CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Parlant comme keynote speaker devant le public du colloque annuel de l’association australienne de philosophie continentale, la philosophe américaine Wendy Brown veut évoquer les pays relégués de la compétition internationale, et, gagnant à soi son public par la drôlerie de sa remarque, elle dit qu’elle ne peut pas, cette fois, les appeler nations du Sud, pas à Sidney devant un public australien. Elle ajoute d’ailleurs qu’elle a déjà eu beaucoup de mal à apprendre à dire nations du Sud plutôt que pays du Tiers Monde.

2 L’expression « géographique » de la différence planétaire entre les deux rives de la puissance et de la richesse s’avère donc défaillante en cette occasion. La forme linguistique « du Sud » ne peut pas réellement, dans tous les cas, servir pour désigner la recollection des plus pauvres ou des moins puissants. Mais au fond, la circonstance même qui réunissait les gens dans ce colloque mettait en évidence la même sorte d’inadéquation : en quel sens des philosophes américains et australiens peuvent-ils être continentaux ? Le repérage géographique par la non Europe de ceux qui ne suivent pas le modèle logico-linguistique introduit au début du vingtième siècle par un allemand (Frege) et un anglais (Russell) ne tient pas debout non plus, son usage est comme criblé d’exceptions et de ratés depuis toujours, et très visiblement à Sidney dans ma petite histoire.

Diction spatiale de la diversité

3 Cela vaut sans doute le coup de s’interroger sur la tendance à dire au moyen de termes spatiaux des significations ou des partages dont le principe est en même temps su non spatial. On en connaît d’autres exemples, comme, par exemple, la distinction entre l’Occident et son autre. Dans ma jeunesse au moins, l’Occident désignait le monde capitaliste. Berlin était à l’Occident et pas Cuba. Mao-Dze-Dong annonçait la nouvelle prépondérance du Vent d’Est, exprimant de manière subtile et indissoluble à la fois le crépuscule en marche du capitalisme, et la revanche prochaine des nations de l’extrême Orient sans doute. On peut remarquer, à cette occasion, qu’un autre couple Occident/Orient est connu de tous, de consonance moins politique, plus culturelle : le goût de l’Orient, la référence à l’Orient chez un certain nombre de penseurs ou écrivains de l’Europe, au dix neuvième ou au vingtième siècle, a souvent signifié le rejet critique d’un Occident stigmatisé comme matérialiste ou dénué de sagesse, dans des termes tels que le marxisme et le communisme réel faisaient partie de cet Occident mauvais. Mais aujourd’hui en Europe, l’Est signifie volontiers les nations tout récemment rattachées à l’Union Européenne, ce qui institue une acception encore différente.

4 On exprime les significations non spatiales au moyen de termes spatiaux, mais on se sert finalement aussi de la défaillance de ce repérage, il y a un usage rhétorique et intelligent de l’inévitable défaut de ces codages. Par exemple, l’adage célèbre de ma jeunesse selon lequel « Les communistes ne sont pas à gauche, mais à l’Est » jouait très ouvertement sur le fait que l’Est ne pouvait pas être un authentique caractérisant des valeurs de la gauche. Mais on doit entendre aussi, dans cette affaire, le redoublement suivant : après tout, le mot gauche, dont on dit généralement qu’il tire sa provenance de la disposition factuelle des membres des toutes premières assemblées de la Révolution Française (mais comment le prouver ?) constitue lui aussi une formulation spatiale de contenus réputés non spatiaux.

5 Une objection facile, simplement logicienne, peut être faite à l’usage de catégories étranges comme celle du Sud : on dira que la désignation théorique susceptible d’avoir un bon fonctionnement rationnel et empirique est celle portée par le prédicat relationnel à deux places « x est au Sud de ». La faute, ou en tout cas la première faute, consisterait dans le passage illégitime à une subtantialisation absolutisante, à l’évocation du Sud, soit de ce qui serait au Sud de tout, de ce qui serait un Sud absolu et non plus relatif comme celui qu’occupent les pays du Maghreb, par exemple, eux qui sont au Sud de l’Europe et au Nord de l’Afrique.

6 Cette objection est juste, mais au fond inutilement tatillonne. Les emplois « absolus » qu’elle fustige ne le sont que dans l’oubli d’un contexte qu’ils apportent avec eux. L’expression « nations du Sud » appartient implicitement à un contexte d’énonciation qui est celui des pays les plus industrialisés, qui voient le plus souvent en effet les autres, moins avancés sous ce rapport, au Sud d’eux. De même que l’expression les pays de l’Est désigne par exemple la République tchèque ou la Pologne lorsqu’elle est formulée à Paris, Madrid, Berlin ou Rome. On sait en général, en logique, que l’on obtient une relation à une place à partir d’une relation à deux places en « fixant » une des deux variables. Il n’y a donc rien de bien étrange ni de choquant dans ceci que, à partir de AuSudDe (x, y), on fabrique AuSud (x) en le définissant par AuSudDe (x, i), où i désigne « ici » (c’est-à-dire qu’il prend sa référence seulement dans le contexte d’énonciation)  [1].

7 Oublions cette discussion, et cherchons à comprendre ce qui se passe en profondeur dans l’emploi de ces catégories impures et totalisantes, à la fois spatiales et non spatiales.

8 L’essentiel de ce que j’ai envie de dire à ce sujet est indiqué en filigrane dans l’exemple de la gauche et de l’Est, considéré à l’instant. Certes, la définition implicite de « de gauche », pour autant qu’elle soit trouvable, devra se monnayer en concepts éthico-politiques généraux, sans rapport avec la spatialité (par exemple : est « de gauche » celui qui se rattache, par ses opinions, à la supposée « longue marche » des humiliés et des opprimés vers la reconnaissance, la dignité, l’égalité et la liberté ; ou bien est « de gauche » un comportement ou une opinion qui œuvre à cette longue marche). L’étiquetage d’un tel contenu par le mot gauche n’a à première vue guère de légitimité. Si les Montagnards siégeaient à gauche dans la Convention, on ne peut éviter de remarquer que c’est doublement contingent : d’une part, la disposition entre eux et les Girondins eût pu, apparemment, être inversée sans offusquer la logique historique, d’autre part, le jugement même selon lequel leur position est celle de gauche est tributaire d’un choix d’orientation qui reste arbitraire (regarde-t-on depuis les bancs ou depuis la tribune ?). La désignation de la gauche par le mot gauche se voit éventuellement renforcée de manière imprévue par la prise en considération d’une métaphore, qui prend comme analogues la main gauche de l’homme, peu habile et de peu d’importance dans le comportement, et les faibles, les humiliés, les opprimés : la « gauche » serait le mouvement qui cherche à ramener la main gauche à l’égalité avec la main droite. Mais cette plausibilité n’est pas si claire. La charge métaphorique de gauche est plus vaste, l’étymologie nous engage par exemple à y inclure le sens usuel de « sinistre », ce qui apporte à la « gauche » une composante sémantique peut-être mal venue. De toute façon, l’analogie a des défauts, ne serait-ce que parce que le modèle est naturel et biologique, alors que le combat de la gauche s’adresse à une inégalité considérée comme culturellement « produite ».

9 Mais nous avons remarqué que le jugement selon lequel le Parti Communiste n’est pas à gauche mais à l’Est conteste la justesse de l’attribution du prédicat « de gauche » au Parti Communiste non pas en mettant en avant des propriétés disqualifiantes ou l’absence de propriétés requises pour l’attribution en cause, mais en attribuant un autre prédicat construit de la même façon (au moyen d’une relation géographique binaire absolutisée). Ce qu’un tel exemple paraît suggérer, si du moins on lui prête de l’exemplarité, c’est qu’il appartient à notre manière de procéder, de formuler, de penser, de repérer les contenus « éthico-politiques » au moyen de notions géographiques de ce genre. Les différents exemples que nous avons soulevés depuis le début de cet article (le Sud, l’Orient, l’Est, la gauche) correspondraient à une sorte de nécessité.

10 Cette nécessité peut, je crois, assez facilement être comprise et identifiée. La géographie est la discipline qui nous enseigne qu’il y a d’autres pays, chacun avec une autre langue, une autre culture, une autre économie, une autre histoire. Et elle nous l’enseigne pour commencer en nous informant de la position respective de ces différents pays sur la carte ou la mappemonde. Comme on le sait, c’est un savoir non trivial que celui selon lequel il y a d’autres cultures, d’autres cercles humains : certaines sociétés traditionnelles se reconnaissent et se décrivent elles-mêmes comme le cercle des « êtres humains ». L’apprentissage originaire de la diversité ou de l’altérité, de ce que l’humanité se décline au pluriel, affiche de l’hétérogène, se fait par le truchement du langage de la localisation et de l’écartement mutuel des expériences humaines, langage qui me semble exactement celui de la géographie. Si l’habiter est l’objet de la géographie, au moins de la géographie humaine, la prise en compte de la spatialité et l’indexation de tout habiter sur son espace permet à la géographie de représenter pour la première fois la diversité humaine dans sa juxtaposition (et, en fait, son entrelacement, mais ne compliquons pas à ce niveau). Mais cette représentation est en l’occurrence ce à travers quoi nous accédons à la diversité de l’expérience humaine, elle en est la présentation au sens phénoménologique. Ajoutons que la fonction « géographique » à l’instant soulignée n’appartient pas à la seule discipline géographie, au sens universitaire restreint : la localisation de l’expérience humaine intervient de manière fondamentale dans les approches de la plupart des sciences sociales, comme plusieurs recherches contemporaines l’ont fortement marqué  [2].

11 Si l’on veut bien voir, maintenant, que dans nos catégories éthico-politiques, il s’agit en général de la diversité de l’expérience humaine et de sa portée conflictuelle, de la constitution de sortes de « camps » se faisant face, alors on comprendra à la lumière de ce qui vient d’être dit que la formulation spatiale s’impose, et que ce soit en termes d’elle que nous exprimions et comprenions d’abord les alternatives, les chocs d’idées. Les désignations de la gauche et de la droite, ainsi, ont le mérite immédiat de nous exprimer des options qui se distribuent sur un axe, et tendent à se le partager. En même temps, ces désignations disent aussi la possibilité d’une frontière, voire d’une zone indécise, d’un centre : d’une fraction de la collectivité dont le raisonnement et le comportement ne reviendraient proprement ni au pôle de la gauche ni au pôle de la droite.

12 De telles désignations spatialisantes, de plus, dans la mesure où on les multiplie, tendent à faire système, et à permettre la composition de formulations subtiles qui jouent à la fois sur l’une et sur l’autre, et disent ainsi une identité conceptuelle fine (c’est ce qui se produit avec notre jugement sur le Parti Communiste, qui jouait à la fois sur le bipôle gauche/droite et le bipôle Est/Ouest, en dénonçant leur équivalence et en produisant un jugement plus pénétrant – ou du moins supposé tel – du Parti Communiste de cette manière).

13 On s’approche ainsi, avec le tableau que je viens de peindre, de l’idée que la spatialité géographique fournit une sorte de signifiant adéquat aux contenus par lesquels les communautés humaines se singularisent, signifiant dont on peut imaginer, sur un mode saussurien, qu’il rendrait raison de la totalité du signifié éthico-politique dans le jeu de ses oppositions à la limite. Sans nul doute, une telle hypothèse est exagérée. Le langage que nous utilisons, la plupart du temps et dans presque tous les contextes rationnels, ne roule pas sur un référentiel unique de signification, il est donc hautement improbable que tout le sens politique se dise en termes spatiaux. Mais nous pouvons retenir l’idée moins ambitieuse que ce n’est pas à la faveur d’un forçage métaphorique que nous en venons à utiliser des désignations comme le Sud ou l’Occident : la chose politique, éthique, religieuse, civilisationnelle, sociale s’y prête de manière essentielle, parce qu’il s’y agit toujours d’une diversité humaine qui se spatialise et qui, jusqu’à un certain point, recourt à la spatialité pour assurer, maintenir, exprimer, développer la diversité. On ne peut pas nier que la frontière conventionnelle entre la France et l’Italie opère comme une cause qui distribue autoritairement, juridiquement à certains égards, la différence entre la culture française et la culture italienne de part et d’autre d’elle. Même si, ensuite, il sera important d’observer ce qui fait exception à cette règle, en remarquant par exemple que Nice, à beaucoup d’égards, est une ville italienne : ce cas n’est pourtant pas purement d’exception, puisqu’au fond, il correspond à une influence résiduelle de l’essence italienne « tout près » de sa limite normative, et donc se comprend à la lumière d’une hypothèse de contagion locale, qui ne déroge pas au principe d’actualisation topologique.

14 À l’issue de ce premier bout d’argument, je souhaiterais dans un second temps réfléchir sur le thème d’une tout autre manière, presque opposée : en me demandant quels contenus non spatiaux il y a derrière le « Sud ». Ou, plus exactement, quels contenus non spatiaux se cristallisent à partir du germe fourni par la détermination Sud.

Le sens du Sud

15 De ce point de vue, il me semble que nous comprenons le Sud comme l’ensemble des lieux dominés par le soleil, bénis par la plénitude de son été. Certes, cette interprétation est mal fondée, ne serait-ce, à la limite, que par le contre-exemple massif que fournit le continent Antarctique. Elle repose en fait sur un « septentrio-centrisme » implicite qui privilégie l’hémisphère Nord. Encore une fois, cela correspond simplement au fait que cette pensée, cet usage des mots, vient de l’hémisphère Nord. Dans cet hémisphère, il est à peu près vrai, à ma connaissance, que, plus on va vers le Sud, plus on va vers le règne du soleil, et de ce qui va avec (une lumière et une chaleur intenses, éventuellement accablantes). De là, on dérive l’idée d’une humanité empêchée de s’évader au-delà de la logique du corps, plus obnubilée par les sensations, le plaisir et le déplaisir, le cycle de la vie et de la mort, plus contemplative, passive, jouissive, plus engluée dans le présent. D’une humanité qui secrète naturellement un art de vivre et mourir en profitant de la vision merveilleuse et fugitive de la beauté du monde, mais qui n’entre pas dans la folie schizophrène de l’esprit, de l’histoire, de la science et de la technique. Toute cette conception, au bout du compte, enveloppe une sorte de discrédit des peuples qui vivent sous plus de soleil que les autres, que l’on suppose moins naturellement engagés dans ce qui fait, estime-t-on par ailleurs, toute la gloire de l’aventure humaine.

16 J’ajouterai deux remarques à cette description du « sens » du Sud.

17 La première consistera dans l’évocation d’une nouvelle de Fitzgerald, titrée Guimauve. Elle décrit un jeune homme du Sud des États-Unis, de Géorgie, entre Memphis et la Nouvelle Orléans (ce qui ne nous met pas loin du cyclone Katrina et de la chanson de Nino Ferrer), qui est présenté au début de la nouvelle comme passant « sa vie à conjuguer le verbe traîner à la première personne du singulier – je traîne, j’ai traîné, je traînerai » dans son monde chaud et solaire. Chaque jour, il vit une vie douce et langoureuse, se contentant de petits boulots. Mais un ami le fait venir à une soirée de la jeunesse dorée – celle à laquelle il appartenait par vocation avant la décadence de sa famille – au cours de laquelle il rencontre une jeune fille un peu folle et infiniment séduisante, dont il regagne les pertes au poker : la jeune fille, éméchée, déclare publiquement qu’elle l’aime. Du coup Guimauve est prêt à changer de vie, travailler pour reconquérir une position sociale, afin de briguer durablement le cœur de la belle. Mais il apprend qu’elle s’est mariée avec un autre au petit matin de la soirée de beuverie dont il avait été le héros. Aussitôt, il se sent « vaseux », et revient à son otium du Sud. La nouvelle s’achève sur cette boucle bouclée, et Fitzgerald écrit :

18

Dans cette chaleur, rien ne comptait. La vie n’était plus que conditions atmosphériques, on attendait dans une chaleur où les événements perdaient leur signification, le retour d’une fraîcheur douce et caressante comme une main de femme sur un front las. En Géorgie existe la conviction, peut-être informulée, que c’est dans cette attente que réside la grande sagesse du Sud (…)  [3].

19 La seconde se résumera à l’évocation de ce qui ne marche pas, de ce qui ne colle pas dans cette expansion sémantique du Sud. Nous avons en partage, en effet, une autre représentation qui associe l’invention des religions monothéistes au règne du Soleil sur les régions moyen-orientales. Le Dieu du Christianisme, de l’Islam et du Judaïsme, dit-on, serait le Dieu qui s’impose à la pensée d’hommes vivant sous le soleil exceptionnellement autoritaire du Moyen-Orient, au sein d’une nature dévastée par ce soleil, mise à nue par lui. On appelle alors Dieu du désert ce Dieu commun, au besoin en ajoutant à cette description l’argument historique de l’origine ultime que serait à cet égard la construction théologique égyptienne d’Aton, le disque solaire Dieu unique (par Akhenaton)  [4].

20 Mais si l’on suit cette nouvelle piste symbolique, alors le « Sud » au sens qui vient d’être cerné nous aurait donné l’idée de la transcendance à laquelle l’Occident reste attaché, qu’on a souvent présentée comme un des « moteurs » de son indéfini progrès, de son aspiration à un dépassement perpétuel. Cette observation peut d’ailleurs être encore renforcée si l’on surdétermine le « Dieu du désert » par la figure grecque de l’Idéalité. Avec Platon en effet, comme en témoigne un texte qui reste peut-être le plus célèbre de toute l’histoire de la philosophie – les livres VI et VII de la République, incluant le mythe de la caverne – le Bien au-delà de l’essence qui donne l’intelligible à l’intellect, et qui, donc, apparaît comme l’instance ultime organisant tout le système idéaliste du monde, distribuant sur le monde la lumière qui permet de voir la réalité suprême des idées plutôt que le mensonge mouvant des copies sensibles, est identifié au Soleil. L’équivalent « laïc » de la transcendance divine qu’est l’idée au sens platonicien, auquel tout le développement de la science et de la philosophie occidentales n’a pas cessé de se référer, est donc tout autant rattaché au « Sud », provient tout autant d’un monde pour qui le Soleil est la source suprême que le Dieu transcendant de « nos » religions.

21 Peut-être faut-il, pour conclure cette très brève réflexion sur le « sens du Sud », observer que, bizarrement à première vue, l’Extrême Orient n’est pas compris comme une partie du Sud : nous n’interprétons pas l’aire civilisationnelle de la Chine, de l’Inde et du Japon en termes de ce soleil dominateur. Nous ne voyons pas les peuples de l’Extrême Orient comme retenus dans la prison du sensible et de la stupeur charnelle par la violence solaire. Au contraire, nous voyons cette partie du monde comme le siège d’une industrie virtuellement comparable à celle de l’Occident, bien que nous envisagions leur spiritualité comme se situant sur un autre plan que celui de la transcendance : nous les voyons comme autres sur le plan spirituel et comme mêmes sur le plan économico-politique, il me semble.

22 Autant dire que le Sud n’est pas purement et simplement le lieu du soleil : il est cette partie de notre monde que domine le soleil. Le Sud ne compte symboliquement comme Sud que s’il est à la fois dominé par le Soleil, ou conçu tel, et connexe, que ce soit sur le plan spatial ou sur le plan historique et culturel, avec ce qui reste constamment le centre de référence, et que je ne sais pas mieux nommer que l’Occident, restant dans la logique du repérage géographisant évoquée dans la première partie. D’où il résulte, je pense, que l’Afrique compte comme partie du « Sud », en raison du fait qu’elle a été dans son ensemble colonisée par l’Europe, et reste à ce titre une partie de son « corps symbolique », alors que l’Extrême Orient demande à être décrit et compris autrement, en conséquence de ceci qu’il a connu, pour l’essentiel, un développement historique autonome et séparé relativement à l’Occident. Alors même que certaines de ses régions ne sont pas moins accablées de soleil que d’autres répertoriées comme « du Sud ».

23 Quelques mots exploratoires, pour conclure, sur le monde ou la mondialisation.

Le Sud dans la mondialisation

24 On peut se demander, pour commencer, si le concept de mondialisation appartient à la même famille que celui du Sud, de l’Occident, etc. S’agit-il, avec le concept de mondialisation, à nouveau de dire de manière spatiale quelque chose de non spatial ? En un sens oui : l’idée est celle d’un dépassement de la diversité culturelle humaine, et on la formule comme unification et banalisation des territoires. Cette unification amène la figure du Monde comme résultat, figure pour laquelle le mot existe déjà, mais seulement comme mot de géographie physique en quelque sorte : la mondialisation est l’accès du concept de Monde au statut de concept de géographie humaine. Mais cela veut dire que, dans ce concept à l’émergence duquel nous assistons, le dépassement de la diversité reste exprimé en termes spatiaux, il est dit comme apparition d’une vaste aire sur laquelle s’étend une unique manière d’être homme, et qui coïnciderait avec la totalité des régions terrestres. Dans le concept de mondialisation, l’unité de l’humanité n’est pas formulée en termes d’une idée (comme la liberté, la raison, la démocratie), mais en termes de ce substrat spatial d’abord connu comme celui de la diversification et du conflit des cultures.

25 On peut même ajouter à ce qui précède une sorte de complément qualitatif. La pensée de la « mondialité » que nous fréquentons aujourd’hui conçoit le nouvel espace du monde comme un réseau. Le processus d’unification des territoires autrefois significatifs de manières d’habiter et d’être homme irréductibles est vu comme consistant en la co-occurrence d’une multiplicité – virtuellement infinie – d’échanges, de commutations, ou comme celui de la diffusion d’une information sonore, textuelle ou visuelle par les canaux de réseaux qui étendent leur toile à travers toutes les cultures. Le « monde » est réticulaire, soit parce que de grands dispositifs de circulation « distribuent » tous les flux qui comptent (énergie, information, présence des corps dans le cas des transports, argent) auprès de tous les lieux de toutes les aires culturelles, soit parce qu’il tisse sa vraisemblance à partir des échanges qui ne cessent de survenir d’un point à n’importe quel autre de la planète, l’échange marchand étant à cet égard l’exemple princeps ; mais l’interconnexion informationnelle a institué une possibilité d’échange « épistolaire » instantané d’un bout à l’autre de la planète qui se met en œuvre tous les jours et donne également substance au monde.

26 Le monde de la mondialisation est donc doublement « construit » en termes spatiaux : d’abord parce que l’unité qui s’affirme en lui est une unité de toutes les aires de culture non spécifiée autrement que sur le mode spatial ; ensuite parce que l’unique supplément de sens qui s’ajoute clairement à cette première figure du monde consiste dans l’imputation d’une structure réticulaire à l’ensemble qui surgit sous nos yeux, inséparable d’une modalité réticulaire de la production quotidienne de ce même monde.

27 Certes, l’ancien discours critique, de sensibilité marxiste ou plutôt marxoïde, est tenté immédiatement d’interpréter ce « monde » plutôt comme la domination du marché, du capital, du profit, de l’impérialisme, c’est-à-dire de donner un contenu autre que spatial et réticulaire au monde. Mais il me semble qu’il s’agit là seulement d’une possibilité interprétative, et que le monde de la mondialisation ne se présente pas d’abord comme cela. Même ceux qui défendent une telle vision qui est en même temps une explication partent d’une description et d’un sentiment de ce « monde » nouvellement saillant et dominant qui suit plutôt les lignes que je viens d’expliciter. La situation est à mon avis différente de celle qui prévalait au dix-neuvième siècle, où le « thème » de la critique marxiste, à savoir le capital, était en même temps ce qui pouvait apparaître au regard commun, était en même temps ce qui, au niveau de la phénoménologie commune et quotidienne, se dégageait et se donnait à voir. Le capital était prépondérant sur la révolution industrielle, il ne l’est pas sur la révolution informationnelle et sur la mondialisation, qui sont directement ce que chacun voit, éprouve, commente. Sans doute en va-t-il ainsi pour deux raisons banales et bien connues : parce que l’expérience négative du communisme réel a dégradé l’intensité de la contemplation du capital comme mal sautant aux yeux d’une part, et d’autre part, plus encore à mon sens, parce que rien n’indique clairement que la mondialisation aggrave ou augmente le capitalisme. La plus value, l’exploitation, l’appropriation privative des moyens de production ne sont ni plus ni moins la règle, ou ni plus ou moins intenses, lorsqu’elles sont mises en œuvre de manière à chaque fois « autochtone » et lorsqu’elles le sont de manière déterritorialisée. Enfin, l’expression alter-mondialisme n’avoue-t-elle pas que le « Monde » n’est pas purement et simplement le capital ?

28 Mais la question que nous voulons traiter n’est pas cette question de pure philosophie politique, posée en termes d’un des référentiels disponibles de la philosophie politique (le marxiste). Elle est celle de la signification que prend le « Sud », dont nous venons d’esquisser une analyse, dans le contexte du « monde ».

29 Or, la première remarque qui s’impose, à la suite de tout ce que nous venons de dire, c’est que la catégorie du « monde » est beaucoup plus neutre que celle du Sud. En fait, la catégorie du monde de la mondialisation est quasiment topologique, c’est à peine si elle contient une référence explicite à l’homme, à son histoire, à ses formes culturelles. La structure réticulaire, en un sens, évoque des points d’entrée dans le réseau plus ou moins implicitement liés à des postes d’intervention humaine : les nœuds du réseau électrique, par exemple, coïncident avec les localisations de l’industrie et de l’habitat humains. Mais comment ne pas être frappé par l’extrême impersonnalité de cette référence à l’homme, qui compte essentiellement comme celui susceptible d’actionner ou de ne pas actionner un commutateur ? En vue de cet opérateur terminal, des échanges internationaux de puissance électrique s’effectuent, suivant la régulation d’un marché, tous les jours.

30 En revanche, la catégorie du Sud porte doublement l’empreinte du plan humain. D’abord, elle est liée à une interprétation implicite qui associe à la domination du soleil sur un territoire un mode de vie et des possibilités culturelles. Ensuite, d’après ce que nous avons vu, elle enveloppe aussi l’histoire du développement historique de la culture Occidentale dans l’hémisphère nord. Dans cette histoire figure la mémoire conservée d’une époque des origines où c’est en relation avec le soleil, ou en tout cas chez les peuples vivant sous sa violence, que le Dieu transcendant et l’idée comme modèle et comme telos ont été pensés, sans bien entendu que cette référence réduise ou absorbe le contenu en cause. Mais dans cette histoire « aujourd’hui » le Sud ne signifie plus que le relâchement, la facilité de la sensation, du corps, de l’oisiveté, de la jouissance, quand ce n’est pas, dans un registre voisin, la violence archaïque, illégale, privée (je pense au motif de la Vendetta dans toutes ses variantes).

31 On peut même imaginer de réinterpréter le Sud, s’appuyant sur la période moderne et contemporaine de la même histoire, comme le lieu des dominés. Dans une telle optique, l’Europe de l’Est serait sortie du « Sud » très récemment, le peuple tzigane continuerait d’y résider, et le Québec maintiendrait la prétention à compter parmi les « nations du Sud ». Dans une lecture extrême qui trouverait ses partisans aujourd’hui, toutes les nations du monde à l’exception des États-Unis composeraient une sorte de « Sud » absolument délocalisé. En fait, qu’on puisse concevoir les choses ainsi est visiblement le résultat d’une histoire – d’une histoire de la pensée politique de la domination – dont les étapes significatives seraient les suivantes : 1) la domination comme fait majeur de la politique et de l’économie sont mises en relief par le marxisme ; 2) dans les années 1960-1970, s’affirme la thèse selon laquelle la contradiction principale s’est déplacée du couple bourgeoisie/prolétariat vers le couple nations industrialisées/tiers-monde ; 3) le couple nations industrialisées/tiers monde se voit rebaptisé couple Nord/Sud. Bien entendu le fait de la colonisation a constitué pour l’adoption de ces terminologies une motivation puissante.

32 Il me semble clair que toutes les catégorisations de cette sorte, en sus de la pertinence historique qu’on doit leur reconnaître, gardent une certaine force descriptive, en dépit du fait qu’elles admettent de toute nécessité des exceptions, pour toutes sortes de raisons déjà évoquées, et ne sont donc pas de vraies catégorisations, au sens de l’application d’un concept pourvu d’un critère absolument exact à une classe corrélativement rigoureusement définie d’instances. Mais y a-t-il jamais de telles catégorisations en sciences humaines  [5] ?

33 Cependant, dans la ligne de ce qui vient d’être dit, le problème pour une telle utilisation de la notion de Sud dans le cadre de la mondialité est que cette dernière a quelque chose de différent, et qui serait justement son caractère peu social et peu historique, plutôt formel. Ce dont il s’agit, c’est de l’apparition d’un continuum des terres habitées, liées au rattachement de toutes à un réseau de réseaux, Internet signifiant exactement cela (l’interconnexion des réseaux, ou le réseau de tous les réseaux). Cette idée n’a pas de relation logique claire avec aucune des notions dont se trouve classiquement chargée la catégorie du « Sud ».

34 À partir d’une telle réflexion strictement épistémologique et philosophique, ma conclusion, que les spécialistes des diverses sciences sociales évalueront en toute liberté à partir de leur savoir et de leur expérience, serait que la « jonction » contemporaine entre le motif du « Sud » et celui de la mondialité ne peut s’opérer qu’à travers les questions suivantes.

35 Est-ce que par l’effet de la mise en réseau de tout et de tous dans tous les genres d’activité, en raison de différences de vitesse ou en raison de phénomènes dynamiques de convergence de trajectoires, conférant un privilège à des bassins d’attraction du pur point de vue du réseau, certaines propriétés de ce qu’on a appelé le « Sud » se trouvent refondées voire aggravées dans le contexte du monde ?

36 Si l’on souhaite ne pas préjuger trop vite, on doit envisager deux hypothèses : 1) que le Monde comme continuum des terres et réseau des réseaux se montre neutre vis-à-vis d’une différenciation historique comme celle du Sud ; 2) ou au contraire qu’il tende à la confirmer ou la recréer. Dans la seconde hypothèse, on se demandera s’il la recrée avec le même sens : si la différence du Sud reste exactement la même. Dans la première hypothèse, le monde serait sans doute en train de susciter une nouvelle différenciation entre ses lieux : se divisant les uns d’avec les autres après le rassemblement mondial, pour prendre les uns à l’égard des autres des fonctions contrastées définies en termes réticulaires, ceux-ci le feraient d’une manière telle qu’il y aurait là une nouvelle donne, dont les gagnants et les perdants, à court et à moyen terme, ne seraient pas reconnaissables comme ceux que l’on a pu appeler « le Nord » et « le Sud ». Et la tâche serait de décrire et comprendre cette nouvelle différenciation, dans ses motifs spatiaux et non spatiaux.

37 Indépendamment de ces questions complexes, on peut me semble-t-il prévoir un autre effet de la mondialisation sur notre affaire du Sud : que le « sens du Sud » soit universellement divulgué par elle, en telle sorte que dans tous les lieux du monde, des discours se forment qui désignent certaines régions comme « du Sud » avec toutes les connotations que nous avons évoquées. Qu’il y ait des Suds du Sud comme du Nord.

38 Plaise aux spécialistes de nous enseigner, sur tous ces sujets, des vérités qui aillent au-delà de nos anticipations faciles.

Notes

  • [*]
    Professeur de Philosophie des sciences, Logique et Épistémologie, département de philosophie, Université de Paris X – jmsalans@u-paris10.fr.
  • [1]
    Pour une évocation philosophique de l’ensemble des problèmes liés à la notion logique de relation, voir V. Descombes [1996], chap. 16 et 17.
  • [2]
    Voir par exemple Poche [1996] ; Levy [1994] ; Dockès [1969].
  • [3]
    Voir Fitzgerald [1925], p. 44.
  • [4]
    Freud, on le sait, a beaucoup misé sur cette généalogie dans Moïse et le monothéisme.
  • [5]
    Voir à ce sujet l’ouvrage de George Lakoff [1987].
Français

Cet article commence par réfléchir sur l’habitude qui est la nôtre d’exprimer des contenus moraux, politiques et philosophiques au moyen de termes spatiaux, comme Sud, Occident ou Gauche. Il conclut que cet usage a quelque chose de nécessaire et de justifié. Dans un deuxième temps, l’article s’attache à expliciter les idées que nous associons au Sud, pour constituer l’image péjorative et dévalorisante des nations du Sud. Il dégage un paradoxe, lié à l’existence d’un autre groupe d’associations au contraire valorisantes. Enfin, l’article s’achève par une brève réflexion sur le sens de la toute nouvelle notion de Monde, et sur le problème posé par la re-contextualisation de la catégorie de Sud dans un tel cadre.

Mots-clés

  • topologie
  • relation
  • altérité
  • transcendance
  • idéalité
  • réseau
  • domination

BIBLIOGRAPHIE

  • DESCOMBES Vincent [1996], Les institutions du sens, Paris, Éditions de Minuit.
  • DOCKÈS Pierre [1969], L’espace dans la pensée économique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Flammarion.
  • FITZGERALD [1925], Les enfants du jazz, trad. fr. Suzanne Mayoux, Paris, Gallimard, 1967, p. 44.
  • En ligne LAKOFF George [1987], Women, Fire, and Dangerous Things : What Categories Reveal About the Mind, University of Chicago Press.
  • LEVY Jacques [1994], L’espace légitime, Paris, Presses de la FNSP.
  • POCHE Bernard [1996], L’espace fragmenté, Paris, L’Harmattan.
Jean-Michel Salanskis [*]
  • [*]
    Professeur de Philosophie des sciences, Logique et Épistémologie, département de philosophie, Université de Paris X – jmsalans@u-paris10.fr.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.041.0015
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