieux. Partie d’un empire éclaté, ces populations se vivent plus comme égarées que comme un Sud improbable. Elles se pensent peu comme ex-colonisées mais plutôt comme abandonnées. D’où l’actuelle restructuration de l’Asie centrale autour de la Russie, malgré les « révolutions » en Ukraine et Georgie.

Écueils globaux

20 Si le Nord a longtemps envahi le Sud durant la colonisation et la néocolonisation, il semble désormais que la globalisation se traduise par un mouvement inverse du Sud vers le Nord à travers les migrations et l’expérience générale de la précarité, hier réservée au Sud dans une large mesure. En effet, la globalisation, avec ses différentes composantes, économiques, financières, morales, juridiques, sanitaires, sécuritaires, induit des effets de délocalisation généralisée qui amènent à considérer que les notions tiersmondistes de centre et de périphérie sont obsolètes tant les sièges des sociétés, les lieux de production, les marchés de consommateurs potentiels n’obéissent plus à un ordre binaire de type Nord/Sud.

21 Les flux migratoires semblent s’opérer du Sud vers le Nord suivant une logique antérieure du pauvre qui va à la richesse. Cette migration n’a plus le travail industriel pour débouché mais seulement des emplois saisonniers, précaires, non déclarés, sans avenir. L’image du Nord comme symbole de richesse et de stabilité est en train de se modifier sous nos yeux. Le chômage, la contractualité éphémère, les diverses formes de flexibilité, frappent un nombre croissant d’ex-citoyens désormais simples « exclus », selon un vocable qui signifie que le Nord produit à domicile son propre Sud et que ce Sud n’est plus ailleurs mais dans ses murs.

22 En effet, une coupure riches/pauvres ou plus exactement consommateurs solvables/consommateurs non solvables ou marginaux s’observe dans toutes les sociétés. Les bourgeoisies locales, ou ce qui peut tenir lieu de « classes moyennes » consomment les mêmes aliments, des vêtements similaires, les mêmes médicaments. Ils voient les mêmes films, écoutent les mêmes musiques, apprécient les mêmes loisirs, dans des lieux analogues. C’est la globalisation des marchandises de toute nature qui produit ce phénomène. Cela inclut les marchandises de santé (soins) et de beauté corporelle (cosmétiques), mais aussi des marchandises symboliques, culturelles et identitaires incluant les arts et les croyances religieuses. L’offre de ces produits est devenue globale et elle crée des clients globaux, largement transnationaux. Le lien à la société d’origine ou locale est allégé au profit d’une appartenance à un marché global, à la fois réel et virtuel. L’argent qui alimente ces flux et transactions n’a pas d’odeur et ses attaches locales sont réduites, sans être supprimées car la production des richesses et revenus demeure locale, en partie. Le capital tend à produire d’ailleurs plus de revenus que le travail ce qui explique le phénomène évoqué, celui d’une relative délocalisation des appartenances des acteurs solvables du marché. À l’inverse, les exclus, non solvables, les fameux « pauvres » – non plus de mère Thérésa mais de la Banque mondiale – sont exposés, ou réduits, à survaloriser leurs appartenances identitaires, marchandises sans prix mais de haute valeur symbolique, ce qui fait le lit de tous les radicalismes, terrorismes, fondamentalismes, dont on observe le bruit et la fureur planétaires.

23 Les phénomènes dits d’exclusion s’observent dans toutes les sociétés, au Nord comme au Sud et cela casse la validité de l’ancien couple Nord/Sud. Les poches de relégation, les ghettos sociaux et culturels se nichent partout et génèrent des conduites et des affiliations nouvelles. Les chômeurs français ou chinois présentent des histoires et des profils dont les différences sont trompeuses qu’il s’agisse de délocalisation d’entreprises européennes ou de fermetures d’usines d’État, la tendance est la même à minimiser les avantages sociaux, les retraites et indemnités pour favoriser la flexibilité, la réadaptation. La précarité qui caractérisait les pays du Sud s’abat désormais sur les pays du Nord autorisant à parler métaphoriquement de Sud au Nord.

24 L’effritement des systèmes de protection sociale en Europe est symptomatique de cette situation où les budgets sociaux ne sont plus à l’échelle des problèmes. À l’inverse, les pays du Sud les plus performants économiquement sont amenés à envisager une protection sociale pour limiter les risques sociaux nés d’inégalités croissantes entre riches et pauvres, comme en Chine. L’assurance-maladie française est considérée au Sud comme un modèle, mais elle est en déficit chronique et peut-être structurel. Ces regards décalés illustrent les flux croisés qui se donnent à voir. Les vieux modèles du Nord sont-ils recyclables au Sud ? Le micro-crédit, hier typique de pays du Sud, est aujourd’hui avancé pour « sauver » les pauvres et chômeurs européens de « l’incapacité d’entreprendre ». Le micro-crédit est né au Bangladesh dans une société paysanne aux revenus extrêmement bas. La grameen bank l’a d’abord réservé aux femmes et à l’émancipation des plus démunis. Quarante ans après les premières expériences à Tangail, les responsables français essayent de développer le micro-crédit pour « sortir de la pauvreté » les chômeurs, comme on le disait hier à propos du Sud.

25 Le retour du modèle, là où il n’était pas attendu est flagrant et lourd de sens. Sud et Nord ont éclaté car la pauvreté, celle sur laquelle se penchent les institutions, est partout. Allons-nous vers des « classes moyennes » chinoises cotisant à une assurance-maladie à la manière des français de 1970 et en même temps, vers des « pauvres » français réduits au micro-crédit, envisagé non plus comme un mécanisme de solidarité mais comme un support financier ? Ces regards intriqués entre un Nord fragilisé et un Sud hétérogène traduisent surtout l’éclatement de ce duo historique, produit du XXe siècle et s’effondrant désormais.

26 La précarité est aujourd’hui bien partagée car l’économie de marché impose une souplesse, un ajustement et une mobilité permanents qui, à mesure qu’ils incluent de nouveaux consommateurs solvables, excluent tous ceux qui ne peuvent participer à ces agapes, faute de revenus. Cette entrée apparente du Sud au Nord est celle d’un Sud qui n’est plus le Sud, et d’un Nord qui n’a plus que la boussole pour s’affirmer Nord. Au plan des flux économiques, politiques, sociaux, moraux, l’implosion de ces catégories sous l’effet des processus de globalisation prouve, si cela était nécessaire, qu’il y a bien de réelles mutations dont il faut apprécier l’ampleur, sans en nier la nature.

27 À la domination qu’exerçait le Nord sur le Sud aux époques coloniales et néo-coloniales s’est substituée une dépendance globalisée dans le cadre d’un marché, champ unique incluant l’économie, la finance internationale, la morale humanitaire des droit de l’homme, la santé et les maladies sans frontières, la sécurité enfin, requise pour jouir paisiblement des joies de la consommation.

28 L’interdépendance généralisée qui constitue la dynamique principale de la globalisation enchaîne ensemble des acteurs, hier nationaux, aujourd’hui transnationaux. Le Nord et le Sud évoquaient deux mondes, encore distincts à plus d’un titre. Force est de constater désormais qu’une partie de ces différences s’évanouit pour laisser la place à un statut unique qui n’est plus celui de citoyen, mais celui de consommateurs avec ses deux figures, binaires, celle du consommateur solvable, intégré aux sociétés et celle des exclus, non solvables, auxquels sont en permanence proposées des solutions de rattrapage, des cours du soir, des allocations temporaires, des micro-crédits, pour essayer de passer de l’autre côté non pas du détroit de Gibraltrar dans des embarcations de fortune, mais parmi ceux qui sont respectés, c’est-à-dire qui achètent ou vendent des marchandises, au Nord comme au Sud, sans distinction.

Au-delà du Nord et du Sud : la figure de l’étranger

29 La dissolution des catégories de Nord et de Sud, leur apparent éparpillement et leurs nouvelles interpénétrations engagent des recompositions idéologiques importantes. Parmi celles-ci, portons l’attention pour conclure sur l’édification dans les scènes nationales d’un acteur imaginaire étranger. En effet, celui-ci se présente comme l’objet d’un processus généralisé, s’inscrivant dans les sociétés d’ancienne industrialisation, comme dans celles à majorité rurale, dans les plus développées comme dans celles aux économies effondrées. Cet acteur étranger est trouvé et inventé à partir de groupes de population internes et externes – articulées et confondues – et sa fabrication permet d’asseoir les sécurisations identitaires qu’ont fait précisément vaciller l’éclipse des hiérarchies Nord/Sud. L’étranger qui menace le soi dans ses dimensions les plus intimes et les plus collectives tout à la fois s’inscrit symboliquement dans une si grande proximité qu’il doit être expulsé au plus loin, faute de quoi ce serait l’ensemble de la société qui défaillerait sous le coup de ce qui s’assimile dans quelques discours politiques hasardeux à une « tumeur cancéreuse ». Chaque nation affiche donc une figure étrangère à propulser dans une négativité absolue pour reconstituer une cohésion et une unité déchirée par les mécanismes du marché qui dressent des murs et plantent des cerbères entre les classes sociales passibles de devenir réellement étrangères les unes aux autres, faute de supports communs de communication. Les mythes de l’autochtonie – avec toutes leurs variantes d’authenticité et de pureté – s’en voient revivifiés, de la Côte d’Ivoire à l’Inde en passant par l’Europe, tous systèmes politiques antérieurs confondus. Acteur idéologique qui se nourrit des décombres du Nord et du Sud qu’il réunifie sous un angle inédit, l’étranger se lit donc comme un analyseur central des nouvelles grammaires de la globalisation et ce en particulier sous ses aspects moraux. L’étranger – qui est accusé de voler indûment travail et richesses – est en effet toujours supposé porteur d’autres mœurs au pouvoir dangereux dont les femmes sont d’une manière systématique constituées en cible. De part et d’autre des océans, dans les anciens terroirs du Nord et du Sud privés de leurs étayages dichotomiques, le statut des femmes – brandi en étendard national – est donc emblématisé pour désigner la nécessité d’une rupture ontologique avec l’étranger. Au nom de la liberté des femmes ou encore de leur dignité intouchable, un théâtre identique se bâtit sous tous les cieux dans une lancinante répétition. Il est censé légitimer des droits spécifiques et supérieurs dans une conjoncture globalisée où paradoxalement les droits seraient universels mais leur accès est drastiquement restreint par les revenus. On touche là une des contradictions notables qui se déploient sur les ruines d’un vieux décor partagé entre Nord et Sud. Que les femmes s’y voient conférer un rôle fétichisé n’est pas sans renouer d’ailleurs un fil continu avec l’époque coloniale où leur mode de domination était le marqueur principal de la désignation de la barbarie de l’indigène.

30 Ainsi, dans le monde unique actuel, sous la déclinaison infinie d’étrangers faussement différenciés, la production de l’identité se dévoile relocalisée comme principal repère de positionnement qui dès lors se substitue aux anciens référents géopolitiques de Nord et de Sud évanouis. Dans cette perspective, l’Occident se révèle une chimère, l’Orient un fantasme et les contes de l’appartenance aussi enchantés que létaux. Ces phénomènes de surenchères identitaires sur une autochtonie construite utilisent parfois le statut des femmes qui ne se réduit pas à un affrontement binaire : liberté au Nord, oppression au Sud (vu du Nord) impureté et permissivité au Nord (vu du Sud). En effet, les femmes des nouvelles classes moyennes supérieures indiennes ou chinoises appartiennent en partie au Nord suivant le critère de consommation, tandis que la figure des femmes pauvres apparaît fréquemment en première ligne des manifestations dirigées contre un étranger ennemi, national ou multinational (Iran, Venezuela, Bolivie…).

31 Celui-ci peut être aussi bien un groupe ethnique ou religieux interne qu’un État voisin ou lointain, ou une compagnie multinationale. Ce qui semble compter dans ce processus c’est la construction de consensus endogènes contre des Autres qui désormais ne sont plus tendanciellement du Nord mais bien du Nord aussi bien que du Sud, fragilisant encore une partition Nord-Sud de plus en plus ténue et relativisée par des phénomènes de globalisation multiformes et plurivoques.

32 Dans ce paysage en partie nouveau, le Sud se recompose, comme les formes de domination et d’exclusion qui le restructurent, selon des logiques plus globales que géographiques. Le Sud fut un moment des rapports de domination entre sociétés. Avec l’interdépendance globale il perd ses anciens appuis tandis que de nouvelles formes de domination se développent, largement délocalisées, frappant chaque société, exposée à se fragmenter de l’intérieur et à se réunifier autour d’enjeux identitaires contre des ennemis imaginaires ou réels.

Français

Cet article analyse l’évanouissement du Sud. Dans une première partie on étudie l’attachement à cette notion et son lien avec l’idéologie du développement et du tiersmondisme. Le Sud désigne une altérité hiérarchique, c’est-à-dire des autres jugés inférieurs, dans le cadre d’un développement en forme de vases communicants. Le Nord irrigue le Sud. La seconde partie aborde le Sud évanoui : les terrains et les théories à l’épreuve de la globalisation. La perspective comparative montre le caractère peu solide de la notion de Sud, appliquée dans des contextes précis, locaux, nationaux, historiques, confrontés. On souligne que les sciences sociales sont « Nord centrées » et que désormais le Sud vient au Nord (cf. migrations, microcrédit, etc.). La troisième partie avance l’idée selon laquelle la coupure riches/pauvres s’est substituée de fait à celle du Nord/Sud. On oppose les dotations positives dont est crédité le Nord, par contraste avec la négativité attribuée au Sud : en termes de droit, de protection sociale, de santé, d’éducation, de pouvoir d’achat, de démocratie. On développe pour conclure une analyse en terme de dépendance et de domination globales, post-néo-coloniales.

Mots-clés

  • Nord
  • Sud
  • développement
  • pauvreté
  • tiersmondisme
  • globalisation
  • logiques
  • idéologiques

BIBLIOGRAPHIE

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  • SELIM M. [2003], Pouvoirs et Marché, t. I : Le pouvoir et l’argent, t. II : Les morts et l’État, Paris, L’Harmattan.
Bernard Hours [*]
  • [*]
    Anthropologue, Directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement, UR 003 « Travail et mondialisation » – Bernard. Hours@ird.fr.
Monique Selim [**]
  • [**]
    Anthropologue, Directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement, Responsable de l’UR 003 « Travail et mondialisation » – Monique. Selim@ird.fr.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.041.0041
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